L’Âme nue/Chanaan

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 199-202).
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CHANAAN






Ils sont vécus, les jours où mes désirs nomades
Couraient allègrement de lointain en lointain
Et s’arrêtaient le soir pour cueillir des grenades
Au fond des oasis qu’ils rêvaient au matin…


Ah ! les fruits savoureux qu’on prend à mains câlines,
Les haltes de hasard sur la croupe des monts !
Ah ! les côtes, les cols, les flancs ronds des collines,
Et les grèves, parmi l’odeur des goémons !

Plus de sommeil conquis près des gorges conquises,
Plus d’alanguissement sous l’ombre des forêts ;
Et c’est fini du rire et des chansons exquises
Qu’entonnaient au réveil les départs sans regrets…


La caravane errante a trouvé sa patrie :
Éden des derniers jours et des premiers repos,
Où, quand tombe le soir sur la mousse fleurie,
Les grands baisers puissants se couchent par troupeaux.


Vallon tiède et lascif, parc et berceaux d’Armide ;
Empire extasié des fleurs et des oiseaux,
Où l’on entend, la nuit, glisser dans l’air humide
Le gazouillis léger des eaux sous les roseaux…


Jardin universel, charme total du monde ;
Sérail de voluptés changeantes, où l’amour
Mêle le baiser brun et la caresse blonde,
Tour à tour, et sans fin ni trêve, et tour à tour.

Paysage alterné du Pôle et du Tropique
Où toutes les ardeurs suivent tous les frimas ;
Golfe où l’âme s’endort, sous un vent balsamique,
Dans la chanson des flots et le roulis des mâts.


Des piments et des lis, des menthes et des mauves ;
La ferveur des Simouns, la fraîcheur des caveaux ;
La grâce des serpents et la fierté des fauves,
Et le rire incessant des ciels toujours nouveaux…


Ô Seule ! Ô Chanaan ! Terre des aromates !
J’allais : tu m’apparus dans le reflet vermeil
Dont tes contours vibrants doraient leurs splendeurs mates,
Comme une île de marbre au coucher du soleil.


Et je te reconnus, Femme, sans t’avoir vue,
Toi qui devais courber mes rêves sous ta loi,
Verser à tous mes sens l’ivresse jamais bue,
Et dépeupler mes cieux pour les peupler de toi !

Passent les jours ! À tous les temps, je suis ta chose ;
Et partout je vois luire, à travers mes ennuis,
Ton œil noir au feu rouge et ta lèvre au feu rose,
Comme un phare allumé sur l’océan des nuits !