L’Écuyère/Deuxième partie/Chapitre 5

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Plon-Nourrit (p. 252-281).

V

LA VRAIE RIVALE


Le « pauvre Jack » n’avait jamais étudié le cœur féminin qu’en ajustant de son mieux la muserolle ou la martingale aux montures destinées à sa cousine, et la mettant en selle avec des soins attentifs de frère aîné. Mais il avait déjà constaté trop de volte-face incohérents dans les résolutions de Hilda, depuis ces derniers mois, pour croire absolument à la durée de ce ferme propos de radicale abstention, si sage, en effet. Quatre jours se passèrent, durant lesquels la jeune fille fut plus affectueuse de manières, avec lui, qu’elle ne l’avait été, depuis le jour funeste de la première rencontre avec Maligny. Cette douceur s’accompagnait d’une telle tristesse, qu’il n’osa pas provoquer un nouvel entretien. Il attendait, avec une angoisse chargée de sinistres pressentiments, l’heure où reparaîtraient et Jules et Mme Tournade. Ce fut celle-ci qui se manifesta la première, sous la forme d’un coup de téléphone. Elle demandait, ainsi que Hilda l’avait prévu, où et quand elle pourrait essayer les deux bêtes choisies par elle. La décision avec laquelle sa cousine le fit partir à sa place pour le manège dans lequel ils présentaient leurs chevaux, rendit un peu de confiance à Corbin. Mme Tournade ne fit aucune observation. Les chevaux lui plurent. Elle dit qu’elle les retenait pour la semaine d’après, et, le surlendemain, arrivait, rue de Pomereu, un billet d’elle, adressé à miss Campbell et porté, cette fois, par Gaultier. Le gros cocher était rentré en grâce, justifiant ainsi la prédiction de son ennemi le chauffeur. Corbin eut, du moins, l’occasion de se venger un peu du message sur le messager. Il avait tant cru, d’après la façon peu sûre dont la veuve montait, qu’elle renoncerait à son projet.

— « Mme Tournade demande que je lui amène deux chevaux à Rambouillet mardi prochain, » dit Hilda après avoir pris connaissance de la lettre.« Elle suivra la chasse avec l’équipage de Montarieu. » Le nom est bien connu dans le monde de la vénerie : c’est celui d’un château loué en commun par une société d’amateurs bourgeois du plus noble des sports. Ils ont pu, dans les prolongements restés libres de la forêt de Rambouillet, s’aménager une chasse très bien tenue. On les a raillés longtemps, jusqu’à ce qu’ayant pris comme maître d’équipage — moyennant finance, prétendent les méchantes langues — le jeune prince de La Tour-Enguerrand, ils soient devenus à la mode assez pour que des Candale et des Albiac en fassent partie. Cela dit pour expliquer que Mme Tournade eût choisi cette chasse plutôt qu’une autre. L’accès en était quand même plus facile que celui des équipages voisins, appartenant tous à de grands seigneurs très authentiques.

— « Hé bien ? » interrogea Corbin. Elle avait été si nette, l’autre jour ! Maintenant elle se taisait. Elle avait tendu à son cousin le billet, imprégné d’un violent parfum, qui justifiait le biblique surnom donné à la riche veuve par la colère de sa jeune rivale. Les narines du farouche écuyer se contractèrent de dégoût, comme si, réellement, la Jézabel maudite par les prophètes fût venue secouer ses impudiques voiles autour de lui pour le tenter. Et brusquement, afin de suggérer la réponse à sa cousine : « Je suis libre, mardi prochain. Nous allons faire dire à Mme Tournade que je serai là avec les chevaux… »

— « Non, » interrompit la jeune fille, « c’est moi qui irai… » Et, se tournant vers Gaultier : « Attendez une minute. Je vais écrire un billet à votre maîtresse… »

— « J’aurais bien désiré parler à M. Campbell lui-même. Est-ce qu’il n’est pas là ?… » Cette question, posée par le cocher de Mme Tournade à John Corbin, réveilla celui-ci de la stupeur accablée où la nouvelle volte-face de sa cousine, pourtant trop redoutée, l’avait plongé. Il regarda le gros homme avec un regard de colère et lui dit :

— « Non, mon oncle n’est pas là. Qu’est-ce que vous lui voulez ? »

— « Lui demander quelles sont les habitudes de la maison, quand un cocher fait acheter un cheval à ses maîtres ?… »

— « Ah çà ! » répondit Corbin, hors de lui cette fois, « est-ce que vous nous prenez pour des voleurs comme vous ? »

— « Mais… » voulut répliquer l’autre, interloqué de cette étonnante algarade.

— « Oui, comme vous, » répéta le furieux. « Quand nous vendons un cheval, nous autres, nous demandons ce qu’il vaut, pas un shilling de plus. Nous ne sommes pas des maquignons français, nous, entendez-vous. Nous sommes d’honnêtes marchands anglais. Si vous voulez gagner sur l’écurie de votre maîtresse, allez ailleurs. »

Jamais aucun des fournisseurs divers avec lesquels peut traiter cet important personnage : un cocher de grande maison, n’avait parlé de la sorte à « Monsieur Gaultier, » — ni grainetiers, ni selliers, ni carrossiers, ni vétérinaires, ni surtout, commerçants en chevaux. Le pourpre de l’indignation avait envahi le large visage de l’impudent quémandeur. Son mufle rasé s’ouvrit pour proférer une injure qui s’arrêta dans sa gorge, devant la mimique menaçante du grand et long insulaire serrant ses poings et prêt à boxer son interlocuteur. La mémoire de la scène qui avait eu lieu, sur le pas de la porte, avec sa patronne, et qui avait failli lui coûter sa place, lui revint à la même minute et acheva de l’assagir. Il grommela, entre ses dents, une grossière épithète, — si indistinctement que Corbin ne put rien entendre, — juste de quoi sauver à ses propres yeux la dignité de son droit méconnu. Il tourna le dos à l’écuyer d’un geste superbe, puis il se mit à dévisager les box où se trouvaient les deux chevaux, choisis l’autre jour par sa maîtresse, et dont il reconnaissait les têtes. Si les innocents animaux avaient pu lire dans son regard, ils en auraient henni d’épouvante. « Vous ne serez pas huit jours chez nous sans boiter, je vous en donne mon billet, vilaines bêtes, » disaient les prunelles du cocher. — Ce n’était pas donne qu’il y avait dans ce regard. — Il méditait déjà de déconsidérer la maison Campbell et de se venger, du même coup, en mettant hors de service, grâce aux procédés classiques de ses congénères, les montures fournies à sa maîtresse par des gens qui le traitaient de la sorte. Mais les « vilaines bêtes » étaient de si remarquables exemplaires de leur race que, malgré ces coupables pensées, le cocher se sentait attiré vers elles par ce sentiment irrésistible de conscience professionnelle, qui l’avait saisi dans cette même cour une première fois ; et, quand Hilda revint tenant sa lettre, il était occupé à leur flatter le chanfrein, tout en continuant de monologuer à part soi :

