L’Écumeur de mer/Chapitre 25

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 282-295).


CHAPITRE XXV.


Julie, tu m’as entièrement changé ; tu me fais négliger mes études, perdre mon temps, fuir les bons conseils ; et regarder le monde comme rien.
Shakspeare. Les deux Gentilshommes de Vérone.


Ludlow quitta le Lust-in-Rust sans avoir formé aucun projet. Pendant son entrevue avec la belle Barberie, il avait épié d’un œil jaloux les traits de celle qu’il aimait, et le profond intérêt qu’Alida semblait éprouver pour le contrebandier n’avait pu lui échapper. Pendant quelques minutes seulement il avait été porté à croire, par le calme et le sang-froid avec lequel elle l’avait reçu ainsi que son oncle, qu’elle n’avait pas mis le pied sur la Sorcière des Eaux ; mais lorsque le brillant et léger marin qui dirigeait les mouvements de ce vaisseau extraordinaire parut, cette espérance flatteuse lui échappa. Il crut qu’Alida venait de faire son choix pour la vie, et tandis qu’il déplorait la séduction qui pouvait porter une femme tellement favorisée de la nature à oublier sa position dans le monde, et ce qu’elle se devait à elle-même, il était trop franc pour ne pas avouer que celui qui en si peu de temps avait obtenu un si grand ascendant sur Alida était, sous beaucoup de rapports, capable d’exercer une puissante influence sur l’imagination d’une femme.

Il y avait dans l’esprit du jeune commandant un combat entre son devoir et ses sentiments. Se rappelant l’artifice par lequel il était tombé au pouvoir des contrebandiers, il avait si bien pris ses précautions en arrivant à la villa, qu’il croyait fermement avoir à sa merci la personne de son rival. Profiterait-il de cet avantage, ou laisserait-il en paix ces nouvelles amours ? C’était là l’unique sujet de ses pensées. Bien que simple dans ses habitudes, comme la plupart des marins de ce siècle, Ludlow avait les sentiments élevés qui conviennent à un gentilhomme. Il aimait tendrement Alida, et redoutait d’agir sous l’impulsion du désappointement. À ces motifs, on pouvait aussi ajouter la répugnance qu’il éprouvait, comme officier supérieur, à la dégradation d’être employé dans une profession qui appartient proprement à des hommes d’une ambition moins élevée. Il se regardait comme le champion des droits et de la gloire de sa souveraine, et non pas comme l’instrument mercenaire de ceux qui tenaient ses douanes, et quoiqu’il n’eût pas hésité à courir tous les hasards, soit pour capturer le vaisseau du contrebandier, ou en faisant prisonnier son équipage sur l’élément où il passait une partie de sa vie, il répugnait à l’idée de chercher à s’emparer sur terre d’un individu solitaire et désarmé. Outre ces sentiments, il avait assuré au proscrit lui-même qu’il le rencontrait sur un terrain neutre. Cependant l’officier de la reine avait ses ordres, et il ne pouvait fermer les yeux devant les obligations générales de son devoir. On savait partout que le brigantin occasionnait de grandes pertes aux revenus de la couronne, plus particulièrement dans l’ancien hémisphère, et qu’un ordre spécial à son égard avait été donné par l’amiral de la station. Une occasion se présentait de priver ce vaisseau des talents d’un chef qui, malgré l’excellence du navire, l’avait rendu capable de braver plus de cent croiseurs avec impunité. Agité par ces réflexions et ces sentiments contraires, le jeune marin quitta la maison et entra sur la petite pelouse, afin de respirer plus librement et de ne point être interrompu dans ses méditations.

La nuit était parvenue jusqu’au premier quart du matin ; l’ombre de la montagne couvrait encore néanmoins les terres de la villa et les côtes de l’Atlantique de ténèbres qui étaient plus profondes que l’obscurcité répandue au loin sur la surface de l’Océan ; les objets étaient si confus, qu’il était nécessaire de les regarder avec la plus grande attention pour s’assurer de leur caractère ; les rideaux de la Cour des Fées avaient été fermés, et, bien que les lumières brillassent dans l’intérieur, l’œil ne pouvait pénétrer dans les appartements du pavillon. Ludlow regarda autour de lui, puis se dirigea à contre-cœur vers le rivage.

