L’Éclaireur/16

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Amyot (p. 157-166).
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XVI.

Recherche de la vérité.


Malgré la ferme volonté de don Miguel de dompter la douleur, le mouvement du cheval lui occasionnait des souffrances atroces qui crispaient ses traits et faisaient perler sur son front, pâle comme celui d’un cadavre, des gouttelettes d’une sueur froide ; parfois, sa vue se troublait, il lui semblait que tout tournait autour de lui, il chancelait sur sa selle et se cramponnait avec force à la crinière de son cheval pour ne pas tomber.

— Stupide matière ! murmurait-il d’une voix sourde, ne pourrai-je donc pas te vaincre !

Alors, il redoublait d’efforts pour paraître impassible, souriait à Balle-Franche, et lui adressait gaiement la parole.

Pour la première fois, le vieux chasseur se trouvait à court ; il avait beau fouiller sa mémoire, afin de trouver dans sa vie, cependant si accidentée, une circonstance analogue à celle dans laquelle il se trouvait en ce moment, à son grand regret, il était forcé de convenir in petto que jamais il n’avait vu rien de pareil ; cela le chagrinait malgré lui, aussi venait-il d’un air tout maussade auprès du jeune homme.

Cependant ils avançaient toujours ; tout à coup, ils entendirent un grand bruit de chevaux à une distance assez rapprochée en avant d’eux, sur la sente qu’ils suivaient.

— Voilà Bon-Affût, dit don Miguel.

— C’est probable.

— Il sera bien étonné de me rencontrer venant au-devant du secours qu’il m’amène.

— Cela est certain.

— Pressons un peu le pas de nos chevaux.

Balle-Franche le regarda.

— Vous avez juré de vous donner une congestion cérébrale, n’est-ce pas ? lui dit-il nettement.

— Comment cela, répondit le jeune homme étonné.

— Pardieu ! cela est facile à prévoir, reprit le chasseur d’un ton bourru ; depuis une heure, vous faites folie sur folie, mais ne vous y trompez pas, caballero, ce que vous prenez pour de la force n’est que de la fièvre, c’est elle seule qui vous soutient, prenez-y garde, ne vous obstinez pas dans une lutte impossible, et dont, je vous en avertis, vous ne sortirez pas vainqueur. Je vous ai laissé agir à votre guise, parce que je ne voyais pas d’inconvénient à le faire jusqu’à présent ; mais, croyez-moi, en voilà assez, vous avez donné la mesure de vos forces, vous avez prouvé ce que vous pourriez dans une circonstance urgente ; c’est tout ce qu’il faut, maintenant arrêtons-nous et attendons.

— Merci, répondit don Miguel en lui serrant cordialement la main, vous êtes réellement mon ami, vos rudes paroles me le prouvent ; oui, je suis un fou, mais que voulez-vous, je me trouve dans une position étrange, où toute heure que je perds peut amener pour moi et pour d’autres personnes des périls extrêmes, j’ai peur de succomber avant d’avoir accompli la tâche que le malheur m’a imposée.

— Vous succomberez bien plus vite, si vous ne voulez pas être raisonnable, quatre ou cinq jours sont bientôt passés, et puis, ce que vous ne pourrez pas accomplir, vos amis l’accompliront,

— C’est vrai, vous me faites rougir de moi-même ; non-seulement je suis un fou, mais encore je suis un ingrat.

— Allons ne parlons plus de cela ; le bruit se rapproche, il est probable que ce sont vos compagnons ; cependant il serait possible que ce fussent des ennemis, dans le désert on doit s’attendre à tout ; entrons dans ce fourré où nous demeurerons parfaitement invisibles aux regards des arrivants, si c’est Bon-Affût, nous nous montrerons, sinon nous nous tiendrons cois.

Don Miguel approuva chaleureusement ce conseil, il comprenait qu’en cas de lutte, il ne serait que d’un piètre secours à son compagnon dans l’état où il se trouvait.

Les deux hommes disparurent dans le fourré qui se referma sur eux, et ils attendirent, le pistolet au poing, l’arrivée des gens dont le galop des chevaux croissait de minute en minute.