— « Si ces Campbell n’étaient pas des brigands qui veulent faire du tort aux camarades en prenant tout le profit, ce serait un plaisir de se servir chez eux !… Pour des chevaux, il n’y a pas à dire, c’est des chevaux… Et gentils, avec cela… Sont-ils gentils !… Aussi gentils que les gens d’ici sont brutes… Mais ça ne se passera pas comme ça. Je vais le repincer, l’Inglish, moi, au demi-cercle, avant de partir. On verra… »

On vit, en dépit de cette résolution, maître Gaultier s’en aller, ayant en poche la réponse pour sa maîtresse, sans avoir « repincé » son ennemi, qui se tenait au coin de la porte, les poings toujours fermés, avec son même air tendu de pugiliste aux aguets. Si sa cousine n’eût pas été là, très probablement c’est John qui aurait recommencé la querelle. Il ne désirait rien tant qu’elle dégénérât en batterie. Que le cocher de Mme Tournade rentrât chez sa patronne le nez cassé ou deux côtes défoncées, le bon renom de l’écurie Campbell en souffrirait, mais la veuve décommanderait ses chevaux. Du coup, le projet de la chasse à Rambouillet, si gros de dangereuses conséquences, serait abandonné. Mais Hilda était dans la cour. Sous ses yeux, le cousin amoureux ne pouvait pas se livrer à des hooks et à des upper cut qui lui eussent donné figure de butor. Il se sentait déjà si rustre, à côté d’elle, si épais auprès de sa finesse, si lourdaud devant sa grâce ! Il laissa donc passer l’envoyé de Mme Tournade en frémissant. Dès qu’ils furent seuls, il dit à la jeune fille, avec une douceur navrée — contraste pathétique à sa colère de tout à l’heure, car on y sentait l’infinie indulgence d’un cœur incapable de blâmer ce qu’il chérit :

— « Ainsi, vous êtes retombée, Hilda ?… Vous ne pouvez pas perdre cette possibilité de revoir cet homme, même dans ces conditions ?… comme vous l’aimez ! »

— « Ah ! » répondit Hilda. « Je ne sais plus. Je ne comprends plus… Vous devez bien sévèrement me juger, Jack, et je le mérite… »

— « Je ne vous juge pas, » dit-il. « Je vous plains. Celui que je juge, c’est lui. Et, si jamais vous me rendez ma parole… »

— « Je ne vous la rends pas, » répliqua-t-elle, vivement. Puis, d’une voix presque basse, comme effrayée des abîmes qu’elle découvrait dans sa propre sensibilité : « Moi aussi, je le juge, et comme vous, plus sévèrement peut-être, et cela n’empêche rien… Que c’est triste de ne pas estimer celui qu’on aime, et de… »

Elle n’acheva pas. Elle ne dit pas : « Et de ne pas aimer celui qu’on estime !… » L’amoureux dédaigné les lut, sur ces belles lèvres arrières, ces mots où tenait toute la mélancolie de leur destinée à l’un et à l’autre. Il l’acceptait pour lui, cette destinée, sans plus essayer de la conjurer. Il avait renoncé au fol espoir d’être aimé. Il n’acceptait pas, pour Hilda, l’avenir qu’il entrevoyait. Mais que faire ? Quand il était accouru, quelques jours auparavant, lui répéter les propos surpris dans la journée de chasse, à Chantilly, il avait tant cru qu’il portait un coup définitif au prestige de son rival !… D’autres faits indiscutables étaient venus si vite corroborer et aggraver ce témoignage ! Et le mépris, au lieu d’étouffer chez la jeune fille cet amour passionné pour un être indigne, semblait l’aviver, l’exalter… C’était un démenti donné à toutes les idées que John s’était faites sur sa cousine. Pourtant, qui la connaissait, sinon lui, l’ayant vue naître et grandir ? Cette funeste passion avait donc dénaturé ce caractère si instinctivement droit, si délicat, si étranger aux compromis. L’écuyer avait toujours eu le sentiment qu’il n’était qu’un ignorant. Il n’avait eu, dans son humble métier, qu’une bien étroite expérience. Cette conviction de son incapacité à manier finement la vie l’accabla soudain. Toutes ses démarches, depuis ces six mois, n’avaient fait qu’empirer une situation dont il avait prévu les conséquences détestables dès le premier jour. Il brisa cet entretien et n’essaya plus de le recommencer dans les trois jours qui lui restaient pour agir, avant la chasse. La conscience de sa maladresse le paralysait, en même temps qu’il se désespérait devant cette évidence : Hilda était dans une de ces crises où les pires folies sont probables. Comment allait-elle se comporter, durant cette chasse ? Pourquoi ce soudain revirement de sa volonté, alors qu’elle n’avait changé d’opinion ni sur Maligny, ni sur son propre devoir ? Ces points d’interrogation se posaient devant l’obscure intelligence de John Corbin, sans qu’il imaginât même une réponse. Ces soixante-douze heures s’écoulèrent dans cette angoisse, si douloureuse d’inefficacité, qu’il éprouva presque un soulagement quand l’instant du départ pour la chasse approcha. Un événement allait se produire, quelqu’il fût, — par suite, une solution. Ils s’étaient, la jeune fille et lui, évités d’un commun accord, durant tout ce temps. Ils sentaient trop qu’ils ne pouvaient se parler qu’en se faisant du mal. Dans le train qui les emportait vers Rambouillet, Corbin osa enfin interroger de nouveau sa cousine. Il avait tremblé, jusqu’au dernier moment, ou qu’elle ne lui permît pas de l’accompagner, ou que Bob Campbell ne lui donnât la commission d’aller présenter une bête ailleurs. Le contraire était arrivé. L’oncle avait dit au neveu :

— « Faites envoyer à Rambouillet le Norfolk que nous avons à vendre, Jack. Vous le monterez. Si cette Mme Tournade n’est pas satisfaite des deux autres chevaux, peut-être aura-t-elle l’idée de prendre celui-là, un Norfolk pour la selle, c’est rare. Il s’habituera toujours un peu à la trompe et aux chiens… »

Hilda n’avait pas protesté contre ce projet. Les trois chevaux avaient été expédiés, la veille, sous la surveillance d’un lad, et Corbin se trouvait assis vis-à-vis de sa cousine, vers les sept heures du matin, — un matin voilé d’automne qui annonçait une tiède et claire journée, — dans le compartiment du chemin de fer. Il lui demanda tout d’un coup : — « Vous savez, Hilda, que, si vous voulez ne pas chasser, il est encore temps. J’ai donné l’ordre à Dick qu’il emportât deux selles d’homme, pour le cas où vous vous raviseriez. Il monterait le Norfolk, et, moi, j’accompagnerais Mme Tournade. Vous diriez à votre père que vous vous êtes sentie souffrante, et vous rentreriez par le prochain train… »

— « Non, » répondit-elle en secouant la tête après une visible hésitation.« J’ai besoin de le voir en face d’elle. » Et, avec ce même accent profond, presque de honte, qu’elle avait eu déjà lors de leur dernier entretien intime, elle ajouta : « Et puis, l’autre sera peut-être là. »

