L’Éducation sentimentale (1845)/XXII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 167-190).

XXII

— As-tu nos passeports, Henry ?

— Tiens, les voilà.

— Tu n’as pas oublié de changer ton argent contre du papier anglais ?

— Non, non, tout est prêt, une malle et un sac de nuit doivent nous arriver avant une heure ; ne sachant pas si tu avais un carton à chapeau, je t’en ai acheté un.

— Que tu es bon, pauvre ami !

Et elle passa ses deux bras derrière son cou et l’embrassa naïvement, puis s’écartant de lui et le considérant avec amour :

— Tu penses à tout, tu prévois tout, tu es fort et doux, il me semble que j’ai en toi un père et une mère. Ou donc as-tu appris tout ce que tu sais ? Est-ce que tu t’es jamais trouvé dans des circonstances pareilles ? moi, qui suis plus vieille que toi, si j’eusse été à ta place, je n’aurais jamais réussi.

— C’est que l’amour vieillit, dit Henry souriant d’une façon moitié enjouée, moitié amère.

— Il rajeunit au contraire, reprit Émilie, tout en continuant à ranger divers vêtements de femme sur son lit et à les plier les uns sur les autres.

Il y eut un long silence, ils avaient du mal à parler.

— Et toi, fit-elle tout à coup, qu’emportes-tu ? comment t’habilles-tu pour le voyage ?

— Avec ce que j’ai sur moi maintenant.

— Mais un manteau ?

— Je n’en ai pas.

— Il t’en faudrait un cependant.

— Nous ne sommes pas riches, tu le sais bien, la traversée sera chère. Emporte ta vieille pelisse noire, si j’ai froid je m’en servirai.

— Donne-moi tes foulards, j’ai encore de la place, gardes-en trois ou quatre pour nous mettre sur la tête, la nuit.

— Tu peux me donner, si tu veux, un châle, je le remettrai au fond de ma malle, sous mes livres.

Émilie lui donna un châle, Henry sortit le porter dans sa chambre, il rentra.

— Que faire de nos papiers ? lui demanda-t-il, car, après notre départ, on fouillera tout, on brisera tout.

— Les brûler serait le mieux, dit-elle.

— Soit, dit Henry, partons tout entiers, ne leur laissons rien après nous ; que notre passage ici soit effacé, comme puisse l’être notre souvenir dans leur cœur ! Mais toi aussi tu brûleras tout, n’est-ce pas ? tout ?

— Voilà la clef de mon secrétaire, ouvre-le, jette au feu les lettres que tu y trouveras, je n’en réclame aucune.

La cheminée était déjà pleine de chiffons, de linge et de bribes d’étoffe ou de papier, que Mme Renaud y avait jetés au fur et à mesure, en atteignant ce dont elle avait besoin ; elle prit des mains d’Henry les deux ou trois liasses de lettres qu’il lui présentait et les lança dans le foyer, ce qui ranima le feu prêt à s’éteindre et fit brûler vite toutes les balayures qui encombraient les chenets.

— C’est fini, dit-elle, à toi maintenant.

Henry revint bientôt, portant dans ses bras la dépouille de tous ses tiroirs, qu’il déposa sur le coin de la cheminée avant d’en faire l’holocauste. Il y avait ses notes d’histoire, ses cahiers de droit, les lettres de sa famille, les lettres de Jules, des invitations de bal, des billets de faire part.

Henry s’assit sur une chaise, posa ses pieds sur le garde-cendre, et, prenant dans la main gauche une masse de papiers écrits, il se mit à les feuilleter et à lire. De temps à autre il en glissait quelques-uns dans le feu, d’autres fois il semblait les lancer avec colère, puis la flamme qui avait brûlé se calmait, et la chambre, un instant toute éclairée de cette lueur subite, reprenait sa teinte grise. C’était à la tombée du jour, on était au mois de mars, le soleil sec des premières belles journées venait de s’en aller, colorant encore d’un reflet triste les massifs dégarnis des arbres ; les rideaux des fenêtres étaient ouverts, on voyait le jardin, ses feuilles sèches dans les allées, les bourgeons bruns de ses lilas et le sommet roux des tilleuls dépouillés ; des teintes livides, passant du rouge pourpre à l’orange, se jouaient dans les vitres, s’effaçant tour à tour, disparaissant les unes sur les autres comme des vagues de lumière décroissante ; la nuit venait et les angles de l’appartement étaient noyés dans l’ombre, seulement dans la cheminée quelques charbons brûlaient encore. Henry se penchait vers eux pour pouvoir lire une dernière fois ce qu’il anéantissait pour toujours ; successivement chaque feuille qui flambait l’aidait à reconnaître celle qui allait suivre. Ainsi passèrent les tendres exhortations de sa mère et toutes les caresses qui précédaient son nom, ses travaux depuis deux ans, ses poésies d’autrefois, le journal de ses lectures, extraits de romans, pièces de choix tirées des recueils de vers, écritures anciennes à marge jaunie, et les lettres de Jules, une à une il les sacrifia comme le reste, saisissant de temps en temps un mot, une phrase qui lui rappelait les précédentes et les suivantes ; à peine s’il pouvait y voir, la nuit venait ; afin de lire quelques instants de plus, il avait été se mettre contre les carreaux, mais cette dernière ressource lui ayant vite manqué, il se rassit sur sa chaise, prit tout ce qui restait sur la cheminée et le lança dedans d’un seul coup.

— Tout est fini, dit-il à son tour en regardant deux ou trois vieilles plumes oubliées dans un cahier et qui pétillaient sur les cendres.

Puis il se mit à rire.

— De quoi ris-tu ? demanda Mme Émilie. À quoi penses-tu ? ajouta-t-elle en venant s’appuyer sur son épaule.

— À quoi je pense ?

