L’Écumeur de mer/Chapitre 28

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 324-340).

CHAPITRE XXVIII.


Ces corsaires s’inquiètent-ils du nom du roi ?
Shakspeare. La Tempête.


Les Manhattanais comprendront promptement la situation des deux vaisseaux, mais ceux de nos compatriotes qui habitent des parties éloignées des États-Unis désirent peut-être une explication des localités.

Quoique l’immense golfe qui reçoit l’Hudson et tant de petites rivières soit formé principalement par une dentelure du continent, la portion où se trouve le port de New-York est séparée de l’Océan par l’heureuse position de ses îles. Il y a deux de ces dernières qui donnent au bassin son caractère général, et à une longue ligne de côtes, tandis que plusieurs qui sont plus petites servent d’ornement au hâvre et au paysage. Entre la baie de Rariton et celle de New-York, il y a deux communications, une entre les îles des États et de Nassau, appelée les Narrows, qui est le canal ordinaire par lequel les vaisseaux entrent dans le port, et l’autre, entre l’île des États et le continent, et qui est connue sous le nom de Kilus. C’est par le moyen du dernier que les vaisseaux passent dans les eaux voisines de New-Jersey et ont accès à tant de rivières de cet État. Mais tandis que l’île des États est si utile à la sûreté et à la facilité du port, celle de Nassau a d’heureux résultats sur une grande étendue des côtes. Après avoir abrité la moitié du hâvre contre l’Océan, elle approche si près du continent, que l’étroit passage qui se trouve entre eux n’a que la distance de deux encablures, et s’étendant vers l’est, pendant la distance de cent milles, il forme un large et beau détroit. Après avoir passé près d’un archipel qui se trouve à environ quarante lieues de la ville, les vaisseaux peuvent par une autre issue gagner la pleine mer.

Les marins comprendront facilement que la marée doit nécessairement refluer vers ces bras de mer par différentes directions. Le courant qui pénètre par Sandy Hook (scène d’une partie de cet ouvrage) coule à l’ouest dans les rivières de Jersey, au nord dans l’Hudson, et à l’est le long du bras de mer qui se trouve entre l’île de Nassau et le continent. Le courant qui arrive par Montauk, où l’extrémité orientale de Nassau élève le vaste bassin du détroit, remplit les rivières du Connecticut, et joint la marée de l’ouest dans un lieu appelé Throgmorton, à vingt milles au-delà de la ville.

Comme l’étendue des bras de mer est immense, il est à peine nécessaire de dire que la pression d’une telle nappe d’eau rend les courants, dans les passages étroits, excessivement rapides. Puisque légale répartition de l’élément, qui dépend des lois naturelles, doit partout où il se trouve un manque d’espace, redoubler de vélocité, il y a conséquemment une marée rapide dans toute l’étendue qui se trouve entre le hâvre et le Throgmorton ; s’il est permis de se servir d’une comparaison poétique, on peut dire que, dans la partie la plus étroite du canal, l’eau s’élance de la terre comme une flèche s’élance d’un arc. En conséquence d’une brusque courbure qui décrit deux angles droits à une faible distance, la position dangereuse de plusieurs rocs qui sont visibles, et un plus grand nombre d’autres qui ne le sont pas, la confusion produite par les courants contre les courants tournants, ont fait donner à ce passage difficile le nom de Porte-d’Enfer. Cet endroit mémorable a fait palpiter bien des cœurs tendres d’une frayeur un peu exagérée par son nom effrayant, quoiqu’il soit constamment la cause de pertes pécuniaires, et, dans bien des occasions, de dangers personnels. Ce fut là qu’une frégate anglaise se perdit pendant la guerre de la révolution pour s’être heurtée contre un rocher appelé le Pot ; le vaisseau se remplit et s’abîma sous ses voiles si subitement qu’on dit même que quelques-uns de ses matelots furent noyés. Un effet à peu près semblable, quoique bien moins considérable, est produit dans le passage parmi les îles par lesquelles les vaisseaux gagnent l’Océan, à l’extrémité orientale du détroit. Quoique l’étendue de cette dernière nappe d’eau soit beaucoup plus considérable que celle de la baie de Rariton et du havre de New-York, la force de la pression est diminuée par une étendue correspondante dans les débouchés. Maintenant que ces explications sont données, nous allons retrouver nos personnages.

Lorsque le marin que nous connaissons depuis le commencement de cette histoire, sous le nom de guerre de Tiller, eut gagné la rue, il comprit mieux la nature du danger qui menaçait le brigantin. Un seul regard sur les symétriques espars et les larges vergues du vaisseau qui passait devant la ville, lui suffit pour reconnaître la Coquette.

