L’Écumeur de mer/Chapitre 17

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 185-199).


CHAPITRE XVII.


Tel qu’Arion sur le dos du dauphin, je le vis faire connaissance avec les vagues aussi longtemps que je pus l’apercevoir.
Shakspeare. La Tempête.


Pendant la matinée en question, il y avait sur le Cove un observateur curieux quoiqu’à demi désorienté. Ce personnage n’était autre que l’esclave appelé Bonnie, factotum de son maître sur les domaines du Lust-in-Rust, lorsque la ville réclamait la présence de l’alderman, ce qui arrivait au moins les quatre cinquièmes de l’année. La responsabilité et la confiance dont il était investi, avaient produit leur effet sur ce nègre, comme sur un esprit plus civilisé. Habitué à des devoirs qui exigeaient une grande surveillance, la pratique avait produit une habitude de vigilance et d’observation, qui est assez rare dans les hommes de sa malheureuse condition. Il n’y a point de vérité morale plus certaine que celle qui prouve que les hommes, lorsqu’ils sont une fois habitués à cette espèce de domination, soumettent leur esprit aussi promptement que leur corps à surveiller les autres. C’est ainsi que nous voyons des nations entières entretenir tant de maximes erronées, simplement parce qu’il convient aux intérêts de ceux qui font l’opinion de transmettre ces erreurs à leurs descendants. Heureusement, néanmoins, pour l’amélioration de la race humaine, et l’avancement de la vérité, il est seulement nécessaire de donner à un homme l’occasion d’exercer ses facultés pour en faire un être pensant, et sous quelques rapports un homme indépendant. Telle avait été la conséquence de sa position, quoique dans des limites bien peu étendues, chez l’esclave que nous venons de nommer.

— Il est inutile de dire jusqu’à quel point Bonnie avait été employé dans ce qui s’était passé entre son maître et les marins du brigantin. Il arrivait peu de choses à la villa dont il ne fût pas instruit ; et, comme la curiosité une fois éveillée ne se réprime plus que difficilement, si ses désirs eussent été consultés, il se serait passé peu de choses dans tous les environs dont il ne connût pas la nature. Il avait vu, pendant qu’il était occupé à son travail ordinaire, dans le jardin de l’alderman, le trio qu’Érasme avait conduit au-delà du passage, avait surveillé les mouvements de son maître et de ses deux compagnons lorsqu’ils se rendaient à l’ombrage du chêne, et enfin les avait vus entrer sur le brigantin. Cette visite extraordinaire à bord d’un vaisseau qui était habituellement enveloppé d’un si grand mystère, faisait naître différentes conjectures dans l’esprit du noir. On eût pu voir qu’il n’était pas dans son état ordinaire, par la manière dont il s’arrêtait souvent au milieu de son travail, s’appuyant sur le manche de sa houe comme une personne qui se livre à ses méditations. Il n’avait jamais vu son maître s’écarter de sa prudence habituelle, au point de quitter sa demeure pendant les visites accidentelles du contrebandier, et, tandis qu’il était entre les griffes du lion, il se rendait sur le contrebandier lui-même, accompagné par le commandant d’un croiseur royal. Il n’est donc pas étonnant que la curiosité du nègre devint plus active, et qu’il ne laissât échapper aucune circonstance. Pendant tout le temps qui s’était écoulé dans la visite qui fait le sujet du chapitre précédent, il ne se passa pas une minute sans que les regards du noir prissent, soit la direction du brigantin, soit celle de la côte adjacente.

Il est inutile de dire combien l’attention du nègre redoubla lorsqu’il vit revenir son maître et ses compagnons. Ils se rendirent aussitôt au pied du chêne, et alors il y eut entre eux une longue et sérieuse conférence. Pendant cette conversation, le nègre laissa tomber le manche de sa houe, et ses yeux ne quittèrent pas le pied du chêne. Il se donna à peine le temps de respirer jusqu’à ce que le petit groupe eût quitté le tronc de l’arbre et eût disparu derrière le bosquet qui couvrait le cap, se dirigeant vers son extrémité du côté du nord, au lieu de se retirer par la terre du Cove, vers le passage. Alors Bonnie respira librement, et commença à regarder les différents objets qui étaient autour de lui et qui donnaient un nouvel intérêt à la scène.