— Oui, à quoi penses-tu ?

— C’est qu’il n’y a pas seulement que l’avenir qui s’en aille en fumée, regarde notre passé !

Et il contemplait les gazes noircies qui s’éteignaient et montaient le long de la plaque.

Émilie ne parlait pas ; elle regardait comme lui, elle s’était assise sur ses genoux.

— Te rappelles-tu, lui demanda-t-il, te rappelles-tu, un soir de l’autre hiver, où nous étions tous réunis auprès d’un feu comme celui-là, et où une boulette de papier comme celles-là brûlait et voltigeait dans la cheminée ?

Elle ne répondit pas, elle eût pleuré.

— Qu’il y a longtemps de cela ! n’est-ce pas ? nous nous sommes tant aimés depuis ! Émilie, nous ne nous presserons plus les mains sous la table.

— Non, fit-elle en soupirant.

— Nous ne nous promènerons plus ensemble dans le jardin.

— C’est vrai !

— Adieu pour toujours aux soirées silencieuses où je te regardais, adieu à cette chambre !

— Et à la tienne que j’aimais tant ! reprit-elle.

— Ah ! nous y avons été bien heureux ; ceux qui y viendront après nous auront beau vouloir l’être, les murs ne leur seront pas si doux.

— Mais nous y avons souffert cependant, moi surtout !

— Et moi ?

— Qu’importe ! je ne me rappelle que le bonheur. Te souviens-tu du bruit de mes pas sur ce parquet, que tu entendais là-haut, et de cette fenêtre qui s’ouvrait ?

— Te rappelles-tu comme elle brillait d’une douce lumière, la lampe qui éclairait chaque soir ton front penché, et son abat-jour avec ses petites fleurs roses découpées ? le cercle qu’elle traçait au plafond était pour moi tout un ciel ; pendant que tu rêvais à moi, assis à tes côtés je contemplais notre pensée commune qui planait sur nous deux.

— Oui, dit-elle se parlant à elle-même, rien ne nous rendra plus cela.

— Rien ne nous rendra plus cela, répéta Henry.

— Demain ! demain ! reprit de suite Émilie avec une impatience enfantine ; demain ! demain !

— C’est toi qui l’as voulu, dit Henry. Que nous arrivera-t-il dans l’avenir ? Dieu le sait !

Et il retomba dans sa rêverie.

— T’en repens-tu ? fit-elle tout à coup, fixant sur lui un regard de feu, ne m’aimes-tu plus ? que veux-tu faire ? D’ailleurs, il n’est plus temps.

— Non, il n’est plus temps, répéta-t-il comme obéissant à une impulsion étrangère. Ah ! qui me l’eût dit, le jour que je t’ai vue pour la première fois au bas de l’escalier !

— Est-ce que tu regrettes ce temps-là ?

— Assez ! assez !

— Mais tu en parles tant !

— Tais-toi ! tais-toi ! exclama Henry se redressant en sursaut, ne me torture pas par tes doutes, tu vois bien que je te donne tout, que je t’abandonne tout.

— Et moi !… mais je n’y tiens guère.

Il continuait :

— Oh ! que n’ai-je plus encore pour te sacrifier davantage ! dis-moi ce qu’il faut faire, exprime ce que tu veux. Voyons, parle, n’es-tu pas contente de moi ?

Elle l’embrassa.

— Oui, nous avons bien fait, c’est le ciel qui nous l’a inspirée cette idée-là ; ici nous n’étions heureux qu’à demi, le monde nous gênait, tout nous gênait ; là-bas nous serons à nous, nous serons seuls, nous serons libres.

Il marchait de long en large, il parlait haut, son geste était puissant, et sa figure rayonnait comme à l’enfantement des pensées fécondes.

— On étouffe ici, disait-il ; y rester ce serait y mourir, t’y laisser seule ce serait un crime ; viens avec moi, partons ensemble, puisque la société nous a entravés dans notre amour, laissons-la avec ses prédilections et ses préjugés, partons ensemble, fie-toi à moi, je te soutiendrai, je te l’ai promis, je le veux toujours.

— Et à qui me fierais-je, dit-elle, si ce n’est à toi ? qui est-ce qui m’aime au monde, si ce n’est toi ?

— Puisque Dieu a voulu que nous nous aimions, il ne nous abandonnera pas dans notre union ; et puis les jours, les nuits, les matins, les soirs, tout sera à nous, Émilie, tu porteras mon nom, tu seras ma femme à moi, rien qu’à moi, je suis ton époux, ton seul époux !

— Je voudrais déjà y être, dit-elle.

— C’est moi qui arrangerai ta vie, je te choisirai un coin de la terre, je le travaillerai comme un nid pour y poser mon amour, je le tapisserai de dentelles et de velours, je le meublerai de tes couleurs, des miennes ; il sera à nous, personne n’y mettra les pieds, je te protégerai et te défendrai ; si quelqu’un t’outrage, j’aurai le droit de le tuer, notre bonheur n’aura plus besoin de lâchetés pour le couvrir, il s’étalera au soleil et s’épanouira tout à l’aise.

— Quand je pense à cela, dit-elle, mon cœur en est ébloui, nous avons été si heureux dans cette maison que…

— Nous ne l’avons jamais été, interrompit-il, ne l’avons-nous pas maudite cent fois, même à nos plus belles heures ? n’y repensons plus, car ce souvenir me déchire comme un remords. Un jour nous reviendrons en France, n’est-ce pas ? mais quand le temps nous aura consacrés ; le monde qui nous repousse maintenant nous acceptera alors, je serai riche.

— Riche ?

— Oui, riche. Pourquoi non ? Je ferai bien comme tous les hommes forts, qui ont bâti pierre à pierre le palais où ils trônent, et qui sont rentrés en carrosse au village d’où ils étaient sortis pieds nus ; beaucoup valaient moins que moi, et pas un n’avait comme moi, pour le soutenir dans ses jours de faiblesse, l’ange fortifiant qui prend ma tête dans ses mains et qui essuie mes pleurs.

