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L’Église et les évêques de Paris

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L’Église et les évêques de Paris
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 522-545).

L'EGLISE


ET


LES EVEQUES DE PARIS.




Cartulaire de Notre-Dame, publié pour la première fois par M. Guérard. 1850.[1]




C’était l’orgueil des rois de la vieille monarchie française d’être les fils aînés de l’église, et c’était aussi l’orgueil des cathédrales de Reims, de Notre-Dame et de l’abbaye de Saint-Denis d’être les églises et l’abbaye des rois. Dans les jours croyans et forts où la France se regardait comme le royaume aimé de Dieu, où l’idée abstraite de la patrie s’incarnait dans la royauté, où le sacre était la formule d’une adoption divine, Reims gardait le sceptre, emblème de la force, la main de justice, emblème du droit, et l’huile qui donnait au monarque, avec son caractère sacré, l’esprit d’équité et le don des miracles. Saint-Denis gardait l’oriflamme, cette bannière à la fois religieuse et chevaleresque qu’un ange, suivant une légende populaire, avait apportée du ciel comme un gage offert par le dieu des armées au chef des armées de la France. Notre-Dame, dans les solennités nationales, réunissait, pour les actions de grace de la victoire ou les prières des grandes calamités, le roi de France et le peuple de Paris. C’était là que Philippe-Auguste faisait bénir ses armes ; c’était là qu’au retour de la victoire de Mons, Philippe-le-Bel venait, tout armé et monté sur son cheval de bataille, remercier Dieu de son triomphe ; c’était là que Louis XIV suspendait les trophées de Steinkerque et de Fleurus. Illustres parmi toutes nos églises, Reims, Saint-Denis et Notre-Dame appartiennent à notre histoire, — qu’on nous pardonne cette comparaison toute païenne, — comme le temple du Capitole à l’histoire de Rome. Ces basiliques ont eu pour ainsi dire une destinée exceptionnelle. Le respect qu’on leur a porté dans tous les âges semble même survivre à la foi qui les a bâties, et ce respect est attesté par la sollicitude constante des générations qui se sont succédé depuis tant de siècles pour les embellir ou les défendre contre les ravages des temps ou les insultes des hommes. Le marteau révolutionnaire, qui ne pardonnait pas aux reliques du passé, s’est arrêté de lui-même devant la grandeur et la sainteté de leurs souvenirs. Il a brisé la sainte ampoule sur le parvis de Reims ; il a dispersé dans les caveaux de Saint-Denis la dépouille des rois ; il a mutilé des statues sur le portail de Notre-Dame ; mais Saint-Denis, Reims et Notre-Dame, protégées par la poésie de leur histoire, sont restées debout au milieu de tant d’autres ruines.

Suivant une tradition rapportée par la plupart des historiens de Paris, l’église Notre-Dame, située à la pointe orientale de la Cité, occupe l’emplacement d’un autel élevé à Jupiter, sous le règne de Tibère. Elle se composait primitivement de deux édifices séparés, consacrés l’un à la Vierge, l’autre à saint Étienne. Le premier fut incendié par les Normands en 857, et réparé dans le siècle suivant ; le second, qui avait peu souffert des ravages des hommes du Nord, fut conservé en assez bon état jusqu’au XIIe siècle. À cette époque, les deux édifices furent démolis, et l’évêque Maurice posa les premières pierres de la cathédrale actuelle.

Né d’une famille pauvre dans le village de Sully sur les bords de la Loire, Maurice, qui prit le nom du lien de sa naissance, avait été, dans sa première jeunesse, réduit à mendier pour vivre. À force de travail et de vertus, il arriva rapidement aux plus hautes dignités du sacerdoce, car dans ce monde féodal, où des barrières infranchissables séparaient toutes les classes, l’égalité avait aussi trouvé son droit d’asile dans l’église : les plus humbles par leur naissance pouvaient aspirer à la mitre et à la pourpre du moment où ils s’en montraient dignes ; mais ils devaient toujours se rappeler leur origine et, pour se faire pardonner la grandeur, s’humilier en s’élevant. C’est ce que fit l’évêque Maurice. On raconte que, peu de temps après son installation, sa mère, heureuse d’avoir un tel fils, se rendit à Paris à pied, un bâton à la main, et vêtue comme d’ordinaire en paysanne ; elle demanda dans la rue, à des femmes qui passaient, la demeure de l’évêque, en disant qu’elle voulait le voir parce qu’elle était sa mère. Aussitôt on l’accabla de caresses ; on lui donna des habits plus décens que ceux qu’elle portait, on la conduisit auprès de Maurice, et comme elle voulait se jeter dans ses bras, il l’arrêta en disant : « Vous n’êtes pas ma mère, car elle ne porte que de la bure, et je ne vous reconnais pas sous ces habits. » On fut obligé de rendre à la pauvre paysanne son bâton et ses premiers vêtemens, et, quand elle se présenta de nouveau devant son fils, celui-ci se découvrit et l’embrassa avec tendresse en lui disant : « Je vous reconnais. »

Dans l’année même où il fut élevé au siège épiscopal de Paris, Maurice fit poser la première pierre de son église par le pape Alexandre III, et pendant plus de trente années il consacra tous ses efforts, toute son influence au succès de son entreprise. Dès le 17 janvier 1185, le patriarche de Jérusalem, Héraclius, officia dans la nouvelle basilique, et, l’année suivante, le duc de Bretagne, Geoffroy, fils de Henri II, roi d’Angleterre, y fut inhumé devant le grand autel. Pour subvenir aux frais de ces constructions, devant lesquelles l’art moderne est forcé de s’humilier, l’évêque s’adressait aux pécheurs, à ceux qui devaient accomplir quelque pénitence, et il leur en faisait remise moyennant une somme d’argent. C’est par cette industrie spirituelle, hac spirituali industria, dit le père Morin, que le prélat parvint à couvrir une dépense à laquelle eût à peine suffi le trésor d’un prince. L’œuvre commencée par Maurice fut achevée par ses successeurs, et, à l’exception des chapelles qui entourent le chœur, l’église Notre-Dame était complète vers 1312.

Sept cents ans nous séparent de l’évêque Maurice, et le temple magnifique dont il posa les fondemens, consolidé et comme rajeuni par l’art moderne, s’est ouvert récemment pour une inauguration nouvelle. Une somme de neuf millions ayant été votée en 1845 pour la restauration de Notre-Dame, MM. Lassus et Violet-Leduc ont poursuivi depuis ce moment cette œuvre difficile avec un zèle infatigable et un succès complet. La grande façade regardant le couchant, les arcs-houtans du côté du midi, sont aujourd’hui entièrement restaurés. Un cloître, une grande et une petite sacristie qui manquaient au vieux monument ont été bâtis entièrement à neuf. Dans les constructions nouvelles aussi bien que dans les restaurations, le grand style du moyen-âge a été reproduit avec une rigoureuse exactitude, et le XIIIe siècle est comme ressuscité dans la vieille cathédrale.

