L’École dans la prison

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L’École dans la prison
Revue pédagogique, premier semestre 190138 (p. 313-334).

Nlle série. Tome XXXVIII.
15 Avril 1901.
No 4.

Musée pédagogique
et
Bibliothèque centrale de l’Enseignement primaire

Revue pédagogique

L’École dans la prison[1].

Un des plus beaux titres de gloire de notre époque, aux veux de la postérité, sera certainement le régime scolaire conçu et réalisé par la Troisième République. Mais cette œuvre, déjà si belle, si solide et si utile, devait être encore complétée par l’initiative individuelle. Celle-ci, en effet, admirable d’élan et d’enthousiasme, a prolongé l’école, au delà de l’école, par une foule d’œuvres complémentaires qui sont destinées à combler, dans les esprits, les cœurs et les volontés, les inévitables lacunes d’une instruction et d’une éducation forcément limitées.

Mais il restait encore quelque chose à faire. Fallait-il, en effet, abandonner ces milliers d’adultes emprisonnés tous les ans pour des fautes souvent légères ? Fallait-il se contenter des conseils, excellents sans doute, mais vagues et mal orientés, prodigués par les sociétés de patronage qui s’élèvent, douces et généreuses tutrices autour des prisons, pour en corriger la dureté nécessaire ? Fallait-il enfin, à tant de déboires et de souffrances, ajouter celles, combien plus cruelles et plus dangereuses, qui résultent de l’abandon moral, de l’ignorance grossière et aveugle, de l’inhabileté technique et professionnelle ?

Un souffle généreux anime notre jeune et prévoyante démocratie, avide de justice et de bonté. Or, ayant déjà employé au service des âmes, encore intactes et pures, qu’elle s’est donné pour mission de « former », les lumières de la pédagogie moderne, elle ne pouvait pas ne pas les mettre aussi au service des âmes déformées ou dévoyées qui ont le plus pressant besoin d’être « réformées » ou « redressées ». L’école devait donc pénétrer dans la prison.

C’est cette œuvre d’hygiène sociale, de sécurité, de justice et d’humanité, que je voudrais faire connaître à tous ceux qui, par profession ou par goût, s intéressent à l’école laïque, à ses obligations complexes et à ses multiples ramifications.

Avec une spontanéité et un libéralisme que l’on ne saurait trop louer, l’Administration pénitentiaire française s’est déjà préoccupée de ce problème. Mais elle a besoin, dans chaque circonscription pénitentiaire, dans chaque ville même où se trouve une prison, d’une légion de collaborateurs dévoués, éclairés, et possédant des connaissances et des idées directrices spéciales. Ce sont ces idées que je vais exposer en les tirant de l’observation directe des faits, ce sont ces collaborateurs que je vais m’efforcer de lui gagner en m’adressant plus spécialement à tous mes collègues de l’Enseignement primaire, du haut en bas de l’échelle.

On ne peut maîtriser, au premier abord, un mouvement de surprise en lisant ces deux mots juxtaposés : école et prison. Les idées qu’ils évoquent sont, en effet, si différentes ! Disposition extérieure et intérieure, élèves et maîtres, origine, occupations, attitude, existence des uns et des autres, il n’y a rien dans l’école qui puisse rappeler ces bâtiments sombres, entourés de murs élevés, divisés en cellules grillées, où gronde sourdement la haine de malheureux, envieux et révoltés, qui ont perdu la gaîté, l’honneur, la liberté.

Aussi dès que ces deux mots : École et Prison sont lus ou entendus ensemble, les objections et les railleries se pressent abondantes et serrées : ce n’était donc pas assez, s’écrie-t-on, d’avoir transformé les prisons en habitations confortables, il fallait encore y voir installer des salles d’école, des conférenciers diserts et des détenus allant aux cours et aux conférences comme des mondains au spectacle. N’est-ce pas une dérision que de voir tant de soins dépensés en pure perte pour des « vauriens » qui rient sous cape de votre sensiblerie et prennent un malin plaisir à l’exploiter ? Ne voyez-vous pas que parmi ces détenus auxquels vous allez « faire l’école », les uns ont un degré supérieur d’instruction, les autres, souvent, un degré moyen ! L’instruction qui n’a pas garanti les uns contre les défaillances morales et les fautes, garantira-t-elle les autres ? Pourquoi tant de confiance en elle quand on a sous les yeux les preuves de son inefficacité ? La morale, l’arithmétique, l’histoire à cette engeance ? Allons, allons, une bonne trique, du pain et de l’eau, c’est tout ce qu’elle mérite !

Telle est, présentée sous une forme atténuée, la moyenne des réflexions provoquées par ces deux mots mis ensemble : école et prison.

Pour dissiper l’indifférence ou le scepticisme, et peut-être l’hostilité, qu’elles ne manqueraient pas de provoquer, je vais montrer que l’école dans la prison est utile, nécessaire, et surtout, qu’elle existe.

Qu’elle soit utile, c’est ce qu’a fort bien montré le regretté M. Steeg, au Congrès International de Paris en 1895. Voici, sommairement indiquées, ses généreuses pensées sur cette question : d’abord l’école change le cours des idées du détenu, l’empêche de s’appesantir sur sa condition, de s’en nourrir, de couver des pensées ininterrompues de colère, de vengeance ou de mécontentement et d’irritation ; ensuite elle le moralise en l’arrachant à lui-même, en élevant quelque peu son esprit, en lui communiquant des idées et des sentiments qui purifient l’imagination et qui atteignent la conscience ; enfin elle augmente le bagage de ses connaissances, elle l’enlève à l’ignorance absolue ou augmente son savoir antérieur ; bref, elle facilite son retour à la vice honnête par le travail.