Le brigantin avait attaché sa chaloupe et restait, comme auparavant, beau, gracieux, mais sans mouvement, et, en apparence, n’ayant aucune intention de changer de place. Sans l’ordre admirable et la symétrie qui régnait dans ce bâtiment, on eût pu douter qu’il fût habité par quelque être humain. Le croiseur royal, moins aérien, présentait la même apparence de repos. La distance entre les deux navires était d’environ une lieue, et Bonnie était assez familier avec la forme des côtes et la position des deux vaisseaux, pour être convaincu que cette inactivité, de la part de ceux dont le devoir était de protéger les droits de la reine, venait de leur ignorance sur la proximité du voisinage des deux bâtiments. Le bosquet qui bordait le Cove, et les chênes et les pins qui s’élevaient le long de l’étroite langue de terre tout à fait à son extrémité, rendaient cette supposition plausible. Le nègre, après avoir contemplé pendant quelques minutes les deux vaisseaux stationnaires, tourna ses regards vers la terre, secoua la tête, et partit d’un éclat de rire si bruyant, qu’il engagea sa noire compagne à placer son visage hagard et circulaire à une fenêtre ouverte du lavoir de la villa, pour demander la raison d’une gaieté qui lui semblait un peu inconvenante.

— Eh ! cria la mégère, toi garder les choses drôles pour toi seul, Bonnie ! Moi, bien aise quand voir vieux os se servir de la houe, et moi n’étonner que toi avoir le temps de rire dans un jardin plein de mauvaises herbes.

— Oh ! s’écria le nègre en avançant un bras dans l’attitude d’un orateur, femme noire savoir rien en politique ! Si elle avoir le temps de parler, elle mieux faire de cuire le dîner. Moi te dire une chose, Phyllis, la voilà : pourquoi vaisseau à capitaine Ludlow pas lever l’ancre et venir prendre ce coquin dans le Cove ? Toi pouvoir dire, ou non ? Si toi pas pouvoir, toi laisser un homme qui le comprend rire autant que cela plaire à lui. Un peu de gaieté pas faire de mal à la reine Anne, et pas tuer le gouverneur !

— Beaucoup travailler et pas dormir rendent vieux os malades ! Bonnie, dix heures… minuit… trois heures, et point de lit. Moi voir le soleil avant que vieux fou mettre sa tête sur l’oreiller. Et maintenant la houe aller tout de même que si lui dormir. Masser Myndert avoir un cœur, et pas désirer tuer noirs à lui avec ouvrage, ou vieille Phyllis être morte depuis cinquante ans cet hiver.

— Moi croire que langue de femme jamais être satisfaite ! Faut-il dire à tout le monde quand Bonnie aller au lit ! Lui dormir pour lui-même, et lui pas dormir pour ses voisins. Un homme pas pouvoir penser à toute chose en même temps. Tiens, voilà un ruban assez long pour pendre toi… Toi prendre, et toi ressouvenir que Phyllis avoir un mari qui a beaucoup de soins sur les épaules à lui.

Bonnie partit alors d’un nouvel éclat de rire, auquel sa compagne, qui avait quitté le lavoir pour se saisir du présent qui ressemblait par ses couleurs à la peau d’un serpent, répondit dans l’excès de son plaisir. L’effet de ce don fut de permettre au nègre de se livrer de nouveau à ses observations, sans être interrompu par une personne qui n’était que trop portée à troubler sa solitude.

Il vit alors un bateau sortir des broussailles qui bordaient le rivage, et Bonnie distingua, près de la poupe, son maître, Ludlow et le patron. Il avait été informé de la capture de la barque appartenant à la Coquette, la nuit précédente, et de la prise de l’équipage. Son apparition dans ce lieu n’occasionna donc aucune nouvelle surprise à Bonnie. Mais le temps qui s’écoula pendant que les marins ramaient vers le bâtiment de guerre, fut rempli pour lui du plus grand intérêt. Le noir abandonna sa houe, et prit sur le revers de la montagne une position qui lui procurait une vue entière de la baie. Aussi longtemps que les mystères du Lust-in-Rust avaient été bornés aux combinaisons d’un commerce secret, il les avait parfaitement compris ; mais maintenant qu’il paraissait exister une alliance aussi peu naturelle que celle de son maître et du croiseur de la couronne, il sentait la nécessité de rassembler tout son talent d’observation.

