L’École française de Rome, ses premiers travaux/02

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L’École française de Rome, ses premiers travaux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 112-141).
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L'ECOLE FRANCAISE DE ROME

LES PREMIERS TRAVAUX

II.[1]
MOYEN AGE.

La science française, après avoir compté au XVIe siècle une école admirable de jurisconsultes, a brillé d’un pareil éclat au XVIIe et au XVIIIe siècle par nos grands bénédictins, Mabillon et Montfaucon, dom Vaissète et dom Bouquet ; autour d’eux les Duchesne, Ducange, Baluze ; des monumens comme ceux qu’ont, élevés les savans religieux de la congrégation de Saint-Maur : le Gallia christiana, l’Histoire du Languedoc, le Recueil des historiens des Gaules et de la France, l’Art de vérifier les dates ; des œuvres comme celles qui sont dues à leurs célèbres émules et amis, les Glossaires, le recueil des Conciles, les Capitulaires, les Ordonnances… il n’est pas de nation moderne qui puisse montrer en deux siècles de ses annales tant de noms et tant de livres illustres. Le caractère de ces hommes était à la hauteur de leur talent. On sait la modestie des bénédictins. Leurs noms sont omis dans beaucoup de leurs œuvres et quelquefois même dans les courtes inscriptions de leurs tombes. Ils vivaient dans la retraite, poursuivant leur tâche sans découragement à travers les agitations publiques. La persécution s’étendit sur eux, et ils montrèrent la même constance. De tels hommes ont imprimé à notre école historique le cachet qui la rend reconnaissable et qu’elle doit conserver, à savoir l’alliance d’une instruction précise et variée avec une critique prudente, avec le talent de la généralisation, avec l’esprit philosophique. Ils ont enseigné la vraie méthode. Ils ont cultivé les lettres anciennes, mais de préférence notre histoire nationale pendant les siècles du moyen âge.

Nous avons reçu d’eux un très riche héritage. L’Académie des inscriptions estime que c’est pour elle un devoir patriotique, un honneur et en même temps une charge suffisante de reprendre et de continuer quelques-unes des œuvres commencées par eux. L’École des chartes se rattache directement à leur tradition, et ceux des pensionnaires de l’École française de Rome qui se vouent à l’étude du moyen âge doivent rechercher en particulier leurs traces et observer leurs maximes. À ces conditions, ils ont le droit, ils ont le privilège de se prévaloir devant l’étranger de ces respectables souvenirs, et du secours que leur offrent ceux des maîtres contemporains qui reproduisent de tels exemples. Notre temps a, en effet, connu de vrais bénédictins, pour la science et le caractère : il ne serait pas difficile de les nommer. Un d’entre eux, dont le nom retentissait hier encore à propos d’une importante revendication littéraire, est devenu par sa ferme méthode, sa critique clairvoyante, sa profonde instruction, sa sincère bonté, un des meilleurs guides de la jeunesse savante : l’École française de Rome a eu en lui, quant aux études du moyen âge, le plus affectueux et le plus utile conseiller.

Pour qui l’étudie avec les ressources que Rome peut offrir, le moyen âge est infiniment varié dans son immense étendue. Il doit comprendre les antiquités chrétiennes, qu’on n’observera mieux nulle part ailleurs ; l’histoire générale, l’histoire des lettres et des arts, peuvent espérer de là beaucoup de nouvelles informations. Il doit se prolonger jusqu’à la dernière partie du XVe siècle, date d’une renaissance qui inaugure le monde moderne. De ce vaste champ, Rome et l’Italie sont par elles-mêmes des fractions singulièrement fécondes ; leurs musées et leurs archives contiennent ce qu’il faut de lumière pour l’éclairer tout entier.


I

Le sol même de Rome renfermait les élémens qui ont permis de nos jours à un savant de premier ordre de constituer une science, l’archéologie chrétienne, seulement ébauchée jusqu’à lui. J’ai eu l’occasion récente ici même de mettre en relief tout le profit qu’apportent à l’histoire générale les travaux d’un maître tel que M. de Rossi. Avec tant de monumens de diverse nature découverts et à découvrir, avec une méthode comme celle qu’il a fondée, la carrière est large pour qui s’y engagera à sa suite[2]. Il a montré par ses travaux combien, pratiquée comme elle doit l’être, l’archéologie chrétienne importe à l’histoire du droit et à l’histoire politique. Il ne reste pas seulement des catacombes à retrouver ; les catacombes ouvertes ont livré des inscriptions, des peintures, des objets précieux qui sollicitent de longues études, par lesquelles on se préparerait à l’entière intelligence de l’immense littérature religieuse des premiers siècles, encore imparfaitement connue. Si les savans italiens occupent à l’avance dans ce large domaine quelques principales positions, plusieurs motifs ont éloigné l’Institut allemand de correspondance archéologique d’y prendre un rôle actif. Nous avons, tout au moins pour l’hagiographie et l’histoire ecclésiastique, de longues traditions ; enfin l’École française de Borne a pour directeur en ce moment un maître en ces sciences, M. Edmond Le Blant. Il y a donc beaucoup à faire pour les nouveau-venus, sans crainte d’un ingrat labeur.

Les premiers siècles du moyen âge italien restent obscurs, bien qu’ils offrent à l’histoire et à l’archéologie des problèmes importans. L’historien peut y étudier dans leurs combinaisons inattendues les élémens que la domination impériale retenait naguère en suspens ou à distance, mais qui, développés et libres, vont concourir à la formation d’une autre société. Institutions et civilisation lombardes, institutions et civilisation grecques, dégénérescence des traditions italiennes, tel est le fond d’un tableau sur lequel se détachent, aux VIIIe et IXe siècles, le brillant essor de la période carlovingienne, les progrès du gouvernement pontifical, les hostilités ou les alliances qu’il rencontre. Rarement scène historique à présenté Un si vaste intérêt dans un si petit espace, les papes essaient d’affermir et d’étendre leur pouvoir temporel contre les attaques des Lombards et la suzeraineté des Grecs. Ils appellent à eux les princes de la maison d’Héristal, qui ont, eux aussi, leur fortune à faire. La lutte aboutit à la séparation de l’Occident et de l’Orient, au triomphe de l’église, au couronnement de Charlemagne. — Un ancien membre des écoles françaises d’Athènes et de Rome, aujourd’hui professeur à la faculté des lettres de Lyon, M. Bayet, a choisi pour sujet d’étude ces derniers épisodes. Il prépare depuis longtemps et va publier deux volumes sur les relations des papes avec les princes carlovingiens. De son côté, un pensionnaire actuel de l’École française de Rome, M. Diehl, a pris pour domaine l’Italie byzantine du Ve au VIIIe siècle. — L’archéologue, de son côté trouve ici matière aux plus séduisantes recherches. Les travaux de MM. Didron et Labarte ont montré de quel prix sont les études bien ordonnées et persévérantes sur l’industrie et l’art de l’époque byzantine. Il faut en étudier les mosaïques, précieuses pour l’histoire même, les miniatures, les ivoires, les bronzes. Il faut nous apprendre à distinguer ces objets des dernières œuvres antiques et de celles d’une vraie renaissance qui apparaît dès l’époque de Charlemagne et de Charles le Chauve. Les galeries du Vatican, les riches collections particulières, comme celles de M. le marquis de Trivulce à Milan, qui sont merveilleuses, plusieurs musées italiens, publics ou privés, enfin une exploration attentive de l’Italie du Sud, offriraient ; à cet égard cent occasions d’utile examen. Les Orientaux qui fuyaient la persécution iconoclaste, et l’ordre des basiliens, si répandu, Ont laissé dans l’Italie méridionale des vestiges d’art et de civilisation grecs qu’il serait du plus haut intérêt de recueillir.

Le premier service que réclame la science historique, particulièrement pour des époques aussi complexes que le moyen âge ; c’est la publication intelligente et critique dès textes originaux. On sait avec quelle activité prodigieuse, avec quelle habileté nos bénédictins et leurs pareils se sont acquittés de ce devoir. De notre temps, la science allemande a beaucoup fait sous ce rapport. Le recueil de Pertz compte aujourd’hui vingt-huit in-folio ; c’est un monument qui prend place à côté du Corpus de Berlin, mais sans effacer les travaux des Mabillon et des Baluze. L’œuvre à poursuivre est d’ailleurs immense ; il y a sans cesse ou des textes à rééditer avec le secours de lumières qu’on n’avait pas jadis, ou de nouveaux instrument de l’histoire à faire connaître. Plusieurs publications engagées en ce sens par l’École française de Rome paraîtront dignes d’attention. Elles vont se rencontrer avec de semblables entreprises commencées en Allemagne : il y aura des coïncidences qui mériteront d’être observées.

Je veux parler tout d’abord des recherches de M. l’abbé Duchesne sur le Liber pontificalis, des résultats considérables qu’il a déjà obtenus, et du double projet d’une édition critique de ce livré important, dans le recueil des Monumenta de Pertz par les soins du célèbre germaniste M. George Waitz, et dans la collection in-quarto de l’École française de Rome par M. l’abbé Duchesne : celle-ci est en voie d’exécution.

M. Louis Duchesne est dès maintenant un maître qui compte parmi les esprits les plus pénétrans et les plus fermes en fait d’érudition critique. Dès à présent, il est un des savans français les plus considérés au-delà de nos frontières ; M. Mommsen, en toute occasion, et M. Waitz, en le combattant, lui rendent témoignage ; M. de Rossi, qu’il proclame son maître, l’a pour collaborateur : ils préparent ensemble une édition des Martyrologes qui datera certainement dans la science.