En essayant de dérober aux yeux de ceux qui étaient dehors ce qui se passait dans son appartement, Alida avait cependant soulevé le coin d’une draperie. Lorsque Ludlow atteignit la grille qui conduisait au rivage, il se détourna pour jeter un dernier regard sur la villa ; favorisé par cette nouvelle position, ses yeux s’arrêtèrent sur celle qui occupait toujours ses pensées.

La belle Barberie était assise à la petite table près de laquelle il l’avait vue au commencement de la soirée, son coude appuyé sur le bois précieux et sa belle main soutenant son visage qui avait l’air pensif, sinon mélancolique, expression qui ne lui était pas habituelle. Le commandant de la Coquette sentit que tout son sang se portait vers son cœur, car il s’imagina que ce triste et beau visage exprimait le repentir. Il est probable que cette idée réveilla ses espérances flétries ; il pensa qu’il n’était peut-être pas trop tard pour arracher des bords du précipice où elle était suspendue une femme qu’il aimait si sincèrement : la démarche inconsidérée qu’elle avait faite était déjà oubliée, et le généreux marin allait se précipiter de nouveau dans la Cour des Fées, afin d’implorer celle qu’il aimait de se rappeler ce qu’elle se devait à elle-même, lorsque Alida laissa tomber sa main sur ses genoux, leva la tête, et Ludlow vit à l’expression de ses regards qu’elle n’était plus seule ; le capitaine revint sur ses pas pour connaître les résultats de cette interruption.

Alida leva les yeux avec cette bonté et cette ingénuité sincère qui embellit le visage d’une femme innocente, lorsqu’elle parle à ceux qui possèdent toute sa confiance. Elle sourit, mais plutôt avec tristesse qu’avec plaisir ; elle parla, mais la distance empêcha que ses paroles parvinssent jusqu’à Ludlow. L’instant qui suivit, Seadrift s’avança dans l’espace qui était visible à travers la draperie soulevée et prit sa main. Alida ne fit aucun effort pour la retirer, elle regarda au contraire le jeune homme avec le plus vif intérêt, et parut comme absorbée dans l’attention qu’elle donnait à ses discours. Alors Ludlow ouvrit violemment la grille, et il ne s’arrêta que lorsqu’il fut parvenu aux bords de la rivière.

Le commandant de la Coquette trouva sa chaloupe dans le lieu où il avait ordonné à ses gens de la dérober à tous les regards, et il allait y monter, lorsque le bruit d’une petite porte fermée par le vent le porta à regarder derrière lui. Il vit distinctement une forme humaine contre les murs légers de la villa, qui descendait vers la rivière. Les gens de Ludlow reçurent l’ordre de garder le silence et de se mettre à l’ombre d’une petite palissade ; alors le capitaine attendit l’arrivée de l’inconnu. Lorsqu’il passa devant Ludlow, ce dernier reconnut la tournure agile du contrebandier. Seadrift s’avança sur le bord de la rivière, et regarda prudemment autour de lui pendant quelques minutes. Un son faible mais distinct, celui que fait entendre un marin qui donne un signal, suivit ce mouvement. L’apparence d’un petit esquif répondit à ce signal, il sortit d’entre les herbes du côté opposé au courant, et s’approcha du lieu où Seadrift attendait son arrivée. Le contrebandier s’élança légèrement dans l’esquif, qui glissa aussitôt sur la rivière. Au moment où ce petit bateau passa près du lieu où il était caché, Ludlow s’aperçut qu’il n’était conduit que par un seul matelot, et comme sa chaloupe était montée par six vigoureux rameurs, il vit que l’homme dont il désirait si vivement se rendre maître était enfin loyalement et honorablement en son pouvoir. Nous n’essaierons pas d’analyser le sentiment qui l’emportait dans l’esprit du jeune officier, il suffit d’ajouter qu’il fut bientôt dans sa chaloupe à la poursuite de l’esquif.

Comme la ligne que parcourait la chaloupe était plus oblique que droite, quelques vigoureux coups d’aviron l’amenèrent si près de l’esquif, que Ludlow put arrêter ce dernier en plaçant sa main sur le plat-bord.