Un esprit plus éclairé que celui du noir aurait pu être intéressé par l’attente et par les objets qui se présentaient, surtout s’il eût été préparé aux événements par la connaissance des deux vaisseaux qui étaient en vue. Quoique le vent fût toujours à l’est, le nuage au-dessus de l’embouchure du Rariton commençait enfin à se lever. Les légères vapeurs blanches qui avaient été suspendues pendant toute la matinée sur le continent, s’unissaient avec rapidité, et elles formaient déjà une masse sombre et dense qui flottait à l’extrémité du détroit, menaçant de couvrir bientôt toute l’étendue des eaux. L’air devenait plus léger et plus variable, et, tandis que le mugissement des vagues s’élevait par degrés, les flots battaient le rivage avec moins de régularité que dans les premières heures de la matinée. Tel était l’état des deux éléments lorsque la chaloupe toucha les flancs du vaisseau. En un instant elle fut enlevée par ses cordages, suspendue dans l’air, et disparut au milieu de la masse sombre du bâtiment.

L’intelligence de Bonnie n’alla pas jusqu’à découvrir de nouveaux préparatifs dans l’un des deux vaisseaux qui absorbaient toute son attention. Ils lui parurent être sans mouvement et également déserts. Il y avait, il est vrai, parmi les agrès de la Coquette, quelques objets indistincts qui pouvaient bien être des hommes ; mais l’éloignement empêchait Bonnie d’être certain de ce fait, et en admettant que ce fussent des matelots occupés, leur présence n’avait aucun résultat appréciable pour son œil ignorant. Après une minute ou deux, ces objets disparurent, quoique le noir attentif aperçût que les têtes de mâts et les agrès au-dessous semblaient entourés d’une masse plus épaisse de cordages. Dans ce moment une lueur sortit du nuage au-dessus du Rariton, et le son d’un tonnerre lointain résonna sur les eaux. Ce bruit parut être un signal pour le croiseur, car, lorsque l’œil de Bonnie, qui s’était dirigé vers le ciel, se tourna vers le bâtiment, il vit que la Coquette avait hissé et levé ses trois voiles de hune, et commençait à se mouvoir, comme un aigle qui étend ses ailes. Le vaisseau parut alors de plus en plus agité, car le vent venait par bouffées et le bâtiment se balançait légèrement, comme s’il eût essayé de se débarrasser de son ancre. Au moment précis où le vent changea et où la brise vint du nuage qui était à l’ouest, la Coquette s’élança hors de ses limites et parut pendant un instant aussi rétive qu’un coursier qui vient de briser ses liens. Elle vint pesamment se présenter au vent et resta balancée par l’action de ses voiles. Il y eut une ou deux autres minutes d’inactivité apparente, après lesquelles les larges surfaces des voiles de hune furent amenées en lignes parallèles. Une voile fut montée après l’autre sur le bâtiment, et Bonnie vit enfin la Coquette, le plus rapide croiseur de la couronne dans ces mers, s’élancer sous un nuage de voiles.

Pendant ce temps, le brigantin était tranquillement à l’ancre dans le Cove. Lorsque le vent se fit sentir, sa carène légère se balança dans les courants, et l’on vit la dame Vert-de-Mer présenter ses joues bronzées à la brise. Mais elle seule paraissait veiller à la fortune de ses protégés, car on ne voyait personne s’occuper du danger qui commençait à menacer si sérieusement l’équipage, danger qui venait autant de l’état des cieux que d’un ennemi non moins redoutable et plus intelligent.

Comme le vent était frais, quoique indécis, la Coquette voguait sur l’onde avec une rapidité qui ne faisait aucun tort à la réputation qu’elle avait acquise. Il sembla d’abord que l’intention du croiseur royal était de tourner autour du cap, et de gagner le large dans la pleine mer, car l’avant était directement vers le nord ; mais à peine eut-elle décrit une ligne courbe autour de la petite crique qui, par sa forme, est connue sous le nom de Fer à Cheval, qu’on la vit s’avancer dans l’œil du vent, et courir avec la grâce et l’aisance d’un vaisseau en relâche, l’avant tourné vers le Lust-in-Rust. Ses desseins contre le contrebandier devinrent alors trop évidents pour admettre aucun doute.

Cependant la Sorcière des Eaux ne trahissait point le moindre symptôme d’alarme. L’œil expressif de la dame Vert-de-Mer semblait étudier les mouvements de son adversaire avec l’attention d’un être intelligent, et de temps en temps le brigantin se tournait légèrement dans les courants d’air variés, comme si une volonté cachée eut dirigé les mouvements du petit vaisseau. Ces mouvements ressemblaient à ceux du chien de chasse lorsqu’il lève la tête dans son chenil pour écouter quelque son lointain, ou pour saisir un parfum passager apporté par le vent.