Nous possédons sous le titre de Liber pontificalis une série de biographies des papes de saint Pierre à Martin V, du Ier au XVe siècle. Il va de soi qu’un si vaste recueil n’a pas été écrit par un seul auteur et en une seule fois, mais qu’il y a eu d’abord une première série, puis des suites rédigées à diverses époques. Or l’intérêt devient évident, pour qui veut apprécier l’autorité du livre, de savoir quelle date assigner au plus ancien travail, par qui, sous quelles influences, avec quels documens il a été accompli. L’opinion générale était jadis qu’il fallait distinguer de tout le reste la longue série de biographies qui va depuis le commencement jusqu’au IXe siècle, et qu’Anastase le Bibliothécaire en avait été le compilateur. Or M. Duchesne, dans un mémoire qui forme le premier fascicule de la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, a établi que c’était là une grave erreur ; il a démontré que la rédaction d’une première série du Liber remontait à l’année 514 environ : résultat considérable, qui fortifie les témoignages exprimés sur les premiers siècles chrétiens. Mais de quelle nature sont ces témoignages ? Ont-ils un caractère vraiment historique ou seulement légendaire ? La superstition et la crédulité y usurpent-elles, comme il arrive dans beaucoup de chroniques du moyen âge, un rôle prépondérant ? S’inspirent-ils d’informations prochaines ? De quel milieu sont-ils l’expression ? Ici encore la critique pénétrante de M. Duchesne atteint des conclusions très nouvelles. Le patient examen des textes, et l’étude attentive de cent cinquante manuscrits au moins, lui permettent de se transporter en esprit dans le temps où le Liber pontificalis s’est formé. Il assiste aux débats qui, pendant le Ve siècle, divisent Rome et affaiblissent la papauté, aux luttes qu’elle livre pour l’avenir de son pouvoir temporel, aux querelles théologiques et aux guerres intérieures qui en résultent, et de singulières relations, jusqu’ici non soupçonnées, lui apparaissent entre ces troubles politiques ou religieux et la rédaction de la chronique pontificale. Tout le Ve siècle de l’église a été occupé par la querelle entre les eutychéens monophysites et les nestoriens. D’une part, le dogme même était gravement menacé ; d’autre part, les passions populaires, en Occident et en Orient, se précipitaient vers les questions religieuses. Il en résulta un schisme, qui n’interrompait pas les disputes, quelquefois sanglantes. Or chacun des deux partis, le catholique romain, divisé en modérés et violens, et le byzantin, se combattaient par toute sorte d’armes, en particulier par des écrits, biographies, légendes, chroniques, qui se répandaient rapidement et devenaient populaires. La première partie du Liber pontificalis a pu avoir quelque chose de ce caractère militant. Il y aurait eu plusieurs catalogues pontificaux différant entre eux seulement par quelques traits, mais ces traits étaient de grande importance. Chaque parti voulait avoir sa chronique des évêques de Rome. La couleur du récit concernant certains papes, qu’on pouvait modifier par quelques mots, n’importait pas seule ; on conçoit que le fait d’être inscrit ou passé sous silence, d’être désigné comme pape ou antipape, avait une extrême gravité. On ne saurait d’ailleurs attribuer à la première partie du Liber pontificalis une origine vraiment officielle, tant le style y est éloigné des formes correctes de la chancellerie romaine, tant y règne un mélange étonnant de renseignemens authentiques avec les fables les moins acceptables. On y retrouve les contrecoups de toutes les péripéties religieuses de la fin du Ve et des commencemens du VIe siècle. Théodoric y est bien traité aussi longtemps qu’il défend le parti que le rédacteur tient pour orthodoxe ; il est appelé hérétique dès qu’il cherche quelque conciliation avec l’Orient. Les papes romains eux-mêmes deviennent suspects s’ils paraissent incliner vers une telle conciliation.

Il est curieux que le même caractère de polémique paraisse s’être étendu dans le même temps à la série de portraits des papes que possédait l’ancienne basilique de Saint-Paul hors les Murs, voisine de Rome. Tout voyageur a admiré dans cette basilique, presque détruite par l’incendie du 15 juillet 1823, les restes des anciennes mosaïques, la porte de bronze fabriquée à Constantinople en 1070, et le cloître, œuvre délicate de la première moitié du XIIIe siècle ; mais combien n’est-il pas regrettable, pour l’histoire et pour l’art, que nous ne puissions plus, avec ce qui reste de débris, reconstituer la série des portraits qui ornaient l’enceinte intérieure de l’église ! Ils étaient fort ruinés dès avant l’incendie, et nous n’en avions de connaissance que par ce que deux antiquaires italiens, Marangoni et Bianchini, en avaient noté et dessiné au commencement du XVIIIe siècle. M. Duchesne en a retrouvé une reproduction plus ancienne d’un siècle dans un manuscrit de la bibliothèque Barberini, à Rome, et il a constaté qu’on voyait au mur septentrional de la basilique un médaillon de Laurentius, le candidat opposé en 498 par le parti byzantin au pape Symmaque. Or précisément nous avons conservé un fragment de chronique papale ne contenant plus, peu s’en faut, que la biographie de Symmaque, et dont le rédacteur, favorable aux Orientaux et à Laurentius, traite avec une réelle acrimonie le pontife qui, pour le Liber pontificalis survivant, est le seul pape authentique. On peut juger par là combien ce schisme avait troublé profondément l’église et usurpé des expressions durables. L’image de l’antipape n’a pu être placée à Saint-Paul hors les Murs que dans un moment de triomphe de son règne contesté ; cette série de portraits devenait donc, comme la chronique pontificale avec ses versions diverses, une manière de Fastes, sur lesquels chacun voulait mettre la main.

Il n’en est que plus démontré que le Liber pontificalis est un ouvrage historique de la plus haute valeur. C’est là qu’il faut chercher l’histoire de l’exarchat de Ravenne, celle de la lutte constante des papes pour fonder le pouvoir temporel. Grégoire de Tours l’a connu. Paul Diacre, l’historien des Lombards, s’en est servi. Énumérant avec soin les édifices construits par les papes, et les donations faites ; à chaque église, cette chronique devient une source inépuisable d’informations utiles pour la topographie et l’archéologie romaines au moyen âge, pendant ces siècles obscurs où chaque indice a beaucoup de prix. On remarquera que, par suite de la date attribuée à la première rédaction, toutes les notices du VIe siècle se trouvent avoir l’autorité de récits contemporains. Les usages dont il y est témoigné sont ceux de l’église romaine au commencement de cette période. Les indications qu’on y trouve sur les monumens et sur les arts ont été recueillies au même temps, c’est-à-dire avant la guerre entre les Grecs et les Goths, alors que la plupart des édifices antiques et des basiliques chrétiennes subsistaient avec leurs inscriptions. — Il n’existe pourtant pas encore d’untel livre une édition critique, où le texte soit constitué par une étude raisonnée des variantes, de manière à montrer les influences diverses, puis commenté au point de vue de la science archéologique. C’est cet important travail qui figurera bientôt parmi les publications de l’École française de Rome, à côté du mémoire que M. l’abbé Duchesne a déjà donné.

Des cent cinquante manuscrits que M. l’abbé Duchesne a comparé, le plus grand nombre se trouver en Italie et surtout à Rome. L’immense, l’inépuisable source de document manuscrits, voilà ce qui manque à l’Ecole française d’Athènes et ce qui est le privilège de sa jeune sœur : Beaucoup de ces manuscrits nous transmettent les œuvres de l’antiquité, mais plus nombreux encore sont ceux qui intéressent l’histoire et la littérature du moyen âge ; Rome, par tant de ressources, peut suffire à épuiser seule plus d’un vaste sujet, et à satisfaire plus d’une vie de savant. On peut s’y enfermer et, de là, suivre l’histoire du monde. Cicéron disait déjà : « L’histoire se fait ici ; ce qui arrive autre part, on l’ignore[3]. » On aurait presque le droit d’en dire autant, à cause de cela même, des monumens de l’histoire : ils sont ici ; peu de chose ailleurs.

Ne parlons pas même, dans cette seule Rome, des archives conservées dans les grandes familles, ni de celles des corporations supprimées, qui forment désormais un Archivio di stato déjà formidable, ni de celles des paroisses et des confréries, ni de celles des notaires, ni de celles d’une aussi puissante maison que la Propagande[4]. Ne considérons que le seul Vatican. N’y comprenons pas la basilique de Saint-Pierre, de laquelle dépendent bien des archives spéciales : par exemple, celles des chanoines, d’où l’un des nôtres, M. Müntz, a tiré grand profit pour l’histoire des arts ; celles de la basilique proprement dites ; celles du maître de la chapelle pontificale, probablement avec des trésors d’ancienne musique inédite, celles du maître des cérémonies, peut-être avec la série des relations rédigées par les successeurs de Burckhardt ; celle de la rote enfin, avec les dossiers de tant de procès depuis le XVIe siècle. Ne considérons que les richesses accumulées dans le palais pontifical, c’est-à-dire la célèbre Bibliothèque vaticane et l’Archivio segreto.

On sait quelle place importante était réservée dans les anciennes villas romaines à la bibliothèque, dont le tabularium ou archives n’était qu’une annexé, on sait de quel luxe et de quels soins elle était entourée. Les portiques en étaient pavés de marbres verts, parce que la couleur verte repose la vue. On prodiguait à l’intérieur les colonnes de marbre, les riches mosaïques, les images des dieux, les portraits peints, les bustes ou les statues des grands hommes, celles des orateurs et des poètes avec le scrinium à leurs pieds, comme le Sophocle du Latran[5]. Les collections précieuses de toute sorte, dactyliothèque pour les pierres gravées, pinacothèque pour les tableaux rares, cabinets pour les bronzes et pour ces vases d’argent et d’or que, dès le temps de César, on recherchait dans les sépultures grecques, terres cuites, bas-reliefs, orfèvrerie ciselée, ivoires, toutes ces richesses étaient groupées alentour comme pour attester la belle union de la science et des arts. Cette magnificence avait passé des collections privées aux bibliothèques publiques, à celle qu’Asinius Pollion avait édifiée d’après le vœu de César, à celles d’Auguste sur le Palatin et dans le portique d’Octavie, à celles de Vespasien et de Trajan. — Osymandias, le roi de Thèbes égyptienne, avait inscrit au-dessus de la porte de sa célèbre bibliothèque : « Trésor des remèdes de l’âme ; » la statue d’Auguste-Apollon, à l’entrée de la Palatine, indiquait le séjour des Muses. Il n’y a pas lieu de douter que la tradition de ces pensées morales en même temps que de ce noble luxe n’ait inspiré les papes lorsqu’ils ont, l’un après l’autre, accumulé autour de la Vaticane tant de brillans musées : c’est comme le triomphe du livre, dernière et suprême expression de l’intelligence. humaine, de qui relèvent à la fois les lettres, les sciences et les arts.

