L’Éducation sentimentale, éd. Conard, 1910/Notes

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Louis Conard (p. 634-643).
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NOTES.


LES ÉBAUCHES.


Au mois de novembre 1863, Flaubert achevait le Château des Cœurs, dont il ne lui restait plus que les vers à écrire, et au mois de février suivant, il écrivait aux frères de Goncourt : « J’ai fait le plan de deux livres qui ne me satisfont ni l’un ni l’autre. Le premier est une série d’analyses et de potins médiocres sans grandeur ni beauté. » C’est sous cet aspect que, pour la première fois, nous apparaît l’idée de l’Éducation sentimentale. Jusqu’au mois de septembre, Flaubert rassemble, selon son procédé rigoureux d’exactitude, une importante documentation, et d’après les scénarios multiples trouvés dans ses papiers, nous voyons peu à peu le livre atteindre une ampleur imprévue dès le début. Après avoir lu Lamennais, Saint-Simon, Fourier, Proudhon (Lettre à Mme Roger des Genettes), accompli le voyage de Paris à Montereau (Lettre à Jules Duplan), dont il décrira les paysages dans le premier chapitre de son livre, visité la forêt de Fontainebleau, dont il fait un croquis que nous publions plus loin et qu’il développera lors de la promenade de Frédéric et de Rosanette (p. 465), après s’être assuré des moyens de communication et, en les parcourant, des routes établies à l’époque (Lettre à Jules Duplan), Flaubert commence l’écriture de son roman et, cette fois, c’est sous cette forme qu’il l’annonce à Mlle Leroyer de Chantepie : « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération, sentimentale serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion, mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive. » En 1866 et 1807, il étudie la Révolution de 1848 ; il consulte Sainte-Beuve, George Sand, Duruy, Michelet, Armand Barbès (voir Correspondance, III), il annote 27 volumes sur cette époque (Lettre à Louis Bouilhet). Un peu plus tard, en 1868, alors qu’il doit décrire le cérémonial funéraire déployé aux obsèques de M. Dambreuse (p. 544), il quitte Croisset pour Paris : « Je viens de relire mon plan. Tout ce que j’ai encore à écrire m’épouvante, ou plutôt m’écœure à vomir… Je me suis trimballé aux Pompes funèbres, au Père-Lachaise, etc. » (Lettre à George Sand, voir Correspondance, III).

Nous avons trouvé mêlé aux ébauches le plan du champ de courses établi au Champ de Mars. Les notes descriptives qui en couvraient les marges indiquent avec quel scrupule Flaubert tenait à l’exactitude des détails. (Voir, p. 296, la rencontre de Frédéric et de Rosanette avec Mme Arnoux sur le champ de courses.)

Sur 2355 feuillets écrits au recto et au verso, s’étend l’ébauche de l’Éducation sentimentale. Selon son habitude, Flaubert écrit d’esquisse en esquisse, raye de diagonales sa première ébauche et la reprend au verso. C’est d’après ce texte qu’il écrit son manuscrit définitif. L’aspect de ces 2355 feuillets, criblés d’alinéas entiers couverts de larges traits d’encre, de phrases supprimées, de ratures en tous sens, de marges encombrées de notes surchargées, est incomparable. Nous avons cherché en vain à suivre Flaubert dans quelques-uns de ses développements pour en donner ici l’indication, il nous a été impossible de le faire. Nous avons choisi parmi ces ébauches les pages les plus claires pour les reproduire, et elles sont de la dernière reprise. Cependant nous avons pu constater, d’après certains mots ou quelques phrases retranscrites presque intégralement, que le premier chapitre avait été esquissé sept fois et que la description de la forêt de Fontainebleau, qui forme quatre pages du livre, avait donné lieu à des reprises multiples couvrant 72 feuillets ; des pages sont entièrement sacrifiées. « Moi, je travaille furieusement. Je viens de faire une description de la forêt de Fontainebleau qui m’a donné envie de me pendre à un de ses arbres », écrit-il à George Sand. Quant aux émeutes de la Révolution de 1848, nous avons renoncé à en suivre l’écriture sous l’encombrement des surcharges, le dialogue paraît avoir donné lieu à de grosses difficultés, et d’importantes simplifications ont été faites en raison de nombreux feuillets rayés des deux côtés ; ce n’est qu’au début de l’année 1868 que l’exécution en a été commencée.