Mais l’école dans la prison est utile parce que, avant tout, elle est nécessaire. Pour le montrer, il importe d’abord de bien définir l’école, la prison, et surtout leur vraie fonction sociale.

Au point de vue philosophique et sociologique, l’école n’est pas seulement un bâtiment plus où moins gai et confortable où se donne l’instruction primaire. Dans son sens large, l’école est, quelle que soit la façon de le préparer, quel que soit l’endroit où on le réalise, le façonnement préalable de l’enfant et de l’adulte par un ensemble d’habitudes intellectuelles et morales traditionnelles, propres à une société déterminée. Avant d’entrer dans la société comme élément distinct, vivant de sa vie propre, l’enfant ou l’adulte est préformé. On préétablit une sorte d’harmonie entre lui et le milieu où il doit jouer un rôle, remplir une fonction utile. Bref, l’école est un « classement social » ou, plus strictement, une préparation au classement social opéré par la société elle-même, car l’idée de société et celle d’école sont inséparables : la vie sociale est constituée par l’ensemble des unités conscientes qui vivent unies, concourantes et, pour cela, classées ; or, l’école prépare ces unités à trouver leur place dès qu’elles pénétreront dans le groupe social comme éléments actifs.

Inversement la prison consiste à distraire du groupe, à « déclasser » quelques-unes de ces unités, parce que, précisément, à un moment donné, elles se sont affranchies des entraves légales et ont commencé, par cela même, leur propre « déclassement ».

La société veille donc à sa conservation : 1° par le classement social, préparé dans l’école ; 2° par le déclassement social, opéré dans la prison. Ne lui reste-t-il donc rien à faire encore ? Ce serait fermer les yeux à l’évidence que de le nier. Classer, déclasser, ces deux fonctions en appellent une troisième : reclasser.

Malheureusement cette dernière fonction est loin d’être aussi bien remplie que les deux premières. L’augmentation inquiétante de la récidive, non seulement chez les hommes faits, mais même chez les adultes et les mineurs de seize ans, prouve surabondamment que la société a imprudemment négligé cette dernière partie de son rôle : elle classe et déclasse, mais elle ne fait rien ou presque rien, d’une façon méthodique et réfléchie, pour reclasser. Elle jette l’adulte libéré à la rue. Celui-ci, marqué d’une tare infamante, inscrite sur son casier Judiciaire, ne peut pas arriver à se reclasser lui-même. Toutes les portes se ferment devant lui, il inspire la crainte, la défiance, la répulsion. De plus, il n’a pas ou n’a plus le goût du travail, et souvent il ne connaît aucun métier. Déclassé il est, déclassé il restera, et il continue de voler et de tuer.

Les belles lois sur la libération conditionnelle, le sursis à l’exécution des peines, les magnifiques œuvres de sauvetage de l’enfance, de patronage des adultes libérés ont essayé, dans une assez large mesure, d’atténuer cette contradiction aussi dangereuse qu’inhumaine.

Mais ce n’est pas encore assez. Il faut prendre le mal de plus haut. Logiquement c’est par l’école et la réorganisation sociale qu’il faudrait commencer. Pratiquement, comme il est impossible de répandre partout et également les lumières, comme il est encore plus impossible de réaliser une organisation sociale d’où le vol et le crime seraient absents, il faut prendre les choses à partir de la prison et commencer dès ce moment à appliquer un remède.

Quel remède ? le mal, répétons-le, consiste dans la mise en circulation d’unités déclassées. Le remède doit consister à ne les libérer qu’après les avoir mises en mesure de se reclasser ou d’être reclassées. Or, plus haut, nous avons vu que l’école était un classement social. [ci nous avons des unités sociales, actuellement emprisonnées, c’est-à-dire déclassées et qui vont être jetées dans le torrent de la circulation sociale. Le remède ne peut donc être que dans l’école, l’école dans la prison, c’est-à-dire une tentative de reclassement social avant la sortie de prison.

Je dis même que le reclassement social est aussi nécessaire, et même plus nécessaire que le classement social, d’abord parce que l’adulte libéré a besoin, beaucoup plus que l’honnête homme intact, sûr de lui, de ses bras, de son utilité, et de la confiance des autres ; il a beaucoup plus besoin, dis-je, de guide et de secours ; ensuite parce que, abandonné à lui-même et repoussé de tous, il devient, je le répète, un récidiviste dangereux pour la sécurité sociale.

Enfin, l’école dans la prison a surtout pour elle, non seulement l’utilité et la nécessité sociale de son rôle, mais encore l'indiscutable privilège d’exister en France et à l’étranger et d’y produire des résultats très appréciables, malheureusement peu connus.

C’est ce qui résulte d’une enquête à laquelle j’ai procédé d’abord auprès des principaux pénologues de l’étranger, ensuite de tous les directeurs des circonscriptions pénitentiaires de France[2]. C’est cette enquête que je dois faire connaître dans ses résultats positifs.

Les représentants de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, de la Belgique, du Luxembourg et de la Suisse, adhérents au Congrès de 1900, ont bien voulu répondre au questionnaire qui leur à été soumis par mes soins. Une impression uniforme se dégage immédiatement de toutes leurs réponses : l’enseignement scolaire est obligatoire dans les prisons de ces pays et il existe depuis plusieurs années dont le chiffre varie de 10 à 50.

Il est donné ici par des instituteurs, là par des aumôniers ; quelquefois individuel, il est surtout collectif.

Il porte rarement sur toutes les matières de l’enseignement primaire, mais le plus souvent sur les matières simples, indispensables, le plus immédiatement utilisables.

Enfin il paraît établi que tous les détenus le suivent avec Joie ; et ce n’est pas seulement une récréation, une diversion à l’austérité du régime, qu’ils vont y chercher, mais le moyen de reprendre confiance en eux-mêmes et d’acquérir soit quelques connaissances utiles, soit un métier, qui leur permettra de se reclasser dans la société.