— Tous les espoirs t’arrivent à la fois, enfant.

— Non, je ne compte sur rien, reprit-il plus calme, que sur toi et sur moi, mais quelque destinée que le ciel nous réserve, pourvu que nous soyons ensemble, que la même terre nous porte, que le même toit nous abrite, n’est-ce pas tout ce qu’il nous faut ?

— Oui, partons ! partons ! dit-elle. Vingt-quatre heures encore à passer ici, c’est une éternité, y rester une seule de plus serait folie ; à quelque jour nous eussions été découverts, il s’en doute déjà peut-être ; près de fuir, chaque minute me fait trembler. Si nous étions surpris, Henry, si nous ne partions pas ? Oh ! la vie toujours ainsi, quel enfer ! toujours ruser, toujours trembler et se cacher, supporter sa vue, sa société, son partage !

Elle se cacha la tête dans les mains.

— Cela nous eût perdus tous, vois-tu ; ma haine me faisait peur à moi-même, je me sentais poussé à quelque chose de terrible… Oh ! je ne t’ai jamais aimée comme maintenant, Émilie, jamais, jamais !

S’il n’y a rien de complet que la douleur, il aimait, car son amour le torturait comme un supplice. C’est là le tamis de tout sentiment : la douleur ; celui qui se fond à cette épreuve n’en mérite que le nom, celui-là seul est grand qui y grandit encore.

Où était le temps pour eux où une main pressée, un mot, le soir, entre deux portes, un baiser qui effleure à peine les lèvres, remplissait leur cœur d’une clarté plus douce que celle des rayons de la lune ? Ils n’avaient plus cette insouciance enfantine des passions naissantes, qui se meuvent au bord des précipices et oseraient marcher sur les flots ; autrefois les heures s’écoulaient dans la succession des mêmes bonheurs, des mêmes attentes langoureuses ; ils n’auraient pas voulu vieillir, tout était en eux, tout partait d’eux, ils nageaient en plein dans leur amour, comme des cygnes dans un lac sans en toucher les bords.

À force de s’aimer cependant, de se le dire, de toujours fouiller d’une main prodigue dans les trésors de leur nature, ils étaient devenus d’une cupidité insatiable, et comme la vie humaine n’a pas de boissons pour toutes les soifs ni de mets rassasiants pour tous les appétits, altérés, affamés, ils se contemplaient avec douleur. Quand ils étaient séparés, quand ils étaient loin l’un de l’autre, leur image réciproque s’offrait à leur esprit, rayonnante d’excitations irrésistibles ; mais lorsqu’ils se retrouvaient, un étonnement subit leur arrivait au cœur à se revoir simples comme par le passé et déjà mille fois connus. Ces sortes de désillusions inavouées se tournaient en désirs nouveaux, plus âcres encore et plus fous que les autres, de même que l’automne a parfois des lueurs de printemps et qu’il a, comme lui, des couchers de soleil empourprés, des roses en bouton et des émanations pénétrantes. À les voir se parlant à peine dans leurs longs entretiens, trembler quand leurs regards se rencontraient, se chercher et se fuir tour à tour, vous eussiez cru qu’ils commençaient à s’aimer, tandis qu’ils pensaient à leur passé et qu’ils rêvaient à leur avenir. Un autre avenir leur apparaissait, en effet, plus large, plus immense, insaisissable, radieux ; par cela même qu’ils n’y pouvaient rien préciser, tout leur y semblait beau ; de ce qu’ils n’avaient rien à en attendre, tout ce qui en viendrait serait superbe. Il reculait pourtant, comme le ciel recule et monte à mesure que l’on gravit une côte, mais ils le voyaient toujours, ils y croyaient encore.

La monotonie de leur existence, la régularité de leur bonheur même les irritait, leur faisait souhaiter un bonheur plus vaste, moins circonscrit ; ils le placèrent ailleurs, dans une patrie nouvelle, loin de l’ancienne, et séparée de tout leur passé par la profondeur des mers. Ils ne pouvaient plus demeurer dans la même maison que M. Renaud, entourés de ses élèves, prêts à être découverts à tout moment, en butte à l’espionnage de chacun, ensuite à l’outrage de tous ; les murs leur pesaient comme ceux d’une prison ; même libres ils n’étaient pas libres, même ignorés ils se sentaient trop connus ; il tardait à Henry d’être homme et de sortir de tutelle, il voulait user de la vie et la façonner sous sa volonté comme une argile docile. L’amour d’Émilie l’avait mûri, il rougissait de lui être inutile et de l’aimer sans dévouement ; il eût voulu travailler pour elle, acheter de son argent le lit où elle dormait, les fleurs de son bouquet, et il rêvait là-dessus une existence puissante et calme, où il serait le maître, où il donnerait tout, ferait tout, où la force, le bien-être, l’orgueil et l’amour découleraient de lui seul comme d’une source unique, pour les satisfaire tous les deux.

Quant à Mme Renaud, elle ne tenait à rien dans le monde, car, sous son extérieur caressant, elle aimait vraiment peu de choses ; hors son amour, je crois volontiers qu’elle eût vu tout périr d’un œil sec. Mais en lui se résumaient ses affections, l’aimer et le suivre était presque une loi de son organisation et lui semblait être toute sa destinée, elle ne supposait pas pour lui ni pour elle la possibilité d’autres événements que ceux qui étaient venus, ni leur vie arrangée d’une autre manière ; ainsi qu’à travers des lunettes vertes on voit tout en vert, elle ne voyait rien qu’à travers cet amour, tout s’y fondait et en prenait la teinte. Il y avait dans l’univers un homme ; derrière lui, au second plan, s’agitait le reste de l’humanité ; sans lui elle ne voyait rien de beau ni de bon, il expliquait la vie, il en était le mot suprême ; son mari, ses amies, Aglaé elle-même, ses devoirs, ses intérêts, tout cela restait dans l’ombre, à côté de la resplendissante figure qui illuminait tout son cœur.