Le petit pavillon à son mât de petit perroquet expliquait suffisamment le bruit du canon. Car les deux coups qu’il entendit de concert avec la direction du vaisseau, lui annonçaient dans un langage que tout marin pouvait comprendre, que la Coquette demandait un pilote pour passer la Porte d’Enfer. Au moment où l’Écumeur atteignait le quai isolé près duquel un léger et rapide bateau attendait son retour, un nouveau coup de canon annonça l’impatience que son adversaire éprouvait de trouver un guide. Quoique le cabotage de cette république emploie maintenant un tonnage égal à celui qui est employé dans le commerce de toutes les autres nations de la chrétienté, l’Angleterre exceptée, il n’était pas d’un nombre élevé au commencement du dix-huitième siècle. Un seul vaisseau, placé près des magasins, et deux ou trois bricks et schooners à l’ancre dans les rivières, composaient tous les bâtiments qui étaient alors dans le port. À ceux-là il faut ajouter environ vingt bâtiments côtiers et de rivière, plus petits que les premiers ; la plupart d’entre eux étaient les masses les plus informes et les plus lentes, qui entreprenaient alors des voyages d’un mois entre les principales villes de la colonie. Le signal de la Coquette, à cette heure et dans ce siècle, ne devait donc pas recevoir une prompte réponse.

Le vaisseau était arrivé tranquillement dans le bras de mer qui sépare l’île du Manhattan et celle de Nassau, et quoiqu’il ne fût pas plus que maintenant rétréci par aucun moyen artificiel, la marée était si forte, qu’aidée par la brise, elle poussait le vaisseau rapidement en avant.

Un troisième coup de canon ébranla les fenêtres de la ville, et engagea plus d’un digne bourgeois à mettre la tête à la croisée, et cependant on ne voyait aucun bateau s’éloigner de la terre, et l’on n’apercevait aucun signe qui annonçât qu’on fût prêt à répondre au canon de la Coquette. Néanmoins le croiseur royal avançait toujours avec toutes les voiles que la direction du vent qui soufflait un peu en avant du bau voulait permettre.

— Il faut ramer pour notre propre sûreté et celle du brigantin, mes amis, dit l’Écumeur en s’élançant dans son bateau et en saisissant le gouvernail, un coup prompt et fort. Ce n’est point le temps de s’amuser, ou le vaisseau de guerre nous attrape. Ramez ensemble, courage !

Des paroles semblables avaient souvent frappé les oreilles d’un équipage accoutumé aux dangers. Les rames tombèrent dans l’eau au même instant, et aussi prompte que la pensée, la barque légère se trouva entraînée par le courant.

Elle dépassa promptement la rangée de magasins, et il s’écoula peu de minutes avant qu’elle voguât avec la marée entre les caps de Long-Island et la projection qui forme l’angle de ce côté du Manhattan. Avant que l’Écumeur eût le temps de s’avancer plus au centre du passage, afin d’éviter les tourbillons formés sur ce point et conserver l’avantage du courant, lorsque le bateau approcha de Coerlers, l’Écumeur examina avec anxiété l’étendue qui l’entourait et commença à chercher de l’œil son brigantin. On entendit un nouveau coup de canon. Un moment plus tard, le bruit fut suivi du sifflement d’un boulet, puis du bondissement de l’eau qui fit élever une écume brillante. Le boulet rasa l’onde à quelques centaines de pieds plus loin, et rebondissant pendant quelques instants, s’abîma enfin sous les vagues.

— Ce M. Ludlow a l’intention de tuer deux oiseaux avec la même pierre, observa froidement l’Écumeur, qui n’avança pas même la tête pour examiner la position du croiseur. Il éveille les bourgeois de la ville par son bruit, tandis qu’il menace notre bateau de ses boulets. Nous sommes vus, mes amis, et notre sûreté dépend de notre énergie et de l’assistance de la dame au manteau vert de mer. — Un coup d’aviron plus prompt et plus fort. Vous avez le croiseur royal devant vous, maître Coil ; montre-t-il des bateaux sur ses hanches, ou les daviers de chaloupe sont-ils vides ?

Le marin auquel l’Écumeur s’adressait, donna un coup d’aviron au bateau, et se trouva en conséquence en face de la Coquette. Sans diminuer ses vigoureux efforts, il parcourut des yeux le vaisseau, et répondit avec une présence d’esprit qui prouvait qu’il était habitué aux situations périlleuses :

— Les cordes de ses bateaux sont aussi en désordre que les cheveux d’une sirène, Votre Honneur, et il y a peu d’hommes sur les vergues. Cependant, il reste encore assez de ces coquins pour nous envoyer un boulet.

— Les serviteurs de Sa Majesté sont éveillés de bonne heure ce matin ; un ou deux coups d’aviron, Cœur de Chêne, et nous les laissons derrière la terre !

