L’Éducation des femmes par les femmes/Préface

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PRÉFACE



Cest sous les auspices de Mme de Sévigné que nous aimons à placer cette première série d’Études sur l’éducation des femmes par les femmes. Mme de Sévigné n’a rien écrit touchant l’éducation à proprement parler. Dans sa correspondance si riche et où elle se plaît si souvent à nous ouvrir des jours sur ses lectures et ses réflexions, elle ne dit pas un mot du Traité de Fénelon, bien que, comme la société d’élite qu’elle fréquentait, elle ait vraisemblablement eu l’ouvrage entre les mains, avant même qu’il fût imprimé. Ce n’est guère qu’à travers les représentations d’Esther qu’elle a vu Saint-Cyr, et les conseils qu’elle donne au chevalier de Sévigné et à Mme de Grignan n’ont rien de commun avec les Avis à mon fils et les Avis à ma fille de Mme de Lambert. Les questions soulevées incidemment de son temps sur l’égalité des sexes, reprises au dix-huitième siècle par J.-J. Rousseau, semblent la laisser indifférente. Elle n’a jamais songé à se demander, comme Mme d’Épinay, Mme Necker et Mme Roland, quelle était la part à faire dans l’éducation des femmes au développement de la sensibilité, à l’art de plaire, à la passion. Encore moins la pensée lui est-elle venue de concevoir une de ces œuvres de pédagogie auxquelles Mme de Genlis, Mme Campan, Mme Guizot, Mme de Rémusat, Mme Necker de Saussure ont attaché leur nom et que nous retrouverons dans la suite de ces Études. Mais si elle répugne visiblement à toute idée de système ou de théorie, ses lettres contiennent sur l’éducation qu’elle s’est elle-même donnée et sur l’éducation de ceux qui lui sont chers, nombre de vues profondes, de détails ingénieux, piquants, exquis, qui, sans permettre de la classer au nombre des femmes dont l’autorité puisse être invoquée dans la question qui nous occupe, expliquent le patronage que nous revendiquons.

Que n’a-t-on pas dit de l’amour maternel de Mme de Sévigné ? On connaît surtout la mère. La grand’mère n’est pas moins admirable. C’est dans l’autorité qu’elle a exercée à ce titre que se révèle le mieux peut-être tout ce qu’il y avait de sagacité, de force, de portée au fond de cette exubérante tendresse.

« Il me semble que je la vois encore, racontait l’abbé Arnauld, telle qu’elle me parut la première fois que j’eus l’honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille : tous trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane… » C’est ainsi que la postérité se la représente volontiers. Elle adorait son fils, elle idolâtrait sa fille. Pendant la jeunesse du chevalier, elle est là, l’œil et l’oreille au guet, épiant l’ occasion de lui donner un bon conseil ou de l’emmener bien loin, en Bretagne, quand les mauvaises liaisons risquent de devenir trop menaçantes. Après l’éloignement de Mme de Grignan, elle n’est jamais aussi heureuse que lorsqu’elle le tient ; elle lit avec lui ou marque dans ses livres les pages qu’elle veut lui faire lire : « il n’y a rien de bon, ni de droit, ni de noble qu’elle ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer, » et « elle lui sait gré d’entrer avec douceur et approbation dans tout ce qu’elle lui dit » : il a tant d’esprit, elle le trouve si divertissant ; la Providence, entre les mains de qui elle s’en remet, fera bien pour lui quelque chose ! À la veille de son départ pour l’Allemagne, où il va rejoindre son régiment, c’est celle qui prépare et qui fait partir son équipage. Le rapide avancement qu’il obtient satisfait son amour-propre, sans calmer son cœur ni remplir son sentiment. Elle n’a certainement aucun plaisir à le voir à la tête de ses escadrons. L’idée des congés dont il a besoin l’enchante. Elle voudrait que le rhumatisme dont il souffre fût universel, afin de pouvoir lui rendre toute sorte de soins. Mais elle ne se dissimule pas qu’elle ne le possède jamais qu’à moitié et qu’elle « sent mille fois plus l’amitié qu’elle a pour lui qu’il ne sent, lui, celle qu’il a pour elle. »