Aussi quel abandon de tout souci, quel désintéressement d’elle-même, quelle abnégation de toute individualité ! elle y mêlait de la religion et priait quelquefois la Vierge pour eux deux, mais en secret, en cachette, sans l’avouer à Henry, qui sans doute en eût ri comme d’une faiblesse. Se l’avouait-elle à elle-même ? car l’adoration pour tout autre être lui eût peut-être semblé un sacrilège. Quand il parlait, elle se taisait et écoutait le son de sa voix comme on écoute chanter, sans chercher le sens des mots quand la musique est belle ; chaque soir la journée lui revenait à l’esprit, longue comme le souvenir d’une année, et cette journée cependant s’était écoulée comme une minute ; elle eût acheté un de ses sourires, elle eût payé de son sang un baiser. Cela la rendait triste pourtant, mais d’une tristesse sereine, qui lui donnait une force étrange et comme des rayonnements intérieurs ; elle l’eût servi comme une esclave, elle l’adorait comme un dieu, elle l’aimait comme un chien, puisque c’est tout dire !

Ils devaient s’en aller ensemble, pour chercher sous un autre ciel des jours plus tranquilles ; ils ne regrettaient rien au départ, puisqu’ils emportaient tout avec eux. Henry n’écrivait presque plus à Jules, il aurait eu à la fois trop et pas assez de choses à lui conter ; quant à sa famille et à ce qu’elle dirait de ce voyage, c’était un sujet auquel il n’aimait pas à penser. Quelque chose fait-elle peur aux enfants ? ils détournent la tête d’un autre côté et passent en courant.

C’était New-York qu’ils avaient choisi pour leur résidence ; Henry comptait y vivre en donnant des leçons de français et de latin, en écrivant des articles dans les journaux, en faisant n’importe quoi ; d’ailleurs les six mille francs qu’ils avaient maintenant les aideraient toujours pendant quelque temps ; ajoutez qu’il comptait en gagner ou qu’on lui en enverrait, et ensuite ils se fiaient à Dieu. D’abord Mme Émilie avait vendu ses bijoux et emprunté de l’argent à Aglaé. Henry, de son côté, en avait emprunté à Morel et en avait réclamé de sa famille pour payer des dettes supposées ; mais comme il leur en fallait encore, ils furent tentés de voler M. Renaud. Mme Renaud ne s’en fût pas fait grand scrupule, mais l’idée de lui devoir quelque chose repoussa Henry ; il jugea plus expéditif et meilleur de contrefaire la signature de son père et de se procurer, par ce moyen, l’argent qu’il savait être chez un cher commettant.

Tout se fit aisément, sans encombre, sans obstacle — il y a un Dieu pour les filous, dit-on, qu’est-ce donc quand l’amour lui prête main-forte ? aucun fournisseur ne se fit attendre, personne dans la maison ne s’aperçut de rien, Mme Émilie était calme comme de coutume, et depuis deux jours Henry causait même avec le père Renaud beaucoup plus que dans les derniers temps ; la lettre du capitaine, a qui ils avaient écrit pour avoir des renseignements, leur arriva le 12 du mois, on devait partir le 15 ; quant aux témoins pour certifier de votre nom et de votre identité, que l’on exige avant de vous délivrer des passeports, Henry arrêta deux décrotteurs sur le boulevard et les régala d’une bouteille de champagne, après quoi la police française fut toute disposée à laisser fuir en pays étranger ce jeune homme perdu avec cette femme corrompue. Ils étaient étonnés eux-mêmes du peu d’obstacles qu’ils trouvaient, et ils regardaient cela comme de bon augure.

Leur place était retenue aux Messageries sous un faux nom ; c’était le lendemain, à six heures du soir, qu’ils devaient partir. Mme Émilie monterait en fiacre comme pour aller au spectacle, Henry irait dîner avec Morel, il avait même donné rendez-vous à celui-ci au Palais-Royal, galerie vitrée.

La nuit, la dernière nuit, comme il dormait à peine, balancé entre la veille et le rêve, il entendit une forme légère passer le long des lambris : c’était elle encore comme naguère, tremblante et émue comme aux premiers jours, toute en blanc, nu-tête, la peau chaude.

Le matin, il se promena dans le jardin avec elle, il marcha encore une fois à toutes les diverses places où, à des jours différents, il avait marché, rêvé, aimé. Il entra aussi dans le cabinet de M. Renaud, s’assit sur les chaises, sur les fauteuils, regarda le titre des livres ; il visita tous les appartements, il erra dans les corridors et dans l’escalier ; en contemplant cette nature inerte et pourtant expressive par les souvenirs qui s’en exhalaient, il se demandait comment il ferait pour s’en détacher, et si elle ne participait pas à la substance même de son cœur.

À mesure que le soir approchait, il aurait voulu qu’il reculât indéfiniment ou qu’il arrivât de suite à l’improviste. Tant il est vrai que l’homme semble fait pour être régi par le hasard, tout événement qui dépend de sa volonté l’étonne, le trouble comme une tâche trop forte pour lui ; il en appelle l’arrivée avec des souhaits ardents, et tout à coup il le conjure d’aller en arrière, comme un fantôme évoqué dont on a peur.

Vint enfin l’heure du départ, qui sonna indifférente pour les autres, mais qui fut, dans leur vie à tous deux, le point suprême, l’apogée pathétique.