La France n’est pas restée en arrière dans ce généreux mouvement de régénération sociale. L’administration pénitentiaire française a réglementé à plusieurs reprises l’organisation scolaire dans les prisons. Dès le 20 mars 1868, une circulaire dit ce qui suit : « la plupart des prisons départementales demeurent forcément privées d’écoles, à raison du séjour très restreint qu’y font les détenus ct de l’obligation où l’on est de séparer les catégories, mais l’administration est disposée à en entretenir une dans les prisons des chefs-lieux de département où le chiffre relativement élevé de la population exige l’emploi d’un commis comptable qui serait en même temps chargé de la tenue de l’école. » Et cinq ans plus tard, 17 mars 1873, le cahier officiel des charges pour l’exploitation du travail des détenus disait à l’article 14 : « les détenus pourront… être distraits de leurs travaux pendant deux heures au plus par jour, tant pour l’école élémentaire que pour l’instruction religieuse ou pour les communications relatives au patronage. » Et la même année, des agents du service pénitentiaire furent récompensés pour les soins donnés par eux aux écoles organisées dans les prisons. Ce fut un précédent heureux.

Le 3 juin 1878, une circulaire importante posait les règles suivantes : « les condamnés âgés de moins de quarante ans et ayant à subir une peine de plus de trois mois, illettrés, sachant seulement lire ou imparfaitement écrire, recevront obligatoirement l’enseignement scolaire ; il en sera de même pour les condamnés, quel que soit leur âge, sachant écrire, mais ne possédant pas l’instruction primaire. Il y aura au moins trois classes d’une durée d’une heure par semaine, pour chaque groupe composé d’élèves de même force. Dans les prisons où il existe une école cellulaire, une partie du temps de la classe sera consacrée à la lecture à haute voix faite par l’instituteur et accompagnée d’explications, s’il y a lieu. Les individus non admis à recevoir l’enseignement primaire seront conduits, au moins trois fois par semaine, à l’école cellulaire, où une lecture à haute voix leur sera faite. »

Enfin le règlement de 1885, article 87, généralise et consacre officiellement l’école dans la prison : « un service d’enseignement primaire sera organisé dans toutes les maisons de concentration ; il pourra l’être également dans les autres prisons départementales. Ce service sera confié, selon les cas, soit spécialement à un instituteur, soit au gardien-chef, soit à tout autre agent désigné à cet effet. Les condamnés âgés de moins de quarante ans, illettrés, sachant seulement lire ou imparfaitement écrire, seront astreints à recevoir cet enseignement. L’enseignement devra être donné aux détenus au moins pendant une heure par jour. » L’article 88 autorise, sous le contrôle de l’administration, des conférences.

Cette organisation a porté ses fruits. Voici en effet les résultats de trois statistiques : 1° celle de 1892 qui a été présentée par le regretté M. Steeg au congrès de 1895 et que Je résumerai très rapidement ; 2° celle de 1895, publiée seulement en 1900 ; 3° celle de 1899 recueillir par mes soins dans l’enquête à laquelle j’ai procédé en 1900.

1° Statistique de l’année 1892.

A. Considérons les prisons de longues peines : sur 10 500 détenus hommes dans les maisons centrales, 4 442 ont passé par l’école, soit 43 p. 100. L’école de la prison a profité à 3 667 détenus et s’est trouvée inefficace pour 785. Le nombre des illettrés, qui était de 14 p. 100 au début de l’année, est descendu à la fin à 5 p. 100.

Pour les femmes, 578 détenues ont été admises dans les écoles : la moitié des illettrées a appris à lire, un quart à écrire. L’école n’a servi de rien à 140 détenues mais a profité à 438, c’est-à-dire à 76 p. 100.

Dans l’ensemble l’école a paru inefficace pour 40 p. 100 environ, mais elle a profité à 60 p. 100 environ. Ce résultat n’est pas négligeable.

B. Dans les prisons à courtes peines (quelques semaines, quelques mois dans les maisons d’arrêt et de justice), l’école a été très utile[3] : sur 13 788 détenus admis à l’école, elle a été inutile à 17 p. 100 mais elle a profité à 83 p. 100.

C. Dans les établissements d’éducation correctionnelle, l’école est évidemment utile puisqu’elle est le centre, le moyen, le but.

2° Statistique de l’année 1895[4].

Pour simplifier, je ne parlerai que des hommes.

3 378 détenus ont fréquenté l’école : sur ce chiffre, on trouve 405 illettrés : 277 ont appris soit à lire, soit à lire et écrire, quelques-uns à lire, écrire, calculer ; mais 128 sont demeurés illettrés. Donc, l’école a été utile à 68,39 p. 100, inutile à 31,61 p. 100.

468 savaient lire, 383 ont appris à écrire ou à calculer ; 85 n’ont pas fait de progrès. L’école à donc été utile à 81,84 p. 100, inutile à 18 p. 100.

806 savaient lire et écrire : 712 ont fait des progrès, soit 88,34 p. 100, 94 n’en ont pas fait, soit 11,66 p. 100.

1 699 savaient lire, écrire et calculer ; 1 557 ont fait des progrès, soit 91, 64 p. 100 ; 142 sont restés stationnaires, soit 8,36 p. 100.

Ces statistiques sont très instructives, elles démontrent trois choses : 1° l’efficacité incontestable de l’école ; 2° l’augmentation du chiffre à mesure qu’on passe des illettrés aux sachant lire, écrire, calculer ; 3° et par contre la diminution proportionnelle des non-valeurs, de ceux qui ne font pas de progrès. En effet, à mesure que le chiffre des sachants lire, écrire, etc., augmente (81,84 p. 100 ; 88,34 p. 100 ; 91,64 p. 100), la proportion des stationnaires décroît (31,61 p. 100 ; 18,16 ; 11,66 ; 8,36).