— Quoique dans un équipage si léger, la fortune vous favorise moins dans les bateaux que dans les plus grands bâtiments, maître Seadrift, dit Ludlow, lorsqu’à l’aide d’un bras nerveux il eut attiré sa prise assez pour se trouver assis à quelques pieds de son prisonnier. Nous nous rencontrons sur notre élément, où il ne peut y avoir de neutralité entre un contrebandier et un serviteur de la reine.

Le captif tressaillit ; son exclamation à demi réprimée et le moment de silence qui la suivit prouvèrent qu’il avait été pris tout à fait par surprise.

— J’admire votre dextérité, dit-il enfin d’une voix basse mais non sans agitation. Je suis votre prisonnier, capitaine Ludlow, et je voudrais savoir maintenant quelles sont vos intentions en vous emparant de ma personne.

— Vous aurez une prompte réponse. Il faudra que vous vous contentiez des simples chambres de la Coquette, pour cette nuit, au lieu de la cabine la plus splendide de la Sorcière des Eaux. Mais ce que les autorités de la province peuvent décider demain dépasse les connaissances d’un pauvre commandant de la marine royale.

— Où lord Cornbury s’est-il retiré ?…

— Dans une prison, répondit Ludlow en observant que le contrebandier parlait comme un homme qui médite, plutôt que comme une personne qui adresse une question. Le parent de notre gracieuse souveraine spécule sur les chances de la fortune humaine, entre les murs d’une prison. Son successeur, le brigadier Hunter, a moins de sympathie, dit-on, pour les infirmités de la nature humaine !

— Nous traitons légèrement les dignités ! s’écria le captif avec son ancienne gaieté. Vous usez de représailles pour quelques libertés qui furent prises à votre égard, il n’y a pas quinze jours, dans cette chaloupe et avec ce même équipage. Cependant je me suis bien trompé sur votre caractère si une sévérité inutile forme un de ses traits distinctifs. Puis-je communiquer avec le brigantin ?

— Librement… lorsqu’il sera une fois confié aux soins d’un officier de la reine.

— Oh ! Monsieur, vous dépréciez les qualités de ma maîtresse, en supposant qu’il existe une comparaison entre elle et la vôtre ! La Sorcière des Eaux ira au large, jusqu’à ce qu’un bien différent personnage devienne votre captif. Puis-je communiquer avec la terre ?

— Il n’y a point d’objection à cela, si vous voulez m’en indiquer les moyens.

— J’ai quelqu’un ici qui sera un messager fidèle.

— Trop fidèle à l’erreur qui gouverne tous vos affidés ! Cet homme doit vous accompagner à bord de la Coquette, maître Seadrift. Cependant, ajouta Ludlow d’une voix mélancolique, s’il y a quelqu’un sur terre qui s’intéresse particulièrement à vous, et qui puisse trouver plus de chagrin dans l’incertitude que dans la réalité, un homme de mon équipage, dans lequel on peut placer toute confiance, se chargera de votre commission.

— Que cela soit ainsi, répondit le contrebandier, comme s’il eût été convaincu qu’il ne pouvait en exiger davantage. Portez cette bague à la dame qui habite ce manoir, ajouta-t-il lorsque Ludlow eut choisi le messager, et dites-lui que celui qui l’envoie est sur le point d’aller rendre visite au croiseur de la reine Anne, accompagné de son commandant. Si l’on désire en connaître le motif, vous pouvez parler de la manière dont j’ai été arrêté.

— Écoutez-moi, ajouta le capitaine, ce devoir rempli, faites attention à tous les désœuvrés qui se trouveront sur le rivage, et prenez garde qu’aucun bateau ne quitte la rivière pour aller apprendre au brigantin la perte qu’il a faite.

L’homme qui était armé comme l’est un marin sur une chaloupe de service, reçut ces ordres avec le respect convenable, et le bateau s’étant approché près du rivage, il débarqua.

— Maintenant que j’ai satisfait vos désirs, maître Seadrift, j’espère que vous ne vous refuserez pas aux miens. Voici un siège à votre service dans ma chaloupe, et j’avoue que je désire vous le voir occuper.

