L’Éducation spiritualiste

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La Revue Indépendantetome 1 - mai à octobre 1884 (p. 89-93).


L’ÉDUCATION SPIRITUALISTE


« Il faut s’habituer, disait récemment M. Pierre Laffitte, à regarder la croyance en Dieu comme incompatible avec toute fonction politique. » — Mais pour avoir des hommes réalisant ce desideratum, il est indispensable de bouleverser de fond en comble les méthodes actuelles d’éducation.

Tous, nous avons été marqués, enfants, de l’estampille religieuse par l’éducation cléricale ou même universitaire ; les années passent ; on lutte pour l’affranchissement de la raison avec un courage jamais lassé ; mais — et chez les meilleurs d’entre nous quelquefois — le signe honteux existe encore. On est stupéfié de voir de hauts esprits élaborateurs de théories toutes matérialistes laisser « Dieu » se promener à travers leurs œuvres, et il semble parfois que ce fantoche va prendre la parole pour dire à ses Barnums : « Mais puisque vous ne vous servez pas de moi, au moins laissez-moi m’en aller ! »

Il est vrai que des savants, accoutumés à donner une forme grave à des élucubrations bouffonnes, voient dans la « religiosité » la caractéristique qui leur permet de séparer l’homme des animaux et d’ajouter aux trois « règnes de la nature » un règne hominal ; selon ces messieurs, le penseur qui est parvenu à se dégager absolument de toute aspiration vers un idéal métaphysique serait donc moins élevé dans l’échelle des êtres que les lecteurs du « Pèlerin » ou les naturels de Fidji et de la Nouvelle-Zélande qui prosternent le bronze de leur peau devant des bûches sculptées.

Toute la première période de la vie humaine est pétrie par la main des religiosâtres. On charge l’enfant d’un pesant bagage d’idées anti-scientifiques ; on lui fausse le jugement en lui montrant partout non pas la logique naturelle des choses, mais l’arbitraire le plus anarchique ; au lieu de dissiper devant ses yeux interrogateurs le mystère des phénomènes naturels, on le lance dans l’irréel ; pour ne pas altérer sa blancheur, on lui cache la vie ; il grandit dans une atmosphère de mensonge et de réticences. Sur les bancs universitaires, on lui enseigne d’une part — et avec quelle timidité ! — les sciences expérimentales, d’autre part la philosophie et la morale, mais sans même lui faire pressentir que ces deux enseignements doivent être corrélatifs…

Le fils même d’un athée est élevé dans le respect des religions, contaminé de mysticisme. Le père assiste à cet attentat, très calme, — sachant que bientôt son fils oubliera ces leçons-là. Soit, il les oubliera ; il croira, du moins, les avoir oubliées : mais il aura été abêti par le dogme ; sa pensée restera titubante ; habitué à se courber devant l’autorité saugrenue d’un dieu imaginaire, il n’aura plus la notion de la majesté de l’homme ; en lui se sera oblitéré le sentiment de la liberté ; il sera prêt à tous les asservissements.

S’il veut efficacement réagir contre ces tendances, le matérialisme ne doit pas se cantonner sur le terrain purement spéculatif, s’adresser exclusivement aux érudits, dédaigner le prosélytisme. Il doit s’efforcer de pénétrer dans l’école, dans la famille. Littré (on a le droit maintenant de s’occuper de ces tristes détails intimes sur lesquels les amis du philosophe, MM. Wirouboff, Robinet, etc., ont appelé l’attention), Littré pouvait facilement préserver sa famille de la maladie religieuse ; — mais non, il voyait d’un œil indifférent la religion accaparer les siens : aussi sa fille l’a-t-elle soumis, à son lit de mort, à la question de l’hostie ; quant à sa veuve, avec la complicité des éditeurs et la collaboration de MM. Hamy et Quatrefages, elle vient de sophistiquer les articles Âme, Conscience, Homme, Instinct, Intelligence de son « Dictionnaire de Médecine et de Chirurgie ».

Il faut résolument entrer dans la voie de la « déchristianisation ». Là est la tâche urgente. Et cette déchristianisation se traduit par l’abrogation du Concordat, la séparation des Églises et de l’État. Toute autre solution est illusoire. Tous les « article-sept » du monde n’ont pour résultats que de créer une popularité à ceux qui les imaginent et à ceux qui sont censés en souffrir ; les premiers prennent des allures de réformateurs aux yeux des citoyens bénévoles disposés à se contenter de réformes apparentes, les seconds, des poses macchabéennes de persécutés.

Les républicains adversaires de l’abrogation du Concordat allèguent que, dans l’état actuel de la législation, le gouvernement peut surveiller les agissements du clergé, mais qu’il serait sans influence sur un clergé qu’il ne stipendierait plus, et dont la force d’expansion serait, en un instant, décuplée.

Cette doctrine est peut-être ingénieuse ; mais elle est en contradiction avec l’expérience du passé. Lorsque, — malgré l’opposition du Tribunat, l’indifférence du peuple, les railleries des généraux, — Bonaparte, poursuivant son œuvre de domination politique et assouvissant sa haine contre les « idéologues », établit le Concordat, la France vivait depuis dix ans en dehors de toute préoccupation religieuse : la Fête de l’Être Suprême avait ridiculisé Robespierre, les fantaisies théophilanthropiques de La Réveillère-Lépeaux — un membre du Directoire cependant — avaient échoué dans l’hilarité générale. Toute propagande religieuse due à des initiatives individuelles était prédestinée à exciter le rire ou le mépris. Mais, dès que Bonaparte eut, par le Concordat, consacré la restauration solennelle du culte, dès que les prêtres furent des fonctionnaires nationaux, oh alors ! tout changea, — et l’Église, plongeant ses racines dans le terreau officiel, de nouveau jeta son ombre sur la France.

Qu’on ôte aujourd’hui à l’Idée religieuse l’appui de l’État, et elle se désagrégera avec autant de rapidité que le corps du M. Waldemar d’Edgar Poë.

D’ailleurs, le spiritualisme, sous quelque forme qu’il se présente, est anti-social. On nous accordera que le but de la société est de procurer à chacun de ses membres la plus grande somme de bonheur possible. Mais n’est-il pas outrecuidant de demander à un homme qui croit à un au-delà l’acceptation de la lutte pour l’existence, la recherche fervente et raisonnée du bonheur terrestre, l’effort ? À celui qui voit bleuir devant lui les paradisiaques régions de la vie éternelle, qu’importent les combats de celle-ci ? S’il est logique, il se désintéressera de toutes choses, et, dans une somnolence de fakir, béat, regardera son nombril épanouir sa corolle. Sans doute, dans la pratique, cette fuite couarde devant les âpretés de l’existence, puis ce blottissement en plein rêve ne sont réalisés que par de rares individus qu’affole la béatitude chrétienne ou le nirvâna hindou. Sur la masse les doctrines spiritualistes, prudemment diluées dans un scepticisme provisoire, n’ont pas ces résultats radicaux : elles engendrent seulement dans l’esprit de leurs adeptes l’effroi malsain de l’inconnu, l’hésitation devant la vie, l’angoisse devant la mort, et comme l’énervement prostré d’une très lente excitation épidermique qui ne se résoudrait pas d’une manière effective. Elle fait des lâches ou des hallucinés. L’éducation matérialiste ferait des hommes.