L’École primaire et le patriotisme/02

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L’École primaire et le patriotisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 381-411).
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L’ÉCOLE PRIMAIRE
ET
LE PATRIOTISME

II[1]
LA CRISE ACTUELLE

Que l’école de l’heure présente ne ressemble que fort médiocrement à celle d’il y a vingt ans, telle que la conçurent et la fondèrent les Paul Bert, les Ferry, les Goblet, c’est ce qui résulte des déclarations légitimement chagrines de M. René Goblet, le seul survivant parmi ces trois initiateurs, et c’est ce que confirment, sans ambages, les chefs eux-mêmes de notre enseignement primaire. Rien de plus instructif, à cet égard, qu’un article de M. Devinat, paru dans l’École nouvelle à la fin de 1903. M. Devinat fait autorité : directeur de l’École normale d’Auteuil, éducateur de ces jeunes hommes qui bientôt élèveront l’enfance parisienne, il les voit sentir, les écoute parler, les observe, les ausculte. L’auscultation d’ailleurs est facile : lorsque ces futurs maîtres chantent l’Internationale, M. Devinat peut comprendre, sans l’ennui d’une longue enquête, quel est l’état d’esprit où ils se complaisent aujourd’hui, et qu’ils propageront demain. C’est un homme informé que M. Devinat : son diagnostic a du prix.

Il y a quinze ans, écrit-il, l’école primaire était plus que patriote, elle était chauvine. Les instituteurs avaient alors pour mission essentielle de préparer, par des leçons viriles, les prochaines recrues de la caserne. C’était vraiment l’âme de la France qui était dans l’école. Personne n’avait alors l’idée, parmi nous, de se moquer même des Chants du soldat


On reconnaît, sous ces traits, l’enseignement primaire de jadis, tel qu’ici même nous l’avons présenté. Il paraît que le tableau est de nature à faire sourire les instituteurs d’aujourd’hui ; car M. Devinat « supplie » ses jeunes collègues « de ne pas médire légèrement de ce temps-là. »

Puis, opposant à l’image du passé celle du présent, il ajoute :


Non seulement l’école laïque d’aujourd’hui n’est plus l’école du patriotisme intransigeant et chauvin qu’elle était il y a quinze ans, mais on peut dire que ce n’est plus l’éducation proprement patriotique qu’elle met au premier rang de ses préoccupations. Elle tend à devenir par-dessus tout, si je ne m’abuse, quoique un peu vaguement encore, l’école du progrès démocratique, de la solidarité sociale, de la fraternité républicaine.


S’interrogeant sur les causes de ce changement, M. Devinat en voit de deux sortes ; les unes historiques, les autres intellectuelles. La sécurité rendue par l’alliance russe ; la renonciation progressive à « l’espoir de recouvrer l’Alsace-Lorraine par la force des armes ; » les événemens récens, enfin, qui, paraît-il, appelèrent les instituteurs à « faire porter leurs critiques » sur l’armée : voilà les raisons de fait qui commenceraient d’expliquer l’évolution de l’école primaire. Mais cette évolution fut surtout la conséquence du mouvement des esprits, sollicités, d’un côté, par le pacifisme et par une confiance un peu hâtive dans l’immédiate efficacité des idées d’arbitrage, d’un autre côté par le socialisme et par les préoccupations de la lutte de classes, qui semble plus urgente et plus féconde que les antagonismes nationaux.

C’est de la pénétration dans l’école primaire d’un courant pacifiste et d’un courant socialiste révolutionnaire qu’est résultée la crise du patriotisme. « Sous le couvert de noms qui leur sont chers, écrivait récemment M. Georges Leygues, on a fait pénétrer, et accrédité parmi beaucoup de nos instituteurs, les doctrines les plus pernicieuses ; » et l’ancien ministre, tout en voulant demeurer convaincu que « la presque-unanimité sont de très fermes patriotes, » constatait qu’ « on empoisonnait la vie nationale dans sa source, » et qu’ « on semait dans l’âme de notre jeunesse les plus abominables fermens de révolte et de haine. »

Reconstituer l’histoire de cette crise ; suivre en leurs furtifs méandres les deux courans qui l’ont préparée ; montrer, ensuite, comment ils s’unirent et comment l’effet de leur fusion fut de balayer les livres scolaires usités dans l’ancienne école républicaine ; constater, enfin, que certaines mesures prises par le ministère Rouvier semblent marquer la condamnation officielle du courant socialiste révolutionnaire, mais qu’en revanche, au dernier congrès des Amicales d’Instituteurs, le pacifisme a déployé ses forces en une victorieuse parade : voilà ce que nous nous proposons ici ; et lorsque nous aurons fait comprendre la gravité du mal, rendu hommage aux premiers essais de remède, analysé les velléités ou les semblans de résipiscence, les amis de l’école et de la pairie concluront eux-mêmes dans quelle mesure et à quelles conditions ils peuvent être rassurés.


I

En 1886, l’Association des anciens élèves de l’Ecole normale de la Seine reçut d’un Hollandais, M. Molkenboer, un appel pressant : il la sollicitait d’adhérer à une certaine Société française de la paix par l’éducation. Le refus de nos instituteurs fut cinglant ; admirables de bon sens, ils répliquèrent :


Que les instituteurs français n’uni pas à prévoir l’éducation qui conviendra aux générations des siècles futurs, mais ont pour mission d’élever les jeunes générations actuelles et de leur inspirer l’amour de leurs devoirs, au premier rang desquels se placent les devoirs envers la France ;

Que les propositions de M. Molkenboer sont contraires aux principes supérieurs de la morale, à l’honneur et aux intérêts de la France.


Tel fut le premier accueil fait par les instituteurs de la troisième République aux sournoises utopies du pacifisme : ils accentuèrent même la vivacité de leur soubresaut, en affiliant leur association à la Ligne des Patriotes, récemment fondée.

Quatorze ans se passent, et nous trouvons en 1900, dans la revue pédagogique qui s’appelle le Volume, une véritable prédication pacifiste. M. Martel, inspecteur général de l’enseignement primaire, en est l’auteur. Il signale aux « citoyens instituteurs » certains votes du Congrès de la paix, réclamant le concours des éducateurs contre l’esprit militariste ; il explique que le temps n’est plus où l’école primaire pouvait célébrer le courage guerrier ; il veut qu’on en finisse avec « cette éducation de sauvages. »


Nous ne saurions trop abhorrer la guerre, insiste-t-il, et dans notre enseignement la flétrir. Mais, pour en inspirer l’horreur aux jeunes gens, il ne suffit pas de leur décrire, sans en rien dissimuler, les atrocités dont elle est cause ; il est utile aussi de leur faire comprendre, grâce à des notions d’ordre économique, à quels sacrifices inouïs la crainte des hostilités futures et les préparatifs de la défense condamnent les peuples.


Haine à la guerre ! haine au budget de la guerre ! voilà le programme du nouvel enseignement pacifiste, tel que l’élabore, au seuil du siècle nouveau, M. l’inspecteur général Martel. Depuis lors, son autorité va grandissant : il a succédé l’an dernier, comme directeur de l’Annuaire de l’Enseignement primaire, à cet Alsacien patriote qu’était M. l’inspecteur général Jost.

Adieu, dès lors, la vieille façon d’enseigner l’histoire ! Un congrès d’Amicales proclame, en 1901, que l’on doit « faire revivre, surtout, les luttes du peuple pour conquérir des libertés et des droits, » et qu’au lieu d’ « inculquer à l’écolier un chauvinisme belliqueux, » on doit « faire pénétrer chez lui l’idée d’un tribunal international d’arbitrage. » L’aventureuse pétulance d’un certain nombre de jeunes maîtres s’abrite derrière ce vœu, si modérés qu’en soient les termes, pour concerter la dépréciation de nos gloires militaires. « L’heure se rapproche, déclare allègrement le secrétaire de l’Amicale d’Instituteurs de la Seine-Inférieure, où l’on ne vénérera plus comme des grands hommes ceux issus de la fumée des batailles. » Halluciné par la lecture du Volume, un maître d’école de l’Ain donne le signal des déboulonnemens : sa petitesse se hausse pour braver la colonne Vendôme ; il annonce sa ferme décision d’arracher de son piédestal le « fauve couronné ; » et le Volume, docile, enregistre ce beau geste. L’insulte a des imitateurs : « Napoléon est un assassin, » lit-on dans le Bulletin des anciens élèves de l’École normale de la Seine ; et M. Clémendot, qui représente au conseil départemental les instituteurs de l’Yonne, écrira plus tard, dans la Revue de l’Enseignement primaire, que Vacher, l’étrangleur de femmes, « était un ange par rapport à Napoléon. » Trop longtemps l’enseignement « aveugle et inconscient de l’histoire » fut « une œuvre de mensonge, d’injustice et de haine : » M. Meurgier, délégué des instituteurs au Conseil supérieur, marque d’un dernier stigmate ces erremens du passé. Trop longtemps on entretint les enfans des guerres et de leur histoire, « un non-sens, un crime : » le Journal des Instituteurs veut réagir. Il faut apprendre aux enfans que « la paix universelle est la plus douce des réalités » et que « le pays de la Révolution Française doit déclarer la paix au monde : » l’enseignement historique préparera les petits Français à déclarer cette paix.