3° Statistique de 1900 portant sur l’année 1899.

Les résultats de cette statistique m’ont été fournis, comme je l’ai dit plus haut, par les directeurs des circonscriptions pénitentiaires de France qui ont bien voulu répondre à mon questionnaire. Je ne puis mieux faire que de résumer ce questionnaire avec la moyenne des réponses qui ont été présentées.

1re 'Question : Un enseignement quelconque est-il donné aux adultes enfermés dans les diverses prisons de votre circonscription ?

La réponse, il fallait s’y attendre, est affirmative. L’école n’existe pas dans toutes les prisons, mais elle existe dans toutes les circonscriptions. Il faut faire remonter le mérite de cette situation aux règlements administratifs que j’ai cités plus haut.

Question : Par qui cet enseignement est-il donné ?

Des réponses faites, il ressort que, dans la proportion des 2/3, ce sont des instituteurs, soit internes, soit externes, qui en sont chargés ; l’autre 1/3 comprend, soit le gardien-chef, soit le commis greffier, soit la première surveillante. Et ceci est conforme au règlement. Toutefois, le nombre des instituteurs est trop restreint, cela est certain, et bien rares sont les prisons où ils sont aidés par des adjoints. Il y a là une lacune à combler.

3° et 4° Questions : L’enseignement est-il individuel ou bien est-il collectif ?

Il est très rarement individuel. Presque partout, il est collectif, ct dans certains endroits, il est mixte : individuel pour certaines choses et pour certaines personnes, collectif pour le reste.

L’enseignement individuel, qui serait l’idéal, ne peut être réalisé, aucun pays ne pourrait payer assez d’instituteurs dans les prisons pour cela. L’enseignement collectif d’autre part présente de graves inconvénients, car le nombre des détenus auxquels il s’adresse, leur diversité d’origine, d’instruction et d’éducation, enfin les différences dans la durée des peines, tout conspire à le rendre peu profitable. Faute de mieux, il parait sage de s’en tenir à l’enseignement mixte, tantôt individuel, tantôt collectif.

Question : Sur quelles matières porte l’enseignement et à quels détenus s’adresse-t-il ?

Il s’adresse à des détenus dont l’âge varie de seize à quarante ans, mais la moyenne est de vingt-cinq ans, condamnés pour des délits correctionnels, les uns pour quelques mois, d’autres de un an à cinq ans.

L’enseignement primaire tel qu’il existe dans les écoles ordinaires avec ses programmes et ses méthodes, est appliqué dans un tiers des prisons. L’enseignement primaire restreint à ses matières les plus simples, les plus immédiatement utilisables, est appliqué dans les deux autres tiers. Je dirai plus bas combien cette restriction dans les programmes est indispensable.

Question : Résultats généraux de cet enseignement.

Toutes les réponses, sauf de très rares exceptions, sont optimistes. La grande majorité des détenus accueille cet enseignement avec plaisir ; les indifférents ou les hostiles sont une infime minorité : 2 circonscriptions pour 30, pas davantage[5].

Les résultats, soit pour l’instruction, soit pour le relèvement moral, sont dans la même proportion : ils sont des plus favorables pour 26 circonscriptions sur 30 environ, et nuls ou à peu près pour 4/30.

Cette part, heureusement si faible, laissée aux insuccès, pourrait être singulièrement réduite si l’on pouvait isoler les bonnes natures et les soustraire à la vie en commun. Il faudrait pour cela que toutes les prisons départementales eussent des quartiers pour l’isolement. C’est là une sérieuse lacune à combler. Mais il faudra de longs efforts avant que les conseils généraux votent les fonds nécessaires pour transformer les prisons départementales en prisons cellulaires, en application de la loi du 5 juin 1875. Il y aura beaucoup à faire de ce côté.

Je tiens à insister sur les réponses faites à la 6e question :

Le détenu, en général, a perdu confiance en lui-même et dans les autres ; avec la confiance, il a perdu le ressort de l’activité. Or les leçons qu’on lui donne sur un ton paternel et persuasif, ton auquel il n’est pas habitué, contribuent énormément à lui faire reprendre courage et confiance, elles le poussent à accueillir avec empressement les ouvertures des bienfaisantes sociétés de patronage qui lui procurent de l’ouvrage dès sa libération. En outre, beaucoup de directeurs soulignent l’heureuse influence de l’école sur la tenue et la discipline générales. Je suis charmé, pour ma part, de cet optimisme, car il vient de gens qu’on se représente d’ordinaire comme rudes et sans cœur, habitués qu’ils sont à vivre en contact avec le rebut de la société. Or, ce contact ne les décourage pas, ils croient encore à l’efficacité du bien, à la possibilité du relèvement. Quels progrès ont dû être faits dans cette voie, dans l’amélioration du personnel surveillant des prisons, et quels précieux auxiliaires l’école peut avoir en eux ! Car, sans vouloir me bercer par de puériles illusions, ou me laisser entraîner par une vague sensiblerie, j’ai bien le droit, chiffres en mains, d’espérer qu’on arrivera un Jour à calmer l’irritation du détenu, du condamné : grâce à l’école et à la part qu’y prendra son gardien, il ne verra plus en lui l’ennemi, le bourreau, mais l’ami indulgent, le conseiller prudent. Ces malheureux, qui ont été trop souvent malmenés et brutalisés après leur faute, soit au moment de l’arrestation, soit dans la prison, soit après, ne songeront bientôt plus, en présence du nouveau traitement qui les attend, à nourrir contre la société des projets de haine et de vengeance. Adoucis par l’école, ils se laisseront peu à peu dompter, non par la force, mais par le bien. La prison restera toujours ce qu’elle doit être, un lieu d’expiation nécessaire et d’intimidation ; mais elle sera encore un lieu d’amélioration et de correction, et même, suivant un mot que Montaigne appliquait à la douleur : « une fournaise à recuire l’âme ».