Tandis que le capitaine parlait, il tendit la main au contrebandier comme s’il eût été poussé par une complaisance naturelle, mais il y avait dans ce mouvement une certaine négligence qui trahissait la différence du rang. Le jeune Seadrift sembla repousser cette familiarité, car il se jeta précipitamment en arrière comme pour éviter le contact ; puis, sans toucher le bras qui lui était offert, il s’élança légèrement dans la chaloupe. Ludlow à son tour changea de barque et occupa le siège que Seadrift venait de quitter. Il ordonna à un de ses gens de prendre la place du marin du brigantin. Ces préparatifs terminés, il s’adressa de nouveau à son prisonnier.

— Je vous confie aux soins du patron de la chaloupe, dit-il, et à ces dignes matelots, maître Seadrift. Nous allons suivre une route différente. Vous vous installerez dans ma cabine où tout sera à votre disposition Avant que le quart de minuit soit appelé, je serai de retour pour empêcher de baisser pavillon et pour empêcher aussi que la dame Vert-de-Mer ne détourne mes matelots de leur devoir.

Ludlow donna des ordres à voix basse au patron de la chaloupe, et les deux marins se séparèrent. La chaloupe se dirigea vers l’embouchure de la rivière avec la majesté qui distingue la course des barques appartenant aux vaisseaux de guerre, tandis que l’esquif glissait sans bruit et presque inaperçu, grâce à sa couleur et à sa dimension.

Lorsque les deux barques entrèrent dans les eaux de la baie, la chaloupe se dirigea vers le vaisseau éloigné, et l’esquif s’inclina à droite, et vogua directement vers le Cove. Le prudent contrebandier avait porté la précaution jusqu’à mettre des paillets aux avirons, et Ludlow, lorsqu’il fut à portée d’apercevoir les hauts et légers espars de la Sorcière des Eaux, s’élevant au-dessus des arbres rabougris qui bordaient la côte, n’eut aucune raison de supposer que son approche était connue. Une fois certain de la position du brigantin, il avança avec toute la précaution qui était nécessaire.

Il mit environ un quart d’heure à amener l’esquif sous le beaupré de l’élégant bâtiment sans donner l’alarme à ceux qui sans aucun doute veillaient sur les ponts. Le succès du jeune marin parut être complet, car il tenait déjà le câble avant que le plus léger bruit se fût fait entendre sur le brigantin. Ludlow regretta de n’être point entré dans le Cove avec sa chaloupe, car la tranquillité était si profonde qu’il ne doutait pas qu’il eût pu emporter d’assaut le bâtiment par un coup de main. Contrarié de cette imprévoyance et excité par cet espoir de succès, il se mit à méditer sur les expédients qui pouvaient se présenter naturellement à l’imagination d’un marin dans de semblables circonstances.

Le vent était au sud, et bien qu’il ne fût pas fort, l’air était chargé d’une pesante humidité. Comme le brigantin était protégé par l’influence des marées, il obéissait aux courants d’air, et tandis que l’avant se montrait à l’extérieur, sa poupe était dirigée vers l’extrémité du bassin. Sa distance de la terre n’était pas de cinquante brasses, et Ludlow ne tarda pas à s’apercevoir que le vaisseau n’était retenu que par une petite ancre à jet, et que les autres ancres dont il y avait une bonne provision étaient toutes à leur place. Cet incident lui fit espérer de pouvoir couper l’aussière qui tenait à elle seule le brigantin, lequel chasserait sans doute à terre avant que l’alarme pût être donnée à l’équipage, qu’on mît à la voile ou qu’on jetât l’ancre. Quoique ni Ludlow ni son compagnon ne possédassent d’autre instrument tranchant qu’un grand poignard de marin, la tentation était trop séduisante pour ne pas y céder. Le projet était attrayant, car, bien que le vaisseau dans cette situation ne pût recevoir aucun dommage sérieux, l’inévitable obligation de le retirer des sables donnerait le temps à ses bateaux, et peut-être à son vaisseau lui-même, d’arriver assez à temps pour s’assurer la possession du brigantin ; Ludlow s’empara du poignard de son compagnon et donna le premier coup sur la masse solide de cordage. L’acier n’eut pas plus tôt touché le carret qu’une lumière brillante éclata près du visage de Ludlow. Revenu de ce choc subit, le commandant se frotta les yeux, et regarda au-dessus de sa tête avec ce sentiment d’embarras qui se manifeste en nous lorsque nous sommes surpris dans une action que nous croyons cachée, quelque louable que soit notre motif ; sorte d’hommage que la nature paie à la loyauté dans toutes les circonstances.