Les récits du passé témoignaient naguère en faveur du courage de notre peuple ; ils témoigneront désormais contre notre brutalité. Des groupes pacifistes mettent à la disposition de nos instituteurs des projections représentant les horreurs de la guerre : avec l’aide d’une lanterne électrique, on mettra les « brutes armées » au pilori…, les brutes de France ! Car ne croyez pas que nos charitables pacifistes se permettent de diffamer les mercenaires allemands de la guerre de Trente Ans, ou même, peut-être, d’autres armées venues plus récemment d’outre-Rhin. Le Dieu de la paix les en préserve ! Ce serait provoquer dans les cœurs français la haine de l’étranger. Ils feront donc fabriquer des projections qui ne sont insolentes que pour nous-mêmes, représentant, par exemple, l’incursion des armées de Louis XIV dans le Palatinat : voulant faire détester la guerre et faire aimer les autres peuples, c’est contre le soldat français de jadis que l’orateur pacifiste, dans les cours d’adultes, s’essaie à soulever les âmes sensibles des citoyens français d’aujourd’hui.

Naguère les livres de prix, les images murales, les bons points, exaltaient au regard des petits Français ceux de leurs ancêtres qui avaient su bien mourir : ce sont là désormais des illustrations suspectes, presque coupables, parce que « militaristes. » Un petit livre intitulé : Pour la paix, dirigé contre la gloire des armes, et très chaudement prôné par nos pacifistes les plus éminens, devient le type des livres de lecture auxquels les journaux pédagogiques accordent leur faveur. « J’invite les maîtres, écrit officiellement M. Jules Payot comme inspecteur d’Académie de la Marne, à faire disparaître des murs de l’école les gravures représentant des scènes de violence. » On décrochera donc, apparemment, dans les classes de la Champagne, les cuirassiers de Reichshoffen ou les grenadiers de la Grande Armée, qui confisquaient le regard admirateur des écoliers : leurs charges sont des violences. Sur les bons points, aussi, les instituteurs ne veulent plus de scènes militaires ; les faits d’armes au spectacle desquels se consolait notre fierté française feront place à de superbes aphorismes, que l’on qualifiera Maximes des grands hommes ; et la Société d’éducation pacifique, en attendant qu’elle ferme le temple de Janus, prétend inaugurer l’époque où l’on cessera de « déflorer l’imagination ou le jugement des enfans par l’hypnotisme malsain des gravures représentant les scènes de tuerie. »

Vingt-neuf Amicales d’instituteurs, dès 1903, s’honorent d’adhérer à cette société ; l’une d’entre elles, celle de l’Oise, s’essaie à créer, au service du pacifisme, une nouvelle poésie scolaire.


Brisons fusils, brisons canons.
Aimons-nous par-delà les monts.


Le poète primaire, interpellant tous les peuples, les convie, qu’ils soient Slaves, Germains ou Francs, à venir au banquet de la paix. Précisément, un banquet se tient à Paris, dans lequel la Paix doit être célébrée : les instituteurs et institutrices de la Seine s’y font tout de suite représenter par un convive et par un toast ; ils promettent de « façonner le cerveau et le cœur des générations futures » pour « d’autres revanches, plus lucratives, plus dignes de la France, plus nobles que celles de la guerre ; » et dans une phrase que nous ne nous chargeons pas d’expliquer, ils déclarent « abandonner de leur enseignement tout ce qu’ils ont jugé susceptible d’éveiller les instincts de combativité en faveur de la force brutale. » De jour en jour, les horizons s’élargissent, les rêves s’exaltent : sans espérer d’ailleurs un résultat immédiat, un collaborateur du Journal des Instituteurs projette un rendez-vous entre les éducateurs de toutes les nations : il voudrait leur faire « adopter à tous, à la fois, un système progressif de désarmement pédagogique. » Des autorités universitaires entretiennent cette ivresse : à Versailles, l’inspecteur d’Académie conseille de faire prévaloir peu à peu les idées pacifistes, afin d’arriver, dans un avenir prochain, à la fraternité des peuples ; à Paris, un inspecteur général salue l’école universelle comme la devancière de la paix universelle. L’École laïque de Toulouse, à laquelle collaborent des députés radicaux vraisemblablement informés, savait d’ailleurs de bonne source, en 1903, que « l’ogre allemand n’était pas si féroce, et que Guillaume il aurait grande envie de fumer, dans les jardins de l’Elysée, une bonne pipe en compagnie de M. Loubet. » Ainsi tranchans et confians en matière de politique internationale, les plus bruyans d’entre nos instituteurs se laissaient griser par la philanthropique conviction qu’à bref délai, l’arbitrage universel préviendrait toute explosion d’hostilités ; et, plus généreux pour les autres nations qu’ils n’étaient prévoyans pour la leur, ils préparaient avec quiétude, si l’on peut ainsi dire, le désarmement moral de la France, avant que les politiques, responsables des destinées nationales, n’eussent accueilli ni même envisagé la possibilité d’un autre désarmement.


II

Un philosophe d’ailleurs s’est rencontré, pour donner à leur pacifisme une contenance décente et des formules d’apparence profonde : c’est M. Payot, directeur du Volume, et recteur actuel de Chambéry. Les idées semées par ce moraliste sont devenues en quelques années, de l’école normale à l’école primaire, les arbitres d’un grand nombre de vies intellectuelles et morales. Le curieux débat sur « l’âme de l’école, » ouvert en 1894 par M. Buisson, n’avait abouti à aucunes conclusions précises ; M. Buisson, quittant la direction de l’enseignement primaire, laissait l’école sans âme… Les plus optimistes se consolaient en constatant, comme M. Devinat l’expliquait un jour très franchement, que « le sentiment patriotique suppléait à la pauvreté de l’inspiration morale ; » l’ancien idéal déposé dans l’école par Paul Bert continuait d’être une source de vie. M. Payot a fait miroiter un autre idéal, plus ambitieux, plus lointain, plus humanitaire.

Dans ses Conseils aux instituteurs, en 1898, les pages sur le patriotisme étaient encore passables. La publication de son Cours de morale et des Idées de M. Bourru marque, au contraire, une atteinte sérieuse et peut-être durable à l’intégrité du sentiment patriotique, tel qu’on l’avait longtemps cultivé dans notre régime scolaire. Si ces livres étaient destinés à un cénacle de philosophes, le talent dont ils témoignent assurerait à M. Payot une place d’élite parmi les belles âmes rêveuses qui s’efforcent d’anticiper sur un lointain avenir. Mais c’est à travers les écoles primaires, chargées d’envisager à un point de vue national la réalité contemporaine, que se répandent ses rêveries : ballottés par ce qu’elles ont de vague, caressés par ce qu’elles ont de noble, l’esprit de l’instituteur et l’esprit de l’écolier risquent de se laisser exiler de leur époque et détourner des devoirs immédiats que cette époque impose. À vrai dire, les responsabilités de M. Payot, qui sont pesantes, lui deviennent légères par la façon même dont il accueille la contradiction et dont il l’élude. Très expert, sans doute, dans l’éducation de la volonté, — il a, sous ce titre, écrit un livre assez connu, — M. Payot, dès qu’il rencontre des contradicteurs, se plaît à leur remontrer, paternellement, que si leur opinion diffère de la sienne, c’est par l’effet d’une gaucherie dans l’orientation de leur volonté. Elle fut mal éduquée, cette volonté, et voilà pourquoi des partis pris les obsèdent, voilà pourquoi ils ne pensent point comme M. Payot. Il répond aux objections, précises et congrues, par de hautes leçons d’attitude intellectuelle et morale. Voyez, par exemple, dans quelle allure de moraliste, tout à la fois doctorale et protectrice, il a su se retrancher, pour éviter de discuter l’accumulation de faits gênans et convaincans que présentait M. Bocquillon, dans son livre : La crise du patriotisme à l’école : on croirait entendre une autorité dogmatique traitant de mauvais esprit le libertin qui la chicane, et laissant accès, d’ailleurs, à la possibilité de la contrition.

Il parut naguère, à M. Payot, que la volonté nationale à son tour avait besoin d’être éduquée. La griserie de gloire militaire lui fit l’effet d’une maladie de cette volonté, peut-être d’un péché. Dans cette hiérarchie de consciences en laquelle il résume l’humanité, le « braillard du patriotisme » lui semble voisiner avec le sauvage, et perpétuer une sorte de faute originelle de notre race ; le pacifisme, à la façon d’une rédemption, surélève l’humanité. Déjà les témoignages de confiance, somptueux, adulateurs, que tout un parti politique prodiguait aux maîtres d’école, leur étaient un motif d’orgueil ; à cet orgueil M. Payot ouvre des horizons nouveaux. Qu’ils se fassent pacifistes, et les voilà membres d’une humanité supérieure ; au-dessous d’eux, le soldat qui se bat de tout son cœur, le badaud qui regarde le soldat, sont enfermés, encore, dans l’animalité primitive ; et toisant du faîte de leur récente grandeur les « violens, » les « agités incohérens. » comme Duguesclin ou Napoléon, les instituteurs se prélassent dans le pacifisme comme dans une tour d’ivoire, inaccessible à la foule militariste des Français. Jusqu’à M. Payot, leur fatuité n’avait que des raisons politiques ; elle en a, désormais, de philosophiques. M. Payot, en les rendant pacifistes, les a élevés dans l’échelle des hommes. Mais la France, elle, à l’école de ces « surhommes » primaires, que deviendra-t-elle dans l’échelle des nations ?

