L’Ève future/Livre 1/16

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Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 54-60).


XVI.

Hypothèse


« Ô toi !… etc. ».
Les Poètes.


Ainsi, renoncer à miss Alicia, poursuivit lord Ewald, ― et prendre congé d’elle sur-le-champ, j’allais m’y résoudre quand une inquiétude me donna soudainement à hésiter.

Lorsqu’Alicia cessait de parler, son visage, ne recevant plus l’ombre que projetaient sur lui ses plates et déshonnêtes paroles, son marbre, resté divin, démentait le langage évanoui.

Avec une personne très belle, mais de perfections ordinaires, je n’eusse pas éprouvé cette sensation d’inintelligible que me causait miss Alicia Clary. Dès l’abord, un rien, un éclair, ― la qualité des lignes, la dureté des cheveux, le grain de la peau, les attaches des extrémités, un mouvement, tout m’eût averti du naturel caché ! ― mille indices insensibles ! ― et j’eusse… reconnu son identité avec elle-même.

Mais ici, je vous le dis encore, la non-correspondance du physique et de l’intellectuel s’accusait constamment et dans des proportions paradoxales. Sa beauté, je vous l’affirme, c’était l’Irréprochable, défiant la plus dissolvante analyse. À l’extérieur ― et du front aux pieds ― une sorte de Vénus Anadyomène : au dedans, une personnalité tout à fait étrangère à ce corps. Imaginez ce semblant de conception réalisé : une Déesse bourgeoise.

J’en vins donc à penser que toutes les lois physiologiques étaient bouleversées en ce vivant et hybride phénomène, ou que je me trouvais, tout bonnement, en présence d’un être dont la tristesse et l’orgueil avaient atteint quelque degré suprême et qui se dénaturait à bon escient, sous le jeu le plus amer, le plus dédaigneux ! ― Bref, il me parut impossible de s’expliquer cette femme sans lui prêter le lyrique sentimentalisme suivant.

Lord Ewald, s’étant recueilli un instant, continua :

― Encore toute tremblante de l’offense terrible, affreuse, irréparable, qui lui fut faite ― elle s’est raidie en ce mépris froid que la première trahison subie verse aux cœurs les plus nobles. Une défiance très sombre et dont quelques-uns, même, ne peuvent se guérir, l’induit à déguiser, sous ces dehors, une ironie souveraine, nul ne lui paraissant de nature à concevoir la souveraine qualité de sa mélancolie.

Elle s’est dit :

― Puisque le goût des seules sensations a détruit, paraît-il, tout auguste sentiment chez ces humains nouveaux (aux faces un peu trop baissées vers la terre et parmi lesquels je me vois confondue pour peu de temps), ce jeune homme qui me parle de tendresse et de passion divines doit être pareil aux passants de ce siècle. Certes, il doit penser comme les autres cœurs environnants, qui, réfugiés dans le seul sensualisme, pour essayer de vivre, croient, en leur abaissement, pouvoir mesurer d’un sarcasme vide toutes les tristesses, n’ayant plus la force d’imaginer qu’il en est, peut-être, de positivement inconsolables. M’aimer !… Est-ce que l’on aime encore ! ― La jeunesse brûle en son sang ; un transport dissiperait son désir. Si je l’écoutais ce soir, il me laisserait demain plus déserte… Non ! non. ― Avant de tenter aussi vite l’espérance, moi, vêtue de deuil encore, qu’au moins ma première expérience, hélas ! m’éclaire. Je dois vérifier, d’abord, s’il récite quelque rôle aussi, car je n’entends accorder à personne le droit de sourire du malheur dont souffre tout mon être, ni surtout que mon amant puisse jamais m’en croire oublieuse.

Périsse tout désormais plutôt que cette seule intégrité qui me reste. Je veux être inoubliable en celui qui sera l’élu de ma grandeur humiliée. Non, je ne me livrerai ni dans un baiser, ni dans une parole à ce nouvel étranger, avant de m’être assurée que je puis être reçue de celui à qui je me donne. Si ses profondes paroles ne voilent qu’un jeu passager, ― qu’il les garde, avec ses présents ! que ma soucieuse indifférence n’accueille que fatiguée de beaucoup trop ingénieuses contraintes. Je veux être aimée comme on n’aime plus ! non pas seulement autant que je suis belle, mais autant que je me vois infortunée.

Le reste seul est vain. Comme le marbre divin auquel je ressemble, mon seul devoir est de faire ressentir (ah ! pour toujours !) à ceux qui m’approchent, l’exception que je suis. À l’œuvre, donc ! Soyons ressemblante à leurs femmes, à celles qu’ils désirent et qu’ils préfèrent, les grossiers passants familiers ! Qu’aucune lumière natale ne transparaisse en moi ! Que la nullité médiocre emmielle mes discours ! Comédienne, voici ta première création. Noue ton masque : tu joues pour toi. ― Si tu es une puissante artiste, ici le triomphe ne sera point la gloire, mais l’amour. Incarne-toi dans ce rôle odieux où la plupart des femmes du siècle acceptent de travestir leurs natures, sous prétexte que la mode les y oblige.