Bien que Ludlow sentît en cet instant qu’il était en danger de perdre la vie, cette crainte fut affaiblie par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Les traits bronzés de la Sorcière s’illuminèrent subitement, et tandis que ses yeux semblaient s’arrêter sur le jeune commandant, comme pour surveiller tous ses mouvements, son sourire malin paraissait prendre l’expression de la moquerie. Il n’y eut aucun besoin de recommander au matelot qui tenait l’aviron de remplir son devoir. Il n’eut pas plus tôt jeté ses regards sur cette mystérieuse image que l’esquif tourna sur lui-même comme une mouette qui prend son vol dans un moment d’alarme. Bien que Ludlow attendît à chaque moment le boulet qui devait suivre la lueur, l’imminence même du danger ne put l’empêcher de donner toute son attention à cette figure étrange. La lueur qui l’avait éclairée, quoique condensée, puissante et tranquille, s’agita un peu et montra les vêtements de la Sorcière. Alors le capitaine reconnut la vérité de ce dont Seadrift l’avait assuré ; car, par le moyen de quelque mécanique à laquelle il n’eut pas le loisir de réfléchir, le manteau vert de mer avait été changé en une robe plus légère dont le bleu d’azur rappelait la nuance des vagues de l’Océan. La lumière disparut après avoir rendu manifestes les intentions de départ de la Sorcière.

— Le charlatanisme est bien soutenu, dit Ludlow lorsque l’esquif fut parvenu à une distance qui lui permettait de se croire en sûreté. Voilà le signe qui annonce que le corsaire a l’intention de bientôt quitter la côte. Le changement de costume est un signal pour cet équipage superstitieux et trompé. Mon devoir est de tromper à mon tour sa maîtresse, puisque c’est ainsi qu’il l’appelle ; mais j’avoue qu’elle ne dort pas à son poste.

Pendant les dix minutes qui succédèrent, notre aventurier eut le loisir de réfléchir combien le succès est nécessaire dans un projet dont on peut contester les moyens. Si l’aussière avait été coupée, et le brigantin arrêté par le sable, il est probable que l’entreprise du capitaine eût été classée parmi ces heureux expédients dont le succès couronne les efforts de ces hommes de génie favorisés par la nature ; tandis que, dans les circonstances actuelles, celui qui aurait pu recueillir tout le fruit d’une aussi heureuse idée fuyait avec la crainte que son malheureux projet ne fût connu. Son compagnon n’était autre que Robert Yarn, le gabier des huniers, qui dans une occasion précédente avait affirmé qu’il avait eu une si singulière apparition de la dame du brigantin, tandis qu’il ferlait le petit hunier de la Coquette.

— Voilà un faux abordage, maître Yarn, dit le capitaine lorsque l’esquif eut quitté le Cove, et fut entré dans la baie ; pour l’honneur de notre croisière, nous ne coucherons pas cette aventure sur le livre de loch. Vous comprenez, Monsieur ; je pense qu’un mot est suffisant pour un esprit aussi subtil que le vôtre ?

— J’espère, Votre Honneur, que je connais mon devoir, qui est d’obéir aux ordres que je reçois, répondit le gabier. Couper une aussière avec un poignard est dans tout temps un ouvrage un peu lent. Mais quoique j’aie peu de droits de parler devant un gentilhomme aussi savant que vous, dans mon opinion, l’acier qui doit couper quelque corde du brigantin sans le consentement de la dame du beaupré n’est pas encore aiguisé.

— Et quelle est l’opinion des matelots sur cet étrange brigantin que nous suivons depuis si longtemps sans succès ?