Elle n’est pas beaucoup plus assurée de la place qu’elle tient dans le cœur de sa fille. Il n’était rien qu’elle ne lui eût sacrifié : c’est une immolation de tous les jours, une préoccupation de tous les moments : elle a l’âme si remplie de son image que Dieu même n’y peut trouver accès et qu’on lui défend de faire ses Pâques. Elle ne se borne pas à exalter sa grâce, sa solidité, son savoir, son esprit, ses talents ; elle transfigure ses défauts ; elle n’entend pas qu’on parle de sa froideur, de ses dédains, de son humeur. Ce n’est point qu’elle s’y méprenne. Elle sait, à n’en point douter, qu’elles ne voient pas les mêmes choses des mêmes yeux, qu’elles ne lisent pas de la même façon les mêmes livres, qu’elles sentent en tout différemment. Bien plus elle n’attend de sa fille « aucune complaisance » ; elle connaît « ses tons et ses résolutions » ; elle n’ignore pas qu’elle ne pardonne à son cœur qu’en faveur de son esprit ; elle la dépeint malignement « ne vivant que de son amour-propre et se contemplant dans son essence, comme un coq en pâte. » « Je crois, lui écrit-elle un jour avec une intention de leçon, que je ferai un traité sur l’amitié. Je trouve… qu’il y a tant de rencontres où nous faisons souffrir ceux que nous aimons et où nous pourrions adoucir leurs peines, si nous avions autant de vues et de pensées qu’on en doit avoir pour ce qui tient au cœur… Je ne parle pour personne, mais ce qui est écrit est écrit. » Finalement, c’est pour elle-même, soit qu’elle le confesse, soit qu’elle s’en taise, qu’elle garde tous les torts. Elle se plaît à cette interversion des rôles. Sa fille peut se comporter comme elle voudra : « elle ne sera pas moins aimée. » Elle la caresse, la flatte, la ménage, elle comprend « qu’à force de vouloir découvrir ses volontés qui tout naturellement deviennent les siennes, cela lui fasse une grande fadeur et dégoût » ; elle s’excuse de « la trop oppresser » ; on dirait parfois qu’elle en a peur. Ce qu’elle craint réellement, c’est que cette affection, qui est sa vie, ne vienne à lui manquer. Toutes les raisons de l’entretenir, de l’exciter lui sont bonnes. Apprend-elle que Mme de Grignan a fourré ses enfants dans sa litière pour les emmener avec elle à la promenade, elle l’en félicite comme d’une preuve d’amitié inaccoutumée et merveilleuse ; — qu’elle a dit un mot obligeant sur son propre compte, elle en pleure, elle en rêve. Sa passion fait sa douleur autant que sa joie. C’est un état violent. « Ma fille, écrit-elle, Dieu vous préserve d’un cœur comme le mien ! — Je ne vous souhaite pas d’aimer vos enfants comme on vous aime. »

Elle protestait que cet amour maternel en était toujours demeuré au premier degré. Si l’on doit croire, pour ne la point contredire, qu’elle aima moins ses petits-enfants, on peut affirmer qu’elle les aima mieux. Quelle est la source de ces affections, si vives aussi d’ordinaire, du second degré ? Ne faut-il chercher dans l’amour des grands parents que le plaisir de revivre leur propre jeunesse ou le besoin d’utiliser ce trésor de dévouement qui, dans le cœur de la mère surtout, s’amasse avec le temps et s’enrichit sans cesse ? Ou bien serait-ce, comme on l’a dit, que participant moins directement à l’éducation des enfants, ils en recueillent le bénéfice sans en avoir les soucis et les charges ? Ne seraitce pas plutôt, au contraire, qu’à la lumière de l’expérience, voyant les choses de haut et de loin, ils y portent une raison plus rassise et une tendresse plus sûre ?