Page de première ébauche de l’Éducation sentimentale.
Page de première ébauche de l’Éducation sentimentale.
Page de deuxième ébauche de l’Éducation sentimentale.
Page de deuxième ébauche de l’Éducation sentimentale.

Parmi ces 2355 feuillets, nous avons trouvé des fragments de nombreux scénarios et des scénarios entiers du roman, mais ils sont indéchiffrables et leur développement nous met dans l’impossibilité de les publier. Nous avons distingué un feuillet contenant l’esquisse d’après nature que fit Flaubert de la forêt de Fontainebleau (voir développement, p. 465). Nous la publions en conservant sa disposition originale :

Fontainebleau.
Notes de mon carnet.

Feuilles de chêne, sèches par terre — Le soleil y fait comme des taches d’or sur un tapis brun.

Silence — Un petit cri d’oiseau très faible — Le cheval souffle.

Écureuil noir mangeant un champignon.

L’homme aux vipères avec une boîte grillée.

Parfois le 1er plan dans l’ombre et les fonds éclairés. Entre les pieds des grands arbres espacés, les fougères comme des danseuses avec leurs pipes — La lumière sur les cimes des arbres. Ciel bleu.

Dans les tranchées de sable, le sable coupé est si fin et si doux qu’il ressemble presqu’à du pain.

Dans les grandes futaies, les longs troncs ont des positions différentes, quelques-uns obliques au milieu des autres tout droits.

À de certaines places, l’herbe est rase comme un tapis de billard râpé.

Parfois dans les anciennes routes abandonnées, l’herbe repousse.

Une biche avec son faon.

Différence d’aspects suivant les espèces d’arbres (bouleaux, pins, chênes, genévriers) et les heures du jour.

L’ombre d’un grand tronc fait, en plein soleil, une barre sur la route, on marche dessus.

Nature à la fois mélancolique, riante.

Toutes ces choses magnifiques qui ne pensent pas donnent à penser.

La solitude pousse à la révolte — renaître l’instinct sauvage.

Une république de cirons travaille le pied d’un chêne — une araignée enveloppée de sa toile guette un moucheron — des fils de la Vierge se balancent aux buissons — gazouillements, susurrements, appels d’oiseau à oiseau, d’insecte à insecte, de fleur à fleur.

Les pins font une plainte d’orgue — houle de la verdure — perspective à vol d’oiseau — sentir de la pluie nouvellement tombée.

Un fluide voluptueux anime plantes, fleurs, insectes, oiseaux, papillons.

LE MANUSCRIT DÉFINITIF.

Le manuscrit définitif se compose de 498 feuillets, paginés 1 à 498, de grand papier dit écolier, écrits d’un seul côté. Comme tous les manuscrits de Flaubert, il a l’aspect très correct d’un manuscrit mis au net. Les quelques corrections qu’il comporte ne sont, pour la plupart, que des suppressions. Il est enfermé dans un dossier en carton doublé de percaline grise, sur lequel Flaubert a écrit :

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE.
HISTOIRE D’UN JEUNE HOMME.
Gustave Flaubert.
1er septembre 1864. — 16 mai 1869.
Page du manuscrit définitif.
Page du manuscrit définitif.

Posés sur la première feuille du manuscrit, nous avons trouvé 12 feuillets sur lesquels Maxime Du Camp a relevé des incorrections. Flaubert a écrit au bas du dernier feuillet :

251 remarques, j’en ai envoyé promener 87


et sur de petits feuillets, il réfute, s’autorisant de Littré, les fautes qui lui sont reprochées. D’autre part Louis Bouilhet avait indiqué au crayon de nombreuses corrections.