Placée au centre même de la capitale, dans l’île berceau de la Lutèce païenne, Notre-Dame fut dans tous les temps pour Paris une église bien aimée, et pour la France une église nationale. Son histoire a été écrite par des plumes savantes et pieuses, quand la piété inspirait les historiens et les érudits. Puis les archéologues, attirés par une curiosité toute profane, sont venus chercher des sujets de dissertations et de mémoires dans les mille légendes sculptées sur ses murailles. Les poètes ont chanté le demi-jour de sa nef, les sombres clartés de ses vitraux ; les romanciers ont transporté sur son parvis et dans ses tours les truands de la cour des Miracles et les enfans des races maudites. Enfouie dans de vieux livres oubliés depuis long-temps, défigurée par les archéologues, dramatisée par les conteurs, l’histoire de la vieille église s’était en quelque sorte perdue, comme l’histoire des héros du moyen-âge, dans tout un cycle légendaire ; elle s’en allait page à page comme le monument lui-même pierre à pierre ; mais, par une coïncidence heureuse, ce que d’habiles architectes ont fait pour l’édifice, un habile érudit vient de le faire pour les souvenirs historiques. Notre-Dame est aujourd’hui doublement restaurée.

Une importante publication relative à l’église métropolitaine de Paris a récemment trouvé place dans la Collection des documens inédits sur l’histoire de France ; elle contient, sous le titre général de Cartulaire de Notre-Dame, tous les actes concernant cette église, émanés des papes, des rois, des comtes, des évêques, des abbés et des officiaux, les privilèges, les indulgences de la cour de Rome, les ordonnances pastorales, les acquisitions des propriétés, le dénombrement des fiefs, l’état des personnes dépendantes de l’église, les fondations pieuses, etc. L’ensemble de ces actes jette le plus grand jour sur le régime intérieur de cette métropole et ses rapports avec la société civile. C’est tout à la fois de l’histoire, de l’inventaire, du procès-verbal et de la biographie. M. Guérard, l’éditeur du Cartulaire, dans une préface fort étendue, s’est attaché à mettre en lumière, en les coordonnant et en les expliquant, tous les faits notables dispersés dans le Grand et le Petit Pastoral, le Grand et le Petit Cartulaire, le Livre noir, le Cartulaire du mandé, le Livre des sermens, l’Obituaire et le Pouillé, précieux manuscrits qui donnent comme l’essence même des archives de l’église métropolitaine de Paris, et qui dormaient oubliés dans les dépôts scientifiques de cette capitale. Après avoir montré quel était ; le rôle particulier d’une grande église dans une grande ville, il restait à chercher quel avait été dans la société civile et politique le rôle de la société religieuse tout entière. M. Guérard n’a point négligé cette partie de sa tâche : il a de la sorte éclairé la monographie par la synthèse, et, contrairement à la méthode employée par un trop grand nombre de ses confrères, il s’est élevé du point de vue particulier au point de vue général. Les prolégomènes du Cartulaire se divisent ainsi en deux parties distinctes : l’une relative à l’église Notre-Dame, l’autre relative à l’église universelle, — et, cette division est indiquée d’avance à tous ceux qui, comme nous, voudraient interroger de nouveau l’histoire trop peu connue de la vieille basilique.


I

Depuis quelques années, l’étude des monumens religieux s’est bornée à peu près exclusivement à la partie architectonique ; mais ce n’est là qu’un côté de la question, le côté purement matériel. Représentées par l’association mystique du clergé attaché au service de leurs autels, les églises, durant la période gallo-romaine, furent comme le centre de l’administration. Plus tard, elles devinrent tout à la fois des écoles, des juridictions, des principautés souvent rivales de la couronne, et leur influence dans l’ordre civil fut aussi grande que dans l’ordre ecclésiastique. Par leur hiérarchie, leur discipline, elles formèrent de véritables petits royaumes qui avaient leur souverain représenté par l’évêque, leurs assemblées législatives représentées par les chapitres, leur budget, leurs sujets et même leurs soldats.

Notre-Dame offre un des exemples les plus saillans de cette organisation puissante et complexe. Le haut clergé de cette cathédrale se composait de l’évêque et des chanoines. L’évêque était élu par eux, et son élection devait se faire de trois manières : — par inspiration, par compromis, ou au scrutin. Dans l’élection par inspiration, le doyen du chapitre, après le Veni Creator, disait à ses collègues assemblés dans l’église : « Très chers frères, il me paraît qu’un tel est digne d’être élu. » On recueillait les voix, et, quand les chanoines avaient accepté à l’unanimité le candidat proposé par le doyen, on proclamait le nouvel évêque. Dans l’élection par compromis, chaque membre du chapitre apposait, en signe d’acceptation, son nom au bas d’un acte d’investiture ; enfin, dans l’élection au scrutin, on votait, comme aujourd’hui, sur des bulletins séparés.

Ainsi, dans la théocratie elle-même, le principe électif était la base de l’autorité ; mais ce principe, toujours contesté et toujours défendu, subit les plus grandes variations. Primitivement, l’épiscopat était dévolu au plus digne, dans le temple ou sur la place publique, par l’acclamation du peuple et du clergé, clero et populo acclamante ; mais les prêtres des premiers âges avaient une si haute idée des fonctions épiscopales, la responsabilité qu’elles entraînaient à leurs yeux était si grande, que, bien loin de solliciter des suffrages, ils essayaient souvent de s’y soustraire, persuadés que c’était se montrer indignes du titre d’évêque que de le rechercher. Cette sainte frayeur des dignités ne devait cependant se rencontrer que dans les temps héroïques du christianisme. Dès le VIe siècle, on vit les ecclésiastiques et les laïques eux-mêmes se disputer, par les moyens les plus coupables, la crosse et l’anneau, et, comme l’élection sans contre-poids avait entraîné les plus graves désordres, les rois crurent devoir interposer leur autorité. Carloman, au concile de Liptines, essaya de remédier aux abus par une espèce de coup d’état : il décida que les évêques seraient établis par les rois, avec l’aide du clergé et des grands. Les choix n’en furent pas meilleurs, et, pendant plusieurs siècles, malgré les conciles, qui défendaient, autant qu’il était en eux, le suffrage direct et universel, on essaya des modes les plus divers et les plus opposés : tantôt ce furent les rois qui présentèrent des candidats à l’acceptation du peuple et du clergé, tantôt ce furent le peuple et le clergé qui les présentèrent à l’acceptation des rois ; la couronne garda aussi pour elle-même les choix et les nominations, et en quelques lieux on laissa aux évêques mourans le soin de désigner leurs successeurs, dans l’idée qu’au seuil de ce monde inconnu où ils allaient entrer, leur esprit, dégagé de ses ténèbres et de ses passions, recevrait une sorte d’illumination divine. Cette question des élections canoniques fut, on peut le dire, l’une des grandes questions de l’église et de la société politique du moyen-âge. La pragmatique de saint Louis, la déclaration de 1682, le concordat, ne sont, pour ainsi dire, que les épisodes d’une guerre qui se prolongea durant bien des siècles. Les mêmes agitations se produisirent dans la société civile à l’occasion du principe de l’éligibilité ; la maxime tant de fois invoquée par l’église, celui qui doit être obéi par tous doit être choisi par tous, passa, pour ainsi dire, du temple sur la place publique, et c’est là, dans les institutions du passé, un fait qui n’a point été suffisamment mis en lumière. En effet, quand on remonte aux origines de notre histoire, on trouve presque toujours, comme principe des pouvoirs réguliers, la délégation collective. Les formes varient à l’infini : elles se modifient sans cesse, suivant les temps et les lieux ; mais on peut dire sans exagération que le droit électoral, combattu d’un côté par la féodalité et de l’autre par la royauté, n’en fut pas moins, pendant tout le moyen-âge, un droit imprescriptible et très étendu, non pas précisément en raison du nombre de ceux qui l’exerçaient, — car le travail des grands pouvoirs de l’état fut toujours de le restreindre, — mais en raison de l’importance et de la multiplicité des charges qui étaient conférées par la délégation.