Nul doute que Mme de Sévigné n’éprouvât la plus délicieuse des satisfactions à reverser, pour ainsi dire, sur Marie-Blanche, Henri et Pauline de Grignan, ses petits pichons, comme elle les appelait en son patois familier, le trop-plein des sentiments que sa fille n’épuisait pas à son gré. Sentiments d’autant plus profonds qu’ils étaient désintéressés. Heureuse, bien heureuse qu’ils pensent à elle, qu’ils parlent d’elle, elle ne se croit en droit de rien exiger d’eux, elle ne leur demande aucun retour : C’est pour eux-mêmes qu’elle les aime. De là la gravité, l’esprit de prévoyance, de décision qui donnent à ses conseils d’affection une note d’un caractère si ferme. Elle n’avait été qu’à moitié la maîtresse de sa fille. C’est elle qui lui avait appris l’italien et probablement le latin ; elle la faisait beaucoup lire et causer, comme son fils. Mais de bonne heure la direction de son esprit lui avait échappé ; l’abbé de la Mousse s’en était emparé : Descartes était devenu son « père » ; et, sur plus d’un point, Mme de Sévigné n’eût osé lui faire tête. Toute jeune, elle ne la tenait guère que par la vanité. Vous m’avez mal élevée, lui dit un jour Mme de Grignan ; et si gracieux que fût le reproche dans sa pensée, ce n’était pas absolument un badinage. L’assurance qu’elle avait si rarement prise pour elle-même, Mme de Sévigné s’y hasarde dès qu’il s’agit de la santé, de l’éducation, de l’avenir de ses petits-enfants : elle entre en discussion suivie avec sa fille, elle lui fait des représentations, presque des reproches ; ce n’est qu’un mot lancé en passant, mais qui reste, et toute la bonne grâce qu’elle déploie dans la forme de son insistance ne fait qu’achever de mettre en lumière combien elle attache de prix à ce qu’elle demande.

La protection sous laquelle elle avait pris Marie-Blanche est particulièrement touchante. L’enfant était à peine née qu’elle s’étonnait des « petites entrailles qu’elle sentait pour elle. » C’est elle qui, pendant près de trois ans, avait eu le ménage à tenir, — elle entendait par là Marie-Blanche et sa nourrice ; — et, quelque soin qu’elle prît de se tenir en garde contre sa « radoterie d’aïeule, » elle s’extasiait à tout venant sur « la petite personne, » sur ses yeux bleus ombragés de cheveux noirs, sa bouche qui s’accommoderait, son nez qui pourrait bien tenir de celui des Grignan, sur sa voix, sur ses grâces, sur les cent mille choses qu’elle savait déjà faire et qui l’assuraient par avance de son intelligence et de sa beauté. Jamais grand’mère ne mit plus de bon vouloir dans ses illusions. Un grand vide se fit dans sa vie le jour où il fallut la rendre ; cependant elle supporta le coup en silence. Mais lorsque Mme de Grignan se résolut à placer l’enfant à la Visitation d’Aix, — Marie-Blanche avait à peine cinq ans et demi, — sa peine éclata. « J’ai le cœur serré de ma petite, de ma bonne petite, de ma petite-fille, écrit-elle avec un redoublement de termes qui correspond à l’exaltation de sa sollicitude. La voilà donc en prison ! » Elle ne peut se faire à cet abandon ; elle veut y penser, elle y pense sans cesse ; elle sent que l’enfant, qui se sait sacrifiée, a l’esprit chagrin, jaloux, tout prêt à se dévorer ; elle en demande des nouvelles, elle s’étonne qu’on ne lui en donne point. Sa mère, qui est allée passer quelques jours au couvent pour y faire ses dévotions, l’a-t-elle vue ou s’est-elle au moins laissé voir ? Cette incertitude transperce l’âme de Mme de Sévigné. « Ne lui avez-vous pas permis d’être dans un petit coin à vous regarder ? La pauvre enfant, elle était bien heureuse de profiter de cette retraite ! » — « Votre petite d’Aix me fait pitié, écrit-elle sévèrement un peu plus tard, d’être destinée à demeurer dans ce couvent, en attendant une vocation. » Elle ne recule pas devant les déclarations les plus fortes. « L’inhumanité que vous donnez à vos enfants est la plus commode chose du monde… Voilà, Dieu merci, la petite qui ne songe plus ni à père ni à mère. » Il n’avait pas tenu à elle que l’amertume de son sort fût adoucie. Au moment où la nouvelle est répandue que M. de Grignan va quitter le gouvernement de Provence, elle ouvre des négociations pour qu’on transfère la pauvre recluse à Aubenas, dans le couvent de sa tante d’Adhémar. « Je n’aime pas nos baragouines d’Aix, dit-elle ; je mettrais la petite avec sa tante ; elle serait abbesse quelque jour ; cette place est toute propre aux vocations