Sous le coup d’une pareille confidence, et qui lui révélait des mystères insoupçonnés dans ce cœur si malade, de quel regard Corbin parcourut les groupes de chasseurs, quand Hilda et lui arrivèrent au rendez-vous de l’équipage de Montarieu. Il ne lui fallut pas une minute pour reconnaître et Maligny, monté sur Galopin, — et Mlle d’Albiac, en selle aussi et manœuvrant, avec une habileté digne de Hilda, une jument rouanne un peu nerveuse, — et Mme Tournade, en amazone, la cravache à la main, qui attendait, assise dans une victoria. Sur le siège, se trouvait maître Gaultier, grotesquement flanqué d’un postillon poudré ! Les deux chevaux de l’écurie Campbell, tenus en main par le lad Dick, piaffaient à côté. Le brouillard s’était un peu levé. Des coins de ciel bleu paraissaient par places, dans l’interstice des nuages légers qui floconnaient au-dessus de la forêt. Elle serrait ses futaies fauves à la droite du groupe de chasseurs, massés devant la porte d’entrée d’un petit château, une gentilhommière du temps de Louis XIII, élégante construction de briques à coins de pierre. Sur la gauche, une plaine s’étalait, à peine onduleuse, découpée en champs et semée de petites fermes au toit rouge. De-ci de-là, un hameau profilait la silhouette du clocher de son église. C’était un paysage reposé, de teintes neutres, avec lequel contrastait vivement l’agitation du rendez-vous de chasse. Les chevaux, au nombre de quarante peut-être, allaient et venaient sur place, s’ébrouant dans l’air frais, creusant le sol du sabot, mâchant leur mors avec impatience. La plupart des cavaliers portaient l’habit de drap rouge qui se détachait en taches claires sur le fond grisâtre ou doré. Ils étaient coiffés de la casquette ronde en velours, tandis que les femmes qui avaient droit aux couleurs de l’équipage arboraient, sur la tête, un petit tricorne noir à ganse d’argent, la taille prise dans un habit de drap rouge aussi. C’était le costume de Louise d’Albiac. Il lui seyait divinement. Cette souveraine élégance était une supériorité de plus sur la lourde rivale, engoncée dans l’étoffe gris sombre de son corsage. Celle-ci semblait plus disgracieuse encore sous son chapeau en forme de tricorne également, mais, tout noir, et qui élargissait sa face engraissée et plâtrée au point de la faire paraître laide, malgré la régularité des traits. Jules avait, naturellement, le bouton de cet équipage. Il évoquait, dans cet attirail d’un autre temps, l’image d’un des chasseurs que les peintures d’Oudry, celles du palais de Fontainebleau, par exemple, nous montrent en train de galoper à la suite du roi Louis XV, sous des arbres rouilles par l’automne, comme ceux-là. Il était véritablement le plus joli homme de ceux qui se pressaient au rendez-vous, vêtus comme lui. Le plaisir de la chasse était, pour ce descendant des Maligny, des Nadailles et des palatins de la maison des Lodzia, un goût si nativement héréditaire, si mêlé aux globules les plus intimes de son sang, qu’à cette minute il en oubliait son autre goût : celui de la séduction. Un demi-sourire s’était bien comme estompé sous le voile châtain de sa moustache, quand il avait vu arriver miss Campbell et John Corbin ; puis, il avait repris, sans prêter plus d’attention à la nouvelle venue qu’à ses deux autres partners au jeu de l’amour-fantaisie, son dialogue avec un des piqueux. Il l’interrogeait sur le pronostic de la chasse. Leurs voisins entendaient passer, dans leur conversation, ces termes spéciaux qui sont le schibboleth de ce seigneurial divertissement. Rien n’a changé de ce vocabulaire, depuis que Jacques du Fouilloux, « escuyer seigneur du dict lieu pays de Gastine en Poitou », dédiait sa Vénerie « au Roy très chrestien Charles neufiesme de ce nom ». Molière se moquait déjà, dans une scène célèbre des Fâcheux, de la vanité, d’ailleurs inoffensive, avec laquelle les initiés parlent de ce véritable idiome, qui compte, prétend-on, plus de trois cents mots pour la seule chasse au cerf. Le narrateur de ce récit s’excuse de ne pas rapporter par le menu les propos échangés entre le jeune homme et le vieux veneur, d’abord parce qu’ils étaient fort insignifiants, et, surtout, il serait assuré de commettre un de ces solécismes à faire se retourner dans leurs tombes les Salnove et les Verrier de La Conterie, les d’Youville et les Desgraviers, les classiques de cette littérature[1]. Il n’aurait qu’à parler du bois d’un cerf ou de sa peau, quand les profès dans la dévotion de saint Hubert disent massacre et nappe ! Cependant, les chiens, encore attachés, se pressaient les uns contre les autres. Ils palpitaient, ils hurlaient d’attente, après le moment où ils seraient enfin déhardés. Des curieux et des curieuses étaient descendus des voitures, rangées au long de la route. Piétons et cavaliers causaient gaiement, tandis que le prince de La Tour-Enguerrand, pénétré de son importance, allait et venait sur un magnifique irlandais de couleur pie. C’était une de ses excentricités, à cet arbitre de la mode. Il ne montait que des bêtes de cette fantastique robe. — C’était aussi un de ses snobismes. Les bourgeois et les parvenus ne sont pas les seules victimes de ce ridicule. On peut être aussi bien né qu’un Bourbon et ne pas en être exempt, lorsqu’on pense trop à sa maison. La Tour-Enguerrand ne manquait jamais l’occasion de rappeler le motif de ce choix, comme il le fit à Mme Tournade, qui admirait sa bête :

— « C’est une drôle de couleur, n’est-ce pas ?… Elle est de tradition dans notre famille, depuis que le maréchal de Turenne, qui ne montait que des juments pie, a donné une de ses bêtes à mon arrière-arrière-arrière-grand-père… Demandez à miss Campbell la peine que son père a eue pour me trouver ce cheval-ci… »

L’aimable maître d’équipage, que son mariage avec la fille du richissime Firmin Nortier[2] n’a empêché, jusqu’ici, ni de corser son budget à coups d’expédients, ni de conter fleurette à toutes les jolies personnes, en fut pour les frais de son sourire et de son salut. Hilda ne parut pas même l’avoir entendu. Il fallut que Corbin, qui ne l’avait pas quittée, répondît pour elle dans le français et avec l’accent que l’on devine :

— « Beau cheval, c’est vrai… Acheté à Dublin au horse show… Très brillant… Du fond… Prend une haie de six pieds… »

Puis, tout bas, en anglais, cette fois :

— « Je vous en supplie, Hilda. Contrôlez-vous… Ne vous donnez pas en spectacle… » Débile traduction du dicton énergique : Don’t make a fool of yourself, « ne faites pas une folle de vous-même », par la brutalité duquel le cousin, si soumis, trahissait l’excès de son inquiétude.