7e Question : Depuis quand cet enseignement est-il créé dans votre ressort ?

Ici, les réponses varient entre soixante ans, chiffre extrême, et quinze ans minimum ; ce dernier correspond au dernier règlement administratif de 1885.

8e Question : Quel est le chiffre moyen et annuel des détenus auxquels il a été donné ?

En additionnant les réponses qui m’ont été adressées je trouve le chiffre de 4 861. Il est des plus respectables. Malheureusement il n’a pas l’exactitude des chiffres que J’ai présentés plus haut pour les statistiques de 1892 et de 1895. Car je n’ai pas la proportion des détenus, hommes et femmes, ni celle des détenus de tout sexe qui sont entrés en prison. Peu importe, ce chiffre montre toujours que l’école dans la prison est loin d’être en décadence.

9e Question : Si cet enseignement n’est pas organisé, peut-il l’être avec quelque profit ?

Ici, pas de réponse, puisque l’enseignement est organisé dans toutes les circonscriptions.

10e Question : Auriez-vous quelques objections à présenter à ce projet ?

Ici, j’ai la satisfaction de constater que personne, sauf un seul directeur, n’a présenté d’objection. Il y a donc quasi-unanimité pour reconnaître les bienfaits, la nécessité, l’utilité et l’efficacité de l’école dans la prison. Et c’est bien la conclusion à laquelle il nous est permis, après ces trois statistiques, de nous arrêter nous-même.

L’examen attentif de ces divers documents, venant aussi bien de France que de l’étranger, comme aussi la discussion des rapports présentés au congrès de 1900 sur cette question par deux étrangers et deux Français, ont dévoilé certaines lacunes qu’il faut combler, certaines améliorations qu’il faut réaliser, certaines idées directrices qu’il importe de mettre en lumière.

Je laisse d’abord de côté deux vœux qui n’ont pas été votés expressément, mais les lacunes qu’ils signalent n’ont pas échappé à l’administration pénitentiaire qui ne saurait manquer d’y faire droit, dès qu’elle le pourra. En voici la teneur : il est désirable que le nombre des instituteurs attachés aux prisons soit augmenté sensiblement ; et que les adultes, reconnus aptes au relèvement intellectuel, moral et social, soient isolés et arrachés à une promiscuité dissolvante ; pour cela il est désirable que l’autorité compétente invite les conseils généraux à appliquer la loi de 1875 sur les prisons départementales.

Il est préférable d’insister sur les cinq points suivants dont le premier à été mis en vive lumière par les divers rapporteurs du congrès et dont les quatre autres ont été plus spécialement soulignés dans les deux rapports que j’ai présentés au Congrès[6]. Ils constituent autant de lacunes à combler, autant de perfectionnements à réaliser, et par suite autant d’idées directrices bonnes à suivre parce qu’elles dérivent de l’observation directe des faits.

1° L’instruction donnée dans les prisons doit être professionnelle et comme une sorte d’apprentissage ;

2° Elle doit être donnée à des détenus choisis avec un soin scrupuleux ;

3° Porter sur les matières du programme primaire réduit à son minimum, pratiquement et immédiatement utilisable ;

4° Être essentiellement moralisatrice ;

5° Enfin présenter une certaine unité de vues et de direction. Pour la réaliser, il serait bon que quelques conseils fussent élaborés et rédigés pour être répandus, à titre d’instruction directrice, dans le personnel surveillant et enseignant des prisons.

Quelques remarques sur chacun de ces points paraissent indispensables : le lecteur a déjà remarqué que l’idée morale qui domine toutes ces considérations c’est plutôt l’idée de justice que l’idée de charité. Il ne s’agit pas en effet de « faire la charité », une charité paresseuse, aux libérés, mais bien de les préparer, — dès la prison où ils rachètent leurs fautes, où ils paient leur dette pénale, — à vivre par leur propre travail. Ce n’est donc pas de belles théories que l’école pénitentiaire doit les nourrir, mais, avant tout, de choses utiles, c’est-à-dire d’un métier. Il faut que le détenu contracte l’habitude du travail, se perfectionne dans son ancien métier, ou bien, s’il n’a pas été rémunérateur ou s’il n’en avait pas, qu’il en apprenne un nouveau. Tel doit être le caractère essentiel de l’école dans la prison. Et un vœu très ferme a été voté en ce sens au congrès de 1900. Il à été question également du travail des femmes, et il a été convenu qu’on les dirigerait de préférence vers les travaux ruraux, dans les fermes, pour les détourner des travaux urbains (couture, lingerie) qui sont trop souvent une prime donnée à la vie des villes et à tous ses dangers. Il n’est pas nécessaire d’insister davantage sur ce premier point, car ce n’est pas l’instituteur qui devra veiller à ce côté du problème.

Son rôle commence dans le choix des détenus auxquels l’enseignement scolaire, et non plus seulement professionnel, sera donné : or, il conviendra d’écarter les natures foncièrement mauvaises, lettrées ou illettrées, car ce sont des agents dissolvants et démoralisateurs. On n’admettra pas davantage soit les détenus trop âgés, soit les faibles d’esprit, soit les passants dont le séjour dans la prison est trop court. Tout le monde est d’accord là-dessus.