Ce sera l’épreuve. Si, malgré cette indigence d’âme dont je feindrai la misère sans concession ni pitié, il persiste, quand même, à me vouloir pour amour, ce sera qu’il n’est pas plus digne de moi que tel autre et que je ne représente, pour sa passion, qu’une somme de plaisirs, qu’une ivresse pareille à celle du vin ; qu’enfin il se rirait de ma réalité s’il pouvait la pressentir.

Alors, je lui dirai :

― Vous pouvez aller vous unir à celles-là seules que vous pouvez aimer, à celles qui ont perdu tout sentiment d’un autre destin. Adieu !

S’il veut, au contraire, m’abandonner ― sans même tenter ma possession, ― s’il s’éloigne désespéré, lui aussi, mais sans avoir même l’idée de profaner le rêve que je lui aurai pour jamais inspiré, ― alors, à ce signe, je reconnaîtrai qu’il est… qu’il est de mon pays ! Je verrai cette chose imprécise, qui est la seule sérieuse entre les choses, passer dans ses yeux où trembleront des larmes saintes ! Je constaterai qu’il mérite toute ma tendresse, et peu d’instants alors, suffiront ― ah ! pour nous rendre les cieux.

Maintenant, si l’épreuve me démontre, en lui, le mensonge redouté, si je me vois condamnée à la solitude, eh bien ! la solitude, plutôt ! Et, déjà, je me sens ressuscitée à des appels plus augustes que ceux des sens et du cœur. Je ne veux plus être trahie ! L’Art seul efface et délivre. ― Renonçant donc aux soi-disant réels attachements de la terre, je me survivrai, sans regrets, en ces êtres immortellement imaginaires que crée le Génie, et je les animerai de mon chant mystérieux. Ce seront mes seules compagnes, mes seules amies, mes uniques sœurs : ― et, comme pour la Maria Malibran, il se trouvera bien quelque grand poète pour immortaliser ma forme, ma voix, mon âme et ma cendre ! Ainsi, je cacherai ma mélancolie dans la lumière et je m’en irai dans ces régions de l’Idéal où l’insulte des humains n’atteint plus.

― Peste ! dit Edison.

― Oui, reprit lord Ewald, tel fut l’impossible secret dont, pour m’expliquer cette femme, j’essayai de la parer. ― Vous pensez que, pour m’en sembler digne, il faut qu’elle soit d’une beauté bien prodigieuse, bien étourdissante, n’est-ce pas ?

― Vraiment, mon cher lord, vous me faites comprendre qu’un lord peut s’appeler Byron ! répondit Edison en souriant, et il faut que vous soyez bien rude à la désillusion pour avoir eu recours à toute cette impraticable poésie plutôt que d’admettre la banale réalité. Voyons, ne sont-ce pas là des raisonnements de grand opéra ? Quelle femme pourrait jamais les concevoir, ― à part quelques derniers êtres mystiques ? ― On ne s’élève ainsi le tempérament que pour un dieu.

― Mon cher et subtil confident, j’ai reconnu trop tard qu’en effet ce sphinx n’avait pas d’énigme : je suis un rêveur puni.

― Mais, dit Edison, comment en êtes-vous encore à l’amour pour elle, l’ayant à ce point analysée ?

― Ah ! parce que le réveil n’entraîne pas toujours l’oubli du rêve et que l’Homme s’enchaîne avec sa propre imagination ! répondit amèrement lord Ewald. Voici ce qui s’est passé.

Pénétré de la foi dont j’entourais ainsi mon amour, elle et moi nous nous sommes vite appartenus. Que d’évidences, alors, il a fallu pour me prouver que la comédienne ― ne jouait pas de comédie ! Le jour où je le reconnus sans retour, je voulus encore m’affranchir de ce fantôme…

Mais, je dois l’avouer, les liens de la Beauté sont forts et sombres. J’ignorais leur intrinsèque pouvoir lorsque, dupe de ma chimère, je m’aventurai dans cette passion. Les siens étaient entrés déjà dans mes chairs comme des lacets de tortionnaire quand, désillusionné à jamais, je voulus les secouer ! ― Je me suis réveillé, un peu comme Gulliver à Lilliput, chargé d’un million de fils. ― Alors je me sentis perdu. En mes sens, brûlés de l’étreinte d’Alicia, mon énergie s’était affaiblie. Dalila m’avait coupé les cheveux pendant ce sommeil. Je pactisai par lassitude. Plutôt que d’abandonner courageusement le corps, je voilai l’âme. Je devins muet.

Jamais elle ne s’est doutée des transports de véritable rage que je dompte et refoule dans mes veines à son sujet. Que de fois j’ai failli la détruire et moi-même ensuite ! ― Une concession défendue, un mirage ! m’ont donc asservi à cette merveilleuse forme morte !… Hélas ! miss Alicia ne représente plus, aujourd’hui, pour moi, que l’habitude d’une présence et j’atteste Dieu que la posséder me serait impossible.

À ce mot, à l’éclair qui passa dans les yeux du jeune homme sur cette dernière parole, Edison eut comme un mystérieux sursaut ; ― néanmoins il se tut.

― Ainsi conclut lord Ewald, elle et moi nous existons, ensemble et séparés à la fois.