équivoques… C’est une enfant entièrement perdue et que vous ne verrez plus. Elle se désespérera. On a mille consolations dans une abbaye ; on peut aller avec sa tante voir quelquefois la maison paternelle ; on va aux eaux ; on est la nièce de madame. » En dépit de ses efforts, c’est à Aix que le sacrifice s’accomplit. Quelques années après, un de ses amis, le président de Moulceau, se plaignant de certains déboires de famille : « Que feriez-vous donc, lui répondait-elle, si vous aviez une petite-fille qui eût pris l’habit à la Visitation d’Aix à seize ans ? « Cette séparation définitive lui avait rendu l’enfant encore plus chère. Quand elle s’enquérait de la santé de tout le monde, c’est par elle qu’elle commençait. Il semble qu’elle n’ait jamais complètement pardonné à sa fille de l’avoir jetée dans le cloître. « La pauvre enfant, qu’elle est heureuse, si elle est contente ! lui écrit-elle après la prise de voile. Cela est vrai sans doute, mais vous m’entendez bien. » Elle éprouvait un véritable soulagement à apprendre qu’elle était contente en effet ; mais elle eût voulu s’en assurer : un des derniers projets de voyage qu’elle conçut fut d’aller voir à Aix « sa religieuse. »

N’ayant pas réussi à sauver Marie-Blanche, elle aurait voulu du moins épargner la même destinée à Pauline.

La difficulté était dans la situation qu’il fallait faire au jeune marquis. L’aisance de M. de Grignan avait été fort entamée par le train qu’exigeait le gouvernement de Provence : il s’agissait d’assurer l’avenir de l’héritier du nom. Mme de Sévigné avait salué avec bonheur sa naissance. À cinq ans, elle commençait à se préoccuper de son éducation, quand personne n’y songeait encore : n’allait-on pas lui donner un précepteur ? Bien qu’elle ne l’eût guère connu qu’à distance, elle s’était fait de son tempérament, de son caractère, de son esprit, une idée exacte. « Il me paraît déjà un fort honnête homme, » écrivait-elle à sa mère ; — il avait alors moins de dix ans ; — « j’aimerais mieux son bon sens et sa droite raison que toute la vivacité de ceux qu’on admire à cet âge, et qui sont des sots à vingt ans. » Elle voulait qu’on le ménageât « comme un cheval qui a la bouche délicate. » Une saignée faite mal à propos la mettait en émoi. Il ne lui fallait point « d’éducation rustaude. » Elle répétait, au nom de Brayer et de Bourdelot, « qu’à vouloir faire trop robustes les enfants qui ne sont pas forts, on les fait morts. » Le marquis était né court et gros garçon. Il s’était mis à grandir un peu ; mais ce n’était pas assez pour se récrier : il n’aurait jamais la prestance de son père. Mme de Sévigné s’en consolait. Son inquiétude était de ne lui pas voir assez de penchant pour les sciences et pour la lecture. Mais elle se félicitait de la justesse de ses sentiments ; elle aimait à citer à Mme de Grignan l’exemple de M. du Plessis « donnant au petit d’Auvergne l’esprit de règle et d’économie, et travaillant doucement à lui ôter cet air de grand seigneur, de qu’importe ? d’ignorance et d’indifférence qui conduit fort bien à toute espèce d’injustice et enfin à l’hôpital. » Cette éducation-là lui semblait « plus noble » qu’une autre. Comme Rodrigue, le petit marquis, qui était d’ ailleurs de moyens fort ordinaires, n’attendit point pour faire son coup d’éclat le nombre des années, Mme de Sévigné admirait avec une chaleur naïve « comme on avait pressé et précipité heureusement sa vie. » Il n’avait pas encore seize ans accomplis, lorsqu’il était parti en campagne avec le Dauphin ; et c’est elle qui de Paris annonce à la famille le succès de ses premières armes : « Philipsbourg est pris et votre fils se porte bien. » Bien portant et blessé toutefois « d’une fort bonne petite contusion à la jambe qui lui fait le plus grand honneur. » Une contusion et de la gloire ! Ajoutez « le miracle de sagesse qui lui avait permis de se retirer de certaines parties trop gaillardes. » Au témoignage de la grand’mère, Mme de Grignan ne jouissait pas assez de ce sang-froid, de ce courage, de cette admirable réserve. Pour elle, elle ne se retenait point de louer ce que disait le jeune vainqueur, ce qu’il faisait, ce qu’il écrivait : « son style tout naturel, tout jeune, sans art, ses petites raisons, ses sentiments tout neufs. » Elle se le figurait à la cour, admis à saluer le roi et les ministres. M. de Grignan, qui triomphait de cette fortune naissante, ne mettait pas à la célébrer plus d’effusion.