La patrie, pour M. Payot, est surtout un capital d’idées : l’idéal patriotique, c’est « le droit d’être un homme libre, de garder intacte la dignité de citoyen, de ne prélever sur le travail que l’impôt consenti. » Voilà, pour lui, le genre de patriotisme qui convient à la France moderne. Les nations voisines en cultivent un autre, fondé surtout sur « l’orgueil national, sur des idées d’extension territoriale, sur un sentiment de grandeur matérielle contestable et précaire, » patriotisme vulgaire, qui n’est que la survivance d’une certaine sauvagerie primitive, le misérable legs d’hérédités ancestrales, brutales, violentes, sanguinaires. En enseignant ce patriotisme traditionnel auquel tous les peuples autour de nous semblent avoir voué un culte routinier, l’école ferait rétrograder l’enfant vers la brute ; nous devons au contraire entreprendre l’éducation de l’esprit de justice en Europe. A la période dans laquelle la France était l’émule militaire et la concurrente des autres peuples, M. Payot fait succéder une autre période, durant laquelle nous leur donnerons de platoniques leçons, qu’ils accueilleront ou dont ils riront.

Autour de nous, les nations veulent être grandes ; elles estiment que renoncer à grandir, c’est se condamner à une diminution ; elles courtisent l’ambition comme un gage de vie intense ; elles sentent que la gloire appelle la richesse et que la richesse a besoin de la gloire, que le drapeau attire le comptoir et que le comptoir requiert le drapeau ; que « le fer appelle l’or, » comme l’a si bien dit M. Georges Leygues en une phrase que nos journaux pédagogiques ne lui pardonnent point. C’est partout une poussée d’orgueils nationaux se disputant la propriété de l’univers. En face de ce phénomène, les écoles primaires telles que les souhaite M. Payot ne prépareront point la nation française à tenir son rang parmi les peuples qui s’étendent : c’est là une gloire mesquine, dont nos pacifistes n’ont cure. La France, à mesure que ces peuples l’enserreront ou l’évinceront, s’occupera de leur professer un cours abstrait de justice supérieure ; dans l’école primaire de France s’élabore l’éducation de l’univers.

Ce seraient donc des idées surannées, ce seraient donc des préjugés de « bête humaine, » qui captiveraient l’esprit et la conscience de nos diplomates, lorsqu’ils croient avoir pour mission de maintenir la France à l’état de puissance de premier ordre, et lorsqu’ils réclament pour la démocratie française le droit d’avoir d’autres ambitions que la démocratie suisse ! « Il est clair, écrit M. Payot, et c’est cela qui fâche les partisans d’une France militariste, que la conscience pacifique des républicains tend à rendre impossible toute guerre injuste, toute guerre où l’on ne combattra pas pour l’existence et la liberté nationale. La France est résolument pacifique. Elle a des colonies plus étendues qu’elle n’en peut mettre en œuvre. Toute conquête nouvelle serait criminelle. » Sans aspirer à des guerres injustes, sans souhaiter que la République française ébauche des gestes conquérans, garderons-nous le droit, pourtant, de nous offenser ici de certain silence, qui laisse croire aux instituteurs que la France amputée est assez grande ? Et nous sera-t-il permis, aussi, d’être anxieux d’une certaine insinuation, qui donnerait à penser que notre domaine colonial est déjà trop grand, et qui s’accorderait assez avec l’opinion de certains journaux pédagogiques déplorant notre installation à Madagascar ? Mais assurément, si nous insistions, nous semblerions asservis à ce que le Volume appelle dédaigneusement « la superstition du kilomètre carré… » Après un tel mot, nous avouons battre en retraite, pour retrouver, bien loin derrière M. Payot, la pédagogie républicaine d’il y a vingt ans, fidèlement attachée au souvenir d’un certain nombre de kilomètres carrés, là-bas, vers l’Est, où des âmes filles de l’âme française étaient devenues orphelines.

C’est l’ironique malchance de certains pacifistes, qu’après avoir ébloui notre « chauvinisme » vulgaire par l’insolent éclat de leur générosité « humaine, » on les voit faire appel, pour recruter des disciples, à la foule banale des égoïstes. M. Payot n’a pas esquivé ce péril. Haine à la guerre ! Pourquoi ? Parce qu’ « en vingt ans de travail, un ménage d’ouvriers qui gagne cinq francs par jour se trouve avoir travaillé quatre cents jours pour payer les guerres passées. » L’instituteur et les écoliers seront, nous le craignons, plus sensibles à cet argument qu’aux paragraphes sur la grande nation pacifique et civilisatrice. Haine à la guerre concluront-ils, pour les sacrifices pécuniaires qu’elle implique, et qui se prolongent après elle ! Ce que l’école enseignera, ce sera peut-être l’amour de tous les hommes, mais ce que l’écolier retiendra, ce sera l’égoïsme. La guerre coûte, et la guerre ne me sert à rien, à moi citoyen : que la patrie, donc, me laisse tranquille ! Car nous lisons encore, sous la plume de M. Payot : « Me voici, par exemple, marchand de fromages. En quoi une guerre victorieuse fera-t-elle de moi un chimiste expert aux choses de la fermentation lactée ? En quoi donnera-t-elle à mes employés l’habitude d’une propreté méticuleuse ? En quoi me rendra-t-elle débrouillard pour chercher des débouchés ? »

Je ne sais si, pour gagner au pacifisme ouvriers et fromagers, il suffira de les convaincre que la guerre est superflue pour leur commerce ou qu’elle pèse sur leurs salaires ; mais en tout cas, sur le terrain précis où les amène M. Payot, c’est en considération de leur intérêt propre, commercial ou pécuniaire, qu’ils déclareront la guerre à la guerre et la paix au monde. Et lorsqu’ils auront appris à maudire « les grands agités, les hommes de parade, de tapage vain, » que le militarisme exalte ; lorsque le fromager, pour compter ses recettes, aimera la plate quiétude d’un peuple qui n’a pas d’histoire, connaîtrons-nous encore, dans cette France pacifiste, ces susceptibilités de l’honneur national, qui seules font respecter les États ? Trouveront-elles encore un écho dans une France indifférente aux ambitions et aux convoitises des grandes puissances et soucieuse exclusivement, à l’abri des limites imposées à Francfort, de garder et de répandre certaines notions juridiques et politiques avec lesquelles serait à jamais confondu l’idéal patriotique de 1 âge nouveau ?


III

A l’école de M. Payot, nos égoïsmes individuels s’insurgent contre la guerre ; M. Gustave Hervé, qui fut jusqu’à ces derniers mois directeur de la Revue de l’Enseignement primaire, les fait s’insurger contre le service militaire et contre la pairie même. La patrie est une mégère, une marâtre : elle donne tout aux riches, refuse tout aux pauvres ; elle est une organisatrice d’iniquité ; et puis elle demande à cette masse d’enfans, qu’elle maltraite et disgracie, de se dévouer et de mourir pour elle : auront-ils la naïveté d’accepter ? La patrie est une exploitation organisée ; verseront-ils leur sang afin de prolonger l’exploitation qui les opprime ? Défendront-ils les institutions dont ils sont les victimes ? Le travailleur qui se comporte en bon soldat fait un métier de dupe : servir la patrie, c’est abandonner la cause de sa propre classe ; acculé par M. Hervé, il doit opter entre deux désertions ; et s’il se refuse à trahir le pays, ce sont ses frères ouvriers qu’il trahira. La seule guerre légitime et rationnelle est celle que l’on verra s’engager, au grand soir, entre prolétaires et possédans. De là, les provocations du Piou-piou de l’Yonne contre l’institution militaire ; de là, les prédications tendant à la grève des réservistes ; de là les gestes fous, qui jettent au fumier le drapeau de la France : l’intérêt socialiste révolutionnaire, qui est une réalité, prime l’intérêt national, qui est une fiction ; et les socialistes français doivent, en cas de guerre, prendre l’initiative d’abandonner les drapeaux, parce qu’ils sont les plus avancés politiquement, parce qu’ils sont les plus libres.

Ce sont là sommations assez graves ; et l’on comprend que le parti socialiste français se révolte contre cet excès de logique. Si M. Bebel a raison lorsqu’il affirme que, « dans un peuple opprimé, les oppositions de classes, les luttes de classes, ont une expression atténuée, » n’est-il pas de l’intérêt même des classes éprises de révolution, d’empêcher que la France tombe sous un joug étranger ? Si l’on peut espérer que la France, apôtre née du progrès, devienne une messagère du socialisme, n’est-il pas de l’intérêt même de cette doctrine, d’empêcher, avec le concours des bras socialistes, que les assauts du militarisme étranger fassent péricliter la personnalité de la France ? Dans une page éloquente à laquelle les événemens d’Extrême-Orient ajoutent aujourd’hui je ne sais quoi de frissonnant, M. Georges Renard émettait un jour la supposition d’un réveil de la race jaune ou de la race noire : « Je me figure qu’alors, ajoutait-il, les adversaires les plus acharnés de l’idée de patrie comprendraient et avoueraient combien il est encore nécessaire, pour la cause même de la justice sociale, de conserver à l’abri des invasions un coin de terre où peuvent se développer à l’aise les rêves et les essais de société meilleure qui sont l’honneur et la tâche sacrée de l’Occident. » Mais M. Hervé passe outre : il se pique d’avoir avec lui, contre la France, la Confédération générale du travail, — et quatorze mille instituteurs.

Ils sont quatorze mille, en effet, qui s’abonnent à la Revue de l’Enseignement primaire ; ces cliens sont des propagateurs ; et M. Hervé, à la suite du bruit fait autour de son nom, recevait naguère de quatre mille écoles primaires nouvelles des mots d’encouragement et des demandes d’abonnement.