Nous donnons ci-dessous quelques-unes de ces remarques :

Page 3, ligne 10, Enviaient d’en être les propriétaires. — Est-ce français ? j’en doute fort.

Page 3, ligne 14, Maritime, sur la Seine ! — Si c’est ironique, c’est peu indiqué.

Page 3, ligne 16, Beaucoup chantaient, on était gai, il se versait des petits verres ; — trois sujets différents dans la même page — qui ça, il ?

Page 7, ligne 22, Une découverte, une acquisition — supprime ce dernier mot qui n’est pas bon et affaiblit le premier.

Page 17, ramenait les choses dans leur exactitude — on ramène à — exactitude ? n’est-ce pas proportion que tu as voulu dire ? (La correction de l’auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Page 21, ligne 20, une pudeur. — Une pudeur quoi ? Pourquoi pas alors deux ou trois pudeurs ? La pudeur est une ou bien elle est qualifiée.

Page 22, ligne 1, mais sans demander une autre pièce — prends garde, c’est de l’argot d’homme de lettres et tu n’es plus intelligible.

Page 28, ligne 26, Il n’y a pas deux portes cochères, mais il y a deux battants à la porte cochère.

Page 42, ligne 4, Sergent de ville — deux lignes après sergent — mets agents.

Page 46, Dans un Daumont — non dans une Daumont. (La correction de l’auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Page 55, ligne 7, L’ouverture de sa redingote — qu’est-ce que ça signifie ?

Page 60, ligne 15, Consommation — ce mot revient plusieurs fois, mets-le, tant que tu voudras, dans la bouche du garçon de café ; mais toi, écrivain, ne l’emploie jamais dans ce sens-là — [Flaubert mit en regard de cette observation : (Littré).]

Page 68, ligne 3, Au moment des liqueurs — qu’est-ce que c’est que ça ? Dirais-tu au moment du gigot ?

Page 71, ligne 13, Poitrine ouverte — tu as voulu dire découverte — ouverte dépasse ton but et fait une image impossible.

Page 71, ligne 18, Une heure sonne lentement — ça c’est farce — comment veux-tu qu’un coup sonne lentement ? deux ou trois à la bonne heure.

Page 78, ligne 28, Il lui montra comment reconnaître les vins — bonne faute de français — il lui montra comment on reconnaît, ou il lui apprit à reconnaître.

Page 94, ligne 10, Quel costume ?

Page 94, ligne 14, Aux Trois-Frères Provençaux. — Prends garde, tu as une tendance à parler l’argot des gens de lettres qui, entre eux et en causant, n’emploient que des diminutifs : Champfleury, au lieu de pommes de terre frites, écrit des frites.

Page 100, ligne 30, Plus vaste qu’il n’était — non ; qu’il ne l’était.

Page 107, ligne 26, Un spectacle — Trouve un autre mot, celui-là ne rend pas ta pensée et est excessif.

Page 111, Pourquoi « ouvrant la bouche » ? — tu feras rire, Frédéric ne peut pas parler sans ouvrir la bouche, le mot enfin dit tout ce qu’il faut. (La correction de l’auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Page 120, ligne 10, Le fixer n’est pas français — on fixe les yeux sur — ôte cela, tu vas regimber, mais c’est inadmissible.

Page 163, ligne 4, J’y ai besoin — est du charabias.

Page 163, ligne 8, Ne mets pas indisposée, qui est ridicule et a tant d’acceptions différentes, si tu ne veux pas mettre malade, mets souffrante.

Page 165, ligne 27, Crois-tu que ce soit l’archet lui-même qui eût frappé sur le pupitre — sous prétexte de couleur et de vivacité, de mouvements, tu te fous trop de la grammaire.

Page 165, ligne 27, La foule : tu viens de dire qu’il y a 60 personnes.

Page 178, ligne 20, indisposé — non, c’est du langage d’apothicaire.

Page 217, ligne 1, à cette époque, la Sainte Chapelle était invisible du Pont-Neuf, car la flèche n’avait pas été reconstruite.