Ils tremblaient si fort qu’ils n’osèrent se regarder ni se parler pendant le premier relais, immobiles dans leur coin. Les autres personnes de l’intérieur ne savaient pas qu’ils voyageaient ensemble ; une fois cependant, pendant qu’on dormait, ils se tendirent la main et se la serrèrent. Ce ne fut qu’au Havre, seuls dans la chambre de leur hôtel, qu’ils commencèrent à respirer librement.

La vue s’étendait sur les bassins, tout remplis de navires dont les mâts rapprochés s’élevaient dans la brume ; ils se mirent sur leur balcon, à contempler ce spectacle, cherchant sans se le dire à deviner, parmi toutes ces voiles pliées, la voile qui se déplierait pour eux. En face de leurs fenêtres, de jeunes mousses jouaient dans les haubans d’une goélette ; sa banderole serpentait au vent, la marée, qui commençait à monter, refoulait jusque dans le port, et les vaisseaux, attachés par les câbles, tressaillaient comme impatients de partir au large ; les écluses lâchées cessaient leur grand bruit d’eau, dans la ville les lumières s’allumaient et brillaient à travers les cordages et les mâts, les voitures roulaient sur le pavé.

Ils ne descendirent pas dîner à table d’hôte, mais ils se firent servir dans leur chambre, ainsi que de nouveaux mariés en voyage.

Le soir, ils sortirent ; ils allèrent sur la jetée, la brise soufflait, le cinglage des vagues rejaillissait sur les pierres du parapet ; au loin, comme deux étoiles, le feu des phares brillait dans l’ombre ; de temps à autre une vague, qui se brisait sur un banc, dessinait une ligne grisâtre au milieu des ténèbres, puis elle disparaissait et une autre venait. Au refrain cadencé de cette mer sombre, ils se taisaient et se serraient l’un contre l’autre ; il faisait froid, le brouillard gras des nuits d’hiver leur glaçait la peau, Émilie s’enveloppait de sa pelisse et réchauffait ses doigts transis sous la fourrure qui en garnissait les poignets. C’était une vieille pelisse de satin noir, avec des manches et un capuchon, ouatée, doublée d’hermine parsemée de taches brunes, un vêtement souple et bon, plein de molles caresses et de douceurs chaudes ; elle l’ouvrit d’un côté et en enveloppa Henry qui, s’abaissant sur ses jarrets, lui enveloppa la taille de son bras gauche et se blottit contre elle pour se réchauffer à la chaleur de son corps ; ils s’amusèrent tous deux à ce geste câlin d’enfant. Elle avait les pieds mouillés, sa chaussure mince ayant été traversée d’un seul coup par une vague plus forte que les autres, qui avait sauté jusqu’à eux. C’était du reste une de ses manies de se chausser trop finement ; en toute saison elle ne portait que de petites bottines d’été, qui se perdaient à la moindre pluie ou qu’une tache de boue gâtait, mais elle souffrait tout gaiement ; ce soir-là, par exemple, elle se frappait le bout des orteils contre les grès du parapet et battait la semelle en se dandinant comme un écolier.

— Rentrons, lui dit Henry, j’ai peur pour toi.

Ils allèrent voir leur capitaine. Celui-ci les assura qu’ils seraient parfaitement bien à son bord et qu’ils y jouiraient de toutes les douceurs de la vie : liberté complète, plaisir de la promenade sur le gaillard d’avant et sur le gaillard d’arrière, et pain frais trois fois par semaine. Il leur montra leur cabine, ornée d’un tapis et de deux cuvettes en faïence bleue, les engageant, s’ils le voulaient, à en prendre possession immédiatement, devant mettre à la voile le lendemain ; nos héros n’avaient donc plus qu’à envoyer leurs bagages et à venir eux-mêmes.

Pour se faire les amis du capitaine, ils l’invitèrent à déjeuner à leur hôtel avant de s’embarquer ; le bon capitaine accepta sans nulle cérémonie. C’était un gros Bas-Normand d’entre Vire et Falaise, qui adorait le cidre en bouteille et les femmes de couleur, deux motifs pour lesquels il disait qu’il était né dans son pays et qu’il allait souvent à la Martinique. Du reste, il avait grande envie de retourner chez lui planter ses choux, il y avait déjà environ dix ans qu’il lorgnait même, à cette intention, une petite maison, sur le bord de la route de Caen à Cherbourg, avec deux masures plantées de pommiers d’un excellent cru et un herbage par derrière, le tout clos de haies et palissadé. Il aurait pu l’acheter depuis longtemps, s’il faisait moins de folies à l’étranger toutes les fois qu’il y mettait le pied à terre. À peine débarqué, maître Nicole, en effet, laissait là l’équipage et le navire, et s’en allait par les rues, buvant, courant les filles, banquetant nuit et jour, faisant danser des négresses et jouant aux quilles avec des flacons. Au bout d’une huitaine de jours, il avait régulièrement mangé la traversée, de sorte qu’il fallait se remettre de suite à la mer, ce qui fait qu’il détestait la mer de tout son cœur, la regardant seulement comme un réservoir à poissons pour les pêcheurs et à pièces de cinq francs pour les caboteurs ; aussi, quand Henry lui parla du plaisir qu’il y avait à naviguer et du bonheur qu’il devait ressentir en ce moment ou on allait partir :

— Comprends pas ! répondit-il ; pour vous, c’est possible, parce que c’est du nouveau, mais pour moi, ça m’ennuie drôlement de voir pendant deux mois une plaine sans herbe. J’espère pourtant que c’est la dernière fois, ou bien je me jette dans le bassin en rentrant. Le diable m’emporte si je dépense un sou, arrivé là-bas ! Encore sans ma femme, qui me vole un peu d’argent toutes les fois que je reviens, je ne pourrais acheter cette petite maison dont je vous parlais tout à l’heure.