Pendant ce temps, les progrès du vaisseau étaient si rapides, que le nègre secoua la tête avec un regard plus significatif encore et plus important qu’à l’ordinaire. Tout était propice à son approche, et comme l’eau du Cove, pendant l’espace de temps que le passage était ouvert, restait assez profonde pour y permettre l’entrée d’un vaisseau de gros calibre, le fidèle Bonnie commença à craindre un coup sévère pour le commerce à venir de son maître. La seule espérance qui lui restait pour le salut du contrebandier était le changement de l’état du ciel.

Bien que le nuage menaçant eût quitté l’embouchure du Rariton, et roulât vers l’ouest avec une rapidité effrayante, il ne s’était pas encore rompu. L’air avait la chaleur et l’apparence qui précède un orage ; mais, à l’exception de larges gouttes d’eau qui tombaient d’un nuage clair en apparence, c’était ce qu’on appelle une rafale sèche. Les eaux de la haie étaient par moments sombres, courroucées, vertes, et dans d’autres instants on aurait pu croire que de pesants courants d’air descendaient sur leur surface pour essayer leur pouvoir. Malgré ces sinistres présages, la Coquette poursuivait sa course sans diminuer d’une ligne la large surface de ses voiles. Ceux qui gouvernaient ses mouvements n’étaient point des hommes indolents de l’Orient ni des mers enchantées du midi, qui s’arrachent les cheveux ou appellent les saints dans les moments d’alarme, mais des marins faits à une mer capricieuse, et habitués à placer leur principal espoir dans un courage aidé de la vigilance et de l’habileté que donne une longue expérience. Cent yeux à bord du croiseur surveillaient l’approche du nuage, ou regardaient le jeu de lumière et d’ombre qui faisait varier la couleur de l’eau, mais c’était avec calme et avec une entière confiance dans les talents du jeune officier qui avait le commandement du vaisseau.

Ludlow se promenait sur le tillac avec sa tranquillité habituelle, autant qu’on pouvait en juger par son extérieur, quoique en réalité son esprit fût agité par des sentiments qui n’avaient rien de commun avec les devoirs de sa place. Il avait aussi jeté quelques regards sur l’orage qui s’approchait, mais ses yeux étaient plus souvent arrêtés sur le paisible brigantin, toujours à l’ancre, et qu’on voyait alors distinctement du pont de la Coquette. Le cri : Un étranger est dans le Cove ! qui était parti un instant du haut du vaisseau, ne causa aucune surprise au commandant, tandis que l’équipage étonné, mais obéissant, commença à comprendre le but des étranges manœuvres du bâtiment. L’officier dont le grade était immédiatement au-dessous de celui du capitaine, n’avait pas osé lui-même faire aucune question, mais lorsque l’objet de leur course fut en vue, il s’enhardit à faire cette remarque sur le caractère du bâtiment.

— Voilà un joli navire ! observa le grave lieutenant en cédant à une admiration naturelle à son état, et il pourrait servir de yacht à la reine ! C’est un bâtiment qui se joue sans doute des revenus de la couronne, ou peut-être un boucanier des îles. Il ne montre aucune couleur !

— Avertissez-le, Monsieur, de son devoir envers un homme revêtu d’une commission royale, répondit Ludlow parlant par habitude, et ne sachant qu’à moitié ce qu’il disait. Il faut apprendre à ces corsaires à respecter notre pavillon.

Le bruit d’un coup de canon fit revenir Ludlow de sa distraction, et lui rappela l’ordre qu’il venait de donner.

— Ce canon était-il chargé à boulet ? demanda-t-il d’un ton qui ressemblait à un reproche.

— Oui, mais on a pointé dans le vide, Monsieur ; c’est seulement un avertissement. Nous ne sommes pas muets sur la Coquette, capitaine Ludlow.

— Je ne voudrais pas faire du tort à ce bâtiment, même S’il était un boucanier. Ayez soin que rien ne le touche, à moins que vous n’en receviez l’ordre.

— En effet, Monsieur, ce serait mieux de prendre cette beauté en vie ; un si joli vaisseau ne doit point être brisé comme une vieille carène. Ah ! il se soumet, enfin. Il montre un champ blanc ; ce coquin serait-il français, après tout !

