L’Écossaise/Édition Garnier/Préface

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 5 - Théâtre (4) (p. 409-412).


PRÉFACE[1]



La comédie dont nous présentons la traduction aux amateurs de la littérature est de M. Hume[2], pasteur de l’église d’Édimbourg, déjà connu par deux belles tragédies jouées à Londres : il est parent[3] et ami de ce célèbre philosophe M. Hume, qui a creusé avec tant de hardiesse et de sagacité les fondements de la métaphysique et de la morale. Ces deux philosophes font également honneur à l’Écosse, leur patrie.

La comédie intitulée l’Écossaise nous parut un de ces ouvrages qui peuvent réussir dans toutes les langues, parce que l’auteur peint la nature, qui est partout la même : il a la naïveté et la vérité de l’estimable Goldoni[4], avec peut-être plus d’intrigue, de force, et d’intérêt. Le dénoûment, le caractère de l’héroïne, et celui de Freeport, ne ressemblent à rien de ce que nous connaissons sur les théâtres de France ; et cependant c’est la nature pure. Cette pièce paraît un peu dans le goût de ces romans anglais qui ont fait tant de fortune ; ce sont des touches semblables, la même peinture des mœurs, rien de recherché, nulle envie d’avoir de l’esprit, et de montrer misérablement l’auteur quand on ne doit montrer que les personnages ; rien d’étranger au sujet ; point de tirade d’écolier, de ces maximes triviales qui remplissent le vide de l’action : c’est une justice que nous sommes obligé de rendre à notre célèbre auteur.

Nous avouons en même temps que nous avons cru, par le conseil des hommes les plus éclairés, devoir retrancher quelque chose du rôle de Frélon, qui paraissait encore dans les derniers actes : il était puni, comme de raison, à la fin de la pièce ; mais cette justice qu’on lui rendait semblait mêler un peu de froideur au vif intérêt qui entraîne l’esprit au dénoûment.

De plus, le caractère de Frélon est si lâche et si odieux, que nous avons voulu épargner aux lecteurs la vue trop fréquente de ce personnage, plus dégoûtant que comique. Nous convenons qu’il est dans la nature ; car, dans les grandes villes où la presse jouit de quelque liberté, on trouve toujours quelques-uns de ces misérables qui se font un revenu de leur impudence, de ces Arétins subalternes qui gagnent leur pain à dire et à faire du mal, sous le prétexte d’être utiles aux belles-lettres ; comme si les vers qui rongent les fruits et les fleurs pouvaient leur être utiles !

L’un des deux illustres savants, et, pour nous exprimer encore plus correctement, l’un de ces deux hommes de génie qui ont présidé au Dictionnaire encyclopédique, à cet ouvrage nécessaire au genre humain, dont la suspension fait gémir l’Europe ; l’un de ces deux grands hommes, dis-je, dans des essais qu’il s’est amusé à faire sur l’art de la comédie[5], remarque très-judicieusement que l’on doit songer à mettre sur le théâtre les conditions et les états des hommes. L’emploi du Frélon de M. Hume est une espèce d’état en Angleterre : il y a même une taxe établie sur les feuilles de ces gens-là. Ni cet état ni ce caractère ne paraissaient dignes du théâtre en France ; mais le pinceau anglais ne dédaigne rien ; il se plaît quelquefois à tracer des objets dont la bassesse peut révolter quelques autres nations. Il n’importe aux Anglais que le sujet soit bas, pourvu qu’il soit vrai. Ils disent que la comédie étend ses droits sur tous les caractères et sur toutes les conditions ; que tout ce qui est dans la nature doit être peint ; que nous avons une fausse délicatesse, et que l’homme le plus méprisable peut servir de contraste au plus galant homme.

J’ajouterai, pour la justification de M. Hume, qu’il a l’art de ne présenter son Frélon que dans des moments où l’intérêt n’est pas encore vif et touchant. Il a imité ces peintres qui peignent un crapaud, un lézard, une couleuvre, dans un coin du tableau, en conservant aux personnages la noblesse de leur caractère.

Ce qui nous a frappé vivement dans cette pièce, c’est que l’unité de temps, de lieu, et d’action, y est observée scrupuleusement. Elle a encore ce mérite, rare chez les Anglais comme chez les Italiens, que le théâtre n’est jamais vide. Rien n’est plus commun et plus choquant que de voir deux acteurs sortir de la scène, et deux autres venir à leur place sans être appelés, sans être attendus ; ce défaut insupportable ne se trouve point dans l’Écossaise.