On a dit quelquefois, bien à tort, que la Vaticane n’avait jamais eu qu’à peine des catalogues, même pour son service intérieur, et que c’était une des causes du peu de communications que jadis on y obtenait. C’est méconnaître la solidité romaine. Cicéron disait qu’un bel ordre dans ses livres était comme une nouvelle âme ajoutée à sa demeure. Auguste recommandait un grand soin aux affranchis grammairiens qu’il avait pour bibliothécaires. Les bibliothèques des églises et couvens au moyen âge ont été pendant des siècles conservées avec ordre, de sorte que la Vaticane a hérité de longues et salutaires traditions. Dès le XVe siècle, c’est-à-dire dès le temps où elle a été vraiment constituée par Nicolas V et Sixte IV, elle a possédé des inventaires réguliers ; les savans hommes qui ont été successivement appelés à la diriger, Alemanni, Allacci, Contelori, Holstenius, les deux Marini, Angelo Mai, n’en étaient pas d’inactifs ou négligens gardiens. À l’avènement de Pie IX, il y avait, sans compter les inventaires partiels, dix volumes in-folio du catalogue des manuscrits latins et deux du catalogue grec. Les tomes xi et xu latins ont été commencés depuis, et les événemens de 1870 n’ont pas arrêté le travail. Près de quatre volumes in-folio du catalogue général étaient imprimés en 1768 ; un incendie et les événemens de la fin du siècle ajournèrent toute reprise. Il faut se rappeler que la Bibliothèque nationale de Paris elle-même, après avoir imprimé, au milieu du XVIIIe siècle, quatre volumes du catalogue de ses manuscrits, s’est arrêtée et n’a repris ce travail difficile que de nos jours.

Quelle œuvre plus nécessaire cependant pour rendre possibles les recherches en de si vastes dépôts ? Ce fut de bonne heure œuvre pie de la part de tout travailleur admis à la Vaticane de faire connaître ce qu’il y avait appris, soit en consultant, s’il lui avait été possible, les inventaires antérieurs, soit en s’informant un peu à l’aventure, et de donner avec quelque définition les numéros des manuscrits qui lui étaient parvenus. L’École française de Rome eut à cœur tout d’abord de s’associer à cette tâche. Elle compta parmi ses premiers projets d’œuvres en commun celui d’un catalogue raisonné du fonds de la reine Christine. Elle en commença l’exécution en publiant une notice de M. Elie Berger sur vingt-cinq de ses manuscrits, et une étude de M. L. Duchesne sur les manuscrits grecs ayant appartenu jadis au pape Pie II. Nous aurions chaque année ajouté à ce recueil ; c’eût été certainement une œuvre utile aux hommes d’étude. Nous avons dû nous arrêter devant les résolutions nouvelles de la cour pontificale. Léon XIII, dès son avènement, avait décidé de reprendre tout le dessein d’une entière publication. À l’heure qu’il est, selon des informations toutes récentes, le travail d’impression est commencé : le monde savant a la promesse d’un inventaire général des manuscrits de la Vaticane.

Quant au célèbre Archivio-segreto Vaticano, c’est, comme on sait, l’arsenal diplomatique des papes, c’est l’énorme dépôt que le gouvernement français, en 1810, a fait transporter à l’hôtel Soubise, à Paris, et qui y resta jusqu’en 1815 et 1817. On le rendit alors, sauf quelques épaves ; une d’elles se compose de deux mille registres in-folio, contenant non pas, comme on l’a dit, les actes de la congrégation du saint-office, mais les innombrables papiers relatifs à des enquêtes de canonisations toutes modernes ; ils ont trouvé un asile au département des imprimés de notre Bibliothèque nationale. On conçoit aisément qu’une collection comme celle de l’Archivio segreto n’ait pas d’inventaires complets ; mais là aussi, de temps à autre, des savans privilégiés ont accompli de fécondes missions. Notre infatigable La Porte du Theil, grâce au cardinal de Bernis, y a copié dix-sept à dix-huit mille pièces relatives au xme et au XIVe siècle. Pertz y a copié dix-huit cents lettres pontificales, Palaçky y a étudié en dix semaines quarante-six Régistres contenant quatre mille cinq cents pièces. Le docteur Dudik pour l’histoire de la Moravie et de la Bohême, M. Dulaurier pour ceux de l’Arménie, P. -A. Munch pour les États Scandinaves, y ont fait d’abondantes moissons.

Ce qui excitait surtout les convoitises des historiens, c’était l’incomparable série des deux mille registres pontificaux, depuis Innocent III jusqu’à Pie V, où se résume toute l’administration de la cour de Rome. Le recueil de ces bulles paraissait si indispensable à l’histoire que l’érudit allemand Potthast, désespérant sans doute de voir les archives du Vatican s’ouvrir, a dressé et publié l’inventaire de celles de ces bulles qu’il a pu recueillir dans les livres imprimés ; il les a classées chronologiquement, avec de courtes analyses ou quelquefois des extraits, travail d’une incontestable utilité ; mais que serait-ce si de courageux travailleurs pouvaient un jour puiser librement et longtemps à la source première et rendre à la science l’usage de tant de documens d’une si haute valeur ? Nous avons considéré que l’École française de Rome devait aspirera cette tâche, et qu’elle ne serait définitivement fondée, au moins pour une partie de sa mission, qu’après avoir obtenu les moyens de s’y dévouer. Notre demande fat présentée : c’était dans les dernières années du pontificat de Pie IX. Il y eut des retards, aggravés par des circonstances extérieures qu’il fallait éloigner au préalable. Même après qu’on avait eu l’assentiment du saint-père et les assurances du cardinal secrétaire d’état, il y eut de longs arrangemens à prendre avec M. Rosi, alors préfet des archives. La difficulté était pour M. Rosi d’accommoder la concession acquise avec cet axiome : « Personne n’entre et rien ne sort ; » Il le répétait souvent. La difficulté n’était toutefois qu’apparente ; il s’agissait de trouver une salle-voisine des archives qui pût se prêter à l’application du privilège sans tomber sous le coup de l’interdiction traditionnelle. Au reste, le pontificat de Léon XIII allait apporter en peu de temps les facilités si longtemps invoquées par la science. On commença par autoriser le travail dans la salle de lecture de la Bibliothèque vaticane ; plus tard on alla jusqu’à ouvrir une salle particulière dans les dépendances mêmes des archives.

La collection des registres pontificaux commence avec Innocent III ; mais les bulles de ce pape ont été publiées, et ses actes ont été commentés par M. Léopold Delisle : c’était là pour nous un modèle à suivre, non certes un travail à refaire. Nous avons choisi, pour commencer le pontificat d’Innocent IV, une des grandes figures du XIIIe siècle, un contemporain de saint Louis, le rival du grand empereur Frédéric II. M. Élie Berger, lauréat et aujourd’hui auxiliaire de l’Institut, a pris en main la tâche d’étudier les registres de ce long règne, de résumer chaque bulle et de préparer une vaste Publication, avec préface, commentaires et index. Il s’agit de faire connaître huit mille six cents bulles, pour ce seul pape. Près d’un quart en avait été publié antérieurement : nous ajoutons six mille pièces à ce qu’on avait déjà. Presque tous les documens intéressans la France, l’Angleterre, l’Espagne étaient encore ignorés. Élections d’abbés et d’évêques, compétitions ardentes, procédures complexes, rivalités violentes et durables, concessions de fiefs et de bénéfices ecclésiastiques, questions de mariages et de successions, litiges de toute sorte, innombrables dispenses pro defectu natalium, qui montrent où en étaient les mœurs et le respect du mariage au XIIIe siècle, détails intimes de mœurs, informations d’histoire littéraire… où trouvera-t-on un tableau plus complet et plus sincère de la vie de chaque jour dans la société religieuse ou civile d’un si grand nombre de pays, en un temps qui mérite une si grave attention ? La chronologie et la géographie du moyen âge, sur une foule de points de détail, en sont modifiées ; les corrections deviennent innombrables à l’Art de vérifier les dates, au Gallia christiana, à l’Italia sacra d’Ughelli. Il y a matière à de nouvelles études de diplomatique. La lutte entre les partisans de Frédéric II et ceux du pape a été très active dans la région du Haut-Rhin, en Suisse, dans les évêchés de Strasbourg, Bâle, Constance, Lausanne ; l’Alsace y a joué un rôle important ; de tout cela on retrouve ici les traces. Des bulles nouvelles sur la prédication et les préparatifs de la croisade de saint Louis, sur les chrétiens de la Palestine, sur les subsides levés en France et en Angleterre pour venir en aide au royaume de Jérusalem seront les bienvenues.

L’École prépare en outre la publication des registres de Boniface VIII et de Benoît XI, son successeur. M. Charles Grandjean, qui s’est chargé de ce dernier pontificat, commence dès maintenant l’impression de son travail, qui est achevé. Benoît XI n’a pas régné longtemps, mais il a eu le mérite de mener à bonne fin un certain nombre d’affaires engagées par son puissant prédécesseur. L’étude du pontificat de Boniface VIII est plus longue. Trois pensionnaires de l’École française de Rome s’y sont appliqués : MM. Antoine Thomas, Faucon et Digard. Elle n’est pas terminée ; mais nous pouvons déjà faire prévoir quel profit en saura tirer l’histoire. M. Thomas, en effet, a pris soin de noter pas à pas ce que les documens contenaient d’informations certaines concernant les hommes qui, à un titre quelconque, ont marqué pendant le XIIIe siècle. Il a comparé les données diverses, il les a contrôlées et discutées, et son travail, que nous avons inséré dans nos Mélanges, aboutit à d’étranges conclusions. On peut voir tout ce qu’il faut corriger d’erreurs, de confusions bizarres, de lacunes regrettables dans nos recueils courans de biographies. Et ce n’est pas sur des vies obscures que portent ces rectifications et ces additions. Il s’agit de personnages en lumière, qui ont pris une part active aux événemens de leur époque. C’est Pierre de Condé, ce chapelain de saint Louis, connu pour ses lettres écrites de Tunis ; Pierre d’Auvergne, auteur d’écrits philosophiques ; Pierre de Ferrières, jurisconsulte et archevêque d’Arles, objet dans l’Histoire littéraire de la France d’une notice qui devra être complétée et rectifiée ; Landolfo Colonna, devant lequel, quoi qu’en disent l’Histoire littéraire et la Biographie Didot, il faudra que disparaissent Raoul et Landulphe de Coloumelle, qui sont de pure invention ; Jean de Jaudun, qui a écrit en 1323 les Louanges de Paris ; Marsili de Padoue, le célèbre réformateur politique et religieux du XIVe siècle, recteur de notre université en 1312 ; Ockam enfin, un des plus grands noms de la philosophie au moyen âge. Il n’est pas une de ces biographies sur laquelle M. Thomas n’ait rencontré dans les Registres quelques renseignemens nouveaux. M. Faucon, de son côté, a très bien signalé combien de pareils documens serviraient à l’histoire des arts.