— « Vous avez raison, » répondit Hilda à mi-voix et dans la même langue. Elle avait eu le tressaillement d’une personne abîmée dans une hallucination et qu’un rappel soudain réveille à la conscience des choses qui l’entourent. Ce n’était plus Maligny qu’elle regardait ainsi avec des yeux comme hypnotisés. C’était Mlle d’Albiac, qui, visiblement, de son côté, avait remarqué ce regard. Elle s’était penchée sur le garrot de son cheval pour parler à un cavalier d’un certain âge, lequel avait mis pied à terre et desserrait la gourmette de la monture de la jeune fille, avec une privauté toute paternelle. Nul doute qu’elle ne lui eût demandé qui était cette nouvelle venue, dont l’observation trop attentive l’étonnait. Le cavalier qui n’était autre en effet que d’Albiac, avait, à son tour, interrogé son voisin. Tous deux avaient dévisagé Hilda. Le voisin avait dit un nom que le père avait répété à sa fille. Jusque-là, rien que de très naturel. Mais que signifiait le geste d’étonnement, aussitôt réprimé, que Louise ne put s’empêcher d’esquisser ? Pourquoi commença-t-elle de tourner sans cesse, elle aussi, ses yeux dans la direction de miss Campbell, avec une curiosité à laquelle sa bonne éducation ne lui permettait pas de céder ? Et elle y cédait, cependant. Pourquoi ?… Mais pourquoi les yeux de Mme Tournade allaient-ils de l’une à l’autre des deux jeunes filles, épiant, sur leur visage, les émotions infligées à chacune par la présence de l’autre ?

Elle ne cessait de les étudier que pour regarder Jules. Il continuait, lui, à causer avec le piqueux, — de son même air heureux de jeune seigneur insouciant, qui se sent un bon cheval entre les genoux, l’allégresse de ses vingt-cinq ans dans tous ses muscles, et qui n’attend que le signal du découplement des chiens pour plonger dans la forêt, avec délices, à la poursuite du cerf que la meute aura fait débucher. La femme de plus de quarante ans aurait dû trouver, dans cette indifférence apparente du jeune homme à l’égard de Louise et de Hilda, une occasion de se réjouir. Puisqu’elle rêvait d’en faire son mari, n’était-ce pas une preuve qu’il n’avait pas de bien vifs sentiments à lui sacrifier ? Mais comment ne pas constater qu’il ne semblait pas moins indifférent pour elle ?… Était-ce l’irritation de cette froideur ? Était-ce le secret remords de quelque action indélicate à laquelle la jalousie l’avait entraînée, et dont rougissait son fonds de probité bourgeoise ? Était-ce cette jalousie même ? Les silhouettes de ses deux rivales, si fines, si élégantes, lui démontraient trop bien que, dans une lutte avec elles, son argent seul pouvait la faire triompher… Était-ce encore une appréhension de cette chasse, sur un cheval qu’elle connaissait à peine ?… Ou bien y avait-il un peu de ces divers motifs dans son énervement ? Toujours est-il que sa voix se fit presque impérieuse et qu’une brusquerie passa dans son geste pour dire à Hilda, en la touchant au bras du pommeau de sa cravache :

— « Quand allons-nous nous mettre en selle, mademoiselle ? À quoi pensez-vous ?… Veuillez vérifier si les sangles sont solides et si la bête est bien embouchée… Et vite… »

Ces paroles avaient été prononcées assez haut pour que Jules pût distinguer chaque syllabe, s’il avait tendu l’oreille du côté où se tenait sa pauvre fiancée d’un jour, livrée en proie aux brutalités d’une mesquine vengeance. Les mots en étaient bien secs. Le ton était pire. Il signifiait : « Vous n’êtes qu’une salariée, ma petite. C’est moi qui paie et vous allez me servir… » La fière jeune fille, et que ses jolies manières réservées faisaient toujours traiter sur un pied d’égalité, eut un nouveau frisson, mais de révolte. Ses yeux dardèrent, sur l’arrogante richarde, un regard dont l’autre sentit bien le muet reproche. Mais dans quel cœur de femme — et d’homme — la jalousie a-t-elle jamais été une conseillère de pitié ou seulement de justice ? Une vilaine joie d’avoir fait mal à l’une, du moins, de ses deux rivales, poussa Mme Tournade à répéter :

— « Vous m’entendez, mademoiselle ?… »

— « Je suis prête, madame, » répondit Hilda, avec un visible effort. Elle ne voulait pas « accuser le coup, » comme on dit, dans la langue des gens de sport, — olla podrida, faite de mots empruntés à toutes les espèces d’exercices. — Elle interpella Corbin, qui maniait, lui aussi, sa cravache, et combien nerveusement ! Avec quel plaisir il se fût servi de cet instrument de correction, en dépit du célèbre proverbe qu’il ne faut pas frapper une femme, même avec une fleur, pour ajouter une scène à la comédie de son grand compatriote : The Taming of the Shrew[3], — « le Domptement de la Mégère ». — Mais de même que, tout à l’heure, son appel à sa cousine avait rendu à celle-ci le sang-froid perdu, cette phrase de Hilda : « Voulez-vous mettre madame en selle, Jack ?… » lui rendit son sang-froid à lui. Quand la veuve s’enleva de terre sur les mains unies de l’écuyer, elle ne put pas se douter quelle sauvage envie démangeait ces rudes paumes, où posait la semelle de la fine botte vernie qui boudinait son pied court. Ah ! s’il avait pu l’empoigner durement, la jeter à genoux devant cette « salariée », pour qu’elle demandât pardon !… Au lieu de cela, il achevait de rendre à l’insolente les menus services que comportait son métier, avec autant de soin que s’il se fût agi de sa cousine elle-même. Il lui tirait soigneusement la jupe de son amazone. Il lui rajustait son étrivière à une plus exacte mesure. Il lui tendait la rêne de filet, puis celle de mors, promenait quelques minutes le cheval pour qu’il ne s’énervât point, et il laissait Dick mettre en selle la pauvre Hilda. On ne va pas plus loin dans la conscience professionnelle, cette vertu si répandue en Angleterre qu’elle est presque le trait le plus national. Il explique, mieux que toutes les théories de haute politique, l’histoire des triomphes de ce pays, qui, du petit au grand, ne connaît pas l’« à peu près »… Mais, déjà, les valets de limiers étaient revenus. Le prince de La Tour-Enguerrand avait donné le signal de découpler. La meute s’était élancée. Les chevaux partaient à la suite. Les voitures s’ébranlaient. Les trompes commençaient de retentir, emplissant la forêt, par intervalles, de ces airs qui sont un langage, eux aussi. Toute la grâce de la vieille France, toute son élégance légère y vibre encore. Quelle différence avec le brutal cornet à bouquin des Anglais et le grand huchet des Allemands ! Le « Lancé », la « Vue », le « Bien allé », le « Volcel’ est », le « Débuché », allaient, tour à tour, rallier les chasseurs égarés dans les avenues, les sentiers et les clairières. Mme Tournade et Hilda Campbell s’étaient mises en route au trot modéré de leurs montures, sur ce mot de la jeune Anglaise, non moins consciencieusement professionnelle que son cousin :

— « Nos chevaux seront plus sages, madame, si nous ne les poussons pas tout de suite. »