Quant au genre de la pièce, il est dans le haut comique, mêlé au genre de la simple comédie. L’honnête homme y sourit de ce sourire de l’âme, préférable au rire de la bouche. Il y a des endroits attendrissants jusqu’aux larmes, mais sans pourtant qu’aucun personnage s’étudie à être pathétique ; car de même que la bonne plaisanterie consiste à ne vouloir point être plaisant, ainsi celui qui vous émeut ne songe point à vous émouvoir : il n’est point rhétoricien, tout part du cœur. Malheur à celui qui tâche, dans quelque genre que ce puisse être !

Nous ne savons pas si cette pièce pourrait être représentée à Paris ; notre état et notre vie, qui ne nous ont pas permis de fréquenter souvent les spectacles, nous laissent dans l’impuissance de juger quel effet une pièce anglaise ferait en France.

Tout ce que nous pouvons dire, c’est que, malgré tous les efforts que nous avons faits pour rendre exactement l’original, nous sommes très-loin d’avoir atteint au mérite de ses expressions, toujours fortes et toujours naturelles.

Ce qui est beaucoup plus important, c’est que cette comédie est d’une excellente morale, et digne de la gravité du sacerdoce dont l’auteur est revêtu, sans rien perdre de ce qui peut plaire aux honnêtes gens du monde.

La comédie ainsi traitée est un des plus utiles efforts de l’esprit humain ; il faut convenir que c’est un art, et un art très-difficile. Tout le monde peut compiler des faits et des raisonnements : il est aisé d’apprendre la trigonométrie ; mais tout art demande un talent, et le talent est rare.

Nous ne pouvons mieux finir cette préface que par ce passage de notre compatriote Montaigne sur les spectacles.

« I’ai soustenu les premiers personnages ez tragedies latines de Bucanan, de Guerente, et de Muret, qui se représentèrent à nostre collège de Guienne, avecques dignité. En cela, Andréas Goveanus, nostre principal, comme en toutes aultres parties de sa charge, feut sans comparaison le plus grand principal de France : et m’en tenoit on maistre ouvrier. C’est un exercice que ie ne mesloue point aux ieunes enfants de maison, et ai veu nos princes s’y addonner depuis en personne ; à l’exemple d’aulcuns des anciens, honnestement et louablement : il estoit loisible mesme d’en faire mestier aux gents d’honneur en Grèce, Aristoni tragico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta erant ; nec ars, quia nihil tale apud Græcos pudori est, ea deformabat (Trr,-Liv., xxiv, 24) ; car i’ai toujours accusé d’impertinence ceulx qui condamnent ces esbattements ; et d’injustice ceulx qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comédiens qui le valent, et envient aux peuples ces plaisirs publiques. Les bonnes polices prennent soing d’assembler les citoyens, et les r’allier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et ieux ; la société et amitié s’en augmente ; et puis on ne leur sçauroit concéder des passetemps plus réglez que ceulx qui se font en présence d’un chascun, et à la veue mesme du magistrat ; et trouveroy raisonnable que le prince, à ses despens, en gratifiant quelques fois la commune, d’une affection et bonté comme paternelle ; et qu’aux villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces spectacles ; quelque divertissement de pires actions et occultes. Pour revenir à mon propos, il n’y a rien tel que d’alleicher l’appétit et l’affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de livres ; on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science ; laquelle, pour bien faire, il ne fault pas seulement loger chez soy, il la fault espouser. » Essais, liv. I, ch. xxv, à la fin.



  1. Cette préface est en tête de la première édition. Elle est de Voltaire, ainsi que les deux autres écrits qui la suivent immédiatement, et que la dédicace qui la précède. Voyez l’Avertissement de Beuchot.
  2. On sent bien que c’était une plaisanterie d’attribuer cette pièce à M. Hume. (Note de Voltaire. 1761.)
  3. Dans la première édition, on lisait : Il est le frère de ce célèbre. (B.)
  4. Lessing prétend que Voltaire a imité, dans l’Écossaise, le Café de Goldoni. Il ajoute que le caractère de Frélon est calqué sur celui de Marzio. Que Voltaire se soit inspiré de Goldoni, c’est croyable ; mais quant au caractère de Frélon, il est bien original, car il l’avait déjà esquissé dans l’Envieux vers 1738. (G. A.)
  5. Diderot : l’autre homme de génie est d’Alembert. (B.) — Voyez, dans les Œuvres de Diderot, les Entretiens sur le Fils naturel. Édition Garnier frères, tome VII, page 85.