Le lieutenant prit une lunette, et la posa un instant devant ses yeux avec son calme ordinaire. Puis il laissa tomber l’instrument, et on eût dit qu’il essayait de se rappeler les différents pavillons qu’il avait vus pendant une expérience de bien des années.

— Ce mauvais plaisant doit venir de quelques terres inconnues, dit-il. Il y a une femme sur son champ, avec un vilain visage encore, à moins que la lunette ne me joue un tour. Sur mon existence, le coquin à la copie de cette image au sommet de l’éperon ! Voulez-vous regarder cette femme, Monsieur ?

Ludlow prit la lunette, et ce ne fut pas sans curiosité qu’il la tourna vers le pavillon que l’audacieux contrebandier osait élever en présence d’un croiseur. Les vaisseaux étaient dans ce moment assez près l’un de l’autre, pour lui permettre de distinguer les traits sombres et le sourire malin de la dame Vert-de-Mer, dont la figure étant peinte dans le champ de l’enseigne avec le même art qu’il avait remarqué sur différents objets du brigantin. Confus de l’audace du contrebandier, il rendit la lunette, et continua à se promener en silence sur le pont.

Il y avait près de lui et du lieutenant un officier dont les cheveux et la taille légèrement courbée commençaient à éprouver l’influence du temps, et qui par sa position avait entendu sans le vouloir ce qui s’était dit. Quoique l’œil de ce personnage, qui était le contre-maître du sloop, abandonnât rarement le nuage qui recelait la tempête, excepté pour regarder l’immense masse de voiles qui étaient étendues, il trouva un moment pour contempler le vaisseau étranger.

— Un brigantin demi-gréé, avec son mât de petit perroquet en arrière ; une double barre verticale, avec un pic dormant, observa le marin aux termes techniques, comme un autre eût parlé du teint et des traits d’un individu dont il aurait fait une description particulière. La coquine n’a pas besoin de montrer son visage basané pour être reconnue. Je lui ai donné la chasse dans la Manche pendant trente-six heures, pas plus tard que la saison dernière, et ce bâtiment courait autour de nous comme un dauphin jouant sous le ringeot d’un vaisseau. Nous l’avions tantôt sur le bossoir du vent, quelquefois à la traverse de notre course, et tout d’un coup sur notre houache[1], comme une poule et ses poussins tournent de tous côtés pour avoir des miettes. Il a l’air assez enfermé dans ce Cove, et cependant je parierais la paie d’un mois sur douze, qu’il nous échappera. Capitaine Ludlow, le brigantin qui est là, sous notre vent, est le fameux Écumeur de mer !

— L’Écumeur de mer ! répétèrent vingt voix d’une manière à prouver l’intérêt que causait cette nouvelle.

— Je le jurerais devant tous les juges de l’amirauté, soit en Angleterre, soit en France, si c’était nécessaire. Mais il n’y a pas besoin de serment, puisque voilà des détails écrits que je me suis procurés de ma propre main, ayant la chasse en vue et en plein midi.

En parlant ainsi, le contre-maître tira une tabatière de sa poche, et écartant diverses notes il prit un mémorandum dont la couleur rivalisait avec celle du tabac. — Maintenant, Messieurs, ajouta-t-il, vous aurez la description de sa structure comme si le maître charpentier l’avait prise avec sa mesure. — « Rappelez-vous d’apporter un manchon de martre d’Amérique pour M. Trysail… Achetez-le à Londres et jurez… — Ce n’est pas là le papier… J’ai laissé votre garçon, monsieur Luff, arrimer pour moi la dernière entrée de tabac, et le jeune chien a dérangé tous les documents qui m’appartenaient. C’est ainsi que les comptes du gouvernement s’embrouillent lorsque le parlement veut les vérifier. Mais je suppose qu’il faut que la jeunesse ait son temps ! J’ai lâché moi-même un singe dans une église un samedi soir lorsque j’étais jeune, et il fit un si grand ravage parmi les livres de prières, que la paroisse en fut troublée pendant six mois, et qu’il en résulta une querelle entre deux vieilles dames, querelle qui n’est pas encore terminée aujourd’hui… » — Ah ! j’y suis : « l’Écumeur de Mer. Agrès pleins, avec les basses voiles en arrière ; une voile enverguée sur un pic. Très-haut dans ses espars. Léger de poids. Soigné dans ses drisses, et aussi beau qu’aucun bâtiment. Il porte une bonnette en dehors de la grande voile quand le temps est léger ; la grande vergue comme les huniers d’une frégate, avec les étais du mât de hune aussi gros que le grand foc ; tirant peu d’eau, avec une figure de femme pour ornement. Il porte des voiles plutôt comme s’il était dirigé par le diable que par un être humain, et reste à cinq points, quand il navigue sur le vent : voilà une description à l’aide de laquelle une fille d’honneur de la reine Anne pourrait reconnaître le coquin, et vous pouvez voir tous les signes que j’ai constatés aussi clairement que la nature humaine peut les montrer sur un vaisseau.