Quelques documens du XIIe siècle donnent aux évêques de France le titre de prince, et ce titre peut s’appliquer justement à l’évêque de Paris. En confirmant les droits de la cathédrale, Louis-le-Débonnaire avait décidé que l’île de la Cité, ainsi que quelques rues adjacentes, seraient laissées tout entières au gouvernement de l’évêque : il était là, dit avec raison M. Guérard, comme un souverain entouré de ses sujets ; mais cette espèce de royauté ecclésiastique fut bientôt attaquée. Sous le règne de Louis-le-Gros, l’évêque dut recourir à ce prince pour défendre ses privilèges. Enfin ses droits et ceux du roi furent réglés en 1222. En vertu de cette transaction, le roi se réservait la connaissance du rapt et du meurtre dans le bourg de Saint-Germain-l’Auxerrois, lorsque les coupables étaient pris en flagrant délit, ou qu’ils faisaient spontanément l’aveu de leur crime. Quand les coupables ne faisaient point cet aveu, quand le flagrant délit n’était point constaté et qu’on voulait les convaincre par le duel, ce duel avait lieu à la cour de l’évêque. Celui-ci avait la punition des vols et autres crimes punissables par la mutilation ; il pouvait faire exécuter les coupables dans sa terre. Le roi avait l’ost et la chevauchée, c’est-à-dire le droit de lever des hommes et des chevaux pour la guerre dans une partie des terres de l’évêque. Il pouvait y lever aussi un impôt pour armer son fils chevalier, marier, ses filles ou payer sa rançon, s’il était pris dans une bataille ; mais, dans tous les autres cas, il avait besoin du consentement de l’évêque pour lever des contributions. Dans la rue Neuve en face de Notre-Dame, l’évêque avait la justice hors des maisons, à l’exception du cas de rapt et de meurtre, jusqu’à la grande rue du Petit-Pont ; mais la justice appartenait tout entière au roi, à l’intérieur des maisons de la même rue. À la fin du XIIIe siècle et dans le siècle suivant, les droits du prélat dans Paris reçoivent une grande extension. Il ne devait, ainsi que ses officiers et ses justiciables, plaider qu’au parlement. Il avait le tiers de la ville de Paris, cinq mille maisons environ, et en percevait les revenus une semaine sur trois. Il avait de plus toute la voirie de cette ville, la justice de la corporation des peintres, de celle des imagiers, brodeurs, émailleurs et fabricans de sceaux, la justice sur un grand nombre de fiefs voisins de Paris, des droits de péage sur les blés, les fruits, la quincaillerie, la pelleterie, le lin, le chanvre, le poisson de mer, etc. Les marchands étaient tenus de lui vendre au-dessous du cours et à crédit ; il conférait les maîtrises dans une douzaine de métiers.

La juridiction spirituelle de l’évêque n’était pas moins importante que sa juridiction temporelle : sa puissance et ses attributions épiscopales étaient nécessairement les mêmes que celles de tous les dignitaires de son rang ; mais les nombreux privilèges qui lui étaient accordés dans le gouvernement de son église lui assuraient, à certains égards, une position exceptionnelle et plus élevée. Depuis 1250, il jouissait du privilège de ne pouvoir être soumis à aucune sentence d’interdit ou d’excommunication. C’était là en quelque sorte un brevet d’infaillibilité délivré par le saint-siège, et, à de très rares exceptions près, les évêques de Paris se montrèrent dignes de la haute position qu’ils occupaient dans l’église gallicane.

Au-dessous de l’évêque, et quelquefois en face de lui, était placé le chapitre de Notre-Dame. L’origine des chapitres, on le sait, remonte jusqu’à saint Augustin. Ce grand prélat avait réuni un certain nombre d’ecclésiastiques qu’il envoyait, selon les besoins de la religion, aux diverses communautés chrétiennes. Ceux qui voulaient être admis dans cette pieuse association devaient distribuer, avant d’y entrer, leurs biens aux pauvres. Cette institution de l’évêque d’Hippone trouva de nombreux imitateurs en Occident, et, au VIIIe siècle, l’évêque Chrodegang, de Metz, appliqua aux chanoines les points les plus essentiels de la règle de saint Benoît. Louis-le-Débonnaire prescrivit l’adoption des statuts de Chrodegang, après les avoir fait retoucher par le diacre Climalar, et dès ce moment, dit Hurter dans son Tableau des Institutions de l’Église, les chanoines furent soumis à peu près à la même discipline que les maisons religieuses. Ils eurent une habitation commune, une table commune, un costume uniforme. Ils furent astreints à la prière, au travail, comme les moines, et prirent part, dans les églises épiscopales, à l’administration du diocèse. La dignité du canonicat fut aussi conférée quelquefois à des laïques. Les rois de France, par le seul fait de leur avènement à la couronne, étaient chanoines héréditaires de plusieurs cathédrales, et, lorsqu’ils entraient pour la première fois dans ces basiliques, on leur présentait l’aumusse et le surplis. Le roi Robert se montra très assidu à remplir les devoirs que lui imposait cette charge ; les jours de fêtes solennelles, il allait, vêtu d’une riche chappe de soie et le sceptre à la main, chanter au lutrin de Saint-Denis. Les comtes de Chastelus, en Bourgogne, étaient chanoines héréditaires de la cathédrale d’Auxerre, en récompense du service que l’un d’eux, comte de Beauvoir, avait rendu au chapitre de cette église en chassant une bande de brigands de l’une de ses propriétés. Lorsqu’il reçut l’investiture de son canonicat, le sire de Beauvoir se présenta à la porte du chœur botté, éperonné, armé de toutes pièces, l’aumusse sur le bras gauche, un faucon sur le poing et un surplis sur son armure. On le conduisit en grande cérémonie dans les stalles, et il se mit à chanter l’office avec ses nouveaux confrères.

Au XIIIe et au XIVe siècle, le chapitre de Notre-Dame de Paris était composé de huit dignités et de cinquante-deux prébendes, c’est-à-dire de cinquante-deux canonicats simples, auxquels étaient attachés des revenus. Les huit dignitaires étaient le doyen, le chantre, les trois archidiacres, le sous-chantre, le chancelier et le pénitencier. Les chanoines habitaient dans le cloître, accessoire très important de l’église Notre-Dame, qui s’étendait à l’est et au nord de cette église jusqu’au bord de la Seine. Ce cloître, au commencement du XIVe siècle, renfermait trente-sept, maisons, qui toutes étaient dotées de terres et rentes, et c’était là l’écueil. Enrichis par les revenus de leurs prébendes, les chanoines du moyen-âge ne se contentaient pas, comme au temps de Boileau, de bien dîner et de bien dormir ; il leur fallait encore, à ce qu’il semble, d’autres distractions, car les statuts capitulaires leur défendent de garder des femmes la nuit dans leurs maisons, excepté leurs mères, leurs soeurs, leurs parentes an troisième degré, ou les dames de haut parage qu’il eût été difficile d’expulser sans scandale. En 1334, les parentes elles-mêmes furent proscrites, et bientôt, après avoir chassé les femmes, on chassa les vendeurs, car les titulaires de prébendes, pour tirer un meilleur profit des vins de leurs récoltes, en trafiquaient eux-mêmes et tenaient des tavernes ; on décida que le vin vendu dans le cloître ne serait vendu qu’en gros, et que celui qu’on saisirait dans les tavernes serait donné aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. Il fut également décidé qu’on expulserait de l’enceinte du cloître les ours, les cerfs, les corbeaux, les singes et autres animaux inutiles ou nuisibles qu’on y entretenait comme dans une ménagerie ou dans un parc.