Mais c’est surtout dans les questions de programme et de méthode que l’instituteur a le droit d’intervenir, ou au moins, d’être consulté, car l’école dans la prison ne doit pas être la copie maladroite et inutile de l’école ordinaire. Dans les prisons étrangères et françaises on a une fâcheuse tendance à importer dans l’école le programme primaire intégral. C’est oublier et la nature des auditeurs et l’existence qui les attend. Si, au contraire, on tient compte de ces deux considérations, on ne manquera pas de réduire l’enseignement primaire à son minimum, savoir : lecture, écriture, calcul et dessin, surtout le dessin dans ses applications techniques et industrielles. Mais si l’on peut y ajouter les notions les plus usuelles des sciences qui seront utiles aux libérés dans leur ancien ou leur futur métier, rien de mieux, mais il faut avant tout éviter la surcharge, car le temps, réglementairement disponible, est rare.

En outre, on ne saurait op recommander aux instituteurs chargés de l’enseignement scolaire dans les prisons d’exagérer, si j’ose dire, l’emploi de la méthode active. Cette méthode, indispensable avec l’écolier ordinaire, l’est encore plus avec la clientèle des prisons, avec des malheureux qui ont souvent succombé par sottise, ignorance ou irréflexion. Il faut, sans sortir des questions simples, journalières, habituer le détenu à observer, à comparer, à juger. S’il a du bon sens, on Île fortifie ; s’il n’en a pas, on le met à même d’en acquérir, ce qui est toujours très difficile, je le confesse.

C’est dire que l’enseignement sera tantôt individuel, tantôt collectif. Il est impossible d’édicter des règles générales sur ce point. Il faut procéder par espèces, suivant les prisons, les auditeurs ou les matières.

Le Congrès a admis toutes ces considérations et a formulé des vœux conformes. Il a accepté également l’idée de quelques conférences ou lectures faites aux détenus, destinées à compléter tout ce que ce programme ébauché présente forcément d’incomplet.

L’entente s’est faite aussi sur le caractère essentiellement moralisateur qu’il convient de donner à cet enseignement, si spécial. Ceci, il est vrai, est extrêmement difficile quand on a affaire à des gens tarés et qui souvent se jouent de toute autorité et de toute obligation. Mais certains succès remportés doivent nous donner du courage et nous devons faire tout ce qui dépend de nous pour faire connaître à ces malheureux les principaux devoirs, avec des exemples à l’appui. IL s’agit ici d’être simple et persuasif. Mais dans toutes les descriptions qui seront faites, il faut insister sur deux idées capitales que je recommande expressément aux instituteurs et dont voici la première : l’idée de l’universalité du devoir et de la nécessité d’une discipline sociale universelle. Que le devoir soit universel, s’impose à tous, riches et pauvres, heureux et malheureux, puissants ou faibles, c’est là une idée qui nous est si familière que nous n’en discernons plus l’importance. Or, il n’est pas d’idée plus méconnue par les malheureux qui ont eu des démêlés avec les tribunaux. Il faut donc les éclairer sur ce point et multiplier les exemples simples et les descriptions précises. D’autre part, qu’une société implique l’idée d’une contrainte, d’une discipline, c’est encore la même idée, mais vue sous son côté sociologique et nécessaire. Il serait impossible à des hommes de vivre groupés s’il n’y avait pas une autorité supérieure aux volontés individuelles et qui édicte le permis ou le défendu. Cette discipline sociale est, comme l’obligation morale, universelle ; elle est également impérieuse pour tous. C’est au nom de cette autorité que les coupables sont punis et enfermés. Comment faire comprendre à ces malheureux emprisonnés qu’il était nécessaire et juste de les poursuivre et de les punir ? Ce n’est pas chose facile, mais nous aurions tort de désespérer d’y arriver, car on y est arrivé assez souvent.

Telle est la première idée fondamentale qui doit diriger toutes les causeries morales. Il en est une autre, également très importante : en général, pour ne pas dire toujours, c’est en cédant à l’attrait du plaisir, de l’intérêt et des passions, que l’homme commet des fautes soit contre la loi morale, soit contre la loi écrite. Pour les premières, il a le remords de sa conscience, pour les secondes, il y a les gendarmes et la prison.

Or, quel est le but de toutes les leçons morales, soit laïques, soit confessionnelles ? c’est d’éclairer en l’homme la raison et de fortifier sa volonté pour résister aux séductions du plaisir. Pour éclairer la raison du malheureux qui a succombé, je recommande un procédé, vieux comme le monde, et qui est excellent : analyser, en tête à tête avec le coupable, sa faute et les mobiles ou les motifs qui l’ont poussé, et faites-lui voir en fin de compte, que c’est pour son intérêt propre, pour un plaisir, pour assouvir une passion, qu’il a agi ainsi. De là à dire qu’il faut résister au plaisir puisque c’est lui qui est la cause de tout le mal, il n’y a qu’un pas et il est facile à franchir. J’ai fait l’expérience sur un certain nombre de détenus ; elle a été concluante, au moins psychologiquement parlant, tous m’ont dit : « Ah ! c’est vrai ! je n’y avais pas pris garde ! Si j’avais su, je me serais méfié. Une autre fois, j’y ferai attention. » Notez que je ne me fais pas illusion ; parmi ceux qui m’ont répondu ainsi, il y en a qui ont rechuté sans tarder. Mais il en est d’autres qui ont résisté parce que, prévenus par mes conversations, ils ont réfléchi avant d’agir ; et, dans ce moment d’arrêt, la raison a pris le dessus sur la passion.

Quant à fortifier la volonté, le régime de la prison et la pratique d’une vie régulière, joints aux modestes habitudes de réflexion et de comparaison dont nous avons parlé plus haut, peuvent jouer un rôle efficace. L’enseignement professionnel, avec l’espoir d’un gain permis et moral puisqu’il est régulièrement gagné, peut aussi apporter une contribution utile.

Quant à l’idée de répandre quelques instructions pratiques, s’inspirant des principes exposés plus haut, elle a été également adoptée, comme les autres, sans aucune difficulté. Faute de mieux, la présente étude pourrait, provisoirement, en tenir lieu.