— L’Écumeur de mer ! répétèrent les jeunes gens qui se pressaient autour du vétéran afin d’écouter la description caractéristique du fameux contrebandier.

— Écumeur ou coureur ; nous l’avons maintenant immobile sous notre vent, avec un banc de sable de trois côtés et le vent dans son œil, s’écria le premier lieutenant. Vous aurez l’occasion, maître Trysail, de rectifier vos détails en prenant vos mesures sur le bâtiment lui-même.

Le contre-maître secoua la tête comme un homme qui doute, et tourna de nouveau ses regards vers le nuage.

À ce moment la Coquette était arrivée à l’entrée du Cove, et n’était plus séparée de l’objet de sa course que par une distance de quelques encâblures. Pour obéir aux ordres donnés par Ludlow, on ferla toutes les voiles légères du vaisseau, qui resta avec les trois huniers et le grand foc. Il y avait encore une question à résoudre sur la profondeur du canal, car il n’était pas ordinaire de voir des vaisseaux du calibre de la Coquette dans cette partie de la baie, et l’état menaçant du ciel rendait la prudence doublement nécessaire. Le pilote redoutait une responsabilité qui n’appartenait pas positivement à sa charge, puisque la navigation ordinaire n’avait aucun rapport avec ce lieu solitaire, et Ludlow lui-même, quoique stimulé par des motifs bien puissants, hésitait à courir des risques qui excédaient ses pouvoirs. Il y avait quelque chose de si remarquable dans l’apparente sécurité du contrebandier, qu’on était naturellement porté à croire qu’il était certain d’être protégé par quelque obstacle qui lui était connu, et Ludlow se décida à faire jeter la sonde avant de hasarder le vaisseau. L’offre d’amener le contrebandier avec les bateaux, quoique raisonnable en elle-même, et peut-être le plus sage parti de tous, fut rejetée par le commandant comme un projet d’une issue incertaine, mais en réalité parce qu’il portait un trop vif intérêt à celle qu’il y croyait renfermée, pour consentir à rendre le brigantin le théâtre d’une scène de violence. On mit donc un esquif à flot, la grande voile fut jetée sur le mât, et Ludlow lui-même, accompagné du pilote et du maître, alla s’assurer jusqu’à quel point il était facile de s’approcher du contrebandier. Un éclair et un de ces coups de tonnerre qu’on reconnaît être plus terribles sur ce continent que dans l’autre hémisphère, avertirent le jeune marin qu’il était nécessaire de se hâter, s’il voulait regagner son vaisseau avant que le nuage qui menaçait toujours le bâtiment éclatât au-dessus de sa tête. Le bateau s’avança rapidement dans le Cove, et le maître et le pilote sondèrent de chaque côté du bateau aussi vite que leurs mains pouvaient jeter et reprendre les plombs.

— C’est bien, dit Ludlow, aussitôt qu’il fut convaincu que le vaisseau pouvait entrer. Je voudrais que le vaisseau pût parvenir aussi près que possible du brigantin, car je me méfie de sa tranquillité : nous allons avancer encore.

— Une sorcière en cuivre, dont les yeux malins et la figure effrontée pourraient conduire un honnête marin à la contrebande, et même aux vols de mer ! murmure Trysail, peut-être effrayé de faire entendre sa voix près d’une créature qui semblait presque douée des facultés de la vie. Ah ! voilà bien la coquine ! je connais son livre et sa jaquette verte ! Mais où sont ses protégés ? Le vaisseau est aussi tranquille que les caveaux des sépulcres royaux le jour d’un couronnement, lorsque le dernier roi et ceux qui l’ont devancé sont livrés à eux-mêmes. Voilà une bonne occasion de jeter l’équipage d’un bateau sur ses ponts, et de renverser cette impudente enseigne, qui porte dans les airs l’image de cette vilaine femme, si…

— Si quoi ? demanda Ludlow, frappé de la justesse de cette proposition.