A côté de lui, l’Avenir scolaire, portant orgueilleusement en exergue la phrase de Zola : « Demain la France vaudra ce que vaudront les primaires, » ouvre une autre tribune aux instituteurs révolutionnaires. Dans un article : Pourquoi avons-nous une patrie ? ce journal persifle « l’étrange gloire d’être tondus par ceux qui possèdent les biens de la patrie, et qui se moquent des tondus ; » il sert d’organe à la Ligue internationale des instituteurs socialistes, fondée pour « inculquer aux enfans les principes de solidarité socialiste et universelle et leur inspirer, à tout jamais, l’horreur profonde de la guerre ; » il possède des poètes, enfin, qui chantent, en une heure de loisir, comment « les esclaves en nombre ont muselé la gueule du canon », et qui l’instant d’après, aux frais de la France, élèvent des petits Français.

Les disciples de cette propagande sont disséminés partout. Si vous entendez dire que des élèves d’école normale refusent de commémorer les morts de 1870, ou que des instituteurs de la région de Sedan déclarent qu’ils aimeraient autant être Anglais ou Prussiens que Français, ne cherchez point ailleurs leur filiation : leur père intellectuel est M. Hervé. C’est un de ses élèves, aussi, ce « primaire » de Paris, qui soutient en pleine Bourse du Travail, que la France aurait dû rendre sans combat l’Alsace-Lorraine. Et cet autre instituteur, dont se plaint au journal le Rappel un officier républicain, et qui prétend que le patriotisme n’est pas compatible avec la République, doit être un fidèle de la Revue de l’Enseignement primaire, à moins qu’il n’ait puisé cette idée dans les Annales de la jeunesse laïque en y lisant M. Alfred Naquet. Soyons indulgens à ces pauvres jeunes gens : où donc auraient-ils trouvé l’antidote ? Les directeurs de nos revues pédagogiques, jusqu’à l’été dernier, affectèrent d’ignorer les théories de M. Hervé, de crainte d’avoir à les réfuter. Il y avait bien M. Bocquillon pour élever la voix ; mais la presse pédagogique, sans tenir compte des perspicaces avertissemens du Temps, essayait aussitôt de disqualifier M. Bocquillon comme nationaliste.

Il pouvait même sembler aux instituteurs que leur intérêt personnel militât en faveur de l’ « Hervéisme. » La majorité parlementaire, lisait-on dans le Volume en 1901, a pensé qu’après avoir dépensé sans compter pour fabriquer des canons, elle pouvait accorder un morceau de pain à ceux qui travaillent à faire une France républicaine. » M. Payot ne prévoyait peut-être pas la portée de l’insinuation : le budget de la Guerre allait, pour l’instituteur français, devenir l’ennemi. Ce que le Volume s’était contenté d’indiquer, la Revue de l’Enseignement primaire devait le répéter chaque semaine, avec des invectives incessantes contre les « parasites galonnés ; » et M. Hervé gagnait ainsi la confiance de « ceux qui travaillent à faire une France républicaine. » Enfans déshérités de la patrie marâtre, nos instituteurs allaient regarder le budget de la Guerre comme un avantage insolent accordé par cette Patrie à des enfans plus privilégiés, qui représentaient la sauvagerie ; et c’était autant de perdu pour le budget de l’école, de la civilisation.

« Pour augmenter la solde des officiers, écrivait un instituteur de la banlieue de Paris, on n’hésite pas. Entre l’armée, qui sert à défendre ses propriétés, et l’éducateur du peuple, qui travaille à l’émancipation de la classe prolétarienne, la bourgeoisie n’hésitera pas. » Dans l’Hérault, les délégués au conseil départemental se déclaraient décidés à imposer la cessation des gaspillages dans le budget de la Guerre et de la Marine ; souverainement, ils prétendaient réviser le chapitre du budget concernant la défense nationale. La Revue corporative parlait avec amertume du Tonkin, dont la conquête avait forcé le gouvernement d’ajourner l’amélioration du traitement des instituteurs : « Si les expéditions du Tonkin, du Dahomey, de Madagascar et de Chine étaient à recommencer, les millions surgiraient de terre, comme par enchantement. » On induisait chaque « primaire » à jalouser ces millions, et à se croire frustré par les dépenses qu’exigeait l’honneur du drapeau. Alors, dans le Bulletin des Amicales de la Drôme, un instituteur jetait toute sa pensée : en face de cette « bourgeoisie assoiffée d’or qui repousse le désarmement simultané des nations, » il conviait ses collègues à « arracher les peuples aux griffes monstrueuses de l’ogre militariste. »


Les parlementaires bourgeois, qui jettent l’or à pleines mains quand il s’agit des budgets de la Guerre et de la Marine, viennent à nous les mains vides et nous disent : Il n’y a pas d’argent ! Les millions viendront à nous quand nous aurons fait l’éducation pacifique de la multitude, et quand cette multitude ne bâtira plus des colonnes Vendôme et des arcs de triomphe, et ne mettra plus dans la bouche des petits enfans les refrains sanguinaires des sanguinaires Marseillaises. Alors seulement le Fleuve d’or coulera dans l’aride plaine de notre dénûment et de nos tristesses.


Le pacifisme de M. Payot courait le risque d’oblitérer dans les cœurs l’idée d’un sacrifice à faire pour la grandeur du pays ; mais il avait généralement la pudeur de ne susciter aucune convoitise. C’est à un autre égoïsme, avide, glouton, qu’aboutit le pacifisme de M. Hervé. Personnellement, nous le savons, M. Hervé garde aux yeux mêmes de ses adversaires une certaine auréole d’ascétisme ; ce doit être une souffrance pour cette sorte de Poverello du socialisme révolutionnaire, de voir le Bulletin des Amicales de la Drôme réclamer le désarmement de la France pour que les primaires de Valence ou de Montélimar puissent enfin « se pencher sur les rives d’un fleuve d’or et, sous l’éternelle lumière du soleil, au sein d’une impérissable justice, jouir des immortelles beautés de la terre. »


IV

Après s’être infiltrés dans l’école, le pacifisme et le socialisme révolutionnaire voulurent y régner. Il y avait dissonance, une dissonance criarde, entre l’accent des livres de lecture et de morale que depuis vingt ans la République mettait aux mains des enfans, et l’accent des instituteurs formés à l’école de M. Martel, de M. Payot, surtout de M. Hervé. On s’inquiéta dans les bureaux de la Petite République, et l’on mit au concours entre les instituteurs la question suivante :


Connaissez-vous des livres scolaires qui vous semblent ne pas répondre aux exigences et aux aspirations de l’esprit moderne ? En donner la liste avec quelques citations caractéristiques.


Des dogmes nouveaux avaient fait brèche dans les cerveaux des maîtres d’école : l’organe du socialisme parlementaire, désireux d’assurer dans notre régime scolaire une certaine homogénéité d’esprit, les invitait à dénoncer les vieux livres attachés aux vieux dogmes, parmi lesquels figurait le dogme de la patrie. A la tête du jury qui devait apprécier leurs talens d’inquisiteurs, la Petite République avait placé l’organisateur même de notre régime scolaire : M. Buisson, député de la Seine.

C’est une singulière aventure, qu’un jury se soit couvert du nom de M. Buisson pour excommunier, comme trop patriotes, la plupart des écrivains scolaires qu’il avait eus jadis pour amis et pour collaborateurs. Deux ans durant, l’ancien directeur de l’enseignement primaire a galamment donné son assentiment : il fallut deux années entières, et probablement une nouvelle évolution de sa pensée, pour que lui-même, enfin, s’étonnât de cette aventure et commençât à s’en excuser. On comprend mal M. Ferdinand Buisson si l’on ne remonte pas à la conception même qu’il se fait de la « libre pensée. » Tantôt par nature et tantôt par tactique, ce distingué spéculatif éprouve je ne sais quelle austère volupté d’homme libre à s’éloigner aujourd’hui de ses opinions d’hier, pour les caresser derechef le lendemain. Il lui est bon de sentir que ce qu’il pensait tout à l’heure ne l’enchaîne plus à présent ; entre la fixité intellectuelle et l’indépendance intellectuelle, il voit une sorte d’antinomie ; le manque d’assiette de sa doctrine lui apparaît comme un raffinement de souveraineté de son « moi » pensant, et la mue fréquente de ses idées, comme une garantie précieuse de leur sincérité successive. Si l’homme pouvait, à chaque minute de son existence, ramener son cerveau à n’être qu’une table rase, et si la vie de la pensée pouvait devenir assez fragmentaire, nous allions dire assez anarchique, pour que les actes intellectuels ne se commandassent point entre eux, l’homme serait véritablement libre, au sens où M. Buisson prend ce mot. Un tel idéal de liberté le tente et le fascine ; et, détestant pour lui-même la contrainte qui lui viendrait de son propre esprit, c’est en se targuant d’être franc et de vouloir être affranchi, qu’il laisse osciller ses opinions et ses votes entre un libéralisme naturellement soupçonneux et un jacobinisme artificiellement attendri. Soit qu’en 1868, il rêve d’un système d’instruction qui persuade aux citoyens de ne plus continuer à fournir de la chair à canon, et soit qu’il acclame, entre 1885 et 1890, l’orientation patriotique de l’école ; soit qu’en 1904, il déclare à la Chambre qu’il donnerait encore son nom, si c’était à refaire, pour le concours de la Petite République, et soit qu’en 1905, dans le Manuel général, il se décharge de toute responsabilité dans les verdicts qui suivirent ce concours[2] ; j’affirme qu’à travers ces vicissitudes, M. Buisson n’est jamais divers de lui-même : il agit en penseur libre, — libre à l’égard de son propre passé.

