L’Éducation sentimentale (1845)/XXV

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 235-240).

XXV

Deux hommes marchent dans la rue, le premier porte environ 25 ans, son talon frappe le pavé d’une façon leste et hardie, sa taille mince est serrée dans une fine redingote bleue, dont la boutonnière est ornée d’un camélia blanc ; il brandit à sa main sa badine de jonc, la confiance et la force respirent sur sa figure, dont la jeunesse est tempérée cependant par une expression grave et déjà mûre. Le second est petit, gros, carré, gras, son abdomen est à l’aise dans son pantalon à plis, et ses pieds, probablement garnis de cors, s’épatent dans des souliers à cordons ; il a une manière de paletot noir qui flotte sur ses flancs, et son chapeau bas de forme est posé sur le derrière de sa tête, garnie de longs cheveux châtains entremêlés de gris, frisant quelque peu et retombant sur son collet ; des lunettes d’argent à verres bleuâtres lui cachent les yeux, il n’a pas de gants, il trotte menu et roule sous lui-même sans avancer bien vite, quoique on dirait qu’il se dépêche et qu’il semble essoufflé, à sa respiration bruyante et à voir ses pommettes rouges.

Le voilà devant la grille du Luxembourg, celle qui donne dans la rue de Vaugirard, en face les galeries de l’Odéon, où nous allions autrefois fumer des cigares et nous promener quand il pleuvait. Il descend le trottoir, l’autre le monte ; ils se sont aperçus, ils se sont reconnus ; subitement le bonhomme a rougi par-dessus sa rougeur, le jeune homme a pâli, son œil lance un éclair.

Ils se sont arrêtés un instant, mais ils continuent leur chemin ; ils s’avancent l’un vers l’autre, ils se regardent face à face.

— Ah ! c’est vous ? dit le vieillard.

— Après ? qu’est-ce que vous réclamez ?

— Allez-vous me laissez passer ?

Leurs corps se touchent presque, ils se dévorent du regard sans rien dire.

— Polisson ! s’exclame à la fin le plus vieux.

— Imbécile !

— Misérable !

— Vieille bête !

Ils vont se battre, ils ferment leurs poings.

— Ah ! infâme ! grince le petit homme, c’est toi ! c’est toi !

— Allons, cocu !

— C’en est trop !

— Oui, vous l’êtes beaucoup !

— Impudent ! canaille !

Et il s’empara d’un des in-folio du bouquiniste qui est là, pour en assommer son adversaire ; il le lance avec furie, le livre vole en l’air et va tomber dans le ruisseau ; l’omnibus qui partait en ce moment passe dessus et en achève la perte ; le bouquiniste hurle, le jeune homme se met à rire, l’homme aux lunettes est en rage, il saisit un Gradus, le bouquiniste le lui arrache des mains ; il écume, il se rue sur son ennemi toujours impassible, il veut lui sauter à la gorge, mais il est repoussé du coude et il tombe par terre ; il se relève, tremblant de tous ses membres, convulsionné par la colère et par la honte ; on s’assemble autour d’eux, on fait cercle pour les voir, le bonhomme se précipite de nouveau, la tête baissée et les poings en avant ; un coup de canne, sifflant dans l’air comme une cravache, descend sur son chapeau et le lui coupe en deux moitiés ; rire général de la foule, exaspération de l’homme au chapeau ; il recommence de plus belle, un coup de poing lui casse ses lunettes ; l’hilarité du peuple est au comble, le vainqueur prend goût à son triomphe et continue à se faire admirer par les soufflets qu’il prodigue ; le sang coule, un éclat de verre a déchiré la joue du pauvre homme, qui pleure, sanglote et crie à la fois ; cette vue anime l’autre, elle allume sa haine et excite sa férocité, il s’emporte à son tour, il abuse de sa force, le vieillard est sous lui, il le roule, il l’écrase, il le bat en riant et s’arrête pour ne pas le faire mourir.

Cependant les municipaux arrivent.

— Qui est-ce qui a commencé ? où est l’agresseur ? faut-il les emmener tous les deux ?

— Non, non, répond le populaire, qui n’aime pas les vaincus ; le vieux seulement ! le vieux seulement !