Pour mieux éclairer ceux qui pénétreront dans les prisons et auront à s’occuper des « détenus-écoliers », il n’est pas inutile maintenant de revenir, un instant, aux définitions posées plus haut et de comparer l’école pénitentiaire avec l’école ordinaire : — celle-ci prépare au classement social, celle-là au reclassement social. Ces deux sortes d’écoles, sans être identiques, sont donc analogues.

En effet, considérons les procédés employés par l’école ordinaire pour préparer les enfants et les adultes au classement social. Pour cela, il faut se défaire de quelques préjugés surannés. Beaucoup, en effet, ne voient dans le travail de l’écolier que l’exercice scolaire : épeler, lire, apprendre, réciter, écrire, compter, etc. Si nous n’avions que cela pour nous aider à vivre « classés », notre bagage serait maigre. Or, au fond de tous ces exercices scolaires, je trouve deux idées essentielles, éternelles : 1° on apprend à l’enfant à être attentif, à juger, enfin à produire un effort régulier ; 2° on l’aide à emmagasiner quelques connaissances, qu’il utilisera plus tard d’une façon quelconque. Bref, il se forge un instrument, un outil qu’il appliquera à n’importe quel travail, quand, l’initiation scolaire terminée, il se spécialisera dans une tâche quelconque ; 3° ajoutez à cela l’habitude de travailler à heure fixe, de se plier à une discipline et d’en sentir l’utilité bienfaisante, et vous aurez tout ce qu’il y a d’essentiel dans l’idée d’école ou de préparation à la vie sociale.

C’est, en somme, ce programme que nous avons proposé plus haut aux instituteurs pénitentiaires. En premier lieu, avons-nous dit, il faut, par un moyen quelconque, faire contracter aux détenus l’habitude du travail, leur apprendre un métier, si infime soit-il, de sorte que, une fois libérés, ils puissent offrir leurs bras, leurs services, leur habileté. Inversement, il faudra, soit par l’initiative privée (sociétés de patronage), soit par celle de l’État (loi sur le casier judiciaire) favoriser le bon emploi, l’embauchage de ces libérés, du moins de ceux qui ne demandent qu’à travailler et à vivre honnêtement.

En second lieu, avons-nous dit, il faudrait, — ceci est infiniment plus délicat, — leur donner l’idée de la vie en société et des entraves nécessaires qu’elle impose à tous les hommes, riches et pauvres, faibles et forts, leur faire sentir la nécessité de la répression pénale et l’obligation, pour vivre en société, de se plier à une discipline parfois assez gênante, mais qui l’est pour tous.

En troisième lieu, ces deux points acquis, rien ne s’oppose, nous l’avons reconnu, à ce qu’on leur redonne une légère teinture des connaissances primaires ou autres qu’ils ont pu acquérir autrefois. Lire, écrire, compter, cela est fort bien… mais pour des gens habitués à un travail et soumis à des habitudes régulières.

Si à ce programme on ajoute l’espérance de voir se généraliser hors de la prison l’extension de l’Assistance par le travail qui recueillera toutes prêtes les bonnes volontés préparées dans la prison, on voit que ce programme destiné à l’école dans la prison n’a rien d’utopique, qu’il est fondé sur l’observation des faits, l’analyse du cœur humain et une exacte compréhension de la sécurité sociale.

Telles sont les principales idées qui ont recueilli, grâce à nos modestes efforts, une imposante majorité au congrès de 1900. Mais nous avons rencontré certaines difficultés qu’il faut faire connaître aux collaborateurs éventuels auxquels cette étude fait appel ; car ils pourraient, à leur tour, les rencontrer et il importe de les prémunir.

Comme il fallait s’y attendre, nous avons rencontré l’éternelle objection religieuse et le scepticisme à l’égard de l’instruction, avec les considérations obligées sur la faillite de la science et de l’instruction laïque.

On pourrait opposer à ces objections une fin de non-recevoir. Elles supposent en effet que l’école dans la prison n’existe pas ou que, si elle existe, elle est inutile. Or elle existe et les statistiques authentiques, résumées ci-dessus, proclament assez haut son efficacité.

Mais il ne sera pas mauvais de prendre ces objections en elles-mêmes et de voir si elles méritent tout le crédit qu’on veut bien leur accorder.

Et d’abord l’instruction, donnée à des gens qui n’ont pas su s’en servir pour éviter le mal, est-elle irrémédiablement inutile ? Raisonnons, comme si nous ne connaissions pas les rassurantes statistiques déjà exposées : — Or, sans partager l’optimisme socratique d’après lequel tout coupable serait un ignorant, il parait raisonnable de reconnaître que la première des conditions pour remplir son devoir c’est de le connaître, puis de réfléchir et de délibérer avant d’agir. Or, c’est l’instruction qui nous rend aptes à discerner le bien du mal et, par l’habitude de l’attention et ’de la réflexion, elle nous permet de nous arrêter, de nous retenir un momentavant l’action. C’est faute de ce discernement, faute de ce pouvoir d’arrèt que la majeure partie des fautes sont commises. Je sais bien qu’il faut compter avec l’intérêt, la colère et les passions dont la force impétueuse balaie si souvent les meilleures résolutions. De plus qui voit le bien fait souvent le mal, je ne l’ignore pas. Mais, aussi bien, je ne prétends pas que la connaissance du bien et du mal et la réflexion soient la condition suffisante de l’action morale, il suffit qu’elle en soit la condition nécessaire. L’instruction n’est pas un guide infaillible, mais l’instinct non plus, et si l’on avait à faire le bilan des fautes de l’une ou de l’autre, iln’est pas douteux que l’avantage resterait à l’instruction, à l’action réfléchie et éclairée, condition indispensable de sa moralité.