Il faudra, pour les registres d’Innocent IV, trois volumes in-quarto ; les trois premiers fascicules sont déjà publiés. L’impression du volume de Benoît XI, disions-nous, est commencée. Celle de Boniface VIII se fera attendre une année encore. — L’École française de Rome voudra-t-elle mener à bien, pendant un long temps, une telle entreprise ? Pourquoi non ? Il n’y faut qu’une persistance que la conviction du service rendu fera aisément acceptable. Est-il assez démontré que l’œuvre engagée devra être d’un remarquable intérêt ? A ceux qui veulent s’y vouer ne manquent pas les sérieuses et immédiates récompenses. Ils ont cette satisfaction légitime qu’offre aux meilleurs la pensée d’une possession première, d’une sorte de découverte ou de conquête en un riche pays non encore reconnu ; ils ont le très réel avantage de faire provision, au début de leur carrière, d’une multitude d’observations que d’autres ne pourront faire qu’après coup, s’ils y pensent jamais. Il y a encore un bien autre profit que les bons esprits recherchent, peut-être inconsciemment, et qui est le plus précieux. L’âpre séduction de ce travail sévère rémunère celui qui la subit volontiers par un véritable progrès intérieur, à la fois intellectuel et moral. C’est la condition de tout loyal effort dans la voie étroite, c’est en particulier celle d’une pratique austère, qui n’exclut pas le charme de l’invention et la saveur de l’inédit. Ajoutons que le solide mérite des travaux de longue haleine parait manquer à notre pays dans un temps comme le nôtre ; le lui rendre en quelque mesure serait une œuvre utile : on doit s’inspirer du souvenir et de l’exemple des bénédictins.

Nous avons parlé des seules archives de Rome ; mais on sait la prodigieuse richesse de celles de Florence et de Venise, de Milan et de Naples. Celles-ci possèdent, en une série de trois cent soixante-dix-huit volumes in-folio, les papiers des rois de Naples de la maison d’Anjou. On devine aisément qu’il doit y avoir là de précieuses informations sur l’Anjou et la Provence, ainsi que sur l’administration française transportée dans l’Italie méridionale. Le malheur est que ces volumes, après avoir subi les destinées les plus tumultueuses, sont dans un complet désordre, qu’une reliure tardive a comme consacré. C’est une entière confusion de pièces sans date déplacées et mêlées. La source est cependant si précieuse qu’on y vient puiser de toutes parts : on le ferait beaucoup plus utilement si l’usage en était rendu plus facile. Un pensionnaire de l’École française de Borne, M. Paul Durrieu, a pris pour lui cette tâche. Pour rétablir l’ordre dans ces volumes, qui sont surtout des registres de comptes, il s’est mis à rechercher ce que devaient être l’administration financière et jusqu’à la tenue des livres au XIIIe siècle ; il a retrouvé le sens de beaucoup de formules et de signes d’un perpétuel usage, et, après avoir expérimenté sur cinquante et un de ces in-folio, il nous rend la clé qui permettra désormais de classer, de dater, d’expliquer presque chacune de ces pièces comptables, presque chacun de ces documens historiques. Ce qu’il a déjà publié à ce sujet dans nos Mélanges d’archéologie et d’histoire peut faire prévoir quel caractère d’utilité pratique son travail d’ensemble offrira.

M. Delaville Le Roulx a été redemander notre bien commun, je veux dire l’histoire de France, plus loin encore, jusqu’à Malte, aux archives de La Valette. La primitive histoire de l’ancien ordre de Saint-Jean de Jérusalem se rattache à celle de la première croisade et des établissemens français en terre-sainte. Peut-être même l’institution première remonte-t-elle à une des fondations de Charlemagne. La plupart des grands maîtres ont été de nationalité française ; les membres de l’ordre ont joui en France de beaucoup de considération, de biens et d’honneurs. En succédant aux Templiers, ils ont hérité de leurs droits et de leurs possessions en Orient. M. Delaville Le Roulx, qui s’était déjà fait remarquer par sa collaboration à l’active société de l’Orient latin, a publié dans la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome un inventaire général de ces archives de La Valette, qu’il fera suivre prochainement d’un travail analogue à celui de M. Durrieu.


II

A côté de l’histoire générale, directement intéressée aux travaux qu’on vient d’énumérer, il y a l’histoire spéciale des lettres et des arts, qui en est le perpétuel et éloquent commentaire, qui en résume et en consacre les plus hautes manifestations. On peut dire qu’elle la complète, puisqu’il est de petits états, comptant assez peu par la politique et la guerre, qui ont dû au seul éclat des arts et des lettres une renommée durable. En assurant la perpétuité des plus beaux souvenirs, l’histoire littéraire et l’histoire des arts montrent la force de l’esprit, et ce que peuvent, à côté de l’homme d’état et du conquérant, le poète et l’artiste. Elles suivent dans leur développement quelques-unes des plus précieuses facultés de l’intelligence humaine. Elles mettent sans cesse en comparaison les époques diverses, et par cela seul, si elles ne cessent pas d’être clairvoyantes ou simplement sincères, elles rendent plus d’un service. Les hauteurs, qu’elles ne laissent pas s’obscurcir, continuent de dominer et de montrer la voie ; les vrais rapports sont observés, les œuvres sont appréciées sans l’oubli des circonstances et des milieux qui les ont vues naître ; un plus grand nombre de ces œuvres sont mises en relief ; le goût, l’étude, l’admiration, mieux sauvegardés, trouvent aussi plus de quoi se satisfaire. D’autre part, une barrière est opposée à l’esprit de système, exclusif et partial, ainsi qu’à ces théories excessives qui, exagérant une règle de critique dont la juste observation serait de simple bon sens, voient dans les milieux où naissent la littérature et l’art de factices creusets, disent les combinaisons et les mélanges qui produisent à point nommé le génie, et interdisent au souffle divin de s’élever où et quand il lui plaît.

L’histoire littéraire et l’histoire de l’art doivent avoir leur rôle dans cette enquête compréhensive et équitable qui seule autorise les conclusions générales et les vues d’ensemble. Pour faire mieux comprendre et pour entretenir le culte des grandes époques et des grandes œuvres, elles doivent scruter les époques intermédiaires. Aux yeux de l’historien philosophe, ce qu’on appelle les bas temps ou les temps de décadence ne mérite pas le dédain. Ce sont des époques de transition pendant lesquelles les restes flétris, mais encore vivans, de la saison dernière protègent et suscitent la germination de la saison nouvelle. De quel prix ne serait-il pas de pénétrer cet intime travail et d’en saisir les phases diverses ? S’il paraît que le champ soit stérile et que les sujets d’observation fassent défaut, prenons garde qu’il faille nous en prendre à notre incomplète étude, et que ce soit nous simplement qui ignorions. Le travail des esprits dans les lettres et les arts, comme le travail de la terre, ne s’arrête jamais. Il suit, plus ou moins actif, mais sans jamais s’interrompre, des voies, logiques ; il subit, plus ou moins docile, mais sans jamais s’y soustraire entièrement, des influences historiques qu’il importe de retrouver par un patient examen, sous peine de laisser se perdre plusieurs anneaux d’une chaîne qui n’est autre que l’histoire intellectuelle et morale de l’humanité. Pourquoi et comment est-il arrivé en France que la poésie et l’art du moyen âge, nés du fonds national, aient été étouffés par l’imitation classique et les importations étrangères ? Que serait devenu l’art gothique, livré à son propre développement ? Quels fruits aurait portés le prodigieux épanouissement de la littérature poétique de notre moyen âge ? L’inspiration de nos légendes carlovingiennes n’aurait-elle pas convenu au génie d’un Corneille et d’un Racine aussi bien que les traditions grecques et romaines ? Autant de questions qui, par leur importance, pourraient bien relever aussi de l’histoire générale, et non pas seulement de l’histoire littéraire. De l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art, l’esprit critique de notre temps attend plus qu’on ne leur demandait autrefois. Nous ne sommes plus tentés de fermer les yeux à l’entier développement de l’architecture pour n’admirer qu’une seule école, au nom de certains principes convenus. Nous ne redisons plus avec Boileau :


Durant las premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisoit toutes les lois.


Nous savons que par ces « premiers ans » il faut entendre huit, neuf et peut-être dix siècles, du Ve au XVe ; nous savons que, pendant cette longue durée, les langues et les littératures romanes se sont développées selon des règles aussi inviolables que celles qui régissent tout l’esprit humain ; nous savons que nul caprice ne saurait, particulièrement en linguistique, créer des lois. En un mot, toute une science nouvelle est née depuis Boileau : elle s’appelle la grammaire comparée ; elle a refait l’histoire de notre langue et, peu s’en faut, celle de notre littérature.

Ses démonstrations ne sont pas encore achevées, en ce sens du moins que toutes les conséquences des règles qu’elle a découvertes ne sont pas encore déduites ou, tout au moins, n’ont pas suffisamment pénétré dans l’enseignement. Une disposition officielle recommandait naguère aux professeurs de nos lycées de retracer en une série de leçons proportionnées à leurs auditoires l’histoire des littératures grecque et latine et celle de la littérature française. Ils doivent y joindre les principaux traits de l’histoire de l’art. C’est une excellente innovation. Assurément l’étude de Virgile, considéré dans l’ensemble et la portée entière de son œuvre, dans l’état d’esprit et la disposition morale qu’ont inspirés au poète les événemens et les idées de son temps et les exemples qui l’avaient précédé, une telle étude, ou bien celle d’Homère ou des tragiques grecs rapprochés des monumens de l’art qu’ils ont fait naître, serait tout autre chose que ce travail sans nom, sur quelques pages seulement d’un ou deux ouvrages classiques, auquel sans cela les élèves sont condamnés. Et n’est-ce pas aussi un devoir de l’enseignement national de cesser de compter pour rien notre vieille langue, une littérature qui a produit tant d’œuvres vraiment françaises, un art qui a eu tant d’éclat ? Quoi qu’on ait innové à ce sujet, nous avons sûrement dans cette voie beaucoup de progrès à faire.