Mais le dévouement de Mme de Sévigné pour son petit colonel n’allait pas jusqu’à oublier « Paulinotte. » Un jour que Mme de Grignan avait acheté à sa fille un habit et une cornette, elle l’en félicite : s’il faut avant tout songer à son frère, ce n’est pas une raison « pour reléguer la sœur au grenier. » Pendant dix ans, la grande affaire pour elle, c’est que la mère ne s’en sépare point. Les couvents lui avaient toujours déplu. Elle ne s’expliquait point qu’elle eût eu jadis le courage de mettre Mme de Grignan aux filles de Sainte-Marie de Nantes et de céder à la barbarie de la coutume : « Il n’est point d’éducation qui se puisse faire au couvent, disait-elle, ni sur le sujet de la religion, que nos sœurs ne savent guère, ni sur les autres choses. » Et puis, quelle joie d’élever un enfant ! « Hélas ! quand on n’a que sa pauvre vie en ce monde, pourquoi se priver de ces petits plaisirs-là ! » Fallait-il tant s’inquiéter de l’établissement de Pauline ? La Providence en prendrait soin : « son esprit sera sa dot. » Mme de Sévigné appelait à son aide M. de Grignan : qu’il intercède pour sa « favorite, » car elle est aussi la sienne qu’il la protège contre « la philosophie » de sa mère ! Pauline a des défauts, de la brusquerie, de l’humeur. « Serait-ce donc qu’elle aurait quelque sorte de rapport à vous-même par ce que vous avez de moins bon ? écrit-elle à Mme de Grignan ; vous attendiez -vous qu’elle fût un prodige prodigieux, un prodige comme il n’y en a pas ?… Eh ! tant mieux si elle n’est pas parfaite ! vous vous divertirez à la repétrir. » Aussi bien n’a-t-elle pas également ses qualités ? Mme de Sévigné les relève, les analyse, y revient à chaque progrès de l’âge : « si elle n’est pas aussi belle que la Beauté, elle a des manières : c’est une petite fille à croquer. » Et vienne la jeunesse, ses jolis yeux bleus avec leurs paupières noires, cette taille libre et adroite, cette physionomie spirituelle, toute cette personne assaisonnée, touchante ou piquante (on se ferait scrupule d’en décider), n’est-elle pas faite pour l’amusement de sa mère ? Avec cela, de la finesse, de la gaieté, de la gaillardise même, un talent de contrefaire incomparable, mais capable de se contenir et qui se contient, un esprit vif, agissant, qui dérobe tout : que de ressources ! « Aimez, aimez Pauline, répète l’infatigable grand’mère ; ne vous martyrisez point à vous l’ôter. Voulez-vous, en la mettant au couvent, la rendre tout à fait commune ?… Comme elle est extraordinaire, je la traiterais extraordinairement. » Et elle y intéresse la conscience de sa fille, son affection, son plaisir, sa gloire : « La supériorité de votre esprit sur le sien vous fera suivre facilement la bonne route… ; quand je pense comme elle s’est corrigée en peu de temps pour vous plaire…, cela vous rend coupable de tout ce qu’elle ne fera pas. » Non, elle n’a pas le droit de n’avoir pour elle qu’une « fantaisie musquée » ; c’est son devoir de l’aimer, de ne la point quitter, de la mener partout. Pour achever de la lier, elle lui persuade de se l’attacher comme secrétaire : la charmante enfant a la main rompue, une orthographe correcte, un délicieux petit commerce : jamais elle ne sera embarrassée et elle peut être utile.