Un second boulet tomba dans l’eau, juste à côté des rames, puis le bateau obéissant au gouvernail fit un détour qui le rendit invisible au vaisseau. Au moment où, grâce à la forme des côtes, les contrebandiers perdirent de vue le croiseur, ils aperçurent le brigantin du côté opposé de Coerlers. Malgré le calme qui régnait sur les traits de l’Écumeur, un observateur qui eût étudié ses manières eût pu découvrir une expression de chagrin, lorsque ses regards découvrirent la Sorcière des Eaux. Il ne parla pas, cachant son inquiétude, si réellement il en éprouvait, à ceux dont l’énergie était en ce moment de la plus grande importance. Lorsque l’équipage du brigantin aperçut le bateau, il ralentit sa course, et les contrebandiers furent bientôt réunis.

— Pourquoi ce signal flotte-t-il toujours dans les airs ? demanda l’Écumeur aussitôt que son pied toucha le brigantin, et il montra le petit pavillon qui voltigeait au haut du mât d’avant.

— Nous le tenions élevé afin de hâter l’arrivée du pilote, lui répondit-on.

— Le traître n’a-t-il pas tenu sa parole ? s’écria l’Écumeur en reculant de surprise. Il a mon or, et en retour j’ai cinquante de ses indignes promesses. Ah ! le paresseux est dans cet esquif ; que le brick aille à sa rencontre, car les moments sont aussi précieux que l’eau dans un désert.

Le gouvernail était sous le vent, et le léger brigantin avait déjà fait un demi-tour, lorsqu’un autre coup de canon attira tous les regards vers le lieu d’où il était parti. La fumée s’élevait au-dessus d’un coude que formait la côte, et bientôt les hautes voiles de la Coquette, suivies des espars et de la carène, se montrèrent aux contrebandiers. Dans cet instant une voix annonça que le pilote rebroussait chemin, et gagnait la terre à force de rames. Les malédictions qui s’amassèrent sur la tête du délinquant furent énergiques et nombreuses, mais ce n’était pas le moment de l’indécision. Les deux vaisseaux n’étaient pas à un demi-mille de distance l’un de l’autre, et il était nécessaire que la Sorcière des Eaux déployât toute son activité. Son gouvernail avait été changé de bord, et comme s’il eût été sensible au danger qui menaçait sa liberté, l’élégant navire s’inclinait devant la brise qui enflait ses voiles, et avançait avec son agilité habituelle. Pendant vingt minutes, l’œil le plus exercé n’eût pu dire qui gagnait ou qui perdait, tant les deux bâtiments conservaient d’égalité dans leur course. Néanmoins, comme le brigantin fut le premier à atteindre l’étroit passage formé par le Blackwell’s, sa marche fut favorisée par l’accroissement de la force du courant. Il sembla que ce changement, quelque léger qu’il fût, n’échappa pas à la vigilance de la Coquette ; car l’airain, qui avait été silencieux pendant longtemps, envoya de nouveau sa flamme et sa fumée. Quatre décharges en moins d’autant de minutes menacèrent les contrebandiers d’un sérieux désavantage. Les boulets se succédaient à travers leurs espars, et formaient de larges ouvertures dans les voiles. Quelques boulets de plus, et ils étaient privés de tout moyen d’avancer. Dans cette crise, le marin prompt et habile, qui dirigeait les mouvements du brigantin, n’eut besoin que d’un instant pour prendre une décision.

Le brigantin était alors à peu près au niveau du Blackwell’s, qui était à demi rempli d’eaux vives. Le récif qui s’élève depuis la partie occidentale de l’île jusqu’à plusieurs brasses plus bas était à peu près couvert. Cependant il était assez visible pour montrer la nature de la barrière qu’il présentait d’une côte à une autre. Il y avait près de l’île elle-même un roc qui élevait sa tête noire bien au-dessus de l’eau. Entre cette sombre masse de pierres et de terre il existait une ouverture de vingt brasses de largeur. L’Écumeur vit, par les vagues non interrompues qui se balançaient à travers le passage, que le fond était moins près de la surface de l’eau dans cette ouverture que sur tout autre point dans la ligne du récif. Il commanda la barre sous le vent et attendit avec calme les résultats de son entreprise.

Pas un homme à bord du brigantin ne songea que les boulets du royal croiseur sifflaient entre les mâts et endommageaient les agrès, tandis que le petit bâtiment glissait dans l’étroit passage. Le brigantin eût été brisé s’il eût touché le roc, et le danger le moins pressant était tout à fait oublié pour ne s’occuper que du plus redoutable. Mais lorsque le brigantin eut traversé le passage et gagné l’eau naturelle de l’autre canal, un cri général proclama et la grandeur des craintes passées et la joie du succès. Une minute plus tard, la tête du Blackwell’s protégea les contrebandiers contre les canons de la Coquette.

