L’Âme nue/La Brute

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 215-218).
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LA BRUTE



à maurice rollinat




A travers l’inconnu des paysages mornes,
Un très grand taureau noir me poursuit, me poursuit,
Et je sens sur ma peau la pointe de ses cornes
Poussant ma chair qui tremble et ma course qui fuit.


Je sens son muffle chaud souffler un vent de flamme
Et les cailloux en feu saillir sous ses sabots :
L’effroi, dans mes poumons oppressés, geint et clame,
Et de la nuque aux reins, l’horreur crispe mon dos.


J’entends ses quatre pieds heurter d’un choc unique
La trace de mes pieds dont saignent les orteils ;
À chaque pas, je sens sa corne qui me pique,
Et ma fuite repart dans de fougueux réveils !


Sur la fange qui glisse et le sable qui fonce,
Sur la vase où mon poids me creuse des tombeaux,
Sur les mille scalpels du roc et de la ronce
Où mes muscles tordus s’accrochent par lambeaux,


Dans les joncs des étangs, sous les murs des falaises
D’où ma fuite en passant fait fuir les goélands,
Dans les guérets, dans les labours et dans les glaises,
Sous les bois, sur l’échine osseuse des monts blancs,


Je cours, je cours, je cours… Mon cœur bat ma poitrine ;
L’air glacé que je bois dans des efforts nerveux
Tarit ma gorge sèche et coupe ma narine,
Et le vent de courir siffle dans mes cheveux !


Tout le long de mon corps fébrile, à chaque pore,
La sueur de l’angoisse écume : son flot noir
Filtre et perle, et je pleus du sang qui s’évapore
Dans l’air vertigineux où nous passons sans voir.


Je cours ! Mers et forêts, pics ébranlant leur masse,
Lacs furtifs, fleuves roux accélérant leur cours,
Tout s’élance vers moi, file, m’effleure, passe,
Les apparitions brûlent mes yeux. Je cours !


Loin, durant les jours clairs ! Loin, durant les nuits brunes !
De l’aube au soir, du soir à l’aube, sans repos,
Sous le plomb des soleils et sous l’acier des lunes,
Loin, loin, avec le bruit galopant des troupeaux !


Vite… Une lassitude atroce me fend l’âme !
Plus vite ! Mon essor tressaute par bonds fous,
Et l’horizon lointain qui limitait la plaine
Est déjà l’horizon perdu derrière nous.


Encore ! Le désert parcouru recommence,
Et l’infini déroule un ruban de sentier
Qui se perd dans l’espace horriblement immense,
Et nous faisons ainsi le tour d’un monde entier.


Je cours. Et sans jamais oser tourner la tête
Vers les deux longs poignards qui poursuivent mes flancs,
Je tords mes yeux pour voir l’infatigable bête
Dont les naseaux visqueux frôlent mes pieds sanglants.


Je défaille… Est-ce un rêve ? Il m’atteint, blanc de rage,
Plongeant son muffle brun dans mes hanches qu’il mord !
Est-ce vrai que je sens sa corne qui fourrage
Dans ma chair pantelante et mûre pour la mort ?


Non ! C’est la peur ! Courons ! Plus loin ! Toujours ! Encore !
Et tous deux, à travers l’éternel Sahara,
Nous redoublons sans fin notre course sonore,
Et jamais le taureau triomphant ne m’aura !