Qui croira que l’École française de Rome n’ait ici aucun rôle et qu’elle ne doive pas aider à ces progrès ? Elle a mission, lorsqu’il s’agit de périodes comme celle du moyen âge, dont beaucoup d’œuvres sont encore inexpliquées ou mal connues ou inédites, de mettre les ressources de l’érudition, linguistique, philologie, paléographie, comparaison des textes, au service de l’histoire littéraire. Elle en a les moyens, puisqu’elle reçoit de l’École des chartes et de l’École des hautes études de jeunes érudits bien préparés à étudier les documens originaux dont les bibliothèques romaines et italiennes sont abondamment pourvues. Ceux de ses membres qui s’occupent du moyen âge peuvent contribuer de la sorte à l’avancement de la science et à celui de l’enseignement, et susciter par l’exemple de leur succès un plus grand nombre de vocations vers la philologie française et vers l’étude des littératures néo-latines.

On sait qu’après la chute de l’empire romain, pendant que le latin savant persistait dans les couvens et dans les écoles, le latin vulgaire, jusque-là presque inaperçu, se développa chez les divers peuples de la domination romaine selon des lois communes qui n’empêchaient pas de certaines variétés. Il en résulta ce qu’on appela la langue romane, qui fut à peu près la même d’abord chez toutes les nations néo-latines. Le texte roman du serment de Strasbourg de 842 est le seul important spécimen qui nous reste de cet idiome, dont la science actuelle parvient toutefois à restituer les formes originaires. Raynouard avait compris, dès 1821, mais sans aller jusqu’au bout de sa découverte, que la comparaison de ces différens idiomes pouvait seule éclairer l’histoire de chacun d’eux. Dietz en 1836 a achevé la démonstration ; il a fait pour les langues romanes ce que Bopp et Grimm avaient fait pour les langues indoeuropéennes.

L’ancienne Gaule avait été soumise politiquement à des conditions bien diverses ; elle n’avait pas subi de même ni aussi longtemps, au nord et au sud de la Loire, la domination romaine et plus tard la conquête germanique ; les différences de climat et de génie étaient profondes. La langue nouvelle n’y resta donc pas partout identique : on eut au nord de la Loire la langue d’oïl et le pays des trouvères, et au sud la langue d’oc avec les troubadours. On sait ce que fut l’éclat des premiers. Depuis le commencement du VIIe jusqu’au Xe siècle, on voit naître des chants nationaux, contemporains des événemens qui les inspirent, œuvres de ceux-là même qui y ont pris part. Ces chants forment bientôt l’épopée française : elle est constituée dans le nord de la France à la fin du XIe siècle ; elle finit par se grouper autour des souvenirs de Charlemagne ; elle s’appelle la Chanson de Roland. Le XIIe siècle, qui suit de près ces origines, est une grande époque historique : c’est le temps de Guillaume de Champeaux, d’Abailard et saint Bernard, des premières croisades, de la prodigieuse expansion des Normands en France, en Angleterre, en Italie, en terre-sainte. Ces « siècles grossiers » ont été d’une étonnante fécondité littéraire. Le fond épique des légendes nationales suffit à de nombreuses chansons de geste ; le cycle de l’antiquité s’y ajoute, avec les merveilleuses histoires du roi Arthur, du Saint-Graal, de Tristan et de la reine Iseult, tout le cycle de la Table-Ronde. Les événemens contemporains eux-mêmes, si retentissans, prêtent matière à des poètes que leurs contemporains ont admirés, que les critiques modernes n’ont pas dédaignés, et que le progrès de nos connaissances sur notre ancienne littérature et notre ancienne langue mettra sans cesse mieux en lumière. La France du Nord avait précédé les autres peuples de langue romane par réclusion littéraire ; elle dut à l’étonnant essor de son XIIe siècle la vaste célébrité de cette efflorescence. Pendant la période suivante, il n’y a pas une fête dans les cours de l’Europe septentrionale, en Danemark, en Suède ou en Norvège, sans la traduction de quelqu’un de nos grands poèmes en langue d’oil. Cette même langue, importée en Angleterre par la conquête, dans l’empire grec et en Palestine par les croisades, l’est en Italie par les ducs d’Anjou, rois de Naples ; elle fait franchir les Alpes à nos chansons de geste et à nos romans du cycle breton ; les jongleurs les vont chantant dans les petites cours princières de l’Italie du Nord, et nous retrouvons dans la Divine Comédie les échos de l’enthousiasme qu’ils excitaient. Les Italiens étaient devenus nos élèves ; le français, plus ou moins altéré, fut pour longtemps la langue littéraire de la vallée du Pô. Là fleurit, au XIIIe et au XIVe siècle, toute une littérature franco-italienne, dont l’existence n’a été soupçonnée que de nos jours.

Plus puissant encore peut-être fut l’essor poétique dans la France méridionale, Plus tôt qu’ailleurs, l’idiome issu du latin y devint une langue ayant conscience d’elle-même, non dédaignée, comme l’était le langage vulgaire dans les autres pays romans, par les clercs et par les laïques des hautes classes. La littérature provençale dura trois cents ans ; elle s’exerça en beaucoup de genres : légendes pieuses, compositions didactiques et morales, romans, nouvelles et récits historiques. Elle s’éleva plus haut encore : de même que la littérature d’oïl avait son admirable épopée, elle eut sa grande poésie lyrique, dont les premiers accens, partis du Poitou et du Limousin, furent répétés, presque en tous lieux, par des essaims de troubadours. Le XIIe siècle fut l’âge d’or de cette riche poésie, presque subitement étouffée au début du siècle suivant par l’horrible croisade contre les albigeois. La France du Nord se précipitait en ennemie sur la France du Sud : un notable progrès de l’unité nationale ne devait s’accomplir qu’au prix du sang et des supplices. L’émigration des troubadours, qui en résulta, porta la littérature provençale dans tous les pays voisins, au nord de la Loire, au sud des Pyrénées, au-delà des Alpes ; elle eut un dernier éclat en Portugal et en Castille, et se mêla aux origines de la poésie catalane ; elle anima l’Italie, et lui inspira la première le souffle lyrique des poètes siciliens et des poètes toscans, jusqu’au plus grand de tous, Dante Alighieri. D’anciennes théories historiques faisaient procéder la poésie française d’une sorte d’imitation de la poésie italienne. Elles conservent une part de vérité s’il s’agit des rapports ultérieurs qui se sont établis entre les deux nations, au XVIe siècle par exemple. Mais ce que nous avons pu recevoir alors d’influence littéraire Venue de l’Italie n’est nullement comparable à ce que l’Italie avait primitivement reçu de la France méridionale. On l’a dit avec raison, ce ne sont pas seulement des sujets ou des formes d’invention heureuse que le génie provençal a transmis d’abord à la poésie italienne, c’est l’existence même.

Il n’y a pas bien longtemps que ces vérités d’histoire littéraire ont commencé d’être démontrées, et il n’est pas bien sûr qu’elles soient encore entrées dans le courant de l’enseignement général. Ceux des jeunes érudits que l’École des chartes et l’École des hautes études envoient à l’École française de Rome ont donc, entre autres tâches indiquées et tracées, celle d’éclairer toujours davantage ces primitives relations littéraires entre les diverses nations romanes, particulièrement entre la France et l’Italie. C’est à eux de tirer des bibliothèques et archives italiennes les œuvres encore inconnues que l’influence de nos trouvères et de nos troubadours a fait naître au-delà des Alpes. Qu’ils soient écrits dans la langue d’oil ou dans la langue d’oc, ces poèmes sont les pages mêmes de nos primitives annales, aujourd’hui dispersées en Italie, en Espagne et ailleurs. Reprenons notre bien, c’est-à-dire démontrons clairement, dans le juste intérêt de la science et de la vérité historique, quels ont été ces intéressans échanges intellectuels, et quelles règles les ont régis. La tâche est double, et le prix en est d’autant plus grand. Il ne s’agit pas uniquement d’un service à rendre à l’histoire littéraire ; l’étude de notre langue, de sa grammaire et de son orthographe même est en jeu. Il n’est pas question ici de petite et vaine érudition, mais des principes de cette éducation première des esprits qu’on demande avec raison, à la gymnastique grammaticale dirigée par une science éclairée. Pourquoi nous être laissé devancer par l’Allemagne dans ces belles études qui importent tant à la bonne direction de l’intelligence, qui nous intéressent si directement, que les savans étrangers ne peuvent conduire avec succès qu’avec le secours des documens français, et pour lesquelles nous ne manquions pas, l’expérience l’a prouvé, de bons esprits critiques ? Pourquoi l’Allemagne a-t-elle depuis si longtemps dans ses universités des chaires nombreuses où l’on explique le vieux français, quand, aujourd’hui encore, nous commençons à peine à en compter quelques-unes dans nos facultés ? Pourquoi n’est-ce que d’hier qu’on s’efforce de donner dans nos écoles de tous les degrés un enseignement de la langue française vraiment logique, et raisonné ; conforme aux lois de la linguistique et de. la raison, accessible à tous, et fort opposé à la stérile et irritante sécheresse de formules incompréhensibles qu’on ne discute pas et qui s’imposent ? Les règles qu’on présente aux enfans doivent être simples, mais non pas mécaniques ; leur mémoire ne retient sûrement que ce dont leur esprit s’est rendu compte. « Je ne veux pas, disait déjà Burnouf, qu’on étale devant des commerçans les curiosités de la science ; mais je veux qu’on leur en découvre les principes. » Le maître qui aura étudié avec une sévère critique les littératures et les langues romanes, sera précisément l’homme pour développer ces principes et en montrer l’application durable jusque dans les idiomes pratiqués dans notre temps.