La longueur du récif empêcha la Coquette de changer de direction, et sa pesanteur lui fermait le passage entre le roc et l’île. Mais la déviation de la ligne droite et le passage des tourbillons avaient permis au vaisseau, qui s’avançait tranquillement, de prêter presque le côté au brigantin. Les deux navires, quoique séparés par l’étroite et longue île, étaient alors dans la force des courants qui se précipitaient si rapidement à travers les étroits passages. Une pensée subite traversa l’esprit de l’Écumeur, et il ne perdit pas de temps pour en tenter l’exécution. Le gouvernail fut de nouveau levé, et l’image de la dame Vert-de-Mer parut lutter contre les vagues rapides. Si cet effort eût été couronné de succès, le triomphe des contrebandiers eût été complet, puisque le brigantin eût atteint les retours des courants situés plus bas ; laissant son adversaire plus lourd lutter contre la force de la marée, il eût gagné la pleine mer par la route à travers laquelle il avait déjà passé. Mais une seule minute d’épreuve convainquit le hardi marin que cette décision venait trop tard. Le vent n’était pas suffisant pour le seconder ; et environné par la terre, avec une marée qui devenait de plus en plus forte, il vit que le moindre délai causerait sa perte. Une fois encore le léger bâtiment céda au gouvernail ; et tout étant préparé de la manière la plus avantageuse il s’élança à travers le passage.

Pendant ce temps, la Coquette n’avait pas été oisive. Soutenue par la brise, et voguant avec le courant, elle avait même gagné sur le brigantin ; et comme ses voiles les plus hautes et les plus légères se voyaient de plus en plus au-dessus de la terre, on pouvait prévoir qu’elle atteindrait la première l’extrémité orientale du Blackwell’s. Ludlow vit son avantage, et fit ses préparatifs en conséquence.

Il n’y a pas besoin de beaucoup d’explications pour instruire le lecteur des circonstances qui avaient amené le croiseur royal en vue de la ville. À la lueur du jour, il était entré plus avant dans la baie ; et, lorsque la clarté le permit, l’équipage de la Coquette s’aperçut promptement qu’il n’y avait point de vaisseau à l’abri des montagnes, ni dans aucun endroit plus retiré du bras de mer. Un pêcheur détruisit tous les doutes, en rapportant qu’il avait vu un vaisseau dont la description répondait à celle de la Sorcière des Eaux, passant les Narrows au quart de minuit. Il ajouta que, peu de temps après, un bateau voguait à force de rames dans la même direction. Cet avis suffit. Ludlow fit un signal à ses bateaux de fermer les passages du Kilus et les Narrows, et, comme nous l’avons vu, il se rendit directement dans le havre.

Lorsque Ludlow se trouva dans la position que nous venons de décrire, il concentra toute son attention sur le double but de préserver son propre vaisseau, et d’arrêter celui du contrebandier. Quoiqu’il fût encore facile d’endommager les espars du brigantin, en faisant feu par-dessus la terre, la faiblesse de son équipage, réduit à la moitié de ses matelots, le danger d’injurier les fermes placées le long des collines, ainsi que la nécessité de se préparer au passage difficile, toutes ces causes réunies sauvèrent ce danger au brigantin. Aussitôt que le vaisseau fut entré dans le passage, entre Blackwell’s et Nassau, Ludlow donna ordre de remettre en place les canons qui avaient servi, et de ranger les ancres.

— Que les ancres de poste soient à la veille, ajouta-t-il précipitamment dans les ordres qu’il donna à Trysail. Nous ne sommes point en position de jouer avec les jas ni les pattes ; que tout soit prêt à obéir au premier mot. Que les grappins soient préparés ; nous les jetterons à bord du contrebandier aussitôt que nous l’atteindrons, et nous le prendrons vivant. Une fois attaché à la chaîne, nous sommes encore assez forts pour l’attirer sous nos dalots, et le capturer avec les pompes. Le signal qui indique que nous avons besoin d’un pilote se voit-il toujours ?

— Nous le tenons au haut du mât ; mais le bateau qui nous atteindra par cette marée sera bien rapide. La Porte commence à cette courbure de terre qui est là-bas, capitaine Ludlow !

— Tenez-le toujours dans la même position ; ces coquins de paresseux sont quelquefois dans le Cove, de ce côté des rocs, et le hasard peut en jeter un près de nous, tandis que nous passons. Voyez aux ancres, Monsieur ; le vaisseau vogue à travers ce canal avec la rapidité d’un cheval de course qu’on fouette.