Dans le jury de la Petite République, le Grand Orient de France était très dignement représenté par M. le sénateur Delpech. Deux autres députés prenaient part aux travaux : un radical, M. Charles Beauquier, député du Doubs, ardent prédicateur d’un désarmement universel ; un socialiste, M. Carnaud, qui fut instituteur avant d’être député, et qui représente à la Chambre un faubourg de Marseille et les « primaires » de France.

De « très nombreux et excellens mémoires » furent adressés au jury ; on affirme qu’il y en avait deux mille. M. Antonin Franchet, instituteur à Paris, fut couronné. Le personnel primaire de l’Aveyron, de l’Yonne, des Ardennes, de l’Ille-et-Vilaine, reçut également des récompenses, et la Petite République, sous le titre : Le bon Dieu laïque, comment on fait des cléricaux et des nationalistes, publia le mémoire de M. Franchet en y intercalant un certain nombre de « fiches » rédigées par les autres lauréats.

M. Antonin Franchet déclarait un jour, à l’Amicale de la Seine que, si l’Alsace nous était restituée, nous devrions, nous, avec un mea culpa, restituer Madagascar. De toute évidence, il n’y a rien de commun entre ce pacifiste qui nous enseigne le remords de nos conquêtes et les patriotes qui écrivirent leurs manuels civiques au temps où Jules Ferry donnait des terres nouvelles à la France. « Démasquons les empoisonneurs ! » Tel était l’exergue du mémoire de M. Franchet.

Les empoisonneurs, c’était M. Mézières, coupable d’avoir écrit que la patrie « pleure les enfans arrachés de son sein, » et c’était M. Mabilleau, inculpé d’avoir enseigné qu’une nation doit tenir à sa gloire. Les empoisonneurs, c’était M. Charles Dupuy, ancien ministre, affirmant qu’il faut témoigner notre amour à la patrie en défendant son sol et son indépendance contre l’étranger, et c’était M. Gabriel Compayré faisant le procès du cosmopolitisme. Les empoisonneurs, c’était Charles Bigot, parlant aux enfans de France des chants antifrançais d’outre-Rhin, et c’était M. l’inspecteur général Jost insérant dans un livre de lecture une poésie sur le drapeau. Les empoisonneurs, c’était M. Émile Lavisse, convaincu de donner à l’écolier, dans son livre : Tu seras soldat, une éducation de cannibale et de bandit, et c’était M. Marmontel, accusé d’avoir introduit, dans ses ouvrages de musique scolaire, des chants patriotiques. Les empoisonneurs, enfin, c’était Burdeau, l’ancien ministre, l’auteur du livre Devoir et Patrie, et c’était Paul Bert, dont la phrase : « Pas de haine entre Français, gardez-la pour l’ennemi, » suffit, d’après M. Franchet, à condamner tout un livre. Voilà comment Paul Bert et M. Compayré ont eu l’étrange fortune de subir, à vingt ans de distance, l’Index de l’Eglise catholique et l’Index du pacifisme républicain.

A l’exception de la Revue de l’Enseignement primaire, les divers périodiques pédagogiques couvrirent d’un discret silence les conclusions de M. Franchet. Des raisons commerciales les y forçaient. Les maisons d’éditions scolaires, propriétaires des livres proscrits, réputaient M. Franchet bien exclusif, et par courtoisie les journaux qu’elles impriment ne purent faire moins que de se taire. Mais les bulletins des Amicales assurèrent le succès du Bon Dieu laïque ; et l’Amicale de la Seine, à la fin de 1903, votait à une forte majorité, après discours de M. Franchet, que l’enseignement patriotique devait « perdre son caractère cocardier, haineux, brutal, revanchard, » et que les livres qui conserveraient ce caractère devaient être rayés des listes départementales.

L’esprit de Paul Bert, de Jules Ferry, d’Auguste Burdeau, était définitivement condamné par le personnel scolaire de Paris. A la Chambre, M. Buisson lançait une parole d’encouragement en déclarant, très haut et très net, que « l’inspiration générale du livre de M. Franchet » était « celle de tous les républicains. » Les Amicales des départemens poursuivaient l’œuvre : en Seine-et-Oise, dans le Rhône, on expulsait, comme militaristes et chauvins, le Tour de France et Francinet, livres graves et familiers, qui jadis occupèrent et charmèrent les loisirs de M. Alfred Fouillée. Sur la dénonciation d’un « primaire » fanatique, de petits écrits scolaires, sur lesquels des âmes s’étaient attardées avec un sentiment de piété pour la France, étaient jetés hors de l’école, comme des lambeaux de drapeau. L’Instruction civique de M. « Primaire, » la Morale de M. Albert Bayet, l’Histoire de France de M. Hervé, aspiraient à meubler les pupitres des écoliers : c’étaient là des ouvrages orthodoxes, où l’on n’abusait pas des vilains mots que M. Franchet proscrivait, du mot gloire, entre autres, réputé dangereux pour la République ! Pour faire connaître l’œuvre de la France en Afrique, M. Hervé la résumait dans une insidieuse gravure qui représentait « les troupes françaises enfumant une tribu arabe dans la grotte de Dahra ; » pour former des électeurs pacifistes, il reprochait à la République d’avoir, comme les autres peuples, entretenu un état de paix armée. Telle est cette nouvelle façon d’esprit scolaire : au lieu de préparer à la caserne, l’école la critique, la brave et la calomnie.

Il fallut qu’à leur tour, devant ce courant, nos anciennes librairies scolaires capitulassent ; et c’est ici que se place l’un des plus douloureux épisodes de cette campagne de reniement, dans laquelle nos éducateurs livraient au mépris les plus grands noms de la République. Un éditeur de Paris, peu d’années auparavant, avait sollicité de Mme Paul Bert certains renseignemens en vue d’une biographie de son mari. Le livre se prépara, mais ne parut point : en raison du « chauvinisme » de Paul Bert, le malheureux éditeur, évidemment soucieux de la clientèle des instituteurs actuels, dut renoncer à la publication. « Aujourd’hui, expliqua-t-on à Mme Paul Bert, il ne faut plus parler de patriotisme. » La veuve de l’homme d’Etat fît entendre un cri de douleur, répercuté par une partie de la presse : elle était « ahurie, endolorie ; » elle « croyait rêver… » Ainsi commençait à s’incliner la librairie classique devant les verdicts de M. Antonin Franchet.


V

Cependant, en mars 1904, il se trouva dans Paris trois instituteurs, attristés par ces égaremens et supérieurs à la peur, qui fondèrent l’Union des instituteurs laïcités patriotes. Leurs noms étaient estimés. M. Legrand dirigeait l’Avant-Garde pédagogique, journal scolaire ; M. Bocquillon avait, en 1901, obtenu le grand prix au concours organisé par la Ligue de l’Enseignement « pour récompenser les résultats obtenus au point de vue de l’éducation sociale pratique ; » M. Comte avait depuis longtemps la confiance du personnel primaire, dont il était le délégué au Conseil supérieur de l’Instruction publique. Leur manifeste patriotique leur valut les diffamations et les outrages de la presse pédagogique ; et, dans tout le pays, inspecteurs primaires, directeurs d’écoles normales, directeurs d’écoles primaires, qui formaient le corps électoral dont M. Comte était justiciable, se préparèrent à le châtier. La résistance même que le mal soulevait semblait les y enlizer, et M. Legrand notait en ces termes la gravité de la situation :


Il n’y a pas une assemblée, pas un congrès d’instituteurs, sans une nouvelle et solennelle adhésion aux rêvasseries dangereuses de la philanthropie internationale. On ne nie pas encore la patrie. On ne renie pas encore la France. Mais on lui demande de se sacrifier sur l’autel de la fraternité humaine. Un tel courant chez les instituteurs, un courant dissolvant et désorganisateur, antipatriotique et antifrançais, à l’heure où le gouvernement et le Parlement s’apprêtent à faire disparaître les derniers vestiges de l’enseignement congréganiste, nous paraît absolument contraire aux intérêts de l’école laïque et de la République.


M. Combes, alors président du Conseil, avait confié l’école laïque à M. Joseph Chaumié. L’écho des assauts que çà et là elle livrait à la patrie troublait apparemment, depuis de longs mois, les oreilles du ministre. Mais M. Chaumié laissait faire. Dès qu’un homme d’Etat blâme un instituteur, il passe pour l’auxiliaire de la réaction : alors des malveillans surviennent, ils épluchent son passé « républicain, » ils en scrutent les origines, ils en contestent le bon aloi : pouvait-on demandera M. Chaumié d’affronter un pareil risque ? M. Gasquet, directeur de l’enseignement primaire, était certain de n’être point désavoué par son ministre, lorsque, dans un banquet d’instituteurs, il recommandait l’esprit de patriotisme ; mais entre les conseils de M. Gasquet et ceux de M. Franchet, les instituteurs demeuraient libres de choisir.