Le chapitre jouissait sur divers quartiers de Paris d’une juridiction très étendue, mais en même temps très divisée. Il avait la justice haute, moyenne et basse, de la nef, des bas-côtés et du parvis de Notre-Dame, de l’Hôtel-Dieu, d’un grand nombre de rues, de portions de rues, quelquefois même de maisons isolées sur la rive gauche et la rive droite de la Seine. Ce morcellement donnait lieu à une infinité de chicanes, et, comme les juridictions co-existantes se contrariaient sans cesse et cherchaient à empiéter les unes sur les autres, il y avait presque toujours deux procès pour un, le premier entre les juges qui plaidaient pour le droit de juger, le second entre les parties qui plaidaient pour obtenir justice sans savoir souvent à qui la demander. Outre ses droits de justice, le chapitre avait des revenus et des biens considérables ; ces biens, en tant que propriétés foncières, étaient administrés par des prévôts, des maires et des doyens, qui agissaient tout à la fois comme intendans, comme juges et comme fermiers ; car le principe de la propriété territoriale, toujours respecté parle catholicisme, était au moyen-âge beaucoup plus fortement constitué que de nos jours, et il se liait très étroitement au principe même de l’autorité. Chez les Germains, c’était le courage qui faisait les chefs ; chez les Francs, ce fut la terre qui fit les nobles ; ce fut elle aussi qui fit les juges : on était magistrat parce qu’on était propriétaire. « Il est douteux, dit à ce propos l’éditeur du Cartulaire, il est douteux que dans la barbarie du moyen-âge le gouvernement du peuple eût trouvé autre part plus de garanties que dans les intérêts de ses maîtres, et que la magistrature eût pu s’allier mieux qu’avec la propriété. » Du reste, cette magistrature était grossière comme les mœurs, et c’est surtout dans la pénalité criminelle que se montre toute la barbarie de notre ancien droit. C’est là surtout que se révèle l’immense supériorité de la société religieuse sur la société civile. Dans le droit canonique, en effet, tout est admirable d’ordre, de logique, de prévoyance ; dans le droit féodal ou municipal, au contraire, il n’y a que chaos, arbitraire, violence. Dans les épreuves par l’eau et par le feu, c’est le hasard qui décide ; dans la torture, c’est la douleur qui fait souvent que l’innocence se condamne elle-même. Il faut attendre jusqu’au XIVe siècle pour trouver la preuve par témoins nettement établie ; il faut attendre jusqu’à la fin du XVe pour trouver en germe la première notion des circonstances atténuantes. La gravité de la peine n’est jamais réglée sur la gravité morale du délit. Tandis que les voleurs sont pendus, mutilés, enfouis tout vifs, les meurtriers en sont quittes pour l’exil ou l’amende. Il semble que la notion du juste et de l’injuste varie de ville à ville, et, quand on suit dans le détail cette législation à la fois impuissante et cruelle, on se demande comment une société aurait pu subsister dans des conditions pareilles, si le christianisme n’avait fait briller au milieu de ces ténèbres les lumières de son impérissable raison.

II

L’histoire des évêques de Paris est pour ainsi dire le corollaire indispensable de l’histoire de Notre-Dame. Depuis saint Denis, l’apôtre de Lutèce, jusqu’à notre temps, la liste chronologique des prélats parisiens ne comprend pas moins de cent vingt-cinq noms, qui résument en quelque sorte l’histoire du catholicisme français. Des saints, des martyrs, des écrivains, des hommes d’état, figurent dans cette longue liste, et chaque homme éminent représente à sa date les tendances les plus saillantes de l’esprit du clergé national.

En remontant aux origines mêmes, nous trouvons cette obscurité qui enveloppe, sur tous les points de la France, la propagation première du christianisme. Le plus ancien de nos évêques, saint Denis, est-il, comme l’ont prétendu quelques érudits, le même personnage que saint Denis l’aréopagite ? A-t-il vécu dans le Ier ou le IIIe siècle ? Telle est la question que se sont posée les écrivains ecclésiastiques, qui, trouvant un saint sur le calendrier, n’auraient point osé révoquer en doute son identité. — Saint Denis n’a jamais existé, disent à leur tour les sceptiques, qui, comme Launoy, le dénicheur de saints, n’acceptent le martyrologe que sous la réserve d’un contrôle sévère : ce saint et ses deux compagnons Rustique et Éleuthère ne sont que l’incarnation légendaire de Bacchus sous ses trois noms mythologiques. Le christianisme, qui convertissait jusqu’aux pierres des temples païens en les jetant dans les fondations des églises, le christianisme aurait ainsi converti même le dieu du vin, métamorphosé en apôtre, pour fixer, par la puissance des souvenirs, la vénération des adeptes de la religion nouvelle dans les lieux consacrés par la vénération des païens. — Ce problème agiographique a donné lieu à une polémique très vive ; on a beaucoup écrit sans rien prouver, et la question est restée indécise comme au moment où elle a été soulevée. Ce qui concerne les successeurs immédiats de saint Denis n’est pas mieux connu, et cette incertitude, cette obscurité, qui se retrouvent pour les premiers âges dans l’histoire de la plupart des diocèses, semblent prouver que le christianisme, à sa naissance, resta, pendant un assez long espace de temps, à l’état de doctrine occulte, et que ce qu’on appelait une église dans les premiers siècles n’était, à proprement parler, qu’une association formée entre quelques initiés.

Paul, le septième évêque, qui vivait au temps du concile de Paris, en 361, est resté célèbre par un Traité de la Pénitence, dirigé contre les doctrines de Lucifer de Cagliari, qui avait jeté dans les consciences une sorte de terreur religieuse, en développant dans un écrit plein de dureté cette maxime désolante : qu’il ne faut pas épargner ceux qui pèchent contre Dieu. Les pénitens, n’espérant plus leur pardon, se précipitèrent' vers l’abîme ; Paul essaya de leur rendre le courage, en leur montrant l’expiation dans le repentir et la clémence infinie de ce dieu nouveau qui venait de détrôner les dieux égoïstes et sans pitié de l’Olympe antique. Le Traité de l’évêque Paul exerça une influence très salutaire dans les Gaules, où, comme le disent les bénédictins, le livre de Lucifer avait fait autant de désespérés qu’il y avait de pénitens. Ainsi la première œuvre littéraire de l’épiscopat parisien est une œuvre de mansuétude et de tolérance, et, il faut le dire pour l’honneur de l’église gallicane, la tolérance fut toujours son caractère distinctif : jusqu’au XIIe siècle, il n’y eut point en France une seule persécution, et à toutes les époques les hommes éminens de notre clergé national se sont souvenus du précepte de saint Bernard, que la foi doit être enseignée et non imposée, fides suadenda, non imponenda. Ce n’est point l’église de France qui a conseillé les rigueurs barbares dont on l’a trop souvent rendue responsable ; c’est la politique qui s’est couverte pour les commettre du prétexte de la religion.