Les matelots s’occupèrent avec promptitude de ce devoir, tandis que le jeune commandant prit sa station à la poupe, tantôt examinant avec anxiété le cours de la marée, et la position des retours de courants, tantôt tournant ses regards vers le brigantin, dont on voyait les espars élevés et les blanches voiles à la distance de deux cents brasses, se détachant sur les arbres de l’île. Mais les milles et les minutes semblaient comme des pas et des secondes dans ce rapide courant. Trysail venait d’avertir que les ancres étaient prêtes, lorsque le vaisseau entra de front dans le Cove, où les vaisseaux cherchaient souvent un ancrage en attendant le moment favorable de passer la Porte. Ludlow vit du premier coup d’œil que ce lieu était entièrement vide. Pendant un instant il céda à la crainte d’une responsabilité qu’un marin redoute plus que toute autre, celle de se charger des devoirs d’un pilote, et il eut la pensée de chercher un ancrage dans le Cove. Mais un second regard sur les espars du brigantin le fit hésiter.

— Nous sommes près de la Porte ! Monsieur, cria Trysail d’une voix pleine de pressentiment.

— Ce hardi marin ne s’arrête pas.

— Le coquin fait voile sans la permission de la reine, capitaine Ludlow. On m’a dit que ce passage a été bien nommé.

— Je l’ai traversé et je garantis sa réputation… Il ne montre aucune intention de jeter l’ancre !

— Si la femme qui dirige sa course peut le lui faire traverser en sûreté, elle mérite aussi le titre qu’elle porte. Nous passons le Cove, capitaine Ludlow !

— Nous l’avons passé, répondit Ludlow respirant avec peine. Qu’il n’y ait point de chuchotements sur le vaisseau. Avec ou sans pilote, nous coulerons ou nous nagerons !

Trysail avait essayé de faire des remontrances lorsqu’il croyait à la possibilité d’éviter le danger, mais, ainsi que son capitaine, il voyait maintenant que tout dépendait du calme et des soins de l’équipage. Il passa rapidement au milieu des matelots, examina si tous les bras et les boulines étaient en ordre, recommanda la vigilance aux jeunes officiers, et attendit les ordres de son supérieur avec le calme qui est si nécessaire à un marin dans un moment d’épreuves. Ludlow lui-même, quoiqu’il ressentît le poids de la responsabilité dont il s’était chargé, réussissait à montrer extérieurement une grande tranquillité. Le vaisseau était irrévocablement engagé dans la Porte, et aucun pouvoir humain n’aurait pu le faire revenir sur ses pas. Dans des moments d’une aussi grande anxiété, l’esprit de l’homme cherche ordinairement un soutien dans l’opinion des autres. Malgré la rapidité toujours croissante avec laquelle voguait son vaisseau et sa position critique, Ludlow jeta un regard sur le brigantin, afin de s’assurer de la détermination de l’Écumeur de mer. Le Blackwell’s était déjà derrière eux, et comme les deux courants étaient de nouveau réunis, le brigantin était venu au vent, dans l’entrée du dangereux passage, et suivi à la distance de deux cents pieds de la Coquette, directement dans son sillage. L’athlétique et hardi marin qui suivait de ses regards le croiseur royal était debout, juste au-dessus de l’image de celle qu’il appelait sa maîtresse. De là, il examinait les récifs couverts d’écume, les tourbillons, les courants capricieux, les bras croisés et l’œil calme. Un regard fut échangé entre les deux officiers, et le contrebandier leva son bonnet. Ludlow était trop poli pour ne pas répondre à ce salut ; après quoi toutes ses facultés se réunirent pour surveiller son vaisseau. Un roc était devant lui sur lequel l’eau se brisait avec un affreux mugissement. Pendant un instant il sembla que le vaisseau ne pouvait éviter le danger, et cependant il était déjà passé.

— Brassez sous le vent, dit Ludlow avec cet accent calme qui annonce une tranquillité forcée.

— Loffez ! s’écria l’Écumeur assez promptement pour prouver qu’il prenait pour guide les mouvements du croiseur. Le vaisseau vint plus près du vent, mais le coude subit du courant ne lui permit pas de gouverner en ligne directe dans sa course. Quoique chassant sous le vent avec une excessive rapidité, son chemin à travers l’eau, qui était fortement augmentée par les mouvements contraires du vent et de la marée, força le croiseur à se hasarder à travers le courant, parce qu’un récif sur lequel les vagues déployaient leur furie, se trouvait absolument au milieu de sa route. Le danger parut trop grand pour observer plus longtemps l’étiquette, et Trysail s’écria avec énergie : — Tout à culer ! ou le vaisseau est perdu.