Alors M. Grosjean, député du Doubs, espérant que le grand maître de l’Université puiserait quelque énergie dans un vote du Parlement, rendit à la France le service de provoquer ce vote. Il interpella sur le manuel de M. Hervé, et le ministre déclara qu’il blâmait ce manuel ; il interpella sur les tendances internationalistes de la presse pédagogique, en s’aidant d’une multitude de citations ; et le ministre répondit qu’il fallait voir le contexte, mais que le gouvernement, en tout état de cause, réprouvait les appels à la désertion. Quatre cent soixante-huit députés marquèrent, par leur vote, qu’ils condamnaient de pareils appels ; mais M. Buisson s’abstint ; M. Beauquier, M. Carnaud, votèrent contre M. Chaumié. Ayant tous trois édifié le prestige pédagogique de M. Franchet, ils étaient logiques en se séparant, ce jour-là. du chef de l’Université.

M. Chaumié, sans le vouloir, était devenu un combattant : les instituteurs ses subordonnés concertèrent une revanche. Discrètement ou publiquement embrigadées dans les organisations socialistes, les Amicales savent donner des leçons au ministre : l’impunité est d’avance assurée. Dans Lot-et-Garonne, le département de M. Chaumié, l’Amicale, tout de suite, inscrivit parmi les livres classiques le manuel d’histoire de MM. Hervé et Clémendot. La Revue de l’Enseignement primaire signifia au ministre que les éducateurs de France ne le considéraient plus comme leur chef, et qu’il y aurait bientôt, parmi eux, quatre-vingt mille instituteurs socialistes. Le grand maître de l’Université était moralement déposé par les primaires !

Ils avaient plus de prise sur M. Comte, leur représentant au Conseil supérieur. Quinze jours après le discours de M. Chaumié, le mandat de M. Comte devait être renouvelé ; le fondateur de l’Union des instituteurs laïques patriotes n’obtint que 388 voix sur 1 300 suffrages. M. Comte était évincé par l’élite de notre enseignement primaire. Les élections au conseil départemental de la Seine confirmèrent ce verdict, on élut, à la presque-unanimité, un instituteur qui avait exprimé le souhait « de voir partout le livre de M. Hervé : à l’école, à la bibliothèque, dans tous les foyers. » Le corps électoral des instituteurs parisiens ripostait à M. Chaumié.

Deux congrès, dont l’infortuné ministre n’avait pas le droit de négliger les avis, accentuèrent encore les représailles du pacifisme. Le parti socialiste proclama dans ses assises que l’enseignement patriotique devait être exclu de l’école comme n’étant pas susceptible de démonstration : l’on demandait à la patrie ses titres à être aimée, peu s’en fallait qu’on ne l’interrogeât sur son droit à exister. La Ligue de l’Enseignement, à son tour, manifesta. Nous avons dit ici même la puissance de cette organisation : depuis longtemps, elle se flatte de suggérer aux ministres successifs de l’Instruction publique les réformes nécessaires ; appuyée par la maçonnerie dont elle se pique d’être la « fille, » elle sait imposer ce qu’elle suggère. Elle a pour président, aujourd’hui, M. Buisson. Au moment où sans doute M. Chaumié s’inquiétait, entre intimes, de l’esprit de nos instituteurs, la Ligue les rassemblait à Amiens pour une manifestation de pacifisme.

« Pour la patrie, par le livre et par l’épée, » telle était l’ancienne formule qui figurait en vignette sur le papier de la Ligue. Jean Macé, l’humanitaire impénitent, avait cru bon, jadis, de faire cette courtoisie au groupe de républicains patriotes qui donnaient leurs noms, tout ensemble, à la Ligue de l’Enseignement et à la Ligue de M. Déroulède. Mais cette devise choquait les pacifistes. « Dans une institution quasi officielle, s’écria au congrès d’Amiens M. Surier, instituteur à Paris, ces mots : par l’épée, sont une sorte de menace pour les peuples étrangers. » M. Buisson donna l’assurance, au nom du bureau, que l’inquiétante vignette disparaîtrait.

Une fois l’ « épée » proscrite, les congressistes d’Amiens votèrent une longue et filandreuse formule, acceptée déjà par le congrès nîmois de la Paix, pour installer dans l’enseignement primaire la doctrine pacifiste. Il était encore question, dans cette formule, de l’obligation militaire ; mais la phrase qui s’y rapportait était cachée et comme effacée au milieu d’un certain nombre d’affirmations qui ne pouvaient qu’énerver le sentiment patriotique ; et la signification de cette journée « pacifiste » fut soulignée par certains congressistes, qui s’en allèrent, gaiement ou gravement, chantant l’Internationale dans les rues d’Amiens et d’Arras. « Les ligueurs, écrivait très justement M. Aulard, sont fidèles à l’esprit de Macé ; ils font ce que lui-même aurait fait. » Il semblait que Macé fût sorti de sa tombe pour contrecarrer les velléités qu’avait eues M. Chaumié de rappeler à nos instituteurs les droits et les exigences de l’idée de patrie ; et lorsque M. Chaumié, enchaîné par l’exemple de ses prédécesseurs, se fut laissé mener au banquet final de cette Ligue pacifiste, le ministre de l’Instruction publique était définitivement désarmé.


VI

A la fin de 1904, la partie semblait singulièrement inégale entre les défenseurs de l’idée de patrie qui, grâce à M. Bocquillon, possédaient enfin, sous le titre : l’École patriote, un organe mensuel, et les pédagogues aventureux qui manifestaient en groupe leur décision de « réclamer la paix internationale à tout prix et sans aucune restriction, » et de « lutter par tous les moyens possibles contre l’amour-propre des petits, qui devient l’honneur, et qui appelle comme conclusion la guerre. »

La perspicacité des chefs de l’armée s’inquiétait : ici même, en février 1905, dans une étude que nos lecteurs n’ont pu oublier, M. le général de Négrier écrivait :

Lorsque l’État intervient sous la forme de son Université, s’efforce-t-il de développer chez ses élèves l’énergie et la bravoure ? Hélas ! non… L’instituteur, comme le professeur, sont actuellement pénétrés, par ordre, des idées de paix, d’humanité et de fraternité internationales. Sont-ce là des dispositions préparatoires au combat ? Chez les recrues qu’un tel enseignement lui prépare, l’armée doit donc s’attendre à trouver des dispositions morales de jour en jour plus réfractaires à ses principes, comme aux conditions nécessaires à son existence, telles que la discipline et le dévouement.


Ainsi l’orientation nouvelle de l’enseignement primaire apparaissait expressément à M. le général de Négrier comme incompatible avec la formation du moral des troupes : l’école rendait difficile l’œuvre de la caserne. Un général qui jadis avait glorieusement aidé le gouvernement de Jules Ferry dans son œuvre de patriotique expansion donnait à comprendre que l’enseignement primaire créé par Jules Ferry avait cessé de servir la France.

Mais parmi l’épaisse fumée d’un pacifisme rêveur, discerne-t-on la voix d’un général ? Une autre voix surgit en avril, qu’on eut plus de mal à étouffer. M. Goblet prit la parole : dans cette école primaire telle que la révélait M. Bocquillon, il ne reconnaissait plus l’école qu’il avait voulu donner à la France. Il écrivit pour le livre : La crise du patriotisme, une préface anxieuse ; la « propagande poursuivie par de nombreuses revues pédagogiques, » le « patronage sans réserves accordé au pacifisme par certains hauts fonctionnaires de l’enseignement » lui firent l’effet d’un « inconcevable renversement de toutes les traditions républicaines. »

« Que tous ceux qui ne veulent pas que la France succombe réagissent au plus tôt : il en est temps. » Ainsi s’achevait l’appel de M. Goblet. Quelques épaules de pacifistes se haussèrent, mais beaucoup de cœurs vibrèrent ; et, brusquement, la vibration devint douloureuse. Car des nuages soudains, parmi lesquels l’arc-en-ciel semble tarder à luire, s’amoncelaient sous les yeux de la France… Lorsque M. le général de Négrier et M. Goblet disaient leurs alarmes, ils ne pressentaient pas la proximité de ces, nuages. L’écho de leurs paroles, qui durait, se répercuta dans nos âmes, en notes graves, pénétrantes, et qui semblaient y trembler ; mais connaître notre mal, n’était-ce point déjà posséder le remède ?

Nous connaissons maintenant notre mal. Les revues pédagogiques ont attaqué M. Bocquillon et déploré l’intransigeance de M. Goblet ; mais, en fait, un certain nombre ont changé de ton, et nous voulons croire que le changement sera durable.

Le Journal des Instituteurs, l’École nouvelle, l’École laïque, ont affecté, dans leurs numéros de juin, d’être plus patriotes que pacifistes. Les déclarations contre le militarisme n’ont pas disparu, mais elles ont plutôt l’air, présentement, d’une précaution oratoire à l’endroit de la clientèle ; c’est l’inverse de la veille, où l’on inculquait un ardent pacifisme avec accompagnement de quelques formules de patriotisme, provisoires et fugitives. Le Manuel général de l’instruction primaire, qui grâce à la sagesse de ses éditeurs n’avait jamais permis à M. Buisson d’essayer une campagne pacifiste, a publié quatre articles dans lesquels M. Buisson, tout en s’insurgeant contre MM. Goblet et Bocquillon, entoure de ses hommages l’idée de patrie et invite les instituteurs à combattre, dans l’esprit des enfans et des adultes, les argumentations de M. Hervé. Il y a moins d’un an, au congrès amiénois de la Ligue de l’Enseignement, M. Le Foyer rappelait avec éloge les manifestations de pacifisme qui, dans la Suisse de 1869, avaient illustré M. Buisson et l’avaient fait traiter de « sans patrie » par la « réaction ; » et le congrès applaudissait. M. Buisson, cette année, dans le Manuel général, s’excuse de ces intempérances de jeunesse. Grâces soient rendues à M. Goblet ! Nous lui devons une résipiscence momentanée de M. Ferdinand Buisson ; sera-t-elle suivie d’une autre résipiscence, celle des instituteurs qui, sous les auspices « quasi officiels » de la Ligue de l’Enseignement, acclamaient les paroles de M. Lucien Le Foyer ?