— Que nous le suivrons jusqu’à ce que nous ayons mangé le dernier biscuit, et que le dernier tonneau sera vide avant d’avoir une meilleure chance. Ce n’est pas mon affaire que de vouloir en remontrer à Votre Honneur, mais il n’y a pas sur le vaisseau un seul homme qui espère avoir un denier de sa capture. Les opinions diffèrent sur l’Écumeur de mer, mais elles s’accordent toutes à dire, qu’à moins qu’il ne soit aidé par celui qui prête rarement la main à une entreprise honnête, il n’a point son pareil parmi les marins qui voguent sur l’Océan.

— Je suis fâché que mes gens aient si mauvaise opinion de notre habileté. Le vaisseau n’a pas encore eu de chance en sa faveur. Qu’il soit en pleine mer et qu’il ait un peu de vent, et la Coquette défiera toutes les femmes basanées que le brigantin peut produire. Quant à l’Écumeur de mer, homme ou diable, il est notre prisonnier.

— Et Votre Honneur croit-il que ce freluquet si légèrement construit que nous avons trouvé dans l’esquif soit en effet ce corsaire redoutable ? demanda Yarn en s’appuyant un instant sur les avirons. Il y en a à bord du vaisseau qui soutiennent que l’homme en question est plus grand que le plus vigoureux matelot de Plymouth, avec une paire d’épaules…

— J’ai des raisons de croire qu’ils se trompent. Si nous sommes plus éclairés que nos camarades de hamac, master Yarn, fermons la bouche, afin que d’autres ne nous dérobent pas notre science. Tenez, voici une couronne qui porte l’effigie du roi Louis ; c’est notre plus grand ennemi, et vous pouvez la boire si cela vous plaît, ou la manger si cela vous convient mieux. Mais rappelez-vous que notre croisière dans l’esquif est sous des ordres secrets, et moins nous en dirons sur le quart de l’ancre du brigantin, mieux cela vaudra.

L’honnête Bob prit la pièce d’argent avec une ardeur qu’aucune opinion du merveilleux ne put diminuer, et, ôtant son chapeau, il ne manqua pas de faire les protestations d’usage à l’égard de sa discrétion. Le soir même, les compagnons du gabier essayèrent en vain de lui arracher quelques détails sur son excursion avec le capitaine, mais il évita des réponses directes par des allusions si obscures et si ambiguës, qu’il augmenta de moitié la superstition que Ludlow voulait détruire parmi son équipage.

Peu après ce court dialogue, l’esquif atteignit les flancs de la Coquette. Le commandant trouva son prisonnier en possession de sa cabine, et quoique grave, sinon triste dans ses manières, du moins parfaitement calme. Son arrivée avait produit une profonde impression sur les officiers et les matelots, quoique la plupart d’entre eux refusassent de croire, ainsi que Yarn, que l’élégant et beau jeune homme qu’ils avaient l’ordre de recevoir fût le fameux contrebandier.

Les observateurs légers des formes sous lesquelles les qualités humaines se distinguent se laissent trop souvent tromper par leurs apparences extérieures. Quoiqu’il soit raisonnable de croire que celui qui est souvent témoin de scènes violentes finit toujours par prendre dans ses manières quelque chose de brusque et de repoussant, il semblerait cependant que, comme les eaux les plus tranquilles cachent les plus profonds courants, ceux dont les passions sont les plus impétueuses peuvent avoir un extérieur calme et froid. Il est souvent arrivé que les hommes les plus passionnés sont ceux dont le maintien et les manières respirent la douceur et la bienveillance, tandis que celui qui paraît un lion n’est souvent en réalité que l’agneau le plus paisible.

Ludlow eut des motifs de s’apercevoir que l’incrédulité du gabier Robert était partagée par la plus grande partie de son équipage. Et comme il ne pouvait maîtriser l’intérêt qu’il prenait à Alida et à tout ce qui la concernait, tandis que d’un autre côté il n’existait aucune raison pour déclarer immédiatement la vérité, il favorisa la croyance générale par son silence. Donnant d’abord quelques ordres de la dernière importance pour le moment, il passa ensuite dans sa cabine pour avoir une entrevue avec son prisonnier.