Page 224, ligne 13, tu veux dire de la rareté de ses visites : ses rares visites signifient tout autre chose.

Page 226, ligne 28, Quel rapport entre Bottes vernies et les tempes rasées, pourquoi alors bien que.

Page 227, ligne 12, Observa un monsieur — Ah ! mais non, on fait observer, on remarque — si l’on observe c’est un objet — tu te feras moquer de toi par le petit papier si tu laisses cela.

Page 231, ligne 33, S’approchant de Madame, tu veux dire de sa femme ; les bourgeois seuls disent madame et tu n’en es pas un.

Page 257, ligne 5, Non, pas prêts à s’embrasser (c’est-à-dire préparés à), mais près de s’embrasser, c’est-à-dire sur le point de.

Page 294, ligne 14, du vin de Champagne et non pas du champagne.

Page 357, ligne 19, On me laissait faire tout ce que je veux — non, tout ce que je voulais.

Page 398, ligne 4, La garde nationale — Les gardes nationales du royaume — Les gardes nationaux de Paris.

Page 553, faire à manger — pas raide et bougrement gargote. (La correction de l’auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Nous empruntons à Maxime du Camp ce passage de ses Souvenirs littéraires relatif aux discussions grammaticales qui s’élevaient souvent entre Flaubert et lui ;

« J’étais guéri depuis longtemps des discussions littéraires lorsque Flaubert m’apporta l’Éducation sentimentale ; mais pour lui que n’aurais-je pas fait ! Il avait beau regimber, s’irriter, m’appeler Lhomond, Boiste, Noël et Chapsal, me traiter de pion et de grammairien détraqué, il s’attendrissait, avait les larmes aux yeux et éclatait de rire quand je lui disais : « Au nom de ta gloire, respecte la règle des possessifs ! » Il prétendait, il a toujours prétendu que l’écrivain est libre, selon les exigences de son style, d’accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales qui régissent la langue française, et que les seules lois auxquelles il faut se soumettre sont les lois de l’harmonie. Ainsi il n’eût pas hésité à dire : Je voudrais que vous alliez, au lieu de : je voudrais que vous allassiez, parce que l’imparfait du subjonctif est d’une tonalité déplaisante. — Du reste George Sand était ainsi. — Là-dessus nous discutions sans désemparer. Un soir, nous avions travaillé, — c’était le mot de Flaubert, — jusqu’à une heure du matin. Vers trois heures, je fus réveillé par un effroyable vacarme à ma porte : coups de sonnette et coups de pied ; je me lève tout effaré, je vais ouvrir. Sur le palier, Flaubert me crie : « Oui, vieux pédagogue, l’accord des temps est une ineptie, j’ai le droit de dire : Je voudrais que la grammaire soit à tous les diables et non pas : fût, entends-tu ? » Puis il dégringola les escaliers sans même attendre ma réponse. Il disait que le style et la grammaire sont choses différentes ; il citait les plus grands écrivains, qui presque tous ont été incorrects, et faisait remarquer que nul grammairien n’a jamais su écrire. Sur ces points nous étions du même avis, car son opinion s’appuyait sur de tels exemples qu’elle est indiscutable. »

Comme de tous les manuscrits de Flaubert, il fut fait une copie du manuscrit définitif qui servit à l’impression. Flaubert la revit, elle ne comporte que très peu de corrections. Cette copie forme 654 feuillets enfermés également dans un dossier sur lequel Flaubert a écrit :

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE.
HISTOIRE D’UN JEUNE HOMME.
Gustave Flaubert.

L’Éducation sentimentale parut en librairie le 16 novembre 1869, chez Calmann-Lévy, en 2 volumes in-8o. Peu apprécié par la presse, qui fut rigoureuse, accueilli froidement par le public, qui ne le comprit pas, le livre n’eut pas de retentissement et Flaubert en fut irrité.

Nous donnons plus loin quelques-uns des articles principaux consacrés à l’Éducation sentimentale, en même temps que l’opinion personnelle de quelques personnalités littéraires de l’époque.