Parmi les successeurs de Paul, saint Marcel ou saint Marceau, Parisien de naissance, se distingua par sa science et ses vertus, et si l’on cherche à dégager du symbolisme de la légende des faits précis ou du moins probables, on peut penser que Marcel, comme le Hongrois saint Martin, fit sortir la religion nouvelle de la réserve dans laquelle elle s’était tenue jusqu’alors vis-à-vis de l’ancien culte, et qu’il prit vigoureusement l’offensive contre les traditions du paganisme. Un dragon monstrueux, dit la légende, répandait la terreur dans les environs de Paris ; saint Marcel, voulant débarrasser la contrée de cet hôte redoutable, contre lequel les armes et le courage ordinaire ne pouvaient rien, alla le chercher dans son repaire, lui donna trois coups de crosse sur la tête, l’attacha avec son étole, et, le traînant au bord d’une rivière, lui ordonna de se jeter à l’eau ; ce que le monstre exécuta avec une docilité parfaite. Ce monstre n’est autre chose que l’emblème du démon, père de l’idolâtrie, comme le triomphe de saint Marcel est le triomphe même du christianisme. Cette légende populaire pendant le moyen-âge fut dramatisée à la procession des Rogations, où les habitans de Paris virent figurer, pendant plusieurs siècles, un grand dragon d’osier. Le nom du saint qui en est le héros est devenu le nom de l’un des quartiers les plus importans de la capitale, et aux deux extrémités de cette ville qui a donné le signal de toutes les révolutions et sapé toutes les croyances, Montmartre, le mont des martyrs, et le faubourg Saint-Marceau rappellent encore les âges héroïques du christianisme.

Saint Germain, le vingtième évêque, qui monta sur le siège de Paris vers 555, marqua, pour ainsi dire, l’avènement de l’influence de l’épiscopat sur les destinées de la monarchie française. Placé en présence de la barbarie mérovingienne, il adoucit, par ses exemples et ses avis, l’âpreté des rois chevelus. Les successeurs de Germain, dignes héritiers de sa piété et de sa science, travaillèrent, comme lui, à développer la civilisation morale, à maintenir la paix publique. Céranne ou Céran, qui vivait en 614, s’occupa de recueillir les actes des martyrs, et d’en populariser la connaissance dans son diocèse, pour entretenir, par de grands exemples, le courage et le dévouement des fidèles confiés à ses soins. Au milieu du même siècle, saint Landry étonne par les miracles de sa charité. En 651, pendant une famine, il vendit ses habits et les vases sacrés de son église pour nourrir les pauvres, et, tout en s’occupant de bonnes œuvres, il seconda avec un zèle infatigable l’étude des lettres et du droit. Ce fut lui qui engagea Marculfe à écrire ses Formules, et c’est à cet encouragement que nous devons l’un des monumens les plus curieux de notre ancienne législation ; c’est aussi à un évêque, Erchenrad, que Paris est redevable de l’établissement de ses écoles, qui furent, on peut le dire sans exagération, l’une des premières causes de sa suzeraineté intellectuelle.

De l’époque où vécut saint Denis jusqu’au IXe siècle, un seul des prélats parisiens, Saffaracus, oublia les devoirs de son ministère. Accusé et convaincu par ses propres aveux d’un crime capital, dans un concile convoqué à Paris tout exprès pour le juger, il fut condamné à être enfermé pour le reste de ses jours dans un monastère ; mais c’est là un fait exceptionnel. Ses successeurs firent oublier bien vite le scandale qu’il avait causé, et en 886 l’évêque Gozlin acquit, sur un théâtre inconnu jusqu’alors à l’épiscopat, une gloire nouvelle. Appelé, vers 883, au gouvernement de l’église de Paris, Gozlin mit tous ses soins à fortifier l’île de la Cité, car il prévoyait qu’un jour ou l’autre les Normands, attirés par les richesses de la cathédrale, tenteraient de la mettre au pillage, et de s’établir, comme ils le faisaient partout, dans un poste qui les rendait maîtres de l’un des fleuves les plus importans de l’empire. Germain, Laudry, Erchenrad, avaient fondé des abbayes, des écoles, des églises. Pour défendre et sauver d’une ruine inévitable ce que ses prédécesseurs avaient créé, Gozlin bâtit des tours et des remparts, et quand le chef normand Sigefred se présenta, au mois d’octobre 886, sous les murs de Paris, sur une flotte montée, dit-on, par quarante mille hommes, l’évêque Gozlin, aidé du comte Eudes et d’Èble, son propre neveu, opposa aux pirates une résistance désespérée. La défaite, c’était la mort ; mais, pour l’évêque, cette mort du champ de bataille, c’était le martyre. Soutenu par le sentiment du devoir, excité par sa foi, et peut-être aussi par cette fascination des nobles dangers qui séduit les grands cœurs, Gozlin fit planter une croix sur la brèche, et, le casque en tête, la hache à la main, il se porta toujours aux premiers rangs pour repousser les attaques nombreuses que les pirates dirigèrent contre la forteresse. Ce siége, qui fut un des grands épisodes du IXe siècle, a trouvé un Homère barbare dans le moine Abbon, et, dans les vers à la fois naïfs et pédantesques du vieux poète, on suit encore aujourd’hui les péripéties de la lutte avec le même intérêt que les péripéties d’une bataille où se joueraient les destinées de la patrie.

L’énergique résistance opposée par l’évêque Gozlin aux Normands ne fut pas seulement un fait de guerre très remarquable, mais encore un grand événement politique, car si les Normands, maîtres de Paris, s’étaient établis au centre même de l’empire, c’en était fait peut-être de notre unité nationale ; ce point de vue n’a point échappé aux écrivains du moyen-âge qui nous ont transmis les détails du siège, et l’un d’eux dit en propres termes que l’évêque Gozlin sauva l’empire des Francs.

Ici se termine ce qu’on pourrait appeler l’époque héroïque de l’épiscopat parisien. Aux martyrs, aux apôtres, aux guerriers succédent les administrateurs et les théologiens. Ils se mêlent à toutes les questions soulevées au XIIe et au XIIIe siècle par les écoles mystiques et rationalistes, à tous les débats qu’enfante la discipline ecclésiastique, à toutes les querelles qui agitent les divers ordres religieux, à toutes les luttes qui naissent entre la tradition et l’esprit d’examen.

Le mouvement artistique provoqué par le mysticisme du XIIe siècle inspire à Maurice de Sully la création de Notre-Dame. Pierre Lombard marche sur les traces d’Abeilard, en essayant, comme l’auteur du Sic et Non, d’éclairer par des principes rationnels les mystères de la religion chrétienne, et de concilier ainsi la foi et la raison. Pierre de Nemours (1208-1210) se laissa entraîner sur une pente funeste ; il appela à Paris l’ordre de Saint-Dominique et fit rechercher les disciples d’Amaury de Chartres, qui prétendaient établir une sorte de consanguinité entre les chrétiens et le Christ, et qui, considérant la créature comme une émanation charnelle du Dieu fait homme, constituaient un véritable panthéisme par le dogme même de l’incarnation divine. Quelques-uns de ces malheureux, qui s’étaient, selon toute apparence, organisés en société secrète, furent découverts par l’évêque, qui en fit brûler neuf : heureusement pour l’honneur de l’épiscopat, la conduite de Pierre de Nemours n’a point trouvé d’imitateurs parmi les évêques de Paris, et, après lui, la discussion pacifique reprit son cours.