Corbin, qui ne voulait ni quitter sa cousine, ni pourtant avoir l’air de la surveiller, suivait par derrière, mêlé à un groupe d’autres maquignons de sa connaissance, venus, comme lui, présenter des chevaux. Il était monté sur le Norfolk, lequel avait grand besoin, comme avait dit Bob Campbell, d’être habitué aux trompes et aux chiens, car, depuis que le laisser-courre avait été donné, cet animal montrait une telle inquiétude, que même l’excellent cavalier qu’était John devait éployer tout son art pour le retenir. Le brave garçon ne pouvait donc avoir l’œil aussi constamment qu’il aurait voulu sur les faits et gestes de sa cousine. Mais il devinait son énervement, lui qui savait avec quelle tranquille maîtrise elle montait d’ordinaire, à sa manière crispée de se tenir, aux sursauts qu’elle imprimait à sa monture par des à-coups involontaires, à sa façon saccadée de pencher sa tête à droite et à gauche, en avant et en arrière… Qui épiait-elle avec cette évidente angoisse, sinon Louise d’Albiac et Jules de Maligny, lesquels, en ce moment, galopaient aussi, d’un tout petit galop de départ, dans la même route de forêt ? Ils étaient, pourtant, séparés. Louise n’avait auprès d’elle, que son père. Maligny s’attardait à causer avec un de ses camarades, un autre fanatique de la chasse à courre, et ils échangeaient ensemble, tout en s’arrêtant de minute en minute, des phrases qu’un troisième cavalier, un petit coulissier faufilé là et qui montait un carcan de louage, déjà essoufflé, écoutait, bouche bée :

— « …Oui, le valet de limier l’a dit. Ce n’est pas une raison pour que le cerf soit seul. Le sol était sec ce matin, et, quand le sol est sec, le revoir est difficile. »

— « Allons donc ! Lathuile se blouser, jamais !… Tiens, écoute ce bien allé. Comme les chiens ont empaumé la voie !…[4] »

— « …Une brisée ! Le cerf a passé par ici. Piquons un peu vers la gauche. La chasse est là… »

Louise d’Albiac, elle, paraissait aussi peu soucieuse que Hilda de savoir si l’infaillible Lathuile avait eu raison de faire rapport d’un dix-cors et d’affirmer que ce dix-cors était seul. « Mon chien et mes yeux ne m’ont jamais trompé… » avait-il répété doctement. Que l’animal fût, au contraire, une « troisième » et une « quatrième » tête, que ses« fumées » fussent en « bousard », en « plateau », en « torches », qu’il se « tardât » ou qu’il ait des « allures longues »[5], qu’importait aux deux jeunes filles ?

Elles n’avaient, ni l’une ni l’autre, cette insouciance heureuse que le vieux du Fouilloux a si joliment rendue dans ses vers sur le Blason du Veneur :

Je suis veneur, qui me lève matin,

Prends ma bouteille et l’emplis de bon vin.

Beuvant deux coups en toute dilligence,

Pour cheminer en plus grande assurance

Mettant le traict au col de mon limier,

Pour aux forests le cerf aller chercher,

Et en questant aux cernes des gaignages,

Souvent entends des oiseaux les ramages…[6]

Il n’y avait pas de chants d’oiseaux dans les profondeurs fauves de la forêt touchée par l’automne. Elle en eût été toute pleine, comme au printemps, que leur gazouillis n’eût pas trouvé d’écho dans le cœur de ces deux enfants, si jolies toutes deux, si fines, si éloignées, semblait-il, et pour toujours, l’une de l’autre, par leur condition, et voici qu’un commun sentiment pour un même homme les rapprochait. Voici qu’elles éprouvaient, l’une pour l’autre, cet attrait de curiosité passionnée qu’une rivalité comme celle où elles étaient engagées provoque aussitôt. On a deviné, déjà, que la jeune fille du grand monde avait reçu un avertissement qui lui avait appris l’existence de la pauvre petite écuyère, et de quelle nature. La veille de cette chasse, un billet anonyme lui avait annoncé la présence probable, à Rambouillet, d’une personne à qui M. de Maligny s’intéressait particulièrement. — « Si vous vous imaginez qu’il vous aime, ma petite demoiselle, » disait cette lettre, « vous vous trompez. Il vous joue la comédie comme il la joue à cette fille, qui s’appelle miss Campbell, et dont le père est marchand de chevaux. Renseignez-vous, et vous en apprendrez long sur votre joli monsieur. À bon entendeur, salut. » Est-il nécessaire d’ajouter que la main qui avait tracé, en renversant son écriture, les caractères de cette coupable missive, était celle de l’ancien mannequin ? Il y a un proverbe, dans le style énergique cher à du Fouilloux : « La caque sent toujours le hareng. » Mme Tournade n’avait pas eu de calcul précis en commettant cette très vilaine action. Elle avait cédé à l’impulsion de la jalousie, comme tout à l’heure, en donnant des ordres à Hilda sur un ton si impérieux, comme à présent, en la retenant auprès d’elle, de peur qu’elle n’allât du côté de Maligny. Elle avait observé, elle aussi, l’attention fiévreuse de Mlle d’Albiac. Ce signe que sa dénonciation avait mordu tendait toutes les forces de son être. Qu’allait-il résulter de cet éveil et de cette défiance ? L’amoureuse trop âgée se le demandait en s’appliquant à pratiquer, dans sa manière de diriger son cheval, tous les préceptes que lui avait donnés le maître de manège chez qui elle avait fréquenté secrètement, cette semaine, afin de se remettre en selle. Pour répondre à cette question, il lui eût fallu connaître la délicatesse de ces deux exquises créatures, celle de Louise et celle de Hilda, si étrangement pareilles d’âme, à travers tant de différences. De même qu’elles étaient, l’une et l’autre, par leur sveltesse et leur énergie, leur goût du danger et leur pureté, des créatures de même type, deux représentantes de cette gracieuse et sauvage lignée des Artémis, deux Dianes, — habillées, chapeautées, bottées à la mode de 1902, — elles avaient, aussi, d’intimes et profondes analogies dans leur manière de sentir. J’ai déjà dit que cette mystérieuse et indéfinissable ressemblance avait été sinon l’excuse, au moins une atténuation de la coupable légèreté avec laquelle Maligny s’était occupé de Louise, si vite après s’être occupé de Hilda. Il avait cherché, deviné, goûté, dans les deux jeunes filles, un même charme et composé de mêmes éléments. Son inconstance avait été une de ces infidélités fidèles, le philtre le plus enivrant pour ces émotifs sans vraie tendresse, pour ces égoïstes tendres que sont les hommes de son espèce. Il ne se doutait pas lui-même du degré auquel descendait cette ressemblance, ni qu’à cet instant où elles le voyaient, l’une et l’autre, cavalcader devant elles, si élégant dans son habit rouge, si peu tourmenté du remords de sa triple intrigue, elles se prononçaient le même monologue, tout bas, presque dans les mêmes termes.