Quant à la seconde objection, je ne m’attarderai pas à vanter les bienfaits de la science et à la comparer, sur le terrain de l’éducation, avec les diverses confessions. Je me bornerai à dissiper une équivoque et un malentendu. Quel sens attribuez-vous au mot science quand vous dites : la science ne suffit pas à l’éducation ? voulez-vous direles hautes théories astronomiques, physiques et biologiques ? dans ce cas, je suis de votre avis, ce n’est pas avec ces théories qu’on apprendra à de malheureux égarés le chemin du bien et du droit ; il serait même ridicule d’oser tenter l’aventure. Que faut-il donc entendre par science en matière d’éducation ? Quelque chose de bien simple : il s’agit de l’observation positive de la nature humaine, de l’analyse de ses sentiments, de la classification de ses penchants, de leur genèse et de leur développement. C’est de cet ensemble d’observations concrètes qu’on peut tirer des lignes de conduite propres à faire vivre l’individu dans un groupe social, en paix avec ses semblables et avec sa conscience. Qui ne voit l’utilité de pareilles analyses pour redresser les caractères faussés, les volontés égarées ?

Que si, maintenant, vous désirez ajouter à ces prescriptions de morale positive, le sentiment religieux inhérent à toutes les confessions, je n’y vois aucun inconvénient. L’essentiel à mes yeux, c’est que les deux enseignements soient distincts, l’un donné par l’instituteur, l’autre par les aumôniers des différents cultes. Les deux, loin de se contredire, ne feront que se compléter, sur l’éternel et conciliant terrain de la droiture et de l’honnêteté.

Entendez donc par instruction et par science : 1° l’habitude de la réflexion ; 2° le discernement attentif du bien et du mal ; 3° la direction des volontés d’après l’analyse positive de la nature humaine ; entendez enfin par religion : un ensemble de croyances élevées qui, dans toutes les confessions, tendent au même but que les analyses morales, savoir : l’amélioration de la nature humaine, — acceptez, dis-je, ces définitions et vous cesserez d’opposer l’une à l’autre la science et la religion. L’équivoque et le malentendu se trouveront dissipés et vous reconnaîtrez, sans peine, que l’école dans la prison, comme l’école hors de la prison, peut avoir foi simultanément, dans la vertu moralisatrice et de l’instruction et du sentiment religieux.

Après quelques oscillations, bien naturelles quand on songe à la difficulté du problème et à la diversité des auditeurs dans un Congrès international, j’ai pu faire adopter le principe français de la neutralité et de la laïcité[7] : « L’enseignement moral comme l’enseignement scolaire relèvera de l’instituteur ; mais à côté de lui, l’enseignement religieux sera donné par les ministres des différents cultes ». Il n’était pas mauvais que l’analogie (et non l’identité) des écoles pénitentiaires et des écoles ordinaires fût poussée jusque-là.

À la fin de cette étude sur l’utilité et la nécessité, le programme et les résultats de l’école dans la prison, sur les lacunes qu’elle présente, les améliorations qu’elle appelle, et les idées directrices qu’il convient de lui appliquer, j’ose espérer que l’administration pénitentiaire trouvera dans le personnel de l’enseignement primaire, inspecteurs d’académie et primaires, instituteurs et institutrices[8], des collaborateurs éclairés et guidés par les principes que je viens d’exposer, collaborateurs empressés à l’aider dans une œuvre de justice et d’humanité, d’utilité et de préservation sociales, destinée enfin à compléter l’œuvre scolaire de la République et à diminuer, dans notre jeune démocratie, le nombre des unités sociales inutiles ou dangereuses, pour augmenter celui des unités utiles et bienfaisantes.

F. Alengry,
Docteur ès Lettres,
Inspecteur d’Académie à Limoges.
  1. Nous avons traité comme rapporteur en section et comme rapporteur général, cette importante question au Congrès International du Patronage des libérés (Paris, juillet 1900). On trouvera dans les Actes du Congrès, actuellement sous presse, les rapports et le compte rendu sténographique des discussions engagées. Voir IIIe section, 2° question, séances du 11 juillet 1900 et l’Annexe aux travaux de la IIIe section.
  2. Avec l’agrément de M. Duffos, directeur de l’Administration pénitentiaire au ministère de l’Intérieur ; je ne saurais trop le remercier de sa haute et précieuse courtoisie.
  3. Utile veut dire deux choses principales : 10 les illettrés ont appris à lire, à écrire, à compter ; 2° les lettrés et illettrés ont accueilli avec empressement les ouvertures des sociétés de patronage qui se sont donné pour mission de les placer à leur sortie de prison. L’amendement est donc à la fois intellectuel ct moral.
  4. Publiée en 1900 dans le volume du ministère de l’Instruction publique intitulé : Statistique de l’Enseignement primaire, t. VI, p. 122.
  5. Voir en outre la statistique de 1895, résumée plus haut.
  6. Le premier a été publié dans les travaux préparatoires, le second en annexe aux travaux de la IIIe section.
  7. Ce principe avait été écarté au congrès de 1895.
  8. Nous n’avons pas à envisager la solution pratique du problème, car elle dépend de l’Administration pénitentiaire, des règlements en vigueur et des multiples contingences locales. L’essentiel est que cette administration puisse compter, partout où il en sera besoin, sur les instituteurs, et que ceux-ci, au lieu d’être livrés à eux-mêmes, soient guidés par leurs chefs, inspecteurs d’académie et primaires, conformément aux principes pédagogiques et sociologiques exposés dans cette étude et adoptés, sur ma proposition, par le congrès de 1900. Il n’est pas inutile d’ajouter que les instituteurs, en activité ou retraités, agréés par l’Administration pénitentiaire, bénéficient d’un traitement spécial fixé et versé par elle.