Ils sont avertis, en tout cas, que les doctrines de M. Hervé ne sont plus tolérées : l’arrêté décisif qu’on attendit vainement de M. Chaumié après l’interpellation de M. Grosjean a enfin paru sous la signature, moins intimidée, de M. Bienvenu-Martin. L’Histoire de France de MM. Hervé et Clémendot est exclue de tous les établissemens d’enseignement, laïque et libre ; et M. Bienvenu-Martin sait évidemment que si, par l’effet de quelque contrebande, elle circulait encore dans certaines écoles, ce ne serait pas dans l’enseignement libre, dont le patriotisme, au cours de cette terrible crise, fut toujours insoupçonné. Les distributions de prix et la session d’août des conseils généraux ont donné lieu à des affirmations patriotiques qui visaient souvent nos instituteurs ; le conseil général de Vaucluse, qu’on ne saurait suspecter de « nationalisme, » s’est formellement occupé d’eux, constatant avec politesse qu’ils « s’abstenaient d’introduire à l’école le dogme d’un pacifisme à outrance et d’un vague internationalisme funeste à l’esprit des enfans, » et leur exprimant « l’espoir qu’ils sauraient inspirer aux générations nouvelles, en même temps que le respect des nationalités étrangères, l’amour profond et réfléchi de la patrie. » Au demeurant, le parti radical a quelque raison d’être ému. Lorsqu’on put se demander, il y a quelques semaines, si les réservistes dont M. Hervé voulait faire des déserteurs n’auraient point bientôt à opter, pratiquement, entre la vieille foi patriotique et les conseils de M. Hervé, un instituteur de Chalon-sur-Saône insista pour leur prêcher la grève ; et dans le conseil départemental, six instituteurs, ses collègues, refusèrent de le blâmer. Censuré par le ministre de l’Instruction publique, voici qu’il annonce sa décision de se présenter aux élections prochaines contre M. Sarrien. La quasi-unanimité du parti républicain a condamné les doctrines de M. Hervé, mais un instituteur se lève, — n’aura-t-il pas des imitateurs ? — pour en appeler au pays républicain. « M. Hervé, écrivait, il y a trois, mois, M. Sigismond Lacroix, a derrière lui une partie du personnel de l’enseignement primaire, qui, sous prétexte de socialisme, cultive et propage l’anarchie. » Il y a peut-être quelque exagération dans les alarmes du publiciste radical ; mais l’exagération se pardonne ; M. Sigismond Lacroix ose se rendre compte que c’est en se servant de l’instituteur que le socialisme révolutionnaire décimera la clientèle électorale du radicalisme.

Au reste, c’est affaire aux hommes politiques d’augurer de quel poids pourra peser, dans la balance des partis, l’influence de notre personnel scolaire. Ils ont créé cette influence : qu’ils la subissent ! L’important, pour la France, c’est que les doctrines de M. Hervé sont officiellement disgraciées, et que les représentai les plus belliqueux du pacifisme, pour le succès même de leur propagande, désavouent ces douloureuses exubérances.


VII

Après les revues pédagogiques, après les chefs responsables de l’Université, les instituteurs à leur tour, réunis à Lille en un congrès d’Amicales dans les derniers jours du mois d’août, ont eu l’occasion de dire leur mot. Leur modestie coutumière ne s’offensera point si nous disons que la France les écoutait : on désirait constater que certaines alarmes les avaient assagis. Le bruit que fit leur meeting fut confus ; l’impression qu’il laissa demeure troublante.

Qu’ils aient affecté d’installer au bureau du congrès certains de leurs camarades contre lesquels l’autorité universitaire avait eu à sévir, et qu’ainsi, dans ce bureau même, le parti de M. Hervé ait été représenté : c’est un indice qu’il convient de retenir, sans d’ailleurs en exagérer l’importance. Vis-à-vis de l’Etat patron, les Amicales prennent volontiers l’allure de syndicats rouges ; le « travailleur » instituteur, mal vu, pour un motif ou pour un autre, du patronat qui siège rue de Grenelle, est désigné, par là même, à la sympathie vengeresse du syndicat que l’on nomme Amicale. La façon dont le congrès de Lille a composé son bureau attestait plutôt le désir d’ennuyer le ministre que le désir de consoler M. Hervé ; et tout au plus peut-on dire que si l’ « Hervéisme » avait provoqué le soubresaut de révolte qu’il était permis d’espérer, les congressistes se seraient abstenus de donner un témoignage de confiance à des amis notoires de cette doctrine. Mais c’est contre M. Bocquillon qu’ils dépensèrent leurs turbulences d’indignation ; à deux reprises, le congrès tout entier se déchaîna contre sa bravoure ; la lettre de M. Goblet, dont il donna lecture, n’obtint même pas l’hommage d’une attention silencieuse ; on cria que M. Bocquillon était nationaliste, et qu’il avait trompé M. Goblet. Après avoir reproché au parti nationaliste de confisquer l’idée de patrie et de revendiquer comme un monopole le soin de la représenter et de la défendre, on ferait acte de logique et d’adresse en ne taxant point de nationalisme, a priori, quiconque élève la voix en faveur du patriotisme. Mais ces nuances échappaient aux congressistes de Lille.

C’est pour braver M. Bienvenu-Martin qu’on asseyait à des places d’honneur certains amis de M. Hervé, et c’est en croyant faire acte de républicanisme qu’on manifestait contre M. Bocquillon : ni l’un ni l’autre de ces épisodes ne suffiraient pour dévoiler avec clarté l’attitude actuelle des Amicales à l’égard de l’idée de patrie. Los discussions auxquelles a donné lieu l’enseignement de l’histoire sont plus révélatrices : ici, il n’y a plus à tenir compte de susceptibilités froissées, ou de préventions personnelles ; et l’on y voit l’opinion de nos instituteurs, toute nue, face à face avec certaines idées, toutes nettes.

Des discours copieux et nuageux proclamèrent, avec une assurance dont certains historiens de profession auraient peut-être été surpris, le caractère scientifique de l’histoire et les droits et devoirs de cette science. La question litigieuse, en fait, était celle-ci : L’enseignement de l’histoire, oui ou non, doit-il aider à la culture des sentimens ? M. Devinat fit délicatement observer que l’étude froide et critique, — scientifique même, si l’on veut, — des événemens et des données de l’histoire, convient surtout à l’enseignement supérieur. Mais c’est le trait de beaucoup de nos « primaires » d’afficher les mêmes prétentions que les professeurs d’universités ; et, malgré l’avis de M. Devinat, ils décidèrent qu’on ne devait pas faire servir l’enseignement de l’histoire à la culture des sentimens. Il y a vingt ans, nous l’avons vu dans un précédent article, l’histoire de France, à l’école primaire, était une leçon de patriotisme : M. Lavisse et M. Lemonnier, M. Pizard et M. Vapereau, écrivaient à ce sujet des pages excellentes. Une autre conception a prévalu à Lille : l’histoire de France ne se proposera plus de faire aimer la France. Mais le bon sens des petits Français a d’avance condamné cette bizarre neutralité : sur cent candidats au baccalauréat moderne auxquels on demandait, en 1897, à quoi sert l’enseignement historique, quatre-vingts répondaient : « A exalter le patriotisme. » Voilà l’instinct naturel de l’écolier français ; il n’admettra jamais, pour reprendre un mot de M. Lavisse, qu’on lui apprenne les faits et gestes de ses pères avec le même calme que la règle des participes. « Quand je retrace l’histoire de mon pays, disait naguère un des professeurs les plus distingués de notre enseignement secondaire, M. Philippe Gidel, je ne me crois pas tenu à la même impassibilité que si je parlais des Assyriens ou des Mèdes. Bien au contraire, si je ne parvenais à faire sentir aux élèves que l’histoire de France, c’est, comme on l’a dit, nous dans le passé, que nous sommes solidaires de nos ancêtres, que leurs misères et leurs joies sont les nôtres, je me considérerais comme inégal à ma tâche[3]. » Si les orateurs de Lille avaient eu une expérience suffisante de l’enseignement de l’histoire, ils auraient éprouvé ces émouvans scrupules.

Puisque désormais, dans cet enseignement, la préoccupation patriotique devait être absente, il fallait du moins qu’elle gardât un rôle dans l’instruction morale et civique. M. Devinat jugea nécessaire, à ce propos, de faire acclamer une résolution qui ne laissât aucun doute sur l’état d’âme des instituteurs français. « Les sentimens patriotiques à enseigner à l’école, déclara-t-il, doivent être ceux de citoyens français, sans préjugés contre les autres nations, profondément amis de la paix, et prêts à tous les devoirs que commande la sécurité du pays. » Le directeur de l’Ecole normale d’Auteuil s’efforçait, par cette formule, de satisfaire aux aspirations pacifiques et de rassurer les susceptibilités patriotiques. Mais un instituteur de la Dordogne prévalut sur M. Devinat. Le texte qu’il proposa était ainsi conçu :


Les instituteurs français sont énergiquement attachés à la paix ; ils ont pour devise : Guerre à la guerre ! Mais ils n’en seraient que plus résolus pour la défense de leur pays, le jour où il serait l’objet d’une agression brutale.