— Loffez tout ! s’écria à son tour Ludlow d’une voix d’autorité. — Déployez tout. — Amures et voiles. — Déchargez la grande voile ! On eût dit le vaisseau aussi sensible au danger qu’il courait qu’aucun matelot de l’équipage : l’avant se détourna du récif couvert d’écume, et comme les voiles reçurent la brise sur leurs surfaces opposées, elles aidèrent à amener la proue dans une direction contraire. Une minute s’était à peine écoulée avant que le vaisseau eût culé, et l’instant d’après il avait viré et courait à pleines voiles. Cet effort dans le danger avait occupé toutes les facultés de Trysail, mais aussitôt qu’il eut le loisir de regarder l’avant, il s’écria de nouveau.

— Voilà un nouveau roc sous l’avant de notre vaisseau ; loffez, Monsieur, loffez, ou nous sommes dessus !

— La barre dessous, fit entendre de nouveau la voix mâle de Ludlow. — Laissez voler vos voiles. — Tout à culer. — De l’avant à l’arrière retirez les vergues. — Courage, amis !

Toutes ces précautions étaient en effet utiles. Quoique le vaisseau eût si heureusement échappé au premier danger du récif, un gouffre qui est appelé le Pot, parce qu’il représente l’eau en ébullition, se trouvait devant le vaisseau et semblait rendre le danger inévitable. Mais dans ce moment d’anxiété les voiles n’avaient pas perdu leur pouvoir, le mouvement du vaisseau se ralentit, et comme le courant l’entraînait toujours avec rapidité sous le vent, l’avant n’entra point dans les eaux bouillonnantes, jusqu’à ce que le roc caché qui donnait lieu à cette agitation eût été évité. Le bâtiment, obligé de céder, s’éleva et retomba comme s’il eût voulu rendre hommage à ce terrible passage, et la quille profonde passa sans toucher le roc.

— Si le vaisseau s’élance encore en avant de deux fois sa longueur, sa proue touchera le retour du courant ! s’écria le vigilant maître.

Ludlow regarda autour de lui pendant un seul moment avec indécision. Les eaux mugissaient et tourbillonnaient de tous côtés, et les voiles commençaient à perdre leur pouvoir au moment où le vaisseau s’approchait du cap qui formait le second angle de ce passage critique. Il voyait par les objets situés sur la terre qu’il approchait des côtes, et il eut recours au dernier expédient du matelot.

— Laissez aller les deux ancres ! fut le dernier ordre.

La chute de la masse de fer dans l’eau fut suivie du bruit sourd du câble. Le premier effort pour arrêter les progrès du vaisseau parut menacer de dissolution le bâtiment entier, qui trembla du choc depuis le haut des mâts jusqu’à la quille ; mais les énormes cordes cédèrent encore, et l’on vit la fumée s’élever en rond autour du bois qui les retenait.

Le vaisseau tourna subitement et s’élança vers la terre. Arrêté par le gouvernail et les efforts de l’équipage, il menaça de défier la contrainte. Il y eut un instant où tout ce qui était à bord s’attendit à entendre éclater le câble. Mais les voiles supérieures s’enflèrent, et, comme le vent venait en poupe, la force du courant fut presque égalée par celle de la brise. Le vaisseau répondit au gouvernail et resta stationnaire, tandis que l’eau bouillonnait autour de son taille mer comme s’il eût été lancé par une forte brise.

Depuis l’instant où la Coquette entra dans la Porte jusqu’à celui où elle jeta l’ancre au-dessous du Pot, quoique la distance fût de près d’un mille, il ne parut s’écouler qu’une minute. Ayant la certitude que son vaisseau était arrêté, Ludlow ramena sa pensée à ses autres devoirs avec la promptitude de l’éclair.

— Mettez en ordre les grappins, dit-il avec vivacité. Restez ici pour virer. Déchargez les voiles. Vire au cabestan !

Afin que le lecteur comprenne plus facilement le motif de cet ordre subit, il faut qu’il retourne à l’entrée du dangereux passage, et qu’il accompagne aussi la Sorcière des Eaux, qui se hasardait ainsi que la Coquette à le traverser sans pilote.

On doit se souvenir de la vaine tentative que fit le brigantin de franchir la marée à l’extrémité occidentale de Blackwell’s. Elle ne produisit d’autres résultats que de placer la Coquette plus en avant, et de convaincre le contrebandier qu’il n’avait d’autre ressource que de continuer sa route ; car s’il eût jeté l’ancre, les bateaux auraient suffi pour le faire prisonnier. Lorsque les deux navires parurent à l’extrémité orientale de l’île, la Coquette était en avant, incident qui ne pouvait faire peine au contrebandier expérimenté. Il profita de cette circonstance pour suivre ses mouvements, et pour faire une entrée moins dangereuse dans les courants incertains. La Porte d’Enfer ne lui était connue que par l’effrayante réputation que lui faisaient les marins, et à moins de profiter de la présence du croiseur, il n’avait pas d’autre guide que ses connaissances générales du pouvoir de l’élément capricieux sur lequel il voguait.