Le café était pris, les bagages étaient portés à bord de l’Aimable-Constance ; Henry paya l’hôtelier, qui lui souhaita bon voyage, et ils sortirent tous de l’hôtel.

Il était onze heures du matin, le temps était beau, le soleil brillait sur la doublure de cuivre des bastingages, et la pomme de l’escalier qui descend dans les chambres scintillait comme de l’or. Avec ses planches lavées qui séchaient à l’air, les hommes qui chantaient dans la mâture en se coulant le long des cordages, et ce beau soleil qui faisait tout resplendir, le navire avait un air de fête.

— Ôte-toi donc de là, maroufle, dit le capitane Nicole en donnant un grand coup de pied dans les reins à un nègre endormi, couché tout de son long sur le pont, ôte-toi de là, tu barres le passage à cette dame… pas de murmures encore, ou je te régalerai.

Mme Émilie et Henry s’assirent à côté du gouvernail, à regarder les préparatifs du départ, et le nègre alla continuer son somme un peu plus loin ; il avait une vieille redingote de livrée, toute en guenilles, et un chapeau à galon d’or, tout défoncé et percé ; à travers ses bottes usées on voyait les doigts de ses pieds, entourés de quelques linges poussiéreux et tachés de sang ; il avait l’air épuisé de fatigue, il dormait comme un mort. Il s’en retournait dans son pays, après avoir été domestique en France ; maître Nicole l’avait pris par charité, à condition qu’il le servirait pendant la traversée.

Cependant le bâtiment s’ébranla, des marins, des femmes, des enfants, une longue file de peuple tirant sur une ligne, le hala jusqu’en dehors des bassins pour qu’il pût se mettre sous le vent et partir, puis on lâcha la ligne, on poussa des cris dans l’air, on se donna des adieux de la main, du chapeau, du bout du mouchoir, et le navire s’en alla.

Une bonne brise du nord-est les poussait au large, et bientôt ils disparurent derrière l’horizon.

Il y eut, sans doute, dans l’âme d’Henry, un mouvement d’immense espoir quand seul, sur ce navire qui portait tout son cœur et tout son amour, il se sentit partir vers une terre nouvelle. Doucement incliné sur sa quille et les voiles mi-enflées, le bâtiment fendait l’eau avec mille bruits joyeux ; son drapeau battait l’air et tournait dans le vent, les franges de la tente s’agitaient, se frôlant l’une sur l’autre, les mâts se pliaient et se redressaient, et la carcasse elle-même, comme un corps monstrueux qui respirait et se mouvait, faisait craquer ses articulations et sa membrure. Accoudés à l’arrière, ils restaient à voir le sillage se former sous leurs regards, puis s’élargir et disparaître ; ils ne se parlaient pas, mais, les bras passés autour de la taille, ils se serraient étroitement l’un contre l’autre ; on eût dit que, sans le secours de la parole, ils voulaient se faire passer dans le cœur l’un l’autre leurs souvenirs communs, leurs espérances faites à deux, leurs vagues angoisses, leurs regrets, leurs inquiétudes peut-être, et mettre tout cela à l’unisson.

Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l’a saisie dans ses bras et qui l’a entraînée dans sa tanière. Alors l’amour se double de l’orgueil, le sentiment de sa propre puissance s’ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l’amant ; il la contemplait d’une manière calme, sereine, il n’avait rien dans l’âme que d’indulgent et de rayonnant, il se plaisait à penser qu’elle était faible et sans défense au monde, qu’elle avait tout abandonné pour lui, espérant tout trouver en lui, et il se promettait de n’y pas manquer, de la protéger dans la vie, de l’aimer encore davantage, de la défendre toujours.

Pour elle, insouciante, nonchalante, presque engourdie, elle avait l’air de ne penser à rien ; les femmes parfois ont des héroïsmes magnifiques qui peut-être ne leur coûtent pas grand’chose. Regrettait-elle Paris ? Aglaé ? sa maison ? sa vie habituelle ? ce n’était pas son mari toutefois. De même que le navire se laissait pousser par le vent et fendait la mer, elle se laissait aller au souffle de l’amour qui lui faisait traverser la vie, comparaison qui n’est pas neuve, mais la circonstance l’exigeait ; c’était là sa place.

Je ne sais que par le rêve et je ne peux pas vous dire cette suprême mélancolie du voyage que le sillon du navire doit vous laisser dans l’âme ; je n’ai pas vu des cieux plus roses luire sur des feuilles plus larges, ni firmament plus étincelant se mirer dans des mers plus bleues ; il doit être doux, quand la nuit est venue, de savourer la paix du vieil Océan qui dort, d’écouter la poulie crier, la voile retomber, l’horizon bourdonner. Verrai-je jamais la lune qui brille au haut des voiles ? les cordages qui font leur ombre sur le pont ? et le soleil qui sort des flots secouant à l’air la crinière rouge de ses rayons ?

Henry et sa maîtresse passaient leur temps à se promener de long en large, ils s’informaient du pays qu’ils allaient voir, des manœuvres que l’on exécutait ; ils regardaient, sans les comprendre, les mouvements de la roue qui faisait tourner le gouvernail, et l’aiguille qui s’inclinait à droite ou à gauche sur son cadran. Au crépuscule, ils venaient de préférence s’asseoir à l’avant, sur des tas de cordages qu’il y avait là, et ils contemplaient le soleil se coucher ; ils écoutaient l’eau rejaillir au flanc du vaisseau, ils le regardaient s’avancer tout seul dans sa route, tant il y a de plaisir à se sentir aller par des voies non frayées.