Frédéric Dietz a donné depuis 1836, disions-nous, le signal de ces utiles travaux ; ses nombreux élèves développent et appliquent ses maximes dans les universités allemandes. L’Italie a toute une école de romanisans renommés : MM. Ascoli, d’Ancona, Fia Rajna, Caix, Bartoli, Monaci. La France a quelques maîtres, MM. Gaston Paris, Paul Meyer et Darmesteter, auxquels les disciples, ne maar ment pas, et parmi eux comptent déjà plus d’un des membres de l’Ecole française de Rome.

M. Antoine Thomas est l’un d’eux. Dans un premier travail[6], il a fait connaître pour la première fois plusieurs de ces compositions franco-italiennes qu’a enfantées au moyen âge la poésie épique des trouvères français, transportée et imitée dans l’Italie du Nord ; on n’en possédait jusqu’à présent, nous l’avons dit, qu’un fort petit nombre. Dans une autre étude, aujourd’hui sous presse, et concernant Francesco da Barberino, poète italien contemporain de Dante, il apporte un jour nouveau sur la diffusion de la langue et de la poésie provençales en Italie. Une critique clairvoyante et précise, une très ferme méthode, un talent d’exposition remarquable, assurent à l’auteur de ces dissertations, déjà lauréat de l’Institut, un rang très distingué dans la culture et l’enseignement des langues et littératures romanes.

Les mémoires de M. Clédat sur Bertrand de Born, ceux de M. François Delaborde sur la Chronique en prose de Guillaume le Breton et de M. Élie Berger sur Richard le Poitevin, moine de Cluny, historien et poète latin du milieu du XIIe siècle, sont aussi d’importans services rendus à l’histoire littéraire grâce au bon usage des manuscrits de la Vaticane.


III

Nul doute que toute appréciation élevée, que toute direction intellectuelle et morale des intérêts de l’art ne relève de l’esthétique. L’esthétique est la science qui étudie, analyse et explique le principe et les règles du beau, en prenant pour point de départ la nature de l’esprit humain, et pour but un idéal non pas seulement de convention, non pas seulement imaginaire, mais dont plusieurs principaux traits ont été réalisés dans les plus belles œuvres qu’ait acclamées l’humanité. Une telle science repose d’abord sur un sentiment inné ; il faut à ce sentiment, pour se développer et se fixer, une éducation philosophique ; mais il doit invoquer aussi, entre autres élémens de développement et de culture, cette sorte de comparaison constante et pénétrante qu’instituent et recommandent la recherche et la critique historiques. La seule connaissance de l’histoire générale peut déjà beaucoup : elle suffit à montrer, par exemple, quels rapports unissent la civilisation et l’art chez les anciens Grecs, quel art différent a dû convenir aux anciens Romains, quel autre aux ardeurs religieuses du moyen âge en d’autres climats, et quel retour a dû résulter des réminiscences classiques dans les temps modernes. Le progrès général du sens historique a suffi de nos jours pour imprimer au goût public une direction nouvelle : nous l’avons vu s’ouvrir aux beautés de l’art grec avant Phidias, à celles du moyen âge et de la première renaissance. Que l’enseignement de l’esthétique, ainsi entendu et préparé, soit confié à un penseur élevé, à un écrivain exercé, et en même temps à un grand artiste, — tout ce qu’est M. Eugène Guillaume dans sa chaire du Collège de France, — et l’on peut en attendre une haute influence et de puissans effets. Mais le double progrès de l’esthétique et de l’histoire a donné naissance à une sorte de science nouvelle, l’histoire critique de l’art, science de laquelle il nous faut dire encore qu’elle est enseignée aujourd’hui dans toutes les universités de l’Allemagne, tandis qu’elle n’a pas une seule chaire en France. Autour des chefs-d’œuvre de l’architecture, de la peinture et de la sculpture, n’y a-t-il pas une infinité de productions d’inégale valeur qui expliquent ces chefs-d’œuvre et sont expliquées par eux, qui offrent, elles aussi, à leur manière, de sincères expressions de la vie supérieure de l’humanité, qui traduisent l’essor de chaque civilisation vers le beau, et montrent les voies lumineuses par où l’art a passé ? Ne convient-il pas de savoir ordonner ces trésors, afin de classer les diverses écoles selon leurs inspirations et leurs mérites ? On doit identifier les œuvres, reconstituer les biographies des artistes, retrouver les lieux et les dates. Le seul sentiment de justice que l’équitable histoire recommande, et qui est dû en particulier au talent, veut qu’on ne laisse pas se multiplier les injustes oublis, et qu’on respecte tant de mémoires en faveur desquelles réclame la présence ou le souvenir de tant d’œuvres d’une réelle valeur. « Même les siècles antérieurs à l’an mille, quelque tristes et quelque obscurs qu’ils soient, demandent une profonde étude. » Qui parle ainsi ? Un homme de haut esprit et de goût excellent qui a eu le vif sentiment des nécessités que nous signalons, M. Vitet.

Nos riches musées sont là, qui réclament la double lumière de l’esthétique et de l’histoire de l’art. On peut observer quelle transformation le seul progrès de l’esprit public y a déjà introduite. On peut calculer, en comparant ce qui a été fait dans certains musées étrangers, ce qui nous reste à faire. Le temps n’est pas éloigné, — mais il est passé pour toujours, — où nos galeries faisaient commencer l’art antique à Phidias, l’art moderne à Raphaël, l’art français au siècle de Louis XIV. L’art romain y effaçait aisément ce qu’on aurait pu y montrer d’œuvres grecques. On n’imaginait pas qu’un morceau mutilé pût avoir quelque prix. L’intérêt de la décoration et non celui de l’art guidait les ordonnateurs. Il fallait compléter les statues, refaire un bras, c’est-à-dire un geste, adapter une tête, c’est-à-dire une physionomie, ajouter un attribut… On disposait ces œuvres non pas suivant un ordre logique, mais de façon à ce que l’aspect général satisfît les plus superficiels des visiteurs. Notre musée du Louvre a des traditions, il est vrai, qu’il doit observer : il fait partie du relief et comme du décor national ; il ne saurait devenir uniquement, en dehors du Salon carré, qui doit réunir les chefs-d’œuvre, d’où qu’ils viennent et dans n’importe quel ordre, un simple musée d’étude, historique. Avec quelle ardeur cependant et avec quelle science n’y travaille-t-on pas aujourd’hui à reconnaître les vraies attributions, à discuter les questions d’authenticité, à mettre en lumière notre art français, si longtemps dédaigné ! Qu’est-ce que cela, sinon rendre hommage à l’histoire ? Soyez assuré que ces conservateurs intelligens et dévoués appellent les historiens de l’art à leur aide : ils ont certainement compté sur l’École française de Rome pour obtenir tant d’informations nouvelles sur l’art italien du moyen âge et de la renaissance que doivent contenir les nombreuses galeries et archives italiennes. — L’École, par un de ses membres les plus distingués, devenu désormais un maître en ces matières, M. Eugène Müntz, a répondu amplement à leurs vœux et à ceux du monde savant.

Ce n’était pas une œuvre toute facile. Les trois volumes que M. Müntz a déjà publiés dans la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome sous ce titre : les Arts à la cour des papes pendant le XVe et le XVIe siècle, résument un travail de plusieurs années continué avec cette persévérance, cette patience infatigable qui est une vertu de l’érudit et une partie notable de la science même. Une critique habile s’ajoute ici, pour donner, à côté des documens, les conclusions. Dans un pays comme l’Italie, où beaucoup de gouvernemens ont mis le soin des beaux-arts au nombre de leurs devoirs et de leurs moyens politiques, on comprend que les archives aient conservé une multitude de témoignages écrits. Les registres de dépenses, tenus avec une exactitude et un détail exemplaires dans ces diverses cours, mais surtout à la cour pontificale, sont les plus fidèles portraits d’une activité qui a été si féconde. C’est une vérité proverbiale que, dans toute administration, petite ou grande, dans celle d’une modeste famille ou dans celle d’un puissant état, le budget est l’ultima ratio : tout vient se résoudre en recette ou dépense. On se rappelle quel heureux parti M. le comte de Laborde avait autrefois tiré des registres de comptes pour l’histoire des arts, à la cour des ducs de Bourgogne. M. Müntz s’est proposé de faire un même emploi des registres pontificaux, au sujet des arts pendant la renaissance. La moisson s’est trouvée énorme, d’autant, plus que M. Müntz l’a multipliée en recourant à d’autres sources encore. Dépôts publics ou privés, de corporations ou de familles, il en est bien peu où il n’ait pénétré. Il s’est fait ouvrir toutes les portes. Il a découvert des archives inconnues, peu s’en faut, des Romains eux-mêmes ; ses copistes ont étonné Rome pendant des années. — Le plan de son travail d’ensemble était tout indiqué : disposer les innombrables documens par ordre chronologique dans chaque pontificat, selon chaque genre de travaux : architecture, peinture, sculpture, arts somptuaires, etc. ; placer au commencement de chaque règne un résumé indiquant, les conclusions nouvelles, insérer les discussions chemin faisant, à propos des textes. Le résultat final est un livre qui, sur ce XVe siècle si brillant par une première renaissance encore assez peu connue, apporte presque à chaque page une information nouvelle. M. Gaëtano Milanesi vient de donner un commentaire de Vasari excellent pour ce qui concerne Florence et la Toscane : il faudra qu’il fasse une nouvelle édition pour profiter des conquêtes de M. Müntz en ce qui concerne Rome. On connaît l’excellent livre du père Marcheso sur les artistes dominicains : il devra continuer, comme il a commencé de le faire dans une réimpression, à enregistrer tant d’indications utiles. C’est à l’aide de ces renseignemens précis que M. le baron Geymüller, dans ses études sur Bramante et Raphaël architecte, a pu suivre pas à pas certains progrès de la construction de Saint-Pierre de Rome. Avec le même secours, M. Léon Palustre, dont l’intéressant ouvrage sur la renaissance met en lumière tant de traits ignorés de notre art français, a signalé dans la cour ovale du palais de Fontainebleau une élégante construction imitée jadis de la tribune de la bénédiction. à Saint-Pierre de Rome. Cette tribune, œuvre élégante du XVe siècle, à laquelle quatre papes s’étaient intéressés, et qu’un artiste tel que Mino de Fiesole avait pris plaisir à décorer, a été détruite lors de la construction de la grande basilique moderne, et ses débris ont été rejoindre dans les grotte Vaticane tant d’autres morceaux précieux en partie dispersés ensuite. Or M. Louis Courajod, le savant et dévoué conservateur-adjoint de la sculpture moderne au Louvre, a pu reconnaître dans nos anciennes acquisitions, avec l’aide des textes cités par M. Müntz, un élégant bas-relief de Mino qui a certainement fait partie de ce petit édifice. M. Courajod, dont les recherches pénétrantes ont effacé bien des erreurs de nos anciens catalogues, s’est servi des discussions du même auteur pour réfuter et détruire l’attribution traditionnelle à Paolo Romano du tombeau sculpté de Robert Malatesta, Vasari est d’une confusion qui serait restée longtemps encore inextricable sur le compte des deux Paolo Romano, comme sur Baccio Pontelli, auquel il prête tant d’œuvres à la fois. Le livre de M. Müntz, mis à profit comme il convient par d’habiles critiques en présence même des monumens, permet d’en finir dans nos musées et dans l’histoire avec tant de causes de désordre.