— Si l’on était sûr de la nature de cette sorcière, Monsieur, car, pour avouer la vérité, j’aimerais mieux avoir affaire à un vaisseau français régulièrement construit, qui montre ses canons franchement, et qui fait entendre un tel bavardage qu’on pourrait le reconnaître pendant la nuit… Cette créature parle !

Ludlow ne fit pas de réponse, car un horrible coup de tonnerre, auquel succéda la lueur brillante d’un éclair qui éclaira subitement les traits sombres de la Sorcière, avait causé l’exclamation involontaire de Trysail. L’avertissement qui venait du nuage ne devait pas être dédaigné. Le vent, qui avait été variable pendant si longtemps, commença à se faire entendre dans les agrès du silencieux brigantin, et les deux éléments montraient des signes non équivoques de l’approche de la tempête. Le jeune matelot tourna vers son bâtiment des regards où se peignait tout son intérêt. Les vergues étaient sur les chouquets, les voiles enflées flottaient au loin sous le vent, et vingt ou trente figures d’hommes sur chaque espar prouvaient que les gabiers agiles étaient occupés à attacher les voiles et à les mettre au bas ris.

— Avancez sur votre vie ! s’écria Ludlow avec chaleur.

On entendit un seul coup d’aviron, et l’esquif fut poussé à vingt pieds plus loin de la mystérieuse image ; les gens qui le conduisaient firent des efforts désespérés pour atteindre le croiseur avant qu’il fût assailli par la tempête. Le sourd mugissement du vent qui pénétrait dans les agrès du vaisseau s’entendait de loin, et le combat entre le croiseur et les éléments était par moment assez terrible pour faire craindre au jeune commandant d’arriver trop tard.

Le pied de Ludlow touchait le pont de la Coquette au moment où la rafale s’abattait avec furie sur ses voiles. Il ne songea plus qu’au danger du moment ; car, éprouvant les sentiments d’un marin, son esprit était tout à son vaisseau.

— Laissez filer ! s’écria l’officier d’une voix qui se faisait entendre au-dessus des mugissements du vent. Carguez ! ferlez les voiles !

Ces ordres furent donnés successivement et sans porte-voix, car le jeune officier pouvait, lorsque cela était nécessaire, parler aussi haut que la tempête. Ces ordres furent suivis d’un de ces moments terribles si familiers aux marins. Chacun donnait toute son attention à son devoir, tandis que les éléments se déchaînaient autour d’eux avec autant de furie que si la main qui les retient eût été retirée. La baie n’était qu’une nappe d’écume, tandis que le bruit de la tempête ressemblait au roulement de mille chariots. Le vaisseau cédait à son impulsion, et l’on voyait les vagues pénétrer dans ses dalots, et la ligne des mâts élevés s’incliner vers la surface de la baie, comme si l’extrémité de ses vergues allait se plonger dans les eaux. Mais cette soumission au premier choc ne dura qu’un moment.

Le bâtiment, bien construit, reprit son équilibre, et essaya de voguer sur son élément, comme s’il eût deviné qu’il n’y avait d’espoir de salut que dans le mouvement. Ludlow jeta un regard du côté du vent. L’entrée du Cove était heureusement située, et il aperçut les espars du brigantin, bercés violemment par la rafale. Il demanda si le vaisseau était dégagé de son ancre, et on l’entendit encore crier de sa place dans le passe-avant :

— Arrive tout ! la barre tout au vent !

Le premier effort du croiseur pour obéir au gouvernail, dépouillé qu’il était de ses voiles, fut difficile et lent ; mais lorsque l’éperon commença à baisser, le nuage poussé par le vent est à peine plus prompt que ne le fut sa course. Dans ce moment les vapeurs se dilatèrent et un torrent de pluie se mêla au bruit de l’orage en augmentant la confusion. On ne voyait plus rien que les lignes d’eau qui tombaient sur la nappe d’écume que le vaisseau traversait.

— Voici la terre, Monsieur, s’écria Trysail d’un bossoir où il était placé, ressemblant à un vénérable dieu marin noyé dans son élément natal. Nous la passons avec la rapidité d’un cheval de course !

— Dégagez vos ancres de poste, répondit le capitaine.

— Préparé, préparé, répondit Trysail.