Cependant la terre était lente à venir, et chaque matin on ne découvrait, comme la veille, que l’immense surface unie. Quand Henry sortait de sa cabine, je ne sais quoi le poussait toujours à regarder en arrière, comme pour y chercher quelque chose de perdu ; il se blottissait derrière le pilote, et il restait là des heures entières, l’œil tendu sur les flots, à parcourir par la pensée l’espace parcouru ; il suivait la même ligne et remontait l’horizon, il rentrait en France, à Paris, dans son passé, dans ses jours écoulés ; il se demandait : « Où sont-ils maintenant ? que font-ils ? pensent-ils à moi ? qu’ont-ils dit de notre fuite ? qu’en arrivera-t-il ? », et il se retraçait les lieux, se faisait des conversations et des aventures probables, avec le costume des gens, leur air de tête, leurs gestes habituels.

Puis Mme Émilie venait, elle le prenait par le bras, on faisait un tour sur le pont, on causait un peu avec le capitaine Nicole, ou bien on s’amusait à regarder Statoë qui, avec une lame de canif, taillait le portrait de l’empereur sur des calebasses de coco.

Maître Nicole, toujours vêtu de son gros gilet de tricot gris et le chef recouvert d’un bonnet de coton par-dessus son suroit, était un excellent homme, qui débitait d’assez bonnes farces au dessert ; il regrettait beaucoup le temps de la traite, et parlait aussi trop souvent de la petite maison qui est sur la route de Caen, ainsi que de la belle éducation qu’il voulait donner à un sien neveu, le fils d’un frère mort l’année dernière de la fièvre jaune, à la Havane, et duquel il comptait faire un amiral ou pour le moins un capitaine de corvette. Au reste, il était fort supportable, et même gourmandait rarement son monde, si ce n’est lorsque ses rages de dents le prenaient ; dans ces moments-là, en effet, il écumait, il brisait tout, il frappait sur tout, il jurait comme un renégat, et vous eût écharpé comme un bouledogue, mais habituellement, au bout de deux nuits, la douleur se calmait ; alors il se mettait à boire des soupières de punch, cuvait ensuite son eau-de-vie, puis tout rentrait dans l’ordre et rien n’y paraissait plus. Il n’y avait donc pas à bord trop de jurements, ni de coups de pied au derrière, le genre maritime y était médiocre, on y eût vainement cherché un traître.

Les fonctions de Statoë, que le père Nicole appelait Morico, consistaient à cirer les bottes de son patron et à le servir à table, le reste du temps était à lui ; il l’employait presque en entier à dormir, on le trouvait toujours couché, à la première place venue, et y ronflant de toute son âme ; il semblait que l’Europe l’avait fatigué et que, monté sur le vaisseau, il se reposait enfin pour la première fois depuis de longues années.

Malgré la fatigue de sa figure et les cheveux gris qu’il y avait dans sa laine fauve, ses membres étaient pourtant encore robustes et son regard étincelait quand il n’était pas éteint, il avait l’air triste. Souvent il ôtait sa vieille livrée en guenilles, la mettait par terre et se couchait dessus comme sur un tapis, puis il défaisait les linges qui lui entouraient les jambes, se les grattait en riant et les laissait exposées au vent ; alors il écartait les bras et soupirait.

Son père l’avait vendu pour un paquet de clous ; il était venu en France comme domestique, il avait volé un foulard, pour une femme de chambre qu’il aimait, on l’avait mis cinq ans aux galères ; il était revenu de Toulon au Havre à pied, pour revoir sa maîtresse, il ne l’avait pas retrouvée, il s’en retournait maintenant au pays des noirs. Celui-là aussi avait fait son éducation sentimentale.

Henry était malade, il supportait mal la mer ; les premiers jours, on avait cru qu’il s’y accoutumerait, mais lui-même commençait à voir qu’il fallait se résigner à souffrir encore longtemps ; Émilie le soignait comme un ange, ils couchaient dans la même cabine, la nuit elle se relevait et lui donnait à boire. Le pauvre enfant ! quel œil désolé il tournait vers elle, et comme sa main défaillante cherchait sa main, durant ces longues heures pénibles, où l’angoisse le roulait comme en une mer de douleurs ! Parfois cependant, quand elle s’approchait de lui et touchait sa tête endolorie, l’amour lui réchauffait l’âme et le sourire venait éclore sur ses lèvres.

— Tu l’as voulu, disait-il, tu l’as voulu ! tu as attaché ta vie à la mienne. Vois déjà !

— Est-ce moi que tu plains, répondait-elle, de ce que je fais, de ce que te ferait ta mère, de ce que je t’aime ? Ici nous sommes libres, Henry, je peux rester là toute la nuit, toute la journée, à te regarder et à te consoler. Dors, enfant, dors, repose-toi, tu seras mieux tantôt.

D’ordinaire, le soir, à la brise, il se trouvait mieux, il montait sur le pont. Émilie le soutenait, elle lui parlait du temps où ils se promenaient dans le jardin, où il lui donnait le bras pour monter de l’escalier au salon, ou elle s’appuyait dessus comme elle faisait maintenant.

— Te souviens-tu comme je tremblais ? disait Henry.

— Et moi comme je te regardais ?

— Ah ! je serrais ton coude sur mon cœur, est-ce que tu n’en sentais pas les battements ?

— Comme cela, n’est-ce pas, disait-elle clignant des yeux et se renversant le cou en arrière.

— Oh ! regarde-moi ainsi, disait Henry, de cette manière-là… longtemps… tu me rappelles les premiers jours que je t’ai vue.