Balle-Franche ne s’était pas trompé, c’était effectivement Bon-Affût qui revenait avec une quinzaine de gambucinos. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas d’eux, les deux hommes se montrèrent.

Bon-Affût ne pouvait en croire ses yeux, il ne comprenait pas comment cet homme, qu’il avait laissé privé de connaissance, étendu sur la terre comme un corps inerte et presque sans vie, avait eu la force de venir à sa rencontre, et de se tenir aussi droit et aussi ferme sur sa selle.

Don Miguel jouit quelques instants de son triomphe et de l’admiration qu’il inspirait à ces hommes pour lesquels la seule suprématie est celle de la force, puis il se pencha en souriant vers Bon-Affût.

— Vous n’en êtes pas moins le bienvenu avec le secours que vous m’amenez, mon ami, lui dit-il à voix basse ; ce secours me devient en ce moment, sinon indispensable, du moins fort nécessaire, la volonté seule me maintient à cheval dans la position où je suis.

— Il faut vous hâter de retourner au camp, et de crainte d’accident, vous étendre sur un brancard.

— Un brancard ! se récria don Miguel.

— Il le faut, croyez-moi ; il est urgent que vous repreniez, dans le plus bref délai, le commandement de votre cuadrilla, n’usez donc pas vos forces dans d’inutiles bravades.

Don Miguel s’inclina sans répondre, il avait compris la portée de l’argument du chasseur ; lui-même, après être descendu de cheval avec le secours des deux Canadiens, donna l’ordre à ses compagnons de construire le brancard qui devait servir à le transporter.

Bon-Affût, passant son bras sous celui du jeune homme et faisant signe à Balle-Franche de les suivre, s’écarta de quelques pas de la troupe, et, faisant asseoir sur l’herbe l’aventurier :

— Maintenant que vous êtes en état de me répondre, profitons du temps pendant lequel on confectionne le brancard, pour causer ; vous avez beaucoup de choses à m’apprendre.

Le jeune homme soupira.

— Interrogez, répondit-il.

— Oui, cela vaudra mieux ainsi ; comment et par qui avez-vous été attaqué ?

— Je ne saurais vous le dire ; c’est une étrange histoire, tellement embrouillée qu’il m’est impossible, malgré tous mes efforts, d’en deviner le premier mot.

— C’est égal, dites-nous ce qui vous est arrivé, peut-être nous autres, qui avons plus que vous l’habitude des prairies, trouverons-nous un fil conducteur qui servira à nous guider dans ce labyrinthe inextricable en apparence.

Don Miguel, sans se faire prier davantage, rapporta alors, dans tous leurs détails, les faits tels qu’ils s’étaient passés.

Au nom d’Addick, Bon-Affût fronça les sourcils.

Lorsque le Mexicain parla de don Stephano, les chasseurs échangèrent un regard d’intelligence ; mais lorsque le jeune homme arriva à la singulière péripétie du combat où, sur le point de succomber, il avait été tout à coup secouru par des inconnus qui avaient disparu comme par enchantement après l’avoir dégagé, les chasseurs donnèrent les marques de la plus grande surprise.

— Voilà, ajouta don Miguel, l’odieux guet-apens dans lequel je suis tombé et dont j’aurais été victime, si vous n’étiez pas accourus à propos pour me sauver. Maintenant que vous savez tout, aussi bien que moi, quelle est votre opinion.

— Hum ! fit le chasseur, tout cela est bien extraordinaire, en effet ; il y a au fond de cette histoire une sombre machination, menée avec une adresse et une perversité diaboliques qui m’effrayent. J’ai certains soupçons que je tiens avant tout à éclaircir ; je ne puis donc vous donner de suite mon opinion. Il faut avant tout, que j’approfondisse certaines choses. Rapportez-vous en à moi pour cela. Mais ces hommes, qui sont venus si à propos à votre secours, ne les avez-vous pas vus ? ne leur avez-vous pas parlé ?

— Vous oubliez, répondit en souriant don Miguel, qu’ils me sont apparus au milieu du combat, apportés pour ainsi dire par l’ouragan qui sévissait avec fureur. Le temps eût été mal choisi pour une conversation.

— C’est vrai, je ne sais ce que je dis ; mais, ajouta le chasseur en frappant la terre de la crosse de son rifle, je n’en aurai pas le démenti, je vous jure que bientôt j’aurai découvert quels sont vos ennemis, quelques soins qu’ils prennent et quelques précautions qu’ils emploient pour se cacher.

— Oh ! je compte bien me mettre à leur poursuite, dès que mes forces seront un peu revenues.

— Vous, caballero, répondit sèchement Bon-Affût, vous allez vous guérir d’abord. Arrivé à votre camp, vous vous enfermerez comme dans une citadelle, et vous ne ferez pas un mouvement avant de m’avoir revu.

— Comment, de vous avoir revu ? vous avez donc l’intention de me quitter ?

— À l’instant, Balle-Franche et moi, nous allons partir ; auprès de vous, nous ne vous servirions à rien, au lieu que nous vous serons utiles au dehors.

— Que voulez-vous faire ?

— À notre retour vous saurez tout.

— Je ne puis demeurer dans une telle inquiétude, en outre je ne vous comprends pas.

— C’est cependant limpide. Je veux, aidé par Balle-Franche, arracher le masque à ce don Stefano, masque qui, à mon avis, doit cacher un bien laid visage, savoir quel est cet homme, et pourquoi il s’est posé vis-à-vis de vous en ennemi acharné.

— Merci, Bon-Affût ; maintenant je suis tranquille. Allez, faites ce que bon vous semblera, je suis convaincu que tout ce qui sera humainement possible d’accomplir, vous l’accomplirez ; seulement avant de nous séparer, promettez-moi une chose ?

— Laquelle ?

— Promettez-moi que, dès que vous aurez obtenu tous les renseignements que vous allez chercher, vous me les transmettrez, sans rien entreprendre contre cet homme dont je tiens à tirer personnellement, vous m’entendez, Bon-Affût, personnellement une vengeance exemplaire.

— Ceci vous regarde, je n’aurais garde d’aller sur vos brisées ; à chacun sa tâche en ce monde : cet homme est votre ennemi et non le mien. Dès que je serai parvenu à vous mettre face à face, ou du moins à vous placer vis-à-vis l’un de l’autre dans une position égale, vous ferez comme vous l’entendrez, je m’en lave les mains.

— Bon, bon ! murmura don Miguel, si quelque jour je tiens ce démon entre mes mains comme il m’a tenu entre les siennes, je ne le laisserai pas échapper, moi, je vous le jure.

— Ainsi, c’est convenu, nous pouvons partir ?

— Quand il vous plaira.

Balle-Franche avait assisté calme et impassible jusque-là à l’entretien des deux hommes ; mais à cette parole il fit un pas en avant, et, posant la main sur le bras de Bon-Affût :

— Un instant, dit-il.

— Quoi, encore ? répondit le chasseur.

— Un mot seulement, mais un mot qui a, je le crois, dans les circonstances actuelles une certaine importance.

— Dites vite alors.

— Vous voulez découvrir quel est ce don Stefano, ainsi qu’il lui plaît de se faire appeler, et je vous approuve ; mais il est, il me semble, une chose bien autrement sérieuse que nous devons d’abord nous appliquer à découvrir.

— Laquelle ?

Balle-Franche tourna la tête à droite et à gauche, pencha le haut du corps légèrement en avant, et baissant la voix de façon que ceux auxquels il s’adressait ne l’entendaient eux-mêmes que difficilement, il reprit d’un ton sévère :

— La vie du désert ne ressemble en rien à celle des villes. Là-bas, on se connaît peu ou beaucoup, soit de nom, soit par des relations personnelles ; on est souvent lié par des intérêts plus ou moins directs ; enfin, il existe entre tous les habitants des villes des liens sociaux qui les attachent les uns aux autres, et en forment, pour ainsi dire, une même famille. Au désert, ce n’est plus cela : l’égoïsme et le personnalisme règnent en maître ; le moi est la loi suprême ; chacun ne pense qu’à soi, n’agit que pour soi, et, dirai-je plus, n’aime que soi.

— Abrégez, pour Dieu ! Balle-Franche, abrégez, interrompit Bon-Affût avec impatience ; où diable voulez-vous en venir ?