On prend à témoin le bouquiniste, qui se trouvait là au début de la querelle. Comme celui-ci avait contre le père Renaud une vieille rancune, à cause d’un certain livre défendu loué jadis à l’un de ses élèves et confisqué sans qu’il ait jamais pu le ravoir, puis une indignation récente pour l’in-folio perdu, et un mauvais vouloir, tout au moins, en retour de la peur qu’il avait eue pour les autres, il n’hésita pas à le déclarer immédiatement le seul coupable, le vrai coupable, celui qu’il fallait conduire en prison et sévèrement punir ; même il en attesta un garçon du Café Tabourey, qui écurait alors les carreaux du rez-de-chaussée. Ce garçon de café n’avait rien vu, néanmoins il se rangea fortement à l’avis du bouquiniste et jura sa parole d’honneur qu’il disait la vérité ; il raconta en outre comment les choses s’étaient passées, amplifiant tout, se mettant lui-même dans l’histoire, fournissant des détails nouveaux, inventant des injures qui n’avaient pas été dites, uniquement pour le plaisir de parler, de pérorer en public, pour faire l’homme nécessaire, pour poser devant deux ou trois demoiselles qui étaient là.

La caserne de la garde municipale étant proche, on y conduisit le père Renaud, en attendant que le commissaire de police fût averti ; Henry l’y suivit, poussé par le flot qui les entourait et qui se dissipa dès qu’on put entrer.

Un jeune homme à longue figure niaise s’assit à côté du père Renaud, sur le même banc que lui, et se mit à lui parler et à le consoler ; il s’était poussé dans le corps de garde sans que la sentinelle le vît, et les soldats l’y laissaient maintenant, croyant qu’il était l’un des tapageurs arrêtés.

Or ce n’était rien autre que ce pauvre Shahutsnischbach qui, passant par la rue de Tournon — pour une commission que Mme Renaud lui envoyait faire — avait rencontré son maître en si triste état, en avait eu pitié et l’avait suivi.

— Vous êtes bon, vous ! lui disait le père Renaud, vous êtes bon !

Et le bon Allemand, en effet, le réconfortait de son mieux, il alla lui-même dans la cour, y mouilla son mouchoir sous la pompe, revint auprès de M. Renaud et lui essuya le sang qui était resté le long de sa figure ; il s’offrit pour courir lui chercher un médecin, pour acheter quelque drogue s’il en avait besoin, pour aller avertir chez lui, pour tout ce qu’il voudrait, n’importe quoi. En songeant que, jusqu’à cette heure, à peine s’il l’avait regardé et qu’il le méprisait même pour son manque d’esprit, le père Renaud se sentait le cœur navré et était pris de l’envie de le serrer dans ses bras, de l’embrasser comme son fils.

Cependant le commandant, qui rentrait dîner chez lui au moment où la foule se pressait encore aux portes de la caserne, s’informa de la cause de tout ce bruit-là. Henry se chargea de la lui expliquer, la lui expliqua en grand homme, et conclut en le priant d’avoir la bonté de lui faire donner une brosse et un morceau de savon avant de sortir, car sa toilette avait été fort endommagée dans cette bagarre.

Le commandant fut charmé de l’allure de notre héros, de son aplomb, de ses manières de gentleman.

— Êtes-vous aussi aimable que vous en avez l’air ? lui dit-il, et si je vous invitais à dîner avec des amis, seriez-vous assez galant homme pour accepter ?

— Allons, commandant, c’est vraiment m’engager, pour l’avenir, à recevoir, comme je l’ai fait aujourd’hui pour celui-ci, tous les goujats de Paris qui me regarderaient de travers ; vous trouverez bon, néanmoins, que j’aille un peu me rajuster chez le premier coiffeur venu.

— Mais que ferons-nous de l’autre ? demanda l’amphitryon en désignant M. Renaud, faut-il qu’il y passe la nuit ?

— Bah ! lâchez-le, dit Henry avec un air d’indulgence magnifique. C’est une bête !

— Vous n’en parlerez pas, disait le père Renaud à Shahutsnischbach en s’en retournant chez lui, vous n’en parlerez à personne, entendez-vous bien ? pas à ma femme surtout ! Vous direz que je suis tombé, qu’une voiture m’a renversé, que j’ai perdu connaissance longtemps, et que c’est là la cause de mon retard, car elle doit être bien inquiète.

Il y avait au dîner du commandant une belle barbue à la sauce blanche et un délicieux macaroni qui filait très bien ; d’ailleurs le repas fut charmant, et au dessert Henry amusa beaucoup la compagnie par le récit de son aventure ; il lui fit part du motif de la haine de son malheureux ennemi, et tout le monde en rit de bon cœur. Le soir on but du grog et on fuma d’excellents panatellas.

Telles furent les conséquences de la dernière entrevue que M. Renaud et Henry eurent ensemble.