— « Que cette miss Campbell est jolie ! » se disait Louise d’Albiac.« Est-il possible que cette infâme lettre m’ait rapporté la vérité ?… Mais pourquoi me l’a-t-on écrite à moi ?… J’aurais dû la montrer à mon père. Il est un homme, lui, il aurait pu savoir… Je la lui montrerai… Et si ce n’est pas vrai, pourtant ? Si l’auteur de cette lettre a voulu seulement m’être pénible, m’indisposer contre M. de Maligny ?… Alors, moi, je ferais ce tort à cette jeune fille d’appeler l’attention sur elle ? Pour savoir, mon père devrait chercher. Il prononcerait son nom… Je ne dois pas… Mais qui a pu m’écrire cette lettre ?… Si c’était cette Mme Tournade ?… Quelle idée ! Je ne croirai jamais qu’une dame ait commis une pareille vilenie… Pourtant, je me souviens, j’ai vu M. de Maligny bien empressé avec elle, durant notre voyage. Je sais qu’il dîne chez elle, qu’elle l’emmène au théâtre. On m’a raconté qu’il voulait l’épouser… L’épouser ? Lui ? Une femme si commune ?… Dieu ! qu’elle monte mal et qu’elle a l’air prétentieux !… Ce n’est pas une raison pour que je la suppose capable d’une infamie. Je ne dois pas non plus. Elle n’a pas plus écrit la lettre qu’il ne l’épousera… Non, non, non.. L’épouser ? Comme je comprendrais plutôt qu’il épousât cette miss Campbell ! Ce serait une mésalliance, mais si expliquée… Qu’elle est jolie, et fine, et lady, aussi lady que l’autre l’est peu ! Si M. de Maligny lui faisait la cour, cependant, comme prétend la lettre ?… Alors, pourquoi se serait-il occupé de moi ?… Ce serait d’un trop malhonnête homme de mentir ainsi à des jeunes filles… Il n’a pas fait cela non plus. Il ne l’a pas fait… Non, non, non… Mais pourquoi cette miss Campbell me regarde-t-elle, aussitôt qu’elle croit que je ne la regarde pas ! Et quand ce n’est pas moi qu’elle regarde, c’est M. de Maligny… Pourquoi ?… Elle le connaît, c’est certain. Car il l’a saluée, de loin, quand elle est arrivée, je l’ai bien remarqué… De loin ? Pourquoi encore ? Mais, s’il lui fait la cour et qu’il veuille me le cacher, c’est tout naturel… Alors, la lettre dirait vrai ?… Non, non. Et toujours non… Un instinct m’avertirait. Je serais jalouse. Je l’ai tant été de cette Mme Tournade, sur le bateau et depuis !… Avec cette miss Campbell, c’est le contraire. J’ai éprouvé pour elle, au premier regard, une sympathie. Je l’éprouve maintenant, à cette minute même. Je sens qu’elle ne m’est pas une ennemie… Sa façon de porter la tête, son regard, son expression, tout me plaît d’elle, autant que tout me déplaît de l’autre… C’est un fait qu’elle est charmante… Elle m’a encore regardée. Mais pourquoi ? C’est elle, peut-être, qui aime M. de Maligny… Ce serait si naturel… Ah ! Qui donc a pu m’écrire cette lettre ?… »

— « Que cette Mlle d’Albiac est jolie !… » se disait Hilda. « Est-il possible que Jules hésite entre elle et cette affreuse Mme Tournade ?… » Et son mépris d’experte écuyère venant à l’aide de ses rancunes de femme : « Il n’y a qu’à les regarder monter à cheval toutes deux… Quel paquet, celle-ci ! Et Mlle d’Albiac, quelle grâce !… J’aurais tant cru que je serais jalouse d’elle, quand je la connaîtrais, comme de l’autre… Comme c’est drôle ! Cette jalousie, je ne l’éprouve pas, mais pas du tout… Comme elle porte la tête, avec tant de fierté et d’élégance ! Comme elle regarde, avec quels yeux, si fins et qui doivent pouvoir être si tendres, qui sont si sincères !… Oui. Voilà le trait dominant de sa physionomie : la loyauté, la sincérité… Ah ! si c’était pour elle que Jules m’avait oubliée, pour elle seule, je souffrirais bien, mais je n’en voudrais ni à lui, ni à elle. J’en suis sûre. Je le sens… Ce serait si naturel, qu’il l’aimât !… Mais, s’il l’aimait, est-ce qu’il se serait occupé de cette autre femme ?. .. Et pourquoi ?… Parce qu’elle est riche ?… »

Hilda se répétait mentalement ces mots, où tenait un infini de désillusion.

— « Parce qu’elle est riche !… Non. Il n’aime pas plus Mlle d’Albiac qu’il ne m’a aimée. Mais quel homme est-ce, alors ? Qu’a-t-il dans la conscience pour se jouer ainsi des cœurs sans aucun remords ?… Moi, ce n’était rien. C’est trop naturel qu’il ne m’ait pas comprise… Une pauvre écuyère qui n’était pas de son monde ! On lui avait mal parlé de moi. Je n’avais ni nom ni fortune. Il a pu ne pas savoir ce qu’il faisait. Et pourtant !… Mais elle, cette Mlle d’Albiac, c’est une fille noble. Elle est charmante. Elle l’aime. Et c’est la même chose !… Mais pourquoi me regarde-t-elle ? Est-ce que Jules lui aurait parlé de moi, comme à l’autre ? S’il lui a livré mon secret aussi, comme c’est mal !… Et que lui aura-t-il dit ? Qu’aura-t-elle cru ?… Dieu ! Je voudrais tant avoir le droit d’aller à elle et de l’interroger ?… Si elle pense du mal de moi à cause de ce qu’il lui a raconté, c’est trop injuste… Il est sûr, pourtant, qu’elle sait qui je suis. Son père a demandé mon nom et le lui a répété. De cela, je ne veux pas douter. Je l’ai vue, de mes yeux, qui se penchait vers lui. Je l’ai vu, lui, qui se retournait de mon côté et qui parlait à son voisin. Je l’ai vue, elle, qui changeait de visage quand son père lui a transmis la réponse… Suis-je folle de douter ! Oui, Jules m’a vendue à elle… Oui. Elle me croit une aventurière… Elle doit penser que je suis venue pour les espionner, pour me venger… Est-ce qu’elle ne comprend pas, à me voir auprès de Mme Tournade, que je suis ici par ordre ?… Mais non. Mlle d’Albiac était loin. Elle n’a pas entendu, quand cette femme m’a parlé comme je ne parlerais pas à une maid… Avec ce sourire et cette expression, elle ne peut pas ne pas être bonne, sî bonne ! Elle m’aurait plainte d’avoir été traitée de la sorte… Ah ! qu’elle me plaindrait, si elle savait ! Qu’elle me plaindrait !… »