Guillaume d’Auvergne, qui gouverna le diocèse de Paris de 1228 à 1248, se signala, comme Pierre Lombard, dans la philosophie scholastique, et on peut justement le considérer comme l’un des hommes les plus remarquables de son temps. Ses œuvres théologiques, très nombreuses, ne sont point renfermées dans les questions de l’école. Guillaume y touche souvent aux problèmes qui intéressent le plus directement la conduite de l’homme dans la société et la vie pratique, et ses Traités des Mœurs, des Lois et des Vices le placent au premier rang des moralistes du moyen-âge. Mêlé aux plus importantes affaires politiques de son temps, il déposa Pierre, duc de Bretagne, qui s’était allié au roi d’Angleterre Henri III, et, dans l’entrevue que le pape Innocent IV et saint Louis eurent à Cluny en 1245, entrevue où fut discutée la question d’une croisade, il eut la sagesse de détourner le roi de France de cette entreprise. D’utiles établissemens furent, par ses soins, fondés dans le diocèse, et il s’occupa avec un grand zèle d’arracher au vice les femmes, déjà trop nombreuses de son temps, que les séductions de la grande ville avaient entraînées dans une vie coupable. Singulière époque que ce moyen-âge ! mélange bizarre de barbarie et de pitié ! On brûle les hérétiques ; chaque année, le jour du vendredi-saint, en certaines villes, on lapide un Juif par devoir de conscience, et à côté de ces cruautés on trouve une charité infinie, dont le secret semble à jamais perdu dans la civilisation moderne !

À partir des dernières années du XIIIe siècle jusqu’au commencement du XVIe, l’église de Paris fut, à de rares exceptions près, pacifiquement gouvernée par ses évêques, et ce que disent les bénédictins de Simon Matifas, subditos suos magna cum tranquillitate rexit, peut s’appliquer à presque tous ses successeurs. Durant cette période, la plupart des prélats parisiens furent en même temps théologiens et jurisconsultes, et, en cette double qualité, ils prirent part simultanément à la direction des affaires de l’église et de l’état. Matifas, Pierre d’Orgemont, remplirent avec une grande habileté les fonctions de conseillers du roi ; Pierre de La Forêt, en 1350, fut chancelier de France. En maintes circonstances, ces évêques se montrèrent remplis de prudence et de sagesse. Leur intervention dans la politique fut presque toujours salutaire, et, quand Paris tomba aux mains des Anglais, ils restèrent fidèles à la cause nationale, témoin le Normand Jean de Courtecuisse, surnommé par ses contemporains le docteur sublime, qui se consolait de l’animosité de Henri V en traduisant le traité de Sénèque sur la Vertu. Ce sentiment de patriotisme mérite d’autant plus d’être remarqué, qu’à cette époque les Parisiens, nobles ou bourgeois, semblaient avoir oublié la France, et qu’ils étaient devenus très bons Anglais, comme plus tard, pendant la ligue, ils devinrent très bons Espagnols.

Malgré les désastres de toute espèce, malgré les déchiremens de la guerre civile et de la guerre étrangère, le XIVe et le XVe siècle furent pour l’épiscopat parisien des époques glorieuses et paisibles. Au milieu des troubles qui agitèrent le XVIe siècle, troubles civils ou religieux, les évêques de Paris montrèrent une grande modération, et la violence fut en général concentrée dans les rangs inférieurs du clergé. La Saint-Barthélemy, dont la pensée fut, selon toute probabilité, conçue par le duc d’Albe, n’est point un crime français. L’épiscopat parisien y resta complètement étranger, et Catherine de Médicis, en l’exécutant, ne fit que mettre en pratique les théories que l’auteur du Prince avait développées pour sa famille. Machiavel ordonnait de tuer un parti, d’un seul coup, comme on tue un homme, sans que la persécution traîne. Catherine obéit à Machiavel ; mais l’église ne fut pour rien dans le tocsin du massacre. Au milieu des saturnales de la ligue, Pierre de Gondi resta toujours fidèle aux principes d’une sage modération. Il avait horreur de la guerre civile, et ses efforts les plus constans furent tournés vers le bien public : il voulait, comme le disait Henri IV, marier la France avec la paix ; mais le conseil de l’union, qui exerçait sur les affaires la même pression que la société des jacobins exerça, deux siècles plus tard, sur la convention, avait déchaîné les passions populaires et la démagogie cléricale avec tant d’habileté et de violence, qu’il n’était point au pouvoir d’un homme d’en conjurer les égaremens.

Au XVIIe siècle, les évêques ou plutôt les archevêques de Paris[2] se partagent en deux classes distinctes : l’une représentant, avec Pierre de Marca et Hardouin de Péréfixe, la véritable tradition religieuse ; l’autre représentant, avec Paul de Gondi, cardinal de Retz, et Harlay de Chanvallon, la tradition mondaine et les mœurs de cour. Duelliste, conspirateur, coureur d’aventures galantes, écrivain du premier ordre, observateur plein de finesse, intrigant plein de génie, Paul de Gondi, qui se vengeait de Richelieu en lui prenant ses maîtresses, qui fut l’ame de la fronde, et se trouva mêlé à toutes les agitations de son temps, tout en essayant, comme il le disait lui-même, d’être fidèle à la soutane, n’eut d’un évêque que le titre et les honneurs, et la pensée de sa vie fut de mettre en pratique cet art de réussir dont Machiavel fut le théoricien et la victime, art funeste à ceux qui l’exploitent, et qui n’aboutit le plus souvent qu’à l’impuissance et à la déception ; car, ainsi que l’a dit Descartes, « la grande habileté dans ce monde, c’est de n’en point avoir et de n’en point chercher. » Aussi galant que Paul de Gondi, Harlay de Chanvallon prit part à toutes les querelles, à toutes les affaires ecclésiastiques de son temps, comme Paul avait pris part à toutes les luttes politiques. Courtisan empressé, il seconda les vues de Louis XIV dans les discussions sur la régale, l’édit de vantes, la déclaration de 1682, et se montra toujours ultra-gallican lorsqu’il s’agissait de défendre les privilèges de la monarchie française ; rigoriste à l’excès vis-à-vis de ses subordonnés, par cela seul peut-être qu’il était dans ses mœurs d’un relâchement extrême, il fut l’amant heureux de Mme de Bretonvillers, de la marquise de Gourville, de la duchesse de Lesdiguières, persécuta les jansénistes, et refusa la sépulture à Molière. Cet acte de rigueur eut deux motifs, et Harlay de Chanvallon, en le décrétant, voulut frapper à la fois l’acteur et l’auteur. En frappant l’acteur, il ne faisait que se conformer aux décrets du concile de Trente ; soldat de l’église, il exécutait tout simplement sa consigne ; en frappant l’auteur, il cédait, non pas, comme on l’a dit, aux injonctions des jésuites, mais aux scrupules des personnes pieuses qu’avaient effrayées Don Juan et le Tartufe.