Nous n’avons pas encore, dans le tableau des Arts à la cour des papes, les premières années du XVIe siècle ; mais l’histoire du XVe, considérée uniquement dans Rome, y a beaucoup de prix. Le gouvernement pontifical a-t-il été favorable aux arts ? La vue immédiate des grands débris de l’antiquité a-t-elle exercé sur l’école romaine quelque influence visible ? Y a-t-il eu une école romaine, que l’on puisse distinguer des brillantes écoles que connaissait déjà l’Italie ? Ces divers problèmes, à la solution desquels une enquête aussi savante que celle de M. Müntz ne manque pas d’apporter beaucoup d’élémens, donnent à son livre un intérêt général, indépendamment des nombreuses questions de détail qu’on y trouve examinées et presque toujours résolues.

Deux pontificats, ceux de Martin V et d’Eugène IV, occupent toute la première moitié du XVe siècle, et représentent dans Rome ce mélange d’anarchie expirante et d’efforts vers un état meilleur qui caractérise la même période dans toute l’Europe occidentale. Le Pogge, dans son petit livre de Varietale fortunœ, a retracé l’indicible désordre de la ville éternelle au retour d’Avignon. Il a vu les fours où se fabriquait la chaux avec les plus beaux restes des monumens antiques ; la guerre civile avait multiplié le brigandage ; une populace affamée habitait, avec son bétail, dans les palais des Césars. Martin V fit de sérieux efforts pour mettre fin à cette lamentable anarchie ; il organisa une police, il assainit la ville, et soutint les ruines trop menaçantes. Rome, après avoir eu pendant le moyen âge des artistes tels que les Cosmati, dont elle conserve jusqu’à nos jours de beaux ouvrages, des cloîtres, des autels, des tombeaux, ne possédait plus depuis 1300 ni peintres ni architectes ni sculpteurs. Martin V appela donc de Florence et de Sienne des maîtres déjà renommés. De même que Giotto et Simon Memmi avaient été conviés pour travailler à l’ancienne basilique de Saint-Pierre, on vit Gentile da Fabriano, le grand Masaccio, — auquel toutefois M. Henri de Laborde refuse avec raison, sans nul doute, les fresques de la chapelle de Sainte-Catherine à Saint-Clément, — on vit plus tard, sous Eugène IV, Donatello, fra Angelico, et notre Jean Fouquet appelés à Rome. Artistes et antiquaires commençaient du reste à étudier avec une attention consciente les monumens romains : Brunelleschi et Donatello venaient, en 1420, pour relever les mesures du Panthéon. En un temps où le respect de l’antiquité classique était encore loin de triompher dans Rome, le Panthéon fut le premier monument païen d’origine qui attira les regards et occupa les esprits. Eugène IV le débarrassa des constructions parasites qui l’entouraient. On découvrit alors cette conque de porphyre et ces deux lions de basalte qui, jusqu’à Sixte-Quint, demeurèrent sur la place en avant du portique, et qui ornent aujourd’hui la fontaine de l’Acqua Felice, près des thermes de Dioclétien. On trouva aussi des fragmens de bronze qui firent penser à une grande scène ayant décoré le fronton. — Si les récits des fouilles du XVe siècle nous intéressent encore aujourd’hui, que l’on pense à l’impression d’étonnement presque superstitieux que ces découvertes inattendues produisaient alors.

Déjà un sentiment d’émulation animait Eugène IV, lorsque, ayant vu à Florence la célèbre porte de Ghiberti, il voulut en avoir une aussi magnifique pour Saint-Pierre : ce fut l’origine de l’intéressante porte de bronze d’Antonio Filarete, qui subsiste à l’entrée principale de la basilique, et dont nous avons dit ici même les intéressantes représentations[7]. Un signe du progrès rapide de la renaissance dans Rome et des encouragemens qu’elle devait y rencontrer était la profusion d’ornemens et de vêtemens précieux que les cérémonies pontificales rendaient nécessaires, et à la fabrication desquels de grands artistes comme Ghiberti ne dédaignaient pas de consacrer tous leurs soins. Il faut se figurer la Rome du XVe siècle, avec ces interminables spectacles, processions et cavalcades, prises de possession des papes, promotions de cardinaux. Bannières et gonfanons, armoiries, tentures, catafalques, armures, roses d’or, épées d’honneur, servaient d’inépuisables motifs aux caprices de l’art le plus ingénieux.

Le complet triomphe des arts dont Rome, à partir de la seconde moitié du XVe siècle, allait devenir le théâtre, était bien préparé. Le jubilé de 1450 apportait au trésor pontifical des ressources considérables ; les derniers périls et bientôt la chute de Constantinople faisaient affluer, avec les lettrés, les artistes orientaux. La crainte des Turcs et un progrès de centralisation commun à tout l’Occident de l’Europe contribuaient à affermir la papauté sur de nouvelles bases et à lui faire souhaiter un brillant éclat.

Nicolas V était bien le pontife aux vues larges et hautes qui saurait mettre à profit ce concours de circonstances. Il avait d’immenses projets. Il voulait restaurer les principaux monumens antiques, refaire dans Rome l’alignement des rues et l’accès des places, les relier ensemble par de grandes voies à arcades, reconstruire les murs de la ville. Le reproche de n’avoir pas respecté l’ancienne basilique de Saint-Pierre ne pèse pas sur sa mémoire si, comme il paraît, elle manquait de solidité. Son souvenir est d’ailleurs marqué en traits ineffaçables dans ce palais du Vatican, dont le vaste ensemble devenait le symbole éclatant de la puissance pontificale. Le Belvédère et le bâtiment de la Bibliothèque y sont de lui, ainsi qu’une ceinture de murailles dont une tour subsiste encore. Son nom demeure particulièrement attaché à cette chapelle ornée des fresques délicates de fra Angelico, seul reste important qui nous soit parvenu des merveilles que l’art de la première renaissance avait prodiguées dans le Vatican.

Il n’a pas seulement aimé les arts ; on le voyait entouré sans cesse d’une armée de peintres, de verriers, d’orfèvres, mais aussi d’enlumineurs et de calligraphes. Il avait ses émissaires dans toutes les contrées de l’Europe, à la recherche des médailles et des manuscrits. Un d’eux était cet Enoch d’Ascoli, qui a probablement sauvé de la destruction et de l’oubli la Germanie de Tacite. Il fut enfin le vrai fondateur de cette immense collection de manuscrits et de livres qui est devenue la Bibliothèque vaticane.

M. Müntz paraît croire que, si l’essor de la première renaissance avait continué avec la même liberté et la même ardeur, elle aurait eu la force de défendre les traditions et le respect du passé contre les hardiesses et les destructions qui suivirent. Il déplore qu’à Nicolas V ait succédé, au lieu de Bessarion par exemple, un vieillard débile, le chef de la maison des Borgia. Cependant Calixte III ne régna que trois années, et Pie II, qui vint après, était certainement aussi, quoique avec moins de flamme sans doute que Nicolas V, un ami des arts et des lettres. M. Müntz se montre sévère pour Pie II. Il est vrai que ce pape sembla ne considérer Rome que comme un musée de ruines. Né Toscan, il édifia de préférence cette élégante Pienza où se conserve de nos jours, grâce à l’absence de réparations modernes, le pur cachet de l’architecture du XVe siècle. Mais quel esprit, vif et ouvert ! Appréciateur intelligent des œuvres du moyen âge sans méconnaître les œuvres antiques, il semblait avoir puisé cette indépendance de jugement dans ses nombreux voyages. Il sut estimer le talent de Giotto et l’art gothique ; il vante dans ses spirituels récits aussi bien les sculptures de la façade de la cathédrale d’Orviéto que l’architecture des vieilles églises d’Allemagne, depuis Lübeck jusqu’à Nüremberg. Poète, philosophe, littérateur, historien, comment ne pas reconnaître en lui un disciple et un interprète intelligent de la première renaissance ? Des artistes tels que Benozzo Gozzoli, l’habile peintre de San Gemignano et du palais Riccardi à Florence, tels que l’architecte Rossellino, auquel sont dues, probablement les constructions de Pienza, ou bien tels que les sculpteurs Paolo Romano, Isaïe de Pise, Mino de Fiesole, témoignent d’un progrès continu sous son règne.