Lorsque la Coquette eut viré de bord, le calme et vigilant Écumeur de mer se contenta de jeter ses voiles d’avant contre le mât. Depuis cet instant le brigantin resta flottant sur le courant, ne perdant pas un pied, et conservant toujours sa position à une distance convenable du croiseur, qui, grâce à son adresse, remplissait dans ce moment pour lui les fonctions d’une balise. On surveillait les voiles avec le plus grand soin, et le délicat bâtiment était si bien manœuvré, qu’il eût été possible à chaque instant à son équipage d’abréger sa course en tournant dans le courant. La Coquette fut suivie jusqu’au moment où elle jeta l’ancre, et l’ordre que l’équipage du croiseur avait reçu de tenir les grappins prêts, avait été donné parce que le brigantin allait, suivant toute apparence, s’approcher de ses flancs.

Au moment où l’on se disposait à jeter les grappins, le contrebandier était placé sur la poupe basse de son petit vaisseau, à cinquante pieds de celui qui avait donné l’ordre. Il y avait sur ses lèvres un sourire d’indifférence tandis qu’il agitait silencieusement sa main. Son équipage obéit à ce signal en brassant autour des vergues, et laissant remplir toutes les voiles ; le brigantin bondit en avant, et les grappins inutiles retombèrent pesamment dans l’eau.

— Je vous remercie de m’avoir servi de pilote, capitaine Ludlow ! s’écria le téméraire marin au châle des Indes, tandis que son vaisseau, poussé par le vent et le courant, s’éloignait rapidement du croiseur. Vous me trouverez près de Montauk, car des affaires nous retiennent encore sur la côte. Notre maîtresse a mis cependant son manteau bleu, et avant que le soleil se soit couché plusieurs fois, nous serons dans les eaux profondes. Prenez grand soin du croiseur de Sa Majesté, je vous en prie, car la reine n’a pas un plus beau et plus rapide bâtiment !

Les pensées succédaient aux pensées avec le tumulte d’un torrent dans l’esprit de Ludlow. Comme le brigantin était directement en face des flancs de la Coquette, il eut d’abord l’envie de faire usage de ses canons, mais il réfléchit ensuite qu’avant qu’ils pussent être prêts, la distance les rendrait inutiles. Ses lèvres s’entrouvrirent pour ordonner de couper les câbles, mais se rappelant la rapidité du brigantin, il hésita. Une fraîcheur soudaine dans la brise décida sa résolution. Trouvant que le vaisseau était capable de garder sa position, il ordonna à son équipage de jeter toutes les énormes cordes à travers les écubiers, et, libres de toute contrainte, il abandonna les ancres, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion de s’en servir.

L’opération de glisser les câbles prit plusieurs minutes, et lorsque la Coquette fut en état de se mettre de nouveau à la poursuite du contrebandier, la Sorcière était déjà hors de la portée de ses canons. Les deux vaisseaux cependant continuèrent leur route, se tenant autant que possible dans le centre du courant, et se fiant plus à leur fortune qu’à leur connaissance du canal pour leur sûreté.

Lorsqu’ils passèrent devant les deux petites îles qui sont à une faible distance de la Porte, on vit un bateau se diriger vers le croiseur royal ; un homme qui était dedans montra le signal qui voltigeait encore et offrit ses services.

— Dites-moi, demanda Ludlow avec vivacité, ce brigantin qui est là-bas, a-t-il pris un pilote ?

— Non, si j’en juge par ses mouvements ; il a frisé le roc caché qui est à l’embouchure de Flushing-Bay, et comme il passait, j’ai entendu le bruit du plomb. J’aurais été à bord moi-même si ce bâtiment ne volait pas plutôt qu’il ne vogue ; et quant aux signaux, il n’a l’air de s’inquiéter que du sien.

— Amène-nous près de lui, et cinquante guinées seront ta récompense.

Le pilote, dont les mouvements avaient été jugés jusqu’alors d’une grande lenteur, et qui venait de se réveiller d’un sommeil rafraîchissant, ouvrit les yeux, et sembla trouver une nouvelle vigueur. Lorsqu’il eut répondu à toutes les questions, il commença à compter sur ses doigts toutes les chances qui existaient contre un vaisseau qui ne connaissait pas la navigation des côtes, et qui le feraient nécessairement tomber entre leurs mains.