Certes, nous ne prétendons point justifier ici une sévérité qui, de notre temps, ne peut rencontrer que le blâme ; nous voulons seulement expliquer un fait qui n’a rien que de très naturel, quand on se reporte au XVIIe siècle. Ce ne furent pas seulement, comme on l’a dit souvent et comme on le répète chaque jour, les faux dévots et les jésuites qui se déchaînèrent contre l’auteur du Tartufe ; ce furent aussi les jansénistes et les personnes sincèrement pieuses. Don Juan et le Tartufe sont sans aucun doute les œuvres les plus hardies qu’ait produites en France le XVIIe siècle ; elles forment la transition entre Rabelais et Voltaire, et il est impossible d’admettre, sans se montrer naïf à l’excès, que Molière, en écrivant le Festin de pierre, ait voulu faire un drame contre l’impiété et corriger les esprits forts en les menaçant de la vengeance du ciel, comme il est impossible d’admettre qu’en écrivant le Tartufe il ait voulu défendre la religion contre l’hypocrisie qui ne fait que la compromettre. Au milieu de tant d’opinions contradictoires, s’il nous était permis d’émettre à notre tour une opinion personnelle, nous dirions que Molière, selon nous, en écrivant ces deux chefs-d’œuvre, n’eut aucune arrière-pensée religieuse, soit dans le sens de l’attaque, soit dans le sens de la défense ; qu’en voyant autour de lui des esprits forts et des hypocrites, il les fit vivre sur le théâtre avec cette vérité profondément humaine qui éclate dans toutes ses œuvres, et que ce fut cette vérité même qui, en effrayant Bossuet, Bourdaloue, le parti janséniste, en un mot toutes les consciences sévères, attira sur l’auteur les rigueurs du clergé ; car il était facile de prévoir que le Festin de pierre deviendrait bientôt un arsenal de sarcasmes, et que le trait lancé dans Tartufe contre ceux qui se couvraient de la piété comme d’un masque serait ramassé par ceux qui ne croyaient plus, et lancé tôt ou tard contre ceux qui croiraient encore. Le mandement de Harlay de Chanvallon contre le Tartufe ne fut que le prélude du mandement de Christophe de Beaumont contre Rousseau. Dans l’un et l’autre cas, l’église se sentait menacée, et il est juste de le reconnaître, toutes les fois que, dans de semblables circonstances, elle use des armes spirituelles, les seules qu’il lui soit permis d’employer, elle reste parfaitement fidèle à l’esprit même de ses traditions et de ses lois.

Les archevêques qui gouvernèrent au XVIIIe siècle le diocèse de Paris, le cardinal de Noailles, de Vintimille, Christophe de Beaumont et Leclerc de Juigné, firent oublier par de grandes vertus et une charité digne des premiers temps les scandales qu’avaient causés Paul de Gondi et Henri de Chanvallon. Le jansénisme et la philosophie leur causèrent souvent de graves embarras, et deux d’entre eux, le cardinal de Noailles et Christophe de Beaumont, se montrèrent aussi intolérans dans leur foi que les philosophes dans leur incrédulité ; mais du moins, dans les causes qu’ils soutinrent chacun à son point de vue, ils suivirent avec une grande droiture les inspirations de leur conscience, ils eurent, même en se trompant, l’inflexibilité des convictions, et leurs adversaires les traitèrent avec respect. Leur lutte contre les encyclopédistes et les philosophes offrit cela de particulier, qu’au lieu de condamner purement et simplement, comme avaient fait leurs prédécesseurs, les livres qui leur paraissaient dangereux, ils les discutèrent en essayant de les réfuter, et cette périlleuse épreuve tourna presque toujours contre eux. Que pouvaient d’ailleurs les convictions obstinées et les vertus de quelques hommes en présence de l’irrésistible mouvement des esprits ? L’église et la royauté devaient s’abîmer dans le même naufrage. Le successeur de Germain, de Landry, de Pierre Lombard, l’Alsacien Gobel, vint, le 7 novembre 1793, avec treize de ses collègues, déclarer à la barre de la convention qu’il ne reconnaissait « d’autre culte que celui de la liberté et de la sainte égalité. » Le président le félicita de sacrifier les hochets gothiques de la superstition et d’abjurer l’erreur. Gobel déposa sa croix, son anneau, s’affubla du bonnet rouge, et, quelques mois après, il mourait sur l’échafaud avec Chaumette et le comédien Grammont.

On le voit, pendant l’espace de seize siècles l’épiscopat parisien a traversé bien des vicissitudes. À part un très petit nombre d’hommes qui oublièrent les devoirs et la dignité de leur mission, on peut dire que la science, les vertus, les lumières politiques, furent héréditaires dans cette longue dynastie sacerdotale, dont le rôle a été, ce nous semble, trop peu apprécié par l’histoire. En touchant à notre temps même, un fait nous a frappé : c’est l’analogie que présente la vie des archevêques contemporains avec celle des prélats de la primitive église. Il y a là comme une renaissance du christianisme des premiers âges, et la chaîne des grandes traditions semble se renouer par MM. de Quelen et Affre. Si M. de Quélen, en se mêlant à la politique active, se laissa quelquefois entraîner par son zèle et méconnut l’esprit de son temps, comme prêtre il donna toujours l’exemple du plus noble dévouement : en 1814, dans les hôpitaux de Paris encombrés de blessés et ravagés par le typhus ; en 1831, dans ces mènes hôpitaux désolés par le choléra, il fut alors, comme l’évêque Germain chanté par Chilpéric, le pasteur et le médecin, et l’Œuvre des Orphelins, dont il conçut l’idée dans les salles mêmes de l’Hôtel-Dieu, peut se comparer aux plus belles institutions de la charité évangélique, comme la mort de M. Affre peut se comparer aux plus belles morts de l’antiquité chrétienne. Sceptique ou croyant, quand on garde au fond du cœur la sympathie des grandes choses, on s’incline avec respect devant ces nobles exemples, et on sent qu’il reste dans cette société flétrie, malade d’égoïsme, un principe supérieur où quelques ames d’élite peuvent puiser encore l’abnégation et le dévouement.


III

Nous connaissons la constitution et l’histoire de l’église de Paris. Le Cartulaire, qui nous montre cette histoire sous un nouveau jour, nous permet aussi d’apprécier plus nettement les diverses phases qu’a traversées l’influence du clergé sur les affaires civiles. Au moyen-âge, le clergé n’était point seulement puissant, il était aussi populaire, et quand on voit de nos jours combien il est difficile d’accorder la popularité et la puissance, on est forcé de reconnaître qu’il y a là un problème historique dont il faut chercher la solution en dehors des conditions politiques et morales de la société moderne. C’est à cette solution que s’est attaché M. Guérard dans la partie générale de son travail. La popularité du clergé une fois constatée, l’éditeur du Cartulaire en trouve les causes : d’abord dans les cérémonies du culte, puis dans les institutions ecclésiastiques, enfin dans la conduite de l’église envers le peuple.