Assurée enfin que Pauline n’est plus en péril d’entrer malgré elle en religion, elle ne se tient pas pour satisfaite ; elle suit le détail de son éducation. Évitant d’ordinaire ce qui pourrait froisser le sentiment de Mme de Grignan, elle ne craint pas, quand il le faut, de l’attaquer franchement. « Il y a de certaines philosophies qui sont en pure perte, lui dit-elle un jour où elle croit nécessaire de l’éclairer sur le danger de ses froideurs, et dont personne ne vous sait gré. » Elle demande qu’on ne mène point sa petite-fille rudement. Elle est de l’école de la douceur et du raisonnement. Mme de Grignan lui représentait Pauline comme « farouche dans sa chambre, alors que ses esprits l’emportaient » ; elle s’en montre fort surprise, elle la croyait toute de miel ; mais fût-il vrai, bien loin de se rebuter, il faut lui parler raison sans la gronder, sans l’humilier, car cela la révolte ; elle aime sa mère, elle s’aime elle-même, elle veut plaire : il ne faut que cela pour la corriger. « Je suis fort aise de lui attirer vos bontés, fait-elle entendre constamment à sa fille sous une forme ou sous une autre, et de vous adoucir pour elle, » jusqu’au moment où, triomphant du succès de ses conseils, elle s’écrie : « Ne vous l’avais-je pas bien dit qu’il ne dépendait que de vous, en causant avec elle sans vivacité ni colère, d’en faire la plus aimable compagnie ? »

La direction de son esprit ne la touche pas moins que celle de son caractère. Elle avait tâté Mme de Grignan pour savoir si elle ne voudrait pas bien la lui donner à élever. Ne pouvant l’entretenir à son aise, ce qui eût été à ses yeux le moyen le plus sûr de la former, elle lui choisit ses lectures. Pauline ne mordait pas beaucoup à la métaphysique, et Mme de Sévigné n’en témoignait pas grand regret. Pauline en revanche recherchait fort les romans, et Mme de Sévigné, qui compte bien qu’un jour l’histoire aurait son tour, ne s’en scandalisait point. « Vous ne les aimiez pas, dit- elle à Mme de Grignan, vous avez fort bien réussi ; je les aimais, je n’ai pas trop mal couru ma carrière ; quand on a l’esprit bien fait, on n’est pas aisée à gâter. » Pauline était une dévoreuse de livres : cela est bon ; mieux vaut qu’elle en lise de mauvais que de ne point aimer à lire : tout est sain aux sains. Elle avait la passion de savoir et de connaître ; à merveille : c’est le moyen d’échapper à l’ennui et à l’oisiveté, deux vilaines bêtes. Mme de Sévigné portait d’ailleurs dans ses conseils l’esprit de précision et de méthode. Elle a commencé par laisser lire à sa petite-fille, sans beaucoup d’ordre, les Métamorphoses d’Ovide, Voiture, Sarrasin, les comédies, Lucien. Mais autant elle est prête à encourager sa curiosité, autant elle voudrait l’y voir mettre de la suite et de la solidité. Il faut qu’elle s’habitue à commencer les choses par un bout et à les finir par l’autre. Il ne lui paraît point qu’elle puisse profiter de l’histoire sans s’aider de la géographie. Quant à l’histoire elle-même, arrivée au degré d’âge et de jugement où elle sera en état de la comprendre, s’il faut lui pincer le nez pour la lui faire avaler, elle la plaint. Mais ce qu’elle place au-dessus de tout, c’est la morale, non la morale de Montaigne ou de Charron, ni des autres de cette sorte : elle ne souhaiterait pas du tout que Pauline y mît son petit nez : il est trop matin pour elle ; — la morale de Nicole et la morale des poètes. Le goût que la jeune fille témoigne pour l’Essai sur les moyens de conserver la paix parmi les hommes lui donne bonne opinion d’elle, et elle ne comprend point par quel scrupule Mme de Grignan a pu lui interdire Corneille. « Je ne pense pas que vous ayez le courage d’obéir à votre père Lanterne — (quelque conseiller étroit et rabâcheur de fadaises), lui écrit-elle : voudriez- vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien de l’esprit, d’en faire quelque usage en lisant Polyeucte et Cinna et les autres ? N’avoir de la dévotion que ce retranchement… me paraît être bottée à cru… M. et Mme de Pomponne en usent ainsi avec Félicité, à qui ils font apprendre l’italien et tout ce qui sert à former l’esprit. Ils ont élevé Mme de Vins de la même manière, et ils ne laisseront pas d’apprendre parfaitement bien à leur fille comme il faut être chrétienne, ce que c’est que d’être chrétienne et toute la beauté et solide sainteté de notre religion… ! » Encore un peu et elle recommanderait les Petites Lettres qu’elle faisait lire tout haut à son fils pour se divertir. À voir l’enchaînement de ces instructions familières, si délicates en même temps que si fermes, et qui d’année en année, comme il arrive quand on se sent écouté, devenaient plus pressantes, n’est-on pas fondé à dire que, de si loin qu’ils fussent adressés le plus souvent, les conseils de Mme deSévigné portaient juste, et qu’elle a largement contribué, plus que personne peut-étre, à constituer à Pauline cette dot de grâce et d’esprit, — la seule sur laquelle elle put compter, — qui lui permit de contracter avec M. de Simiane, « par le plus heureux des assortissements, » une riche et sympathique union ?

Cette efficacité de conseil ne tient pas seulement à la justesse du précepte et à la sincérité de l’accent. Mme de Sévigné prêchait d’exemple. Elle faisait et refaisait elle-même tout d’abord les lectures qu’elle prônait, et il n’est peut-être pas une seule de ses prescriptions de conduite qu’elle ne se fût d’abord imposée. Il est difficile de séparer son image du cadre des causeries étincelantes et voltigeantes dont elle a laissé l’inimitable modèle. Mais sa verve intarissable, sa bonne grâce lumineuse recouvrait un fond de sagesse pratique remarquablement consistant et solide. C’est pour les autres qu’elle se tient au courant des nouvelles de la cour et de la ville, et il ne lui déplaît pas assurément de les raconter ; mais il est bien peu de lettres où elle ne sème çà et là, en guise de moralité ou simplement pour la décharge de sa conscience toujours en éveil, quelque vérité profonde, quelque trait d’expérience et de bon sens. Mme de Sévigné est une mondaine que le monde occupe, caresse, enivre parfois, mais dont il est loin de remplir le cœur et de satisfaire l’activité. Les méchantes compagnies la faisaient fuir : ne pouvant les éviter, elle ne pensait « qu’aux délices des adieux. » Elle n’aimait pas « à dépenser son pauvre esprit en petites pièces de quatre sous » dans des entretiens sans ragoût et sans portée. « Il n’y a pas un grain d’ or à tout ce qu’on dit ici, écrit-elle de Vitré : la raison, la conversation, la suite sont entièrement bannies du tourbillon où je suis. » Les beaux esprits lui inspiraient de la pitié : « Si vous saviez combien ils sont petits de près et combien ils sont quelquefois empêchés de leur personne ! » et elle avait bientôt fait « de les remettre à hauteur d’appui. » La fausse grandeur l’irritait. « Ah ! masques, je vous connais ! » s’écrie-t-elle, en voyant de certaines gens annoncés sous de grands noms. Les honneurs mêmes, les vrais honneurs la fatiguaient. Elle a hâte de quitter Vitré, où on l’accable, pour aller retrouver aux Rochers sa Mousse, sa chienne, son mail, Pilois, ses maçons, le repos de ses bois ; elle est affamée de jeûne et de silence ; elle aspire à revoir les allées qu’elle a tracées, les abris qu’elle a créés, la Solitaire, le Cloître. Ses réflexions l’entraînaient parfois selon le vent. Elle battait le pays, mais elle avait ses remises. Elle pouvait lire trois et quatre fois les plus beaux livres du monde, Pascal, Nicole, Arnaud, Despréaux, Corneille, sans éprouver un moment d’ennui, presque sans avoir conscience « des redites » : c’est un plaisir, dit-elle agréablement, que de n’avoir pas de mémoire ! Très versée dans la littérature italienne et la littérature espagnole, entretenue par Ménage et Chaplain dans le culte de Sarrasin et de Voiture, elle prêtait