C’est à cette rédaction que les congressistes se rallièrent ; elle fut votée par acclamation. Ainsi les instituteurs réunis à Lille, ont affirmé qu’en cas d’agression brutale, la France les aurait pour défenseurs : nous prenons acte de cette promesse, et nous espérons qu’elle marque une rupture définitive entre les maîtres de notre enseignement primaire et les doctrines de désertion prêchées par M. Gustave Hervé. Mais, dans l’affectation qu’ils mettent à définir le cas précis pour lequel leur dévouement demeure acquis à la France, faut-il voir une sorte d’indication par laquelle ils signifieraient aux pouvoirs publics que l’épée de la France ne doit plus être tirée pour des questions d’honneur ou pour des intérêts coloniaux ? Notre familiarité avec les revues pédagogiques de ces dernières années nous induit d’autant plus à poser cette indiscrète question, que les instituteurs de la Lozère, il y a quelques semaines, prononçaient assez étourdiment une sentence de « déshonneur » contre toute guerre qui n’aurait pas formellement pour but « la libération, l’indépendance ou la défense du pays. » Et même en acceptant la formule lilloise, sait-on toujours, lorsque éclate une guerre, quel est l’agresseur[4] ? et quelles conditions exigeront, enfin, nos minutieux congressistes, pour consentir à qualifier l’agression de brutale ? Merci, quand même, pour leur bonne résolution : nous sommes heureux que la France, pour repousser les brutalités agressives, puisse compter sur les hommes par qui elle fait élever ses enfans. Mais ils nous permettront de préférer la vieille formule d’après laquelle le bras du Français devait s’armer à tout appel de la France : elle était plus simple, plus décisive ; elle marquait un abandon plus confiant ; elle assurait à la bonne mère patrie, dans l’urgence des heures critiques, le concours immédiat de tous ses fils, et ne les appelait point à envisager, avec une subtilité byzantine, le caractère offensif ou défensif du branle-bas militaire dans lequel le pays engageait sa fortune.

Non contens de donner à leur affirmation patriotique une précision restrictive et limitative, les congressistes de Lille l’ont fait précéder d’une sorte de clameur pacifiste. M. Devinat croyait les contenter en les invitant à se déclarer « profondément amis de la paix : » l’expression leur parut trop pâle. Ils ont voulu faire savoir au monde qu’ils ont désormais une devise, et que cette devise est : Guerre à la guerre ! En admettant qu’elle ait un sens, elle nous fait au moins l’effet d’une superfluité.

Pour vaincre les « ultramontains » en 1876, pour vaincre le boulangisme en 1889, les gauches agitaient l’épouvantail de la guerre ; les droites, de leur côté, en 1881, brandissaient contre le gambettisme cette formule : « Gambetta, c’est la guerre ! » Ainsi l’empressement unanime avec lequel, dans les campagnes électorales, on exploite ce genre d’argument, témoigne que le peuple français est réellement et sincèrement pacifique. Par surcroît, entre les mœurs démocratiques et le militarisme, entre les habitudes d’autonomie et les exigences de la discipline, entre la manie de discussion et la passivité de la caserne, certains heurts pénibles et douloureux peuvent fréquemment survenir. Si telle est la situation, il nous semble que l’éducation de l’esprit pacifique est au moins oiseuse, et que les progrès mêmes de l’idée démocratique rendent nécessaire, par une sorte de contrepoids, l’éducation de l’esprit militaire, et, si nous osons ainsi dire, un certain aiguillage des consciences qui les prépare à discerner et à affronter les obligations les plus variées de la vie nationale.

M. Sully Prudhomme parlait ici même, il y a sept ans, de ces recrues indociles qui troublent nos casernes ; et contre un tel péril, contre cette « abolition du respect, » contre cette « méfiance funeste de toute supériorité, » qui sont les excès du régime démocratique, il invoquait l’action morale de l’école. L’instituteur, expliquait-il, doit remontrer aux jeunes gens « qu’il leur faudrait savoir infiniment plus pour être aptes à tout critiquer, il doit leur donner de la patrie une idée saine et leur en inspirer l’amour, afin de les habituer aux exigences sociales et de les préparer à la défense des intérêts communs, même au prix de la vie. » — « Guerre à la guerre ! » ripostent les instituteurs de Lille ; ils concertent un enseignement pacifiste, collaborent avec notre universel désir de paix, et dégagent avec une netteté systématique les conséquences antimilitaristes de certaines maximes démocratiques. En ce qu’il a d’exact et de fondé, cet enseignement est au moins inutile ; en ce qu’il a d’utopique, il est nuisible et peut devenir néfaste. Mais ce qui, dans les circonstances présentes, serait, au contraire, avantageux pour la France, ce serait d’enseigner aux petits Français l’esprit de sacrifice personnel qu’implique le métier de soldat, l’accord possible, — possible parce que nécessaire, — entre l’idée de liberté civique et le respect de la discipline militaire, et l’héroïque devoir qui parfois s’impose de servir le pays, non par l’activité de notre vie, mais par le risque de notre mort.

L’orateur lillois qui aurait hasardé ces vieux mots eût sans doute été fraîchement accueilli : je ne sais quel respect humain, la crainte d’être réputé clérical, nationaliste ou chauvin, aurait retenu les applaudissemens des congressistes les plus patriotes. Et puis, rentrés chez eux, soustraits à l’influence nuisible de l’esprit de club et de l’excitation mutuelle, fatigués peut-être, à certains jours, d’introduire dans l’esprit des écoliers des formules d’un pacifisme creux, nos instituteurs, j’en ai confiance, auraient fini par envier la virile besogne qu’accomplissaient leurs devanciers et par aspirer, eux aussi, à donner avec toute leur âme, aux enfans qui leur sont confiés, des leçons de vaillance et d’immolation. A l’issue du congrès de Lille, M. Gasquet a fait preuve d’un optimisme flatteur, en niant qu’il y eût une crise du patriotisme à l’école ; et sans doute fut-il heureux de pouvoir redire à son ministre que, malgré les fermens d’agitation qui troublaient le congrès, l’assemblée s’était close sans un de ces scandales trop notoires dont la « réaction » eût pu triompher. Pourquoi donc la « réaction » regardait-elle, et pourquoi donc écoutait-elle ? Ah ! si l’on eût osé, le beau discours qu’on eût pu faire entendre, discours provocateur, peut-être, pour certaines intelligences faussées, mais dont les échos, tôt ou tard, eussent vibré dans tous les cœurs ! On aurait pu, démasquant brutalement le mensonge du pacifisme, lever l’épais rideau qui cachait aux congressistes la réalité contemporaine ; on aurait pu leur montrer l’impérialisme allemand promenant ses visées du Sund à l’Adriatique et du Maroc à Bagdad ; l’impérialisme anglais tout prêt à ensanglanter les mers, s’il doit à ce prix en demeurer le maître ; l’impérialisme américain, barricadé contre Les ingérences du vieux monde par la vigilante doctrine de Monroe, et s’immisçant en revanche, avec une calme hardiesse, dans le discordant concert des puissances européennes ; et l’impérialisme japonais, enfin, fermement décidé à ne mettre un terme à ses convoitises qu’autant qu’un terme sera mis à ses victoires. Est-ce le moment pour les instituteurs de former des petits Français qui ne sauront plus être ambitieux pour la France ? Est-ce le moment de prêcher au pays le mépris de la gloire, au risque de faire déchoir l’âme française ?


M. Milliard, ancien garde des Sceaux de la République, entretenait récemment le conseil général de l’Eure de la crise du patriotisme, « préparée consciemment par les uns, inconsciemment par les autres. »


Les inconsciens, continuait-il, ce sont les pacifistes à outrance, qui nous conseillent de désarmer, au risque de nous faire manger, qui trouvent que, même à ce prix, ce serait un beau trait d’humanité. Les consciens sont ceux qui nient la patrie : l’humanité n’a rien à voir dans leurs négations ; car, en même temps qu’ils prêchent la désertion et la grève, des réservistes en cas de guerre étrangère, ils prêchent la guerre civile.


Reprenant cette distinct ion, il nous semble qu’on peut résumer le moment présent de la crise en disant qu’aujourd’hui l’accord de tous les partis a fait justice des « consciens. » Les quatorze mille instituteurs qui suivaient M. Hervé doivent comprendre la leçon. Mais si l’on veut que l’école reprenne le rôle national que ses fondateurs républicains lui avaient imposé, c’est vers les « inconsciens, » désormais, que doit se tourner la vigilance de l’État républicain, gardien du salut commun.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Rapprocher le discours de M. Buisson à la Chambre des députés dans la séance du 4 mars 1901, et son article du Manuel général du 24 juin 1905, p. 293 : une confrontation des deux textes est nécessaire pour une connaissance complète et précise de ce très curieux épisode.
  3. Nous renvoyons à ce sujet à deux livres de M. Jacques Rocafort, professeur au lycée Saint-Louis : L’éducation morale au lycée et l’Unité morale dans l’Université, qui sont des modèles de bon sens, de finesse et de courage (Paris, Plon).
  4. Lire à ce sujet Prévost-Paradol, la France nouvelle, p. 277-278 (Paris, Lévy, 1868) qui fait beaucoup penser.