Les cérémonies du culte étaient tout à la fois pour la foule un spectacle et un enseignement. La célébration des offices formait comme un drame en plusieurs actes dans lequel l’intérêt allait toujours croissant. L’ordre des cérémonies, les parfums de l’encens, les fleurs et les herbes qui jonchaient le pavé du temple, la richesse des ornemens, exerçaient sur les yeux une sorte de fascination. La langue latine était encore comprise de la plupart des assistans, qui pouvaient ainsi pénétrer le sens le plus intime des prières. Les chants sacrés surtout présentaient un grand charme pour la multitude et ces chants, seule poésie des âges de foi, étaient devenus tellement populaires, qu’on les répétait dans les festins, et que les litanies avaient remplacé sur le champ de bataille l’antique bardit des populations germaniques. L’émouvant spectacle des pompes chrétiennes avait succédé aux jeux féroces du cirque, aux jeux obscènes du théâtre, et la foule se portait avec tant d’empressement dans les temples, que, pour faire participer tous les fidèles à la célébration des mystères, on réitérait le sacrifice de la messe au fur et à mesure que les églises se remplissaient de nouveaux assistans, Les guerriers étaient contraints, par une force en quelque sorte surhumaine, de baisser la tête devant le prêtre et de s’agenouiller devant un maître invisible qu’on leur apprenait à redouter comme un juge. L’église, aux yeux de la foule, devenait un lieu extra-terrestre, ou se révélaient, dès cette vie, toutes les joies promises aux élus ; on y trouvait la représentation du séjour des bienheureux, et l’impression était si profonde sur ceux mêmes que n’avait point encore régénérés le baptême, que Clovis, en entrant pour la première fois dans la cathédrale de Reims, demandait à ses Francs si c’était là ce paradis qu’on lui promettait au nom du Dieu de Clotilde.

En défendant aux guerriers barbares, si fiers de leur courage, d’entrer en armes dans le sanctuaire, l’église leur apprenait qu’elle ne reconnaissait pas l’empire de la force. Elle leur apprenait également dans les cérémonies religieuses, par l’ordre établi entre les assistans, qu’il n’y avait pour elle ni vainqueurs ni vaincus, ni Francs ni Romains, ni serfs ni hommes libres, mais seulement des fidèles, et que parmi les fidèles il n’existait nulle autre distinction que celle qu’elle établissait elle-même par la hiérarchie d’une aristocratie purement morale. En effet, une fois entrés dans le temple, l’inégalité sociale disparaissait entièrement entre les hommes de diverses classes. Il n’y avait plus que des chrétiens, des catéchumènes et des pénitens, et de la sorte, dit avec raison M. Guérard, « l’homme faible, si peu protégé par la loi, voyait souvent placé derrière lui et à un rang inférieur l’homme puissant dont il avait souffert l’oppression. »

Les institutions ecclésiastiques ne contribuaient pas moins que les cérémonies religieuses à affermir l’autorité de l’église. La pénalité canonique était au nombre des plus puissans moyens d’influence dont disposait l’église. Au nombre des peines canoniques, il en est une sur laquelle nous avons des idées généralement fausses : je veux parler du refus de sépulture. Le refus de sépulture a été souvent invoqué par l’école du XVIIIe siècle comme une preuve de la dureté et de la barbarie de l’église, et cependant c’était là, au moyen-âge, la seule arme qu’elle pût employer contre l’endurcissement des grands coupables. Elle ne connaissait, en effet, ni les supplices, ni les amendes, ni les confiscations, ni l’exil, attendu que pour elle il n’y avait point d’exil possible son royaume s’étendait sur toute la terre. Il fallait donc, pour ceux qui ne s’étaient point humiliés sous la pénitence, pour ceux qui s’étaient, jusqu’au dernier terme de leur vie, obstinés dans le mal, pour ceux mêmes qui échappaient à la justice des hommes, un châtiment plus grave et plus terrible que tous ceux qu’infligeait cette justice elle-même, justice incomplète, impuissante, qui transigeait avec le crime en l’absolvant à prix d’argent, ou qui le laissait impuni, faute de pouvoir l’atteindre. L’église ne transigeait pas, et elle atteignait toujours les coupables, même après la mort, en repoussant de la terre bénie du cimetière ceux qui ne s’étaient point repentis. Le refus de sépulture, comme la pénitence publique, avait donc un but moral ; c’était, en présence de la barbarie du moyen-âge, une véritable nécessité, et s’il devint souvent, comme l’excommunication, une source d’abus très graves, ce n’est point l’église qui doit en être responsable, mais les individus qui, dans l’église, s’écartaient du véritable esprit de ses institutions. Il est à remarquer d’ailleurs qu’à toutes les époques, et au moment même où des membres indignes du clergé donnaient l’exemple de tous les désordres, des voix éloquentes s’élevèrent toujours du sein du clergé même pour gémir et pour protester. Hincmar flétrit avec indignation la cupidité des prêtres qui refusaient l’entrée du cimetière à ceux qui les avaient oubliés dans leur testament. Agobar déclare indignes du nom de chrétien ceux qui avaient recours aux ordalies et à toutes les pratiques superstitieuses que l’ignorance, aidée des derniers souvenirs du paganisme, avait introduites dans le sanctuaire. Si l’église espagnole rétablit par l’inquisition le sacrifice humain dans la loi religieuse, saint Bernard proclame, avec l’église de France, qu’il faut engager, et non forcer à croire, fides suadenda, non imponenda, et l’on peut dire sans exagération qu’au milieu des ténèbres les plus profondes, au milieu des désordres les plus scandaleux, l’esprit chrétien ne fut jamais complètement obscurci, et que les traditions des temps primitifs se conservèrent toujours, et d’une manière continue, dans quelques ames d’élite.

L’église a dit souvent qu’elle était la mère des malheureux, et elle l’a dit avec raison, car les documens les plus authentiques constatent que sa sollicitude s’étendait à toutes les misères. « Si vous n’avez qu’une bouchée de pain, disait saint Césaire, partagez-la ; si le pain vous manque, donnez vos larmes : c’est l’aumône du cœur, la seule qui reste aux pauvres ; elle est aussi sainte, aussi pure aux yeux de Dieu que l’aumône d’argent. » Ce précepte de l’évêque d’Arles fut rigoureusement suivi. C’est aux évêques qu’appartient la gloire d’avoir fondé les hôpitaux, et tout porte à croire que, dans les Gaules, le premier établissement de ce genre est dû à saint Césaire. Les villes épiscopales en furent aussi dotées les premières, et en 816 le règlement d’Amalaire impose aux évêques français l’obligation d’annexer des hospices aux cathédrales et de leur assurer des ressources suffisantes. Tous ceux qui étaient faibles ou qui souffraient, dans ces âges où la faiblesse était toujours opprimée par la force, tous ceux que la dureté des temps avait dépossédés, se plaçaient sous le patronage des églises et vivaient de leur pain. Chaque paroisse, chaque monastère nourrissait un certain nombre de malheureux, qui étaient considérés comme de véritables bénéficiers et qu’on dégradait lorsqu’ils se rendaient indignes. Inscrits sur le registre matricule de l’église, ces pauvres formaient une sorte de congrégation séculière et devaient sans nul doute au protectorat du clergé et à sa surveillance incessante une condition plus assurée, une vie plus morale que celle des hommes libres eux-mêmes dans la société civile. Les couvens étaient comme des bureaux de charité toujours en permanence, