L’Éclaireur/22

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Amyot (p. 224-237).
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XXII.

Le Camp.


Les gambucinos atteignirent leur camp un peu avant le lever du soleil. Pendant leur absence, les quelques hommes laissés à la garde des retranchements n’avaient pas été inquiétés.

Don Mariano attendait le retour des Mexicains avec une vive impatience : aussitôt qu’il les aperçut, il alla au-devant d’eux.

Bon-Affût était sombre : la réception qu’il fit au gentilhomme, bien que cordiale, fut cependant assez sèche.

Le chasseur, quoiqu’il eût la conviction d’avoir accompli un devoir en condamnant don Estevan, était triste cependant, en songeant à la responsabilité qu’il avait assumée sur lui dans cette affaire.

Autre chose est tuer un homme dans un combat, en défendant sa vie, au milieu de l’enivrement de la bataille, et juger et exécuter froidement un individu contre lequel on n’a aucun motif personnel de haine ou de colère.

Le vieux Canadien redoutait intérieurement les reproches de don Mariano ; il connaissait trop bien le cœur humain pour ne pas savoir que le gentilhomme, dès qu’il envisagerait de sang froid l’action qu’il avait excité les gambucinos à commettre, la détesterait, et maudirait ceux qu’il avait trouvés trop dociles à le servir.

Quelque grands que fussent les torts de don Estevan envers don Mariano, si criminelle que fût sa conduite, ce n’était pas à son frère à l’accuser, et surtout a requérir sa mort de ces hommes implacables chez lesquels tous sentiments de clémence sont éteints, par suite de la rude vie qu’ils sont contraints de mener.

Maintenant que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis la condamnation de don Estevan, Bon-Affût, chez lequel la réflexion était arrivée, et lui avait permis d’envisager cette action sous un jour différent, en était venu à se demander tout bas s’il avait réellement le droit d’agir ainsi qu’il l’avait fait, et si ce qu’il prenait pour un acte de sévère et stricte justice n’était pas un assassinat et une vengeance déguisée : aussi s’attendait-il à ce que don Mariano, en le voyant, lui adressât des reproches et lui demandât compte de la vie de son frère.

Le chasseur se prépara à répondre aux questions que sans doute don Mariano allait lui faire ; et, dès qu’il l’aperçut, son front, déjà assailli de tristes pensées, se rembrunit encore. Mais Bon-Affût s’était trompé : pas un reproche, pas une parole ayant trait au jugement ne sortirent des lèvres de don Mariano ; aucune allusion, même détournée, ne vint faire soupçonner au chasseur que le gentilhomme avait l’intention d’attaquer ce sujet délicat.

Le Canadien respira, seulement à la dérobée pendant les quelques instants qu’ils marchèrent côté à côte pour rentrer au camp ; il examina à plusieurs reprises le visage de don Mariano : le gentilhomme était pâle, triste, mais sa physionomie était calme et ses traits impassibles.

Le chasseur hocha la tête.

— Il roule quelques projets dans sa pensée, murmura-t-il à voix basse.

Dès que l’enceinte du camp fut franchie, que les barricades eurent été refermées sur les gambucinos, don Miguel après avoir placé les sentinelles aux retranchements, se tourna vers Bon-Affût et don Mariano :

— Le soleil se lèvera dans deux heures environ, leur dit-il ; veuillez accepter mon hospitalité et me suivre sous ma tente.

Les deux hommes s’inclinèrent.

Don Miguel fit signe à ses porteurs de poser à terre le brancard sur lequel il était assis ; il se leva, aidé par Bon-Affût, et, appuyé sur le bras du chasseur, il entra dans la tente, suivi par don Mariano.

Le rideau retomba derrière eux.

Les gambucinos, fatigués des courses de la nuit, s’étaient hâtés de desseller leurs chevaux, de leur donner la provende ; puis, après avoir jeté quelques brassées de bois sec dans les feux, afin de raviver la flamme, ils s’étaient enveloppés dans leurs fressadas et leurs zarapés, et s’étaient étendus sur le sol, où ils n’avaient pas tardé à s’endormir. Dix minutes après le retour de la troupe, tous les aventuriers étaient plongés dans le plus profond sommeil ; seuls, trois hommes veillaient encore : ces trois hommes étaient don Miguel, Bon-Affût et don Mariano, réunis sous la tente où ils avaient entre eux une conversation à laquelle nous ferons assister le lecteur.

L’intérieur de la tente sous laquelle don Miguel avait introduit ses deux compagnons était meublée de la façon la plus simple : dans un angle se trouvait le palanquin hermétiquement fermé ; dans l’angle opposé, plusieurs fourrures étendues sur le sol marquaient la place d’un lit ; quatre ou cinq crânes de bisons servaient de sièges ; il était impossible de rencontrer rien d’aussi simple et de moins confortable que tout cela.

Don Miguel se jeta sur son lit, après avoir engagé d’un geste gracieux ses compagnons à s’assoir sur les crânes de bisons. Bon-Affût et don Mariano rapprochèrent leurs sièges de l’endroit où se tenait leur hôte, et s’assirent silencieusement.

Don Miguel prit alors la parole :

Caballeros, dit-il, les faits qui se sont passés cette nuit, faits sur lesquels je ne reviendrai pas, ont besoin d’être clairement expliqués, surtout dans la prévision des complications probables qui en découleront dans les événements auxquels d’ici à peu de temps, je l’espère, nous serons appelés à prendre part ; ce que j’ai à dire vous regarde, et vous intéresse particulièrement, don Mariano : c’est donc surtout à vous que je m’adresse. Quant à Bon-Affût, il sait à peu près à quoi s’en tenir sur ce que vous allez entendre : si je le prie d’assister à l’entretien que je désire avoir avec vous, c’est d’abord à cause de la vieille amitié qui nous a lié toujours, ensuite parce que ses avis nous seront d’un grand secours pour les résolutions ultérieures que nous aurons à prendre.

Don Mariano fixa l’aventurier d’une façon qui fit entendre à celui-ci qu’il ne comprenait absolument rien à ce long exorde.

— Ne vous souvenez-vous pas, senor don Mariano, fit alors le Canadien, que, avant de me rendre au camp pour vous amener don Miguel, je vous ai dit que vous ignoriez le plus intéressant de cette histoire que vous croyiez si bien savoir.

— En effet, je me le rappelle, bien qu’à ce moment je n’ai pas attaché a cette déclaration tout l’intérêt qu’elle méritait.

— Eh bien, si je ne me trompe, don Miguel va en quelques mots vous mettre au courant de ces affreuses machinations. Puis il ajouta, comme par réflexion : il est un homme que j’aurais désiré voir ici ; il était important que lui aussi connût toute la vérité ; mais depuis notre retour au camp je ne l’ai pas aperçu.

— De qui voulez-vous parler ?

— De Balle-Franche, que j’avais chargé de vous accompagner jusqu’ici.

— Il m’a accompagné en effet ; mais aux approches du camp, jugeant sans doute que je n’avais plus besoin de sa protection, il m’a quitté.

— Ne vous a-t-il pas dit dans quelle intention ? reprit le chasseur, en regardant fixement le gentilhomme.

Don Mariano fut intérieurement troublé par cette interrogation ; mais voulant laisser a Balle-Franche le soin d’expliquer son absence, et peu désireux d’avouer son désir de sauver son frère, il répondit avec une certaine hésitation qu’il ne put entièrement cacher :

— Non, il ne m’a rien dit ; je croyais qu’il vous avait rejoint, je suis aussi étonné que vous de son absence.

Bou-Affût fronça imperceptiblement le sourcil.

— C’est étrange ! fit-il. Du reste, ajouta-t-il, il ne tardera probablement pas a revenir, et alors nous saurons ce qu’il aura fait.

— Oui, maintenant, don Miguel, je suis à vos ordres ; parlez, je vous écoute attentivement, reprit don Mariano, qui ne se souciait nullement de voir la conversation se continuer sur ce sujet.

— Donnez-moi mon vrai nom, don Mariano, répondit le jeune homme ; ce nom vous inspirera peut-être quelque confiance en moi : je ne suis ni don Torribio Carvajal ni don Miguel Ortega, je me nomme don Leo de Torrès.

— Leo de Torrès ! s’écria don Mariano en se levant avec stupéfaction, le fils de mon ami le plus cher !

— C’est moi répondit simplement le jeune homme.

— Mais non, cela n’est pas possible. Basilio de Torrès est mort massacré avec toute sa famille par les Indiens Apaches sur les ruines fumantes de son hacienda prise d’assaut, il y a vingt ans de cela.

— Je suis le fils de don Basilio de Torrès, reprit l’aventurier. Regardez-moi bien, don Mariano : est-ce que les traits de mon visage ne vous rappellent rien.

Le gentilhomme s’approcha, posa les mains sur les épaules de l’aventurier, et l’examina quelques secondes avec la plus profonde attention.

— C’est vrai, dit-il au bout d’un instant avec des larmes dans la voix, cette ressemblance est extraordinaire. Oui, oui, s’écria-t-il avec explosion, je vous reconnais maintenant !

— Oh ! reprit le jeune homme avec un sourire, j’ai entre les mains des actes qui garantissent mon identité. Mais, fit-il, ce n’est plus de cela qu’il s’agit, revenons à ce que je voulais vous dire.

— Comment se fait-il que, depuis l’affreuse catastrophe qui vous a rendu orphelin, jamais je n’aie entendu parler de vous, moi le meilleur ami, presque le frère de votre père ; j’aurais été si heureux de veiller sur vous.

Don Leo, auquel désormais nous restituerons son véritable nom, fronça le sourcil ; son front fut sillonné de rides profondes ; il répondit avec un accent triste et d’une voix tremblante :

— Merci, don Mariano, de l’amitié que vous me témoignez, croyez que j’en suis digne ; mais, je vous en prie, laissez-moi conserver au fond de mon cœur le secret de mon silence ; un jour peut-être, je l’espère, il me sera permis de parler, alors je vous dirai tout.

Don Mariano lui serra la main.

— Agissez à votre guise, lui dit-il d’une voix profondément émue ; ne vous souvenez que d’une chose, c’est que vous avez retrouvé en moi le père que vous avez perdu.

Le jeune homme détourna la tête afin de cacher les larmes qu’il sentait lui venir aux yeux. Il y eut une pose assez longue : au dehors, le glapissement des coyotes rompait seul par intervalles le silence imposant du désert.

L’intérieur de la tente n’était éclairé que par une torche de bois d’ocote fichée en terre, dont la flamme tremblotante faisait jouer sur le visage des trois hommes des ombres et des lumières qui imprimaient à leur physionomie une expression étrange et fantastique.

— Le ciel commence à se rayer de larges bandes blanches, reprit don Leo ; les chouettes et les hiboux cachés sous la feuillée saluent le retour du jour ; le soleil va paraître ; laissez-moi, en quelques mots, vous mettre au courant des faits que vous ignorez ; car si j’en crois mes pressentiments, il nous faudra bientôt agir avec vigueur, afin de réparer le mal commis par don Estevan.

Les deux hommes s’inclinèrent affirmativement : don Leo continua :

— Certaines raisons qu’il est inutile de rapporter ici m’avaient, il y a quelques mois, conduit à Mexico ; par suite de ces raisons, je menais une vie assez singulière, fréquentant des gens de la pire espèce, et me faufilant, lorsque l’occasion s’en présentait, dans les sociétés les plus ou les moins mêlées, suivant que vous comprendrez mes paroles. N’allez pas croire, par ce qui précède, que je me livrais à quelques opérations criminelles, vous commettriez une grave erreur : seulement, de même que bon nombre de nos compatriotes, je faisais certains commerces interlopes, peut-être vus d’un mauvais œil par les préposés du gouvernement, mais qui, pour cela, n’ont rien de fort repréhensible en eux.

Bon-Affût et don Mariano échangèrent un regard : ils avaient compris ou cru comprendre.

Don Leo de Torrès feignit de ne pas apercevoir ce regard.

— Un des lieux que je fréquentais le plus assidûment, dit-il, était la plaça Mayor ; là, je visitais un évangélista, vieillard d’une cinquantaine d’années, doublé de juif et de lombard, qui, sous une apparence vénérable, cachait l’âme la plus vénale et le cœur le plus corrompu ; ce coquin émérite, dans l’intérêt des mille commerces occultes auxquels il se livrait, et à cause de ses fonctions d’évangélista, connaissait à fond les secrets d’un nombre infini de familles et était au courant de toutes les infamies qui se commettent tous les jours dans cette immense capitale. Un jour que par hasard je me trouvais chez lui à l’oracion, une jeune fille entra ; cette jeune fille était belle, paraissait honnête ; elle tremblait comme la feuille en mettant le pied dans l’antre du misérable ; celui-ci lui fit son plus charmant sourire et lui demanda obséquieusement à quoi il pouvait lui servir : elle lança un regard timide autour d’elle et m’aperçut. Je ne sais pourquoi j’avais flairé un mystère ; la tête sur la table, le front posé sur mes deux mains croisées, je feignais de dormir. — Cet homme ? fit-elle en me désignant. — Oh ! répondit l’évangélista, il est ivre de pulque ; c’est un pauvre sous-officier sans importance ; d’ailleurs, il dort. — Elle hésita ; puis, semblant prendre tout à coup sa résolution, elle sortit un mince papier de sa poitrine. — Copiez cela, dit-elle à l’évangélista, je vous donnerai deux onces. — Le vieux coquin saisit le papier et le parcourut des yeux. — Mais ce n’est pas du castillan, cela, dit-il. — C’est du français, reprit-elle ; que vous importe ? — À moi, rien. — Il prépara son papier, ses plumes, et copia le billet sans plus d’observation ; lorsque cela fut terminé, la jeune fille compara les deux billets, fit un sourire de satisfaction, déchira l’original, plia la copie en forme de lettre, dicta une adresse abrégée à l’évangélista ; puis elle prit la lettre, la serra dans son corsage, et sortit après avoir payé le prix convenu que l’évangélista saisit avec joie, car il avait plus gagné en quelques minutes qu’il ne gagnait d’ordinaire en un mois. À peine la jeune fille eut-elle disparu, que je relevai la tête ; mais l’évangélista me fit signe de reprendre ma première position : il avait entendu tourner la clef dans la serrure de la porte de sa bicoque ; j’obéis, et bien m’en prit, car un homme entra presque aussitôt. Cet homme désirait évidemment ne pas être connu ; il était embossé avec soin dans un large manteau ; les ailes de son sombrero étaient rabattues sur ses yeux ; il fit en entrant un geste de mécontentement. — Quel est cet homme ? dit-il en me désignant. — Un pauvre diable, ivre, qui dort. — Une jeune fille sort d’ici. — C’est possible, répondit l’évangélista, mis sur ses gardes par cette question. — Pas de phrases ambiguës, drôle, répondit l’étranger avec hauteur ; je te connais et je te paye, ajouta-t-il en laissant tomber une lourde bourse sur la table ; réponds. L’évangélista tressaillit ; tous ses scrupules disparurent à la vue de l’or qui scintillait à travers les mailles de la bourse. — Une jeune fille sort d’ici, reprit l’inconnu. — Oui. — Que t’a-t-elle demandé ? — De lui transcrire un billet écrit en français. — C’est bien, montre-moi ce billet. — Elle l’a plié en forme de lettre, a mis une adresse et l’a emporté. — Je sais tout cela. — Alors ? — Alors, répartit l’inconnu en ricanant, comme tu n’es pas un niais, tu as gardé une copie de ce billet, c’est cette copie que je veux voir. Je ne sais pourquoi la voix de cet homme m’avait frappé malgré moi ; comme il me tournait à peu près le dos, j’en profitai pour faire à l’évangélista un signe qu’il comprit. — Je n’y ai pas songé, répondit-il. Il prit en disant ces mots une physionomie si naïvement niaise, que l’inconnu y fut trompé ; il fit un geste de dépit. — Enfin, reprit-il, elle reviendra ? — Je ne sais pas. — Je le sais, moi ; chaque fois qu’elle viendra, tu conserveras une copie de ce qu’elle te fera écrire. C’est ici que doivent arriver les réponses de ces lettres ? — Je l’ignore. — L’inconnu haussa les épaules. — Tu ne les remettras qu’après me les avoir montrées. À demain, et ne sois pas aussi sot qu’aujourd’hui, si tu veux que je me charge de ta fortune. L’évangélista grimaça un sourire. L’étranger se détourna pour sortir. Dans ce mouvement, un pan de son manteau s’accrocha après la table ; les plis se dérangèrent et j’entrevis son visage ; j’eus besoin de toute ma puissance sur moi-même pour ne pas pousser un cri en le reconnaissant : cet homme était don Estevan, votre frère. Il ramena son manteau sur son visage en étouffant une malédiction, et sortit. À peine fut-il dehors, que je me levai d’un bond ; je verrouillai la porte, et me plaçant en face de l’évangélista : — À nous deux ! lui dis-je. Il fit un geste de terreur ; mon visage avait une expression terrible qui le fit reculer jusqu’au mur de sa bicoque en serrant la bourse qu’il venait de recevoir et que sans doute il supposait que je voulais lui voler. — Je suis un pauvre vieillard, me dit-il. — Où est la copie que tu as refusée à cet homme ? répondis-je d’une voix brève. Il se baissa sur son pupitre, prit cette copie, et me la présenta sans dire un mot ; je la lus en frémissant : j’avais compris. — Tiens, lui dis-je, en lui donnant une once, chaque fois tu me remettras le billet de la jeune fille, je te permets de le faire voir aussi à cet homme ; seulement » retiens bien ceci : aucune des réponses écrites par l’individu qui sort d’ici ne doit être remise par toi à la jeune fille avant que je ne l’aie lue ; je ne suis pas aussi riche que cet étranger, cependant je te payerai convenablement ; tu me connais. Je n’ai plus qu’une chose à te dire, : c’est que si tu me trahis, je te tuerai comme un chien. Je sortis. En refermant la porte, j’entendis l’évangélista murmurer à demi-voix : — Santa virgen ! dans quel guêpier me suis-je fourré ! Maintenant, voici la clef de ce mystère : la jeune fille que j’avais rencontrée chez l’évangélista était novice au couvent des Bernardines, où se trouvait votre fille ; doña Laura, ne sachant à qui se fier, l’avait chargée de faire parvenir à don Francisco de Paulo Serrano…

— Mon beau-frère, son parrain ! s’écria don Mariano.

— Celui-là même, continua don Leo ; elle avait, dis-je, chargé doña Louisa, son amie, de faire parvenir au señor Serrano des billets dans lesquels elle lui révélait les machinations criminelles de son oncle, les persécutions auxquelles elle était en butte, en le suppliant, comme le meilleur ami de son père, de venir à son secours et de la prendre sous sa protection.

— Oh ! ma pauvre fille ! murmura don Mariano.

— Don Estevan, reprit don Léo, par je ne sais quel moyen avait appris les intentions de votre fille ; afin de bien connaître ses projets et le moment venu de pouvoir les renverser, il feignit de tout ignorer, laissa la jeune fille porter les lettres à l’évangélista, lisant les copies et faisant lui-même les réponses, par la raison toute simple que don Francisco ne recevait pas les lettres de votre fille, parce que don Estevan avait gagné son valet-de-chambre qui les lui rendaient toutes cachetées ; cette habile perfidie aurait réussi sans nul doute si le hasard ou plutôt la Providence ne m’avait placé aussi à propos dans l’échoppe de l’évangélista.

— Oh ! murmura don Mariano, cet homme était un monstre.

— Non, reprit don Leo ; les circonstances l’obligèrent à aller beaucoup plus loin qu’il n’aurait peut-être voulu ; rien ne prouve qu’il désirât la mort de votre fille.

— Que voulait-il donc alors ?

— Votre fortune ; en contraignant doña Laura à prendre le voile, il atteignait son but ; malheureusement, comme cela arrive toujours lorsqu’on s’engage dans cette voie épineuse qui fatalement aboutit au crime, bien qu’il eût froidement calculé toutes les chances de réussite, il ne pouvait prévoir mon intervention dans l’exécution de ses projets, intervention qui devait le faire échouer et l’obliger à commettre un crime afin d’assurer leur réussite. Doña Laura, persuadée que la protection de don Francisco ne lui faillirait pas, suivais scrupuleusement les conseils que je lui faisais parvenir dans les billets que je lui écrivais au nom de l’ami auquel elle s’adressait ; quant à moi, je me tenais prêta agir aussitôt que le moment serait venu. Je n’entrerai dans aucuns détails à ce sujet. Doña Laura refusa, dans l’église même, de prononcer ses vœux : le scandale fut extrême ; l’abbesse, furieuse, résolut d’en finir. La malheureuse jeune fille, endormie au moyen d’un puissant narcotique, fut toute vivante plongée au fond d’un in pace dans lequel elle devait mourir de faim.

— Oh ! s’écrièrent les deux hommes en tressaillant d’horreur.

— Je vous répète, continua don Leo, que je ne crois pas don Estevan capable de cette barbarie ; il en fut probablement le complice indirect, mais rien de plus : l’abbesse fut seule coupable. Don Estevan accepta les faits accomplis, il en profita, rien de plus ; nous devons le supposer ainsi pour l’honneur de l’humanité ; autrement cet homme serait un monstre. Averti le jour même de ce qui s’était passé au couvent, je réunis une troupe de bandits et d’aventuriers, puis, la nuit venue, je m’introduisis par ruse dans le couvent, et, le pistolet au poing, j’enlevai votre fille.

— Vous ! s’écria don Mariano avec un mouvement de surprise mêlé de joie. Mon Dieu, mon Dieu ! Ainsi elle est sauvée, elle est en sûreté ?

— Oui, dans un endroit où moi-même, aidé par Bon-Affût, je l’ai cachée.

— Don Estevan ne l’y aurait jamais trouvée, fit le chasseur avec un sourire narquois.

Le gentilhomme était en proie à une agitation extrême.

— Où est-elle, s’écria-t-il ; je veux la voir ; dites-moi en quel lieu elle se trouve, ma pauvre et chère enfant !

— Vous comprenez, répondit le jeune homme, que je ne l’ai pas gardée auprès de moi ; je savais que les espions de don Estevan et votre frère lui-même me poursuivaient et surveillaient toutes mes démarches. Après avoir mis doña Laura en sûreté, j’attirai sur mes traces toutes les poursuites. Voici comment : ce palanquin, dit-il en le désignant du doigt, ce palanquin, a jusqu’au presidio de Tubac, renfermé doña Laura. J’eus soins de la laisser apercevoir une fois ou deux : il n’en fallut pas davantage pour faire supposer qu’elle était toujours auprès de moi ; grâce au soin que je prenais de tenir constamment ce palanquin hermétiquement fermé et de n’en laisser approcher personne, j’avais le projet d’entraîner vos ennemis à ma suite, et, arrivé dans le désert, de les punir ; mes calculs ont été plus justes que ceux de don Estevan, car Dieu me secondait ; maintenant que le criminel a été puni, que doña Laura n’a plus rien à craindre, je suis prêt à vous faire connaître sa retraite et à vous conduire vers elle.

— Oh ! mon Dieu ! vous êtes juste et bon, s’écria don Mariano avec une expression de joie ineffable ; mon Dieu, soyez béni ! je vais revoir mon enfant ! elle est sauvée !

— Elle est perdue si vous ne vous hâtez pas ! s’écria une voix sépulcrale.

Les trois hommes se retournèrent avec épouvante.

Balle-Franche, le visage pâle et ensanglanté, les habits déchirés et souillés de sang, se tenait droit et immobile à l’entrée de la tente dont il tenait le rideau soulevé.