Ainsi s’accomplissait, sans qu’elles le voulussent, dans ces deux âmes, faites pour se comprendre, dès que le hasard les aurait mises en présence, un de ces phénomènes de sympathie à distance, entre personnes étrangères, qui semblent tenir du miracle. Il faut renoncer à expliquer ce jeu des âmes les unes sur les autres par les lois connues de l’esprit. Mais les savants expliquent-ils davantage ces cas de télépathie ou de lecture de pensées, indiscutables pourtant, et qui offrent une analogie singulière avec le principe, tout physique, des vases communicants ? On dirait vraiment qu’entre certains êtres un courant psychique s’établit à de certaines heures, qui met leurs pensées à un même niveau, si l’on peut dire, ou, pour prendre une image d’un ordre différent et plus exact, à un même diapason. Peut-être, doutant l’une et l’autre de celui qu’elles aimaient, Louise d’Albiac et Hilda Campbell étaient-elles plus disposées encore à subir ce magnétisme, cette contagion réciproque de mélancolie et de pitié. Chacune des deux se plaignait elle-même en plaignant l’autre. Chacune aussi, en préférant l’autre à Mme Tournade, se préférait un peu elle-même… Mais, si amoureuse et si rêveuse que soit une jeune fille, il ne faut pas qu’elle suive une chasse à courre quand elle veut s’abandonner tout entière à cette langueur éparse dans les horizons vaporeux d’une forêt d’automne. La brise qui détache les branches et suspend un instant en l’air la pluie des feuilles d’or caresse les fronts songeurs avec une douceur presque défaillante. Puis, cette brise se fait soudain vive et allègre, et voici qu’elle emplit, malgré tout, les poumons d’une fièvre d’agir quand la trompe sonne sur un ton de quête, et que le vent apporte un de ces appels dont les paroles légendaires expriment toute l’ardeur : « Au retour, valets, au retour ! Il est là, mes beaux chéris ! Il est là ! Oh ! oh ! au retour… » Ou encore : « Au retour, valets ! Hourvari, mes beaux ! Ha ! Ha ! Au retour, au retour ! Hourvari ! »[7]. Et puis, encore, les détours de la poursuite amènent le cerf et la meute à quelques pas… Adieu, alors, les monologues intérieurs et les nostalgies ! La chasse est la plus forte. Artémis est, pour un moment, victorieuse d’Eros… À une minute, et comme si la baguette d’une invisible fée s’était levée sur la forêt, cette magie de métamorphose agit sur les deux jeunes filles… Un « Bien allé » nouveau avait retenti, tout près. Du coup, d’instinct, le cheval de Mme Tournade et celui de Hilda s’étaient arrêtés, par imitation du cheval de Jules, que celui-ci avait retenu. Louise et son père s’étaient arrêtés aussi et la voix du jeune homme se fit entendre dans le silence de tous :

— « Ne bougez pas, Hector, » criait-il à son compagnon. « Les chiens se rapprochent… Le cerf va passer là, nous le verrons sauter… Tenez, l’apercevez-vous qui sort sur la route ? Il est blond, moyen de corsage… »

— « Sa tête est belle, » répondit Hector, d’un ton comique de connaisseur, « mais un peu grêle. »

— « Tous les cerfs de cette forêt ont la tête grêle… Mais voici les chiens… En avant !… Voulez-vous ? » Et, se tournant vers Louise et son père, le joyeux garçon ajouta : « D’Albiac, venez-vous, et vous, mademoiselle Louise ?… Taïaut ! Taïaut !… »

Il avait mis, en jetant ces dernières syllabes, sa monture au galop. Mlle d’Albiac en avait fait autant, son père de même. En quelques foulées, ils avaient rejoint Maligny et son ami. Déjà, les croupes de leurs quatre chevaux disparaissaient dans une allée transversale, tandis que Mme Tournade disait à Hilda :

— « Suivons-les, mademoiselle, je veux que nous les suivions… » C’était la femme jalouse qui parlait. Et, aussitôt : « Ne me quittez pas, surtout… » Cette fois, c’était la quadragénaire, peu habituée à pousser une bête dans son train. « Croyez-vous que nous les rattraperons ?… Où sont-ils ?… » C’était, de nouveau, la femme jalouse. La peureuse ne devait pas tarder à reparaître : « Je ne tiens plus ma bête. Elle me casse les bras… Mademoiselle !… Mademoiselle !… »

Cette interpellation, jetée maintenant d’une voix suppliante, était trop justifiée par l’allure que les deux chevaux, celui de l’amoureuse mûre et celui de sa jeune accompagnatrice, avaient continué de prendre. Au moment où elles arrivaient, à leur tour, vers l’orée de la grande allée transversale, elles avaient, en effet, constaté que le groupe formé par Maligny, Louise d’Albiac et son père s’était évanoui. Par où ? Ce n’était pas un chemin, c’étaient six que les chasseurs avaient pu prendre. Ces premiers cinquante mètres d’avenue servaient d’amorce à plusieurs routes, sur lesquelles s’en embranchaient d’autres. Jules et sa troupe avaient dû tourner par une de ces sentes. Laquelle ? Ils avaient pris, ensuite, un des six embranchements. Lequel ? Hilda Campbell avait tendu l’oreille. Un son de trompe lui était arrivé.

— « La Vue… » dit-elle simplement. D’un petit appel de langue, elle excita son cheval, en le lançant dans la direction où elle croyait avoir le plus de chances de rejoindre les autres. La bête était partie de toute sa vitesse. La monture de Mme Tournade avait suivi. C’est alors que la pauvre femme avait commencé d’avoir peur, et, impuissante à empêcher que son cheval ne galopât tête à tête avec l’autre, poussé ce cri, puis supplié que la hardie écuyère ralentît son train. Miss Campbell l’avait regardée. Elle avait reconnu que la poltronne se tenait bien, malgré sa terreur, et ne courait aucun danger. Le terrain était très bon, les bêtes très sûres. Hilda n’avait pas tenu compte de cette imploration de l’apprentie cavalière. La sympathie subite éprouvée pour Mlle d’Albiac n’empêchait pas qu’elle n’aimât Jules et qu’un sursaut de jalousie ne lui eût étreint le cœur à voir sa rivale — la seule vraie — s’éloigner, botte à botte, avec le jeune homme. Sa douceur native n’empêchait pas, non plus, qu’elle ne gardât rancune à la veuve pour ses insolences de leur première rencontre et celles de la matinée. L’occasion s’offrait, trop tentante, d’exercer une petite vengeance, et dans les données de ce métier auquel la parvenue l’avait rappelée si durement. Au lieu de retenir son cheval, elle lui rendit tout. Du talon, elle le touche au flanc. Un second appel de langue l’anime encore. Il redouble de vitesse. Son camarade d’écurie ne veut pas rester en arrière, malgré les efforts désespérés de celle qui le monte et qui n’a même plus de souffle pour supplier, comme tout à l’heure… Les taillis succèdent aux taillis, défilant devant les yeux de Mme Tournade, hypnotisée d’épouvante, avec l’instantanéité folle des paysages traversés en automobile. Les routes succèdent aux routes. Evidemment, Hilda s’était égarée… Aucune sonnerie de trompe. Aucun aboiement de chiens n’arrivait plus aux deux amazones emportées ainsi dans ce galop insensé. Derrière elle, si elle eût la force de se retourner, Mme Tournade n’aurait aperçu aucun cavalier. Elles étaient parties si vite que Corbin, occupé, au même moment, à se battre contre les rétivetés de sa bête, les avait vues disparaître comme elles-mêmes avaient vu disparaître Maligny. Arrivé, lui aussi, à l’orée de la grande avenue, il avait hésité, comme elles, cinq minutes auparavant, sur la direction à prendre. Il s’était engagé dans l’allée précisément opposée… Et les chevaux des deux femmes galopaient toujours. Le visage de la jeune Anglaise exprimait une si farouche résolution que sa victime en demeurait médusée. L’idée lui était soudain venue d’un guet-apens prémédité et que l’écuyère voulait sa mort. Cramponnée d’une main à la crinière, et la jambe crispée sur la fourche, elle attendait la chute inévitable avec une angoisse qui décomposait ses traits, en même temps qu’une sueur d’agonie inondait sa face : et, résultat inattendu, que Hilda n’avait certes pas prémédité, la plus comique transformation s’accomplissait en elle. La teinture de ses cheveux ruisselait en longues raies noires sur sa peau, où la céruse avait fondu. Les secousses de cette course enragée déplaçaient, avec son chapeau, le postiche qui couronnait son front. D’autres mèches s’éparpillaient hors de son chignon… Les chevaux galopaient toujours. Enfin, la malheureuse Mme Tournade jeta un nouveau cri, — de salut, cette fois. À l’extrémité d’une contre-allée, s’apercevait un groupe formé de quelques cavaliers et de plusieurs voitures. Au même instant, Hilda ralentissait le train de sa bête. Le cheval de la veuve imita son camarade dans le passage à une allure modérée, comme il l’avait imité dans son emportement, et c’est au petit trot que les deux femmes se dirigèrent vers ce rassemblement. Voici ce qui s’était passé : tandis qu’elles s’égaraient sur une fausse piste, le cerf, lui, égarait les chasseurs d’un autre côté. L’entrée en scène d’un second animal, emmenant derrière lui une partie de la meute, avait mis l’équipage en désarroi. Plusieurs d’entre les habits rouges s’étaient ralliés là, autour du prince de La Tour-Enguerrand. Ils s’occupaient à délibérer. Des voitures étaient venues les rejoindre, et, parmi elles, celle de Mme Tournade. Le gros Gaultier n’eut pas plus tôt reconnu la loque vivante qu’était, en ce moment, sa maîtresse, lamentablement balancée sur le dos de sa monture, maintenant calme, qu’il dit d’un air triomphal, à son compagnon de siège :

