L’Âme nue/Æea

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 179-181).
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ÆEA


à georges clairin



Oh ! loin du monde et loin du bruit,
Sans voir le jour, sans voir la nuit,
Vivre sous la lueur des lampes !
Marcher à pieds nus dans les peaux,
Suspendre en guise de drapeaux
Des chevelures à des hampes !


Mon palais est de marbre gris :
Dans l’or ciselé des lambris
Glissent des serpents d’émeraude ;
Le parquet lisse est de santal ;
Et vers les plafonds de cristal
L’encens monte, se trouble, et rôde…



Les piliers vêtus de brocart
Se dressent, drapés avec art,
Comme des Grecs dans leurs chlamydes ;
Des cataractes de velours
Tombent des frises en plis lourds,
Plus lourds que des toiles humides.


L’air rose, en courants attiédis,
Berce des fleurs de paradis
Qui coquettent du bout des tiges,
Et charrie un flot de poison
Qui fait tournoyer ma raison
Au bord du gouffre des vertiges.


Je ne sais rien, je ne veux rien ;
J’ai tout perdu, l’amour du bien,
Le sens des mots, l’orgueil des phrases ;
J’ignore la terre et le ciel
Et mon rêve perpétuel
Compte ses jours par ses extases.



Moins qu’une brute et presque un dieu,
Je m’épuise et nage au milieu
Des réconforts et des dictames ;
Puis, dans des bras entrecroisés,
Frôlé par un vol de baisers,
Je m’endors sur des corps de femmes !