Ludlow fit signe aux hommes placés à la roue du gouvernail d’amener le vaisseau au vent, et lorsque la marche du navire fut suffisamment amortie, deux ancres pesantes tombèrent sous les eaux à un autre signal. Le vaste bâtiment fut arrêté sans un nouveau choc. Lorsque l’avant se sentit retenu, le vaisseau se posa debout au vent, et des brasses d’énormes cordes furent attirées par des boules assez violentes pour agiter d’un tremblement le centre de la carène. Mais le premier lieutenant et Trysail n’étaient point novices dans leur métier, et en moins d’une minute ils avaient solidement assujetti le vaisseau sur ses ancres. Quand cet important service fut rendu, les officiers et l’équipage se regardèrent comme des hommes qui viennent de courir ensemble de grands hasards. Le temps s’éclaircit, et les objets devinrent visibles à travers la pluie, qui tombait toujours. Ces hommes qui passaient leur vie sur la mer respirèrent plus facilement, convaincus que le danger était passé. À mesure que leurs craintes diminuaient, ils se rappelèrent l’objet de leur recherche. Tous les yeux se tournèrent vers le Cove, mais, par des moyens qui semblaient inexplicables, le contrebandier avait disparu.

— L’Écumeur de mer ! Qu’est devenu le brigantin ! furent les exclamations que la discipline d’un croiseur royal ne pouvait réprimer. Elles furent répétées par cent bouches, tandis que tous les yeux cherchaient où pouvait être le gracieux navire. Tous regardaient en vain. L’endroit où la Sorcière des Eaux était à l’ancre, il y avait si peu de temps, était désert, et l’on n’apercevait aucun vestige de naufrage sur le rivage du Cove. Pendant le temps que le vaisseau ployait ses voiles et se disposait à entrer dans le Cove, personne n’avait pensé à s’occuper du brigantin, et lorsque la Coquette fut à l’ancre, il n’était pas encore possible de voir à une certaine distance. Il y avait alors une masse dense de pluie, et l’œil curieux et inquiet de Ludlow fit de vains efforts pour en pénétrer l’obscurité. Une fois, cependant, plus d’une heure après que l’orage eut éclaté sur la Coquette, et lorsque l’Océan au large était calme et clair, il crut distinguer à un grand éloignement les espars, à peine visibles, d’un vaisseau à l’horizon et sans aucune voile. Mais un nouveau regard ne put lui assurer la vérité de cette conjecture.

On raconta bien des histoires extraordinaires cette nuit-là, à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique la Coquette. Le maître d’équipage affirma que, regardant en bas, lorsqu’il était occupé à séparer les câbles, il entendit un cri dans les airs, comme si une centaine de diables s’étaient amusés à ses dépens ; ce qu’il raconta en confidence au canonnier, en lui disant qu’il croyait que ce n’était qu’un signal à bord du brigantin, qui avait saisi l’occasion, lorsque d’autres vaisseaux auraient été bien aises de pouvoir jeter l’ancre, de s’éloigner de la manière qu’il employait ordinairement. Il y avait aussi un matelot nommé Robert Yarn, dont le talent de raconter égalait celui de Scheherazade, et qui non-seulement assurait, mais affirmait par les plus étranges serments que, tandis qu’il était sur la vergue de hune, avançant le bras pour saisir le côté de la voile, une femme au visage sombre voltigea au-dessus de sa tête, lui balayant le visage de sa longue chevelure, ce qui l’obligea à fermer les yeux et l’avait exposé à une sévère réprimande du maître des voiles de hune. On essaya bien d’expliquer ce prodige, et ce fut le matelot placé sur la vergue auprès de Yarn ; il pensait que les cheveux étaient simplement l’extrémité d’une garcette ou raban de ferlage agité par le vent ; mais le second, qui tenait un des avirons dans le navire, ôta tout crédit à cette explication, en vertu de sa réputation de véracité depuis longtemps établie. Trysail lui-même hasarda quelques mystérieuses conjectures sur le sort du brigantin, dans la chambre des canonniers du vaisseau ; mais en revenant de sonder le passage où il avait été envoyé par son capitaine, il fut moins communicatif et plus pensif qu’à l’ordinaire. Il parut, par la surprise que manifesta chaque officier qui entendit le rapport du contre-maître qui avait jeté le plomb de sonde, que personne dans le vaisseau, à l’exception de l’alderman van Beverout, ne savait qu’il existât plus de deux brasses d’eau dans le passage secret.



  1. Houache ou remous qui se forme derrière un vaisseau qui a du sillage.