— Patience ! continua l’imperturbable Canadien, patience, vous allez le savoir. Donc, pour me résumer, au désert, à moins d’avoir pendant longues années vécu côte à côte avec un homme, partageant avec lui les peines et les plaisirs, la bonne et la mauvaise fortune, chaque individu vit seul, sans amis, ne comptant que des indifférents ou des ennemis. Dans le guet-apens dont cette nuit don Miguel a failli être la victime, deux sortes de gens se sont spontanément révélés à lui. Ces deux sortes de gens sont des ennemis acharnés d’abord, puis ensuite des amis non moins acharnés. Ne croyez pas, continua le chasseur en s’échauffant, que je n’ai pas calculé la portée du mot que je viens de prononcer ; vous vous tromperiez extraordinairement. Ne vous semble-t-il pas étrange, comme à moi, maintenant que vous êtes de sang-froid et que vous raisonnez dans toute la plénitude de vos facultés, ne vous semble-t-il pas étrange, dis-je, que soudainement, à un moment donné, sans qu’il soit possible de savoir ni pourquoi ni comment, ces hommes soient tout à coup sortis pour ainsi dire de terre afin de vous prêter main-forte ; puis, lorsque le péril fut passé ou à peu près, ils soient disparus aussi brusquement qu’ils étaient venus, sans laisser de traces de leur passage et sans rompre l’incognito qui les couvrait ; cela n’est-il pas étrange, répondez ?

— En effet, murmura Bon-Affût, je n’y avais pas songé jusqu’à présent, la conduite de ces hommes est inexplicable.

— Voilà justement ce qu’il faut expliquer, s’écria violemment Balle-Franche : la Prairie n’est pas assez habitée pour que, à point nommé, par un ouragan épouvantable, il se trouve là des hommes tout prêts à vous défendre pour la seule satisfaction de le faire ; ces gens, pour agir ainsi, devaient avoir des motifs secrets, un but qu’il est urgent de découvrir. Qui nous dit qu’ils ne faisaient pas partie de la troupe qui vous attaquait, que ce n’était pas un jeu joué afin de s’emparer plus facilement de vous, coup de partie dont notre présence imprévue est venue déranger l’exécution ? Je vous le répète, il nous faut d’abord, et avant tout, retrouver ces hommes, savoir qui ils sont, ce qu’ils veulent ; en un mot, s’ils sont pour nous des amis ou des ennemis.

— Il est bien tard maintenant pour entreprendre une telle recherche, observa don Miguel.

Les deux chasseurs sourirent en échangeant un regard significatif.

— Bien tard pour vous, certainement, qui n’avez pas la clef du désert, reprit Balle-Franche ; mais pour nous, c’est autre chose.

— Oui, appuya Bon-Affût ; que nous retrouvions seulement une trace de leur passage, si légère qu’elle soit, une empreinte sur le sable mouillé, que nous tenions un bout de leur piste, cela nous suffira pour arriver à l’autre, et nous vous rendrons bon compte de ces inconnus dont, ainsi que l’a fort bien observé Balle-Franche, la conduite est trop étrange et trop belle pour être loyale.

— Oh ! que ne puis-je vous suivre ! s’écria don Miguel avec regret.

— Guérissez-vous d’abord ; bientôt, j’en ai la certitude, votre rôle commencera ; car, avant trois jours, nous vous apporterons tous les renseignements qui vous manquent aujourd’hui, et, sans lesquels vous ne pouvez rien faire.

— Ainsi, vous me promettez que dans trois jours…

— Oui, dans trois jours nous serons de retour de notre expédition ; comptez sur notre promesse et soignez-vous de façon à pouvoir vous mettre immédiatement en campagne…

— Je serai prêt.

— Allons, au revoir ; le soleil est haut déjà, nous n’avons pas une minute à perdre.

— Au revoir et bonne chance.

Les chasseurs serrèrent cordialement la main de don Miguel, remontèrent à cheval et s’éloignèrent rapidement dans la direction du gué del Rubio.

Le chef des gambucinos, placé sur une civière, reprit doucement, escorté par ses compagnons, le chemin de son camp, où il arriva un peu avant le coucher du soleil.