volontiers l’oreille à un sonnet et ne faisait pas mauvais visage aux amusettes ou aux agréments du précieux. Mais elle avait le goût sain, robuste, élevé, tout occupé des choses. Ce n’est pas seulement le nombre et la majesté du style qu’elle admire dans Tacite. Les moralistes, les sermonnaires, les interprètes du cœur humain, voilà sa « droicte balle, » comme disait Montaigne. Nicole est pour elle le divin Nicole, le dernier des Romains ; Bourdaloue, le grand Bourdaloue, le grand Pan. C’est chez elle que Despréaux déclare que Pascal est le seul moderne qui ait surpassé les anciens et les nouveaux ; elle tient pour le vieux et grand Corneille en face de l’astre charmant de Racine qui se lève ; elle est toute remplie des réminiscences de Molière ; à ceux qui ne comprennent pas La Fontaine, elle se borne à répondre : « On ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des Fables ; cette porte leur est fermée et la mienne aussi. » Appartenant à la première moitié du dix-septième siècle, elle en aimait la sève riche et puissante, le ferme esprit d’analyse et de retour sur soi. Tous les jours « elle travaillait à son esprit, à son âme, à son cœur. » Ce qu’elle adorait dans les livres de Nicole, c’est qu’il lui semblait qu’ils étaient faits à son intention : elle s’y trouvait toujours et partout ; ils lui fournissaient des soulagements, des consolations, des remèdes contre ses défauts, ses passions, contre les faiblesses humaines qui ne la quittaient point même « au milieu des grandes moralités du carême, » contre ses moindres ennuis, voire contre la pluie. On sait « les bouillons » qu’elle en tirait ; et ses enfants, qui l’avaient vue sans cesse en quête de nourriture morale pour eux comme pour elle-même, parlent avec respect, après sa mort, « des longues et solides obligations » qu’ils lui ont. Plus la matière était simple et mieux elle convenait à son humeur. Elle se reconnaissait de ce chef inférieure à Mme de Grignan. Je suis « grossière, » disait-elle d’elle-même en souriant. Les raisonnements abstraits qui plaisent à sa fille lui sont contraires ; elle a l’esprit « carré » et demande qu’on lui épaississe les choses ; elle ne veut point « philosopher » et se borne à « rêver bonnement, comme on le faisait du temps que le cœur était à gauche. » À Dieu ne plaise qu’elle se donne pour habile : Elle n’est que sage et docile ! cela lui suffit pour le perfectionnement intérieur qu’elle poursuit. Elle sait que les femmes « ayant la permission d’être faibles, se servent sans scrupule de leur privilège » ; mais elle considère qu’après tout les hommes ne sont pas moins exposés pas leurs passions, et trouve même que leur vertu « est bien plus délicate encore et plus blonde que celle des femmes. » Elle a confiance, pour son sexe, dans la force de l’éducation. C’est à cette discipline qu’en revenaient volontiers les femmes de son temps, alors qu’après l’éclat d’une vie dissipée, elles entrevoyaient les ombres de la mort. Mme de Sévigné, veuve à vingt-six ans, avait, dès cet âge, commencé à sa replier et à se régir. Ennemie du couvent et des vœux, elle aimait la règle et ne croyait pas qu’on pût jamais cesser de se l’appliquer. Quand elle prenait la défense de Pauline, elle affirmait volontiers que l’enfance n’est point bonne à se corriger. Mais la raison venue avec la jeunesse et croissant avec l’âge, elle n’admettait plus qu’on se fît grâce. Elle ne pouvait souffrir les gens qui disent : je suis trop vieux. La vieillesse lui paraissait particulièrement favorable pour y regarder de près, ne s’excuser de rien, se soutenir, se fortifier, s’épurer. Et c’est dans ce sentiment qu’elle arrivait à écrire, à cinquante-trois ans, ce mot d’une raison si haute et d’une grâce féminine si pénétrante, qui, sur un point fondamental, résume les doctrines exposées dans ce volume : « Je dis toujours que si je pouvais vivre deux cents ans, je deviendrais la plus admirable personne du monde. »