— « Regarde Madame. Tu vois l’état où l’a mise ce cheval. Je l’avais avertie qu’elle ne prenne rien chez ces brigands de Campbell. »

Cette phrase vengeresse, prononcée délibérément d’une voix très haute, visait John Corbin, qui se trouvait à deux pas de la voiture. Sur ce point, son aventure avait ressemblé à celle de sa cousine. Il avait galopé pour rejoindre, à tombeau ouvert, et, au terme de cette randonnée solitaire, aperçu, comme elle, le rassemblement à une extrémité d’allée. Il était accouru pour ne retrouver, des personnes qui l’intéressaient, que Maligny, d’Albiac et Mlle d’Albiac. De Hilda, nulle trace, ni de sa compagne. Tout d’un coup, il les avait vues qui débouchaient dans une avenue, sur leurs chevaux blancs d’écume. Ses yeux de sauvage, habitués à distinguer de très loin les moindres détails, avaient reconnu aussitôt, à vingt petits signes, qu’un événement extraordinaire avait dû se produire. Les bêtes s’étaient-elles emballées ? Cette inquiétude toute professionnelle suffit pour qu’il ne relevât point le mot injurieux du cocher. Elle se changea en une anxiété d’un autre ordre, quand les deux femmes, s’étant rapprochées encore, il discerna l’expression de la physionomie de Mme Tournade. La plus violente indignation avait succédé à l’épouvante dans le cœur de la veuve, enfin rassurée. À son aspect de vieille beauté déconfite, plusieurs des assistants, dont Mlle d’Albiac, n’avaient pu retenir un sourire. La femme de quarante ans avait remarqué cette moquerie. Elle arrivait, atteinte dans tous ses orgueils, dans toutes ses prétentions, dans sa chair même, et ce qui mettait le comble à son humiliation, c’était le contraste entre le misérable état où cette équipée l’avait réduite et celui où l’écuyère se trouvait. Ce galop fou avait seulement avivé l’éclat du teint de Hilda, parée de toutes les grâces fières de sa jeunesse, et l’espièglerie de sa vengeance dissipa, une seconde, sa mélancolie. Aussi une rancune, exaltée jusqu’à la haine la plus féroce, frémissait-elle dans l’accent des premières paroles que prononça la femme offensée. Jules de Maligny, étonné, comme Corbin, de cette apparition, et toujours ménager, malgré ses insouciances et ses légèretés, du grand mariage possible, avait fait faire, à son cheval, quelques pas au-devant des deux survenantes. L’occasion de reprendre sa revanche s’offrait maintenant à Mme Tournade, et trop tentante. Elle regarda le jeune homme fixement, sans rien chercher à dissimuler de la colère qui l’étouffait. Elle affecta de ne pas répondre à son salut, et appelant son cocher :

— « Gaultier, » dit-elle, « venez m’aider à descendre de cheval. »

Lorsqu’elle eut mis enfin pied à terre, elle regarda de nouveau, avec cette même insolente fixité, Maligny, miss Campbell, miss Campbell et Maligny. Puis, appelant celui-ci à part, elle commença de lui parler tout bas et vivement. Et, comme il protestait d’un geste, elle dit, très haut, ne se possédant plus, les confondant, Hilda et Jules, dans un même outrageant éclat de rire :

— « Vous avez voulu vous moquer de moi, monsieur de Maligny, avec votre maîtresse… Vous n’en serez pas les bons marchands. Je saurai vous retrouver tous les deux, mademoiselle et vous… Gaultier, »continua-t-elle, « nous rentrons à Rambouillet… Et vite… »


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  1. SALNOVE, auteur de la Vénerie royale (1665). VERRIER DE LA CONTERIE, auteur de la Vénerie normande (1763). D’YOUVILLE, inscrit dans l’Almanach de Versailles de 1789 sous le titre de Commandant de la Meute du Chevreuil, auteur d’un Traité de vénerie (1788). DESCRAVIERS, auteur du Parfait Chasseur (1810).
  2. Voir Un homme d’affaires.
  3. Titre de la pièce de Shakespeare, connue en France sous le nom de : la Mégère apprivoisée.
  4. Il empaume la voie, et moi je sonne et crie. (Les Fâcheux, II, 7.)
  5. Il faut lire, dans le Jacques du Fouilloux, les chapitres xxii et suivants sur le Jugement et Cognoissance du pied de cerf, des fumées, des portées, des alleures, pour goûter tout le pittoresque de ce charmant livre.
  6. « Cernes : terme de chasse, enceinte pour traquer le gibier. » (Littré.) — « Gaignages : on entend par gaignages, toutes les terres cultivées où les animaux vont, la nuit, chercher leur nourriture. (De Chaillou.) — Ronsard a dit : Il savait par sus tout laisser courre et lancer. Bien démesler d’un cerf les ruses et la feinte… Les « gaignages », la nuict, le lict et le coucher…
  7. On trouvera toutes ces paroles et les airs adaptés dans le Nouveau Traité de chasses à courre et à tir, publié par MM. de Chaillou, de La Rue et de Cherville, dans l’Encyclopédie des chasses(Goin, éditeur).