Après le dîner, ils se promenaient encore sur le pont, aux étoiles ; elle l’entourait de son manteau et ils marchaient ensemble dessous, car il leur était commode pour cela, comme si on l’eût fait exprès. C’était bien un de ces exquis vêtements qui savent l’histoire de toute existence de femme, vêtements pleins de souvenirs, beaux autrefois, faits alors pour être jetés sur des épaules nues, à la sortie du bal, pour que l’hermine brille sur la peau et que le satin glisse sur les chairs, puis, qu’on a mis en visite de temps à autre, les grands jours, qu’on a repris malgré la mode contraire, qu’on aime comme un ami, dont les mères enveloppent leurs enfants quand ils sont petits, dont ensuite elles se couvrent les genoux en voyage, lambeaux de sentiments, d’affection, de passion, de rêverie et de folies qu’on use jusqu’à la corde et qu’on ne donne pas aux pauvres.

Quant à Émilie, sa santé était excellente, elle supportait les roulis, la nourriture du bord, l’ardeur du soleil, le froid des nuits, les veines, la fatigue, elle n’éprouvait jamais le plus petit malaise, le capitaine l’en admirait beaucoup. Elle avait d’ailleurs arrangé sa vie comme si elle eût dû la passer tout entière sur ce navire, elle y avait pris des occupations régulières, elle s’y amusait presque. Elle broda d’abord une bourse pour Henry, puis une paire de pantoufles, ce qu’elle fit le plus lentement possible afin de travailler plus longtemps pour lui ; elle se plaisait à donner à manger aux poulets, elle leur jetait du pain émietté, à travers leurs barreaux ; les pigeons du bord, qui perchaient dans les mâts, venaient becqueter dans sa main ou sur son tablier.

Une fois, pour s’occuper, elle eut l’idée de faire de la pâtisserie qui fut trouvée excellente par tout le monde, si ce n’est par Henry qui n’en put goûter, la mer étant très rude ce jour-là. Je ne sais pas même s’il eût été bien aise de la voir dans la cantine, avec le cuisinier, les bras retroussés jusqu’aux coudes, les mains à plein dans le beurre, et toute barbouillée de farine. Les femmes de ce genre ont des manies singulières ; celle-ci, par exemple, aimait l’odeur de la corne brûlée et adorait le vinaigre, elle en buvait à pleine cuiller.

Mais il se mêlait à la douceur de sa caresse une sorte de force contenue, de virilité cachée, qui faisait qu’elle subjuguait, enchantait ; ainsi sa main, d’une mollesse si humide au simple toucher, avait quelque fois des pressions brutales, de même que son œil tendre, toujours à demi fermé, lançait à certains moments un jet rapide, incisif, mordant ; puis, par-dessus tout cela, dominait un calme exquis, un abandon plein de paresse et de naturel, un peu de mélancolie rêveuse, une simplicité charmante, c’était quelque chose de la mère de famille sans enfants et de la vierge sans virginité.

Depuis le temps qu’Henry la connaissait, elle ne vieillissait pas ; toujours même grâce des lèvres, et même fraîcheur de la peau, même parfum de tout son corps, et à ses yeux elle s’anoblissait et se grandissait ce qui, aux yeux d’autres hommes peut-être, l’eût avilie et rapetissée.

S’il y avait pour elle, au fond de ses entrailles, un appétit moins vorace, et s’il ne sentait plus si souvent, à son regard, de ces épreuves d’amour où toute sa substance s’épanchait vers la sienne, harmonie suprême dans laquelle l’infini semble prendre leur niveau, en revanche il se surprenait à l’aimer d’une autre manière et comme sous un autre aspect du cœur ; il éprouvait plus de respect, de contemplation, de religion ; elle lui apparaissait consolante, fortifiante, la source de toute félicité, le principe de la vie, ayant son seul but en elle-même, imitant à son insu ce que l’humanité a fait aussi quand, lassée de la femme et ayant bien retourné de la main la misère de sa chair, triste alors mais l’aimant toujours, puisque c’est sa destinée, elle la plaça dans le sein de Dieu et se mit à l’adorer.

Au milieu de ce bonheur était pourtant un grand vide, son âme y tournait irrésolue. N’ayant plus rien à attendre d’Émilie, il en attendait néanmoins quelque chose et en espérait encore des trésors non révélés, comme si tous ne lui avaient pas été livrés ; aussi, quoique le présent fût doux, l’avenir ne lui en paraissait pas moins la mine inépuisable, où le dernier mot serait dit ; chaque heure était belle, cependant il y avait au fond de ce charme même un regret singulier vers celle qui s’était écoulée et qui ne reviendrait plus.

Qui me rendra les sons de la cloche qui sonnait hier, au crépuscule, et le gazouillement des oiseaux qui chantaient ce matin dans les chênes ! et pourtant je m’ennuyais au coucher du soleil et je bâillais de fatigue à son aurore !

Il l’admirait d’être toujours sans ennui, d’avoir ce front si pur, et comme il n’était pas capable de tant de vertu et de résignation ou d’indifférence, il se ravalait dans sa propre estime et se désolait de n’y pas atteindre ; il l’en jalousait peut-être, mais il l’en admirait à coup sûr.

Notez aussi que le mal de mer ne vous dispose pas aux réflexions facétieuses, et qu’on voit volontiers les choses en noir quand on vomit de la bile.

La cabine où ils couchaient avait deux casiers ; celui d’Henry était fort étroit, à peine s’il pouvait s’y retourner et étendre les jambes. Heureusement qu’il y avait par terre un matelas ou lit de repos, où il se mettait pour varier sa position, et là, souvent, soit que la lampe suspendue balançait sur leurs têtes sa lueur pâle et jaune, soit que la lune, brillant sur les flots, entrât par l’œil-de-bœuf de gros verre blanc qui était à ras de l’eau, ou bien que le soleil de midi, frappant d’aplomb du haut du ciel, chauffât le store de l’écoutille et dessinât sur leur plancher la rosace qui y était peinte, là, très souvent, je vous assure, lecteur, qu’il ne la trouvait ni calme ni sereine, qu’elle ne lui apparaissait nullement fortifiante, et qu’il ne se sentait point lassé de la femme ni de la misère de son corps.