— Admettant que, tenant toujours le milieu du canal, il passe sans danger la Pierre blanche et les Grenouilles, dit-il en conservant au Throgmorton son nom vulgaire, ce sera un sorcier s’il sait que les marches de pierre sont directement en travers de sa course, et qu’un vaisseau doit se diriger au nord, ou qu’il ira s’engager entre des rochers qui le retiendront comme s’il y avait été construit. Il court encore la chance des Exécuteurs, qui sont aussi heureusement placés que possible pour faire fleurir notre commerce ; outre la Terre du Milieu plus loin à l’est, car je compte peu sur elle, ayant souvent cherché à la trouver moi-même, mais sans succès. Courage ! noble capitaine ; si cet homme est celui dont vous parlez, nous le verrons de plus près avant le coucher du soleil, car certainement celui qui a passé sans pilote la Porte d’Enfer en sûreté a eu autant de bonheur qu’il peut lui en arriver dans une journée.

Cette opinion sur la branche orientale de la rivière se trouva fausse. Malgré les périls cachés dont elle était environnée, la Sorcière des Eaux continua sa route avec une rapidité qui augmentait à mesure que le vent s’élevait en même temps que le soleil, et avec une intrépidité qui étonnait tous ceux qui étaient dans le secret de sa situation. Au delà du Throgmorton il y avait en effet un danger qui pouvait confondre la sagacité des favoris de la mystérieuse dame eux-mêmes, s’ils n’avaient pas été aidés par un accident : c’est au lieu où le détroit formé par le bras de mer, se répand dans le bassin du Sound. Un large et en apparence un commode passage se trouve au milieu du chemin du navigateur, et auprès duquel, comme auprès des espérances flatteuses de la vie, il se trouve des obstacles cachés et sans nombre qui peuvent arrêter l’ignorant.

L’Écumeur de Mer avait une habitude profonde des bas-fonds et des rochers ; une partie de sa vie s’était passée à voguer sur les uns et à éviter les autres. Son œil était si perçant et si prompt à découvrir quelques-uns de ces signes qui avertissent le marin d’un danger caché, qu’une petite élévation sur la surface de l’eau ou une nuance plus sombre dans sa couleur échappaient rarement à sa vigilance. Assis sur la vergue de perroquet de son brigantin, il avait surveillé le passage depuis le moment où il traversa la Porte d’Enfer, et donnait ses ordres à ceux qui étaient au-dessous de lui avec une promptitude et une précision qui auraient fait honneur au commandant de la Coquette lui-même. Mais lorsque sa vue put embrasser l’immense étendue d’eau qui était devant lui, tandis que son petit bâtiment tournait autour de la pointe de terre de Throgmorton, il crut qu’il n’existait plus de causes pour une si grande vigilance. Cependant, il avait des motifs d’hésitation. Un bâtiment côtier lourd, et naviguant avec lenteur, voguait à l’ouest, à environ une lieue en avant du brigantin, tandis qu’un léger sloop habitué à ces mers venait de l’ouest à une plus grande distance. Quoique le vent fût favorable à tous les deux, l’un et l’autre avaient dévié de la ligne droite, et manœuvraient vers un centre commun, près d’une île qui était située plus d’un mille au nord du chemin droit. Un marin comme le contrebandier ne laissa pas échapper cet incident sans en faire son profit. La Sorcière des Eaux se tint à l’écart. Ses voiles légères furent baissées, afin de permettre au royal croiseur, dont les voiles hautes étaient tout à fait visibles au-dessus de la terre, de s’approcher. Lorsque la Coquette divergea, il ne resta plus de doutes sur la route qu’il était utile de prendre, et tout fut promptement prêt sur le brigantin, jusqu’aux bonnettes. Longtemps avant qu’il atteignît l’île, les deux côtiers s’étaient joints, et ils changèrent de nouveau de chemin ; l’un reprit la route que l’autre venait de parcourir, le second en fit autant. Il y avait dans ces mouvements l’explication la plus claire qu’un marin pût désirer, qu’ils avaient suivi le bon chemin. En atteignant l’île, ils flottèrent de nouveau dans le sillage du schooner, et, ayant presque traversé la nappe d’eau, ils dépassèrent le côtier, recevant en parole l’assurance qu’il n’existait plus devant eux aucun obstacle.

Tel fut le fameux passage de l’Écumeur à travers les dangers nombreux et cachés de ce canal oriental. Ceux qui l’ont suivi pas à pas au milieu de ses inquiétudes et de ses alarmes, ne doivent rien trouver d’extraordinaire dans cet événement. Mais grâce à la réputation déjà bien établie du hardi marin, et aux opinions superstitieuses d’un siècle où les hommes étaient plus disposés qu’aujourd’hui à mettre leur confiance dans le merveilleux, le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que ce voyage augmenta grandement la réputation de la Sorcière des Eaux, et qu’on supposa presque généralement que les contrebandiers étaient protégés par un pouvoir qui surpassait de beaucoup celui de la reine Anne et de ses serviteurs.