La vérité est qu’il ne s’agissait bientôt plus de délicatesses florentines. Rome avait mis son empreinte sur la première renaissance, qu’elle allait conduire à la plénitude d’un triomphe voisin de l’excès. Oui certes, on peut reconnaître pendant l’essor du XVe siècle une école ou plutôt une influence romaine. Non-seulement des artistes romains se sont formés, — le livre de M. Müntz les a mis en lumière, — mais plusieurs de ceux qui étaient venus des autres parties de l’Italie ont vu le séjour de Rome modifier leur talent. Ils n’ont pas impunément échangé l’aria fina de l’Apennin ou de la Toscane contre le ciel puissant et les grands aspects de la ville éternelle. Peut-être y eut-il un contact trop immédiat avec les beautés antiques. Peut-être les conseils impérieux de l’admiration se substituèrent-ils trop fréquemment aux élans de l’inspiration personnelle. Peut-être la généralisation des types, l’agrandissement du style, la préoccupation du grandiose, l’impersonnalité, altérèrent-ils le charmant naturalisme et l’individualité familière de l’école florentine. Le critique attentif et expérimenté auquel nous empruntons ces dernières remarques[8], croit retrouver la trace de cette influence dans certains traits particuliers, comme les plis de vêtemens plus réguliers et les corps moins sveltes, traits que l’antiquité romaine, à la différence de l’antiquité grecque, avait déjà connus. Même à la hauteur où le placera son génie, Raphaël laissera distinguer dans ses œuvres le passage de l’une à l’autre inspiration, de l’école florentine à l’école romaine.

Rome ne conserve-t-elle pas un témoignage vivant du caractère et de la date même de ces influences renouvelées ? Elles s’accusèrent surtout pendant le pontificat de Paul II : or c’est lui qui a élevé ce formidable palais de Saint-Marc, aujourd’hui le parlais de Venise. Comment les artistes italiens du XVe siècle en sont-ils venus à édifier cette forteresse, qui semble vouloir rivaliser par sa masse imposante avec les œuvres des anciens Romains ? C’était la demeure d’un seul homme, mais d’un prince de l’église romaine. Par ses créneaux et sa tour inachevée, il appartient encore au moyen âge ; par ses arcades intérieures et ses piliers, il imite l’antiquité classique. Cette ampleur et cette exubérance ne se retrouvent pas au même temps dans les autres parties de l’Italie ; elles font prévoir à la fois les grandeurs et les dangers de la seconde renaissance, qui sera en grande partie romaine. — Il y a plus : un accord singulier entre ses goûts personnels et le moment qu’il représentait avait inspiré, ce semble, à Paul II, qui d’ailleurs était Vénitien, un goût ardent, ce n’est pas assez dire, une réelle convoitise pour les joyaux aux vives couleurs, pour les perles, les bijoux et les pierres précieuses : elles dominaient par l’éclat ; et le nombre dans les collections, d’une incroyable richesse qu’il sut former, images de la passion de luxe et de splendeur dont la cour pontificale était animée. Le peuple romain en ressentait lui-même un respect superstitieux. Quand Paul II mourut subitement, en 1471, le bruit courut dans Rome qu’il avait été étranglé par les démons emprisonnés dans les chatons de ses bagues ; le biographe pontifical, moins crédule, estime que le poids des joyaux qui ornaient la tiare du saint-père lui avait causé une attaque d’apoplexie.

La création d’un musée proprement dit, tel que celui du Capitole, et la construction de la chapelle Sixtine, achevèrent sous Sixte IV le triomphe incontesté de la renaissance. Le premier de ces deux épisodes attestait quel culte réfléchi et raisonné l’art antique obtiendrait à l’avenir, et l’autre allait susciter les chefs-d’œuvre de Pérugin, de Botticelli, de Ghirlandaio et de Signorelli, en attendant Michel Ange. Si Rome avait paru offrir un cadre moins heureusement proportionné que l’aimable Florence à l’essor du XVe siècle, d’autres chefs-d’œuvre allaient lui rendre ce genre de. gloire éclatante et suprême qu’elle avait déjà connue dans l’antiquité, qu’elle retrouvait dans ses ruines et dans ses propres souvenirs.

On sait et les lecteurs de la Revue en particulier se rappellent que l’activité de M. Müntz ne s’est pas bornée aux trois volumes sur les Arts à la cour des papes. La série de ses nombreuses publications forme, au contraire, une histoire presque continue de l’art en Italie depuis la fin du monde antique jusqu’au XVIe siècle. Ses Études sur l’histoire de la peinture et de l’iconographie chrétiennes, sur les Anciennes églises et basiliques de Rome et sur leurs Mosaïques, observent les vicissitudes de l’art chrétien depuis les catacombes. Dans son brillant tableau des Précurseurs de la renaissance, il a résumé les intéressans efforts du moyen âge, et les préludes de l’incomparable essor qui a inauguré les temps modernes : Enfin, — sans parler de plusieurs études spéciales, comme l’Histoire de la tapisserie, — son volume sur Raphaël a couronné cette suite non interrompue de travaux variés, les uns ayant pour objet de démontrer beaucoup de nouveautés avec le secours des preuves inédites, les autres tendant à mettre en œuvre et à exposer les résultats acquis.

Il y a là plus qu’un salutaire exemple de travail persistant, énergique, bien ordonné et par là très fécond. Il y faut reconnaître une première application en France, sur une vaste période, de ce genre d’étude, à certains égards nouveau, qui consiste à introduire la critique et la recherche savante dans l’histoire de l’art et à constituer de la sorte les bases authentiques d’une telle histoire ; elle invoquera pour son entier achèvement une part de science technique et le sentiment réfléchi du beau.


En résumé, le cadre des études que conseille à l’École française de Rome la grande variété des ressources offertes par l’Italie est singulièrement vaste. On a essayé de le restreindre en se fixant une limite chronologique, la fin du XVe siècle environ[9], et l’on a recherché de préférence les genres d’étude qu’il paraissait le plus à propos de recommander dans l’intérêt de notre enseignement national. Archéologie et philologie classique, étude attentive des textes du moyen âge, publication des textes inédits, histoire littéraire, comparaison savante des langues et littératures néo-latines, histoire de l’art, il n’est pas une de ces voies particulières qui ne comporte quelque progrès dont l’École ferait profiter notre système d’instruction publique, supérieure ou secondaire, à condition, — c’est là que l’unité des travaux de l’École se rétablit, — de ne se départir en aucun cas d’une sage méthode partout la même.

Une sévère et saine érudition puisée aux vraies sources et dirigée par une critique rigoureuse et clairvoyante, tel est le but, la règle, le devoir. Peut-être on n’étonnera pas les esprits sérieux si l’on avance que ces seuls mots résument un des plus efficaces services à rendre, non-seulement à la science et à l’enseignement, mais peut-être à l’esprit public lui-même. Les idées générales, dont l’usage continuel est si familier à l’esprit français, demandent à être renouvelées sans cesse par un sérieux labeur intellectuel ; sinon, les formules éloquentes et fécondes qu’elles revêtent, et qu’une propagande active porte au loin lorsqu’elles s’élèvent et se soutiennent par leur propre essor, font place aux formules inertes de la creuse rhétorique. Leur essence, en passant dans le courant des opinions communes, s’y mêle et disparaît ; il est nécessaire de les nourrir, pour ainsi parler, d’observations et de connaissances nouvelles qui ne peuvent résulter que du raisonnement analytique et critique, seul aiguillon des esprits, seul instrument du progrès intellectuel et même moral. La patiente et dévouée poursuite du vrai, l’honneur de l’effort obstiné et sincère vers ce but élevé, la saine appréciation des choses après une longue étude et une observation exacte, la ferme conclusion à distance égale d’une témérité étourdie et d’une hésitation trop timide, ce sont là des règles pour la conduite des esprits à la fois peut-être dans le travail scientifique, dans la direction des grandes affaires et dans celle de la vie. Quiconque contribue à fortifier par sa propre pratique, par son exemple, par les bons résultats de ses travaux, cette vraie et unique méthode, peut croire qu’en dehors de son propre profit il a sa part dans l’éducation contemporaine, dans l’enseignement national. Nos écoles savantes d’Athènes et de Rome ont assurément leur rôle marqué dans cette action : c’est de quoi doubler pour elles la valeur des efforts accomplis, pour peu qu’ils aient observé la bonne voie.


A. GEFFROY.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1883 : une Fête archéologique à Rome.
  3. Romæ tam multa geruntur ut vix en quæ fiunt in provinciis audiantur.
  4. Celui qui aurait la patience d’étudier les archives des notaires romains y recueillerait indubitablement de précieuses lumières sur la topographie. Il retrouverait, en remontant d’âge en âge, les titres des propriétés, et donnerait les moyens d’identifier beaucoup de dénominations anciennes. Ainsi seulement peut-être on parviendrait à commenter la carte précieuse, mais inexpliquée, de Rome au commencement du XVIe siècle par Bufalini. — Parmi les archives des confréries, celles de saint Jean Décollé doivent posséder d’intéressans papiers relatifs aux supplices, puisque cette confrérie accompagnait et assistait les condamnés. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher ce qui nous manque du procès de la Cenci. — J’avais espéré, de rencontrer de curieuses relations dans les archives de la petite église de l’Oraison-de-la-Mort, voisine du palais Farnèse, la confrérie ayant jadis pour principal objet d’aller rechercher dans le désert redoutable de la campagne romaine les victimes de la faim ou du brigandage. Il n’y reste plus, outre quelques peintures modernes représentant les miracles revendiqués par la confrérie, que d’insignifians rapports. — Je n’ai pas été plus heureux pour les archives de l’ordre de Sainte-Brigitte ; je les ai retrouvées à Sainte-Marie du Trastévère, mais dépouillées et fort réduites, et cela depuis longtemps, comme l’attestent les procès-verbaux d’une ancienne visite pastorale. — Il n’y a plus guère de documens anciens dans les archives du grand hôpital de (Santo-Spirito in Sassia, qui fut le centre d’un ordre si puissant au moyen âge.
  5. « Heureux Fannius, s’écrie Horace, qui se fera décerner une statue avec le scrinium, tandis que personne ne lira mes vers ! Beatus Fannius, ultro Delatis capsis et imagine, quum mea nemo Scripta légat ! » (Sat. I, IV.)
  6. L’Entrée de Spagne, fascicule 25 de la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome.
  7. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1879, l’Histoire monumentale de Rome et la Première Renaissance.
  8. Louis Courajod, la Statue de Robert Malatesta au musée du Louvre (1883, Champion).
  9. Deux membres de l’École, MM. Mabilleau et George Duruy, ont toutefois publié de très utiles études sur le XVIe siècle, avec beaucoup d’informations inédites, l’un sur le cardinal Carlo Carafa, le célèbre neveu de Paul IV, l’autre sur le philosophe Cremonini, de l’école de Padoue.