— La chambre du conseil est vacante et à votre service, maître Seadrift, dit-il en montrant un petit appartement opposé à celui qu’il occupait lui-même. Il est probable que vous serez longtemps notre compagnon, à moins que vous ne vouliez abréger le temps en entrant dans une capitulation pour la Sorcière des Eaux ; dans ce cas…

— Vous me ferez une proposition.

Ludlow hésita, jeta un regard derrière lui afin de s’assurer qu’il était seul, et s’approcha de son prisonnier.

— Monsieur, dit-il, je vais vous parler avec la franchise d’un marin. La belle Alida m’est plus chère que ne me le fut jamais aucune femme ; plus chère, je le crains, qu’une femme ne me le sera jamais. Vous n’avez pas besoin d’apprendre que des événements ont eu lieu. — Aimez-vous cette dame ?

— Oui.

— Vous aime-t-elle ? Ne craignez pas de confier ce secret à un homme qui n’en abusera jamais. — Vous paie-t-elle de retour ?

Le marin du brigantin recula avec dignité ; puis recouvrant aussitôt son aisance, comme s’il craignait de s’oublier, il dit avec chaleur :

— Cette plaisanterie sur la faiblesse des femmes est le péché le plus commun des hommes. Personne ne doit parler des inclinations d’une femme qu’elle-même, capitaine Ludlow. Il ne sera jamais dit qu’un homme ait plus de déférence pour la position dépendante de leur sexe, leur amour fidèle et confiant, leur dévouement dans les épreuves de la vie, la sincérité de leur cœur, que je n’en ai moi-même.

— Ces sentiments vous font honneur, et je ne pourrais trop souhaiter pour vous, autant que pour les autres, qu’il y eût moins de contrastes dans votre caractère. On ne peut s’empêcher de regretter…

— Vous aviez une proposition à me faire relativement au brigantin ?

— Je voulais vous dire que si ce vaisseau se rendait sans plus attendre, on pourrait trouver quelque moyen d’adoucir ce malheur pour ceux qui autrement se trouveraient accablés par sa capture.

Le visage du contrebandier avait perdu un peu de sa vivacité brillante, les couleurs de ses joues n’étaient pas aussi animées, et son œil annonçait moins de calme que dans ses précédentes entrevues avec Ludlow. Cependant le sourire de la sécurité se montra sur ses lèvres lorsque Ludlow parla du sort du brigantin.

— La quille du vaisseau qui doit capturer la Sorcière des Eaux n’est pas encore construite, et la toile des voiles qui doivent la devancer de vitesse n’est pas encore sur le métier, dit-il d’une voix calme. Notre maîtresse n’est pas assez paresseuse pour dormir lorsqu’on a besoin de ses services.

— Ce charlatanisme sur un secours surnaturel peut être utile avec les esprits grossiers qui suivent votre fortune, mais il ne signifie rien lorsqu’il s’adresse à moi. Je suis allé reconnaître la position du brigantin ; j’ai été jusque sous son beaupré, et assez près de son taille-mer pour examiner son amarrage. On prend maintenant des mesures pour s’assurer sa possession.

Le contrebandier écoutait Ludlow sans manifester aucune crainte, quoiqu’il recueillît ses paroles avec une attention qui l’empêchait de respirer.

— Vous avez trouvé mes gens vigilants ? observa-t-il avec une espèce de négligence.

— Assez, comme je vous l’ai dit, pour faire avancer l’esquif sous sa martingale, sans être hélé. Si j’en avais eu les moyens, il n’aurait pas fallu beaucoup d’instants pour couper l’aussière et laisser le beau brigantin chasser à terre.

Le feu qui brilla dans les yeux de Seadrift ressembla à celui qu’on voit dans les regards de l’aigle. Il interrogeait en même temps qu’il était courroucé. Ludlow détourna les yeux pour éviter ce regard perçant, et rougit jusqu’au front : que cette rougeur fût ou non causée par ses souvenirs, il est inutile de le dire.

— Ce digne dessein fut conçu ! peut-être tenté ! s’écria Seadrift, tâchant de lire dans les yeux de son interlocuteur. Vous n’avez pas — vous ne pouvez pas avoir réussi !

— Le succès sera prouvé par le résultat.

— La dame du brigantin n’oublia pas son devoir ; vous vîtes briller ses yeux, son visage sombre et expressif ! La lumière éclaira sa mystérieuse figure. Mes paroles sont vraies, Ludlow, car tu gardes le silence ; mais ton visage loyal avoue la vérité.

À ces mots le gai contrebandier se détourna, et se mit à rire de tout son cœur.

— Je savais que ce serait ainsi, ajouta-t-il. Que signifie pour elle l’absence d’un humble serviteur ? Sois persuadé que tu la trouveras aussi habile que jamais, et peu disposée à entrer en conversation avec un croiseur qui parle si rudement à travers son canon. — Ah ! voilà une visite.

Un officier annonça l’approche d’un bateau. Ludlow et son prisonnier tressaillirent à cette nouvelle, et l’on peut croire facilement que tous les deux pensèrent que c’était un message de la Sorcière des Eaux. Le commandant se hâta de monter sur le pont, et le contrebandier, malgré l’impassibilité qu’il mettait si souvent en pratique, ne put maîtriser entièrement le malaise qu’il éprouvait. Il passa dans la chambre du conseil, et il est plus que probable qu’il profita d’une fenêtre pour reconnaître ceux qui arrivaient.

Mais après la demande et la réponse d’usage, Ludlow ne pensa plus qu’on venait lui faire quelques propositions du brigantin ; évidemment la réponse n’avait point été faite par un marin, et elle manquait de cette pureté de termes que les gens de la profession emploient dans toutes les occasions, et par le moyen desquels ils devinent ceux auxquels ils ont affaire, avec une promptitude qui ressemble à l’instinct. Lorsqu’au cri que fit entendre la sentinelle du passe-avant, une personne du bateau, à demi effrayée, répondit par ces mots : « Qu’est-ce que vous voulez ? » l’équipage de la Coquette reçut cette réponse avec le même sourire de mépris qu’on voit sur les lèvres du novice qui a pris deux degrés dans quelque branche de science, lorsqu’il découvre une sottise de celui qui n’en a pris qu’un.

Un profond silence régna, lorsqu’une petite société, composée de deux hommes et d’autant de femmes, monta à bord du vaisseau, laissant derrière elle plusieurs personnes qui tenaient les avirons. Cependant, comme plus d’une lumière avait été apportée pour éclairer les nouveaux venus, on eût pu distinguer leur visage, s’ils n’eussent pas été soigneusement couverts ; la société entra dans la cabine sans avoir été reconnue.

— Maître Cornélius Ludlow, on devrait revêtir la livrée de la reine tout d’un coup, lorsqu’on voyage si souvent de cette manière incommode entre la terre et la Coquette, comme un billet protesté envoyé d’un endosseur à un autre pour en recevoir le paiement, dit l’aldernam van Beverout, entrant dans la cabine avec le plus grand sang-froid, tandis que sa nièce se jetait sur une chaise, et que ses deux domestiques se plaçaient derrière elle en silence. — Voici Alida, qui a insisté pour faire cette visite hors de saison ; et, ce qui est pire, pour que je l’accompagne, quoique j’aie passé l’âge où l’on suit une femme de côté et d’autre, simplement parce que le hasard lui a donné un joli visage. L’heure est déraisonnable, et quant au motif… Eh bien ! si maître Seadrift s’est un peu éloigné de sa route, il n’y a pas grand mal à cela, puisqu’il a affaire à un officier aussi aimable que vous.

L’alderman devint muet subitement, en voyant la personne qu’il venait de nommer entrer dans la cabine.

Ludlow n’eut besoin que de reconnaître ses hôtes pour comprendre le motif de leur visite. Se tournant vers l’alderman van Beverout, il dit avec une amertume qu’il ne pouvait maîtriser :

— Ma présence peut être importune. Faites usage de cette cabine comme de votre propre maison, et soyez persuadés que tant qu’elle sera honorée par votre présence, elle sera sacrée à mes yeux. Mon devoir m’appelle sur le tillac.

Le jeune homme salua gravement et se précipita hors de la cabine. En passant près d’Alida, il rencontra ses yeux noirs et éloquents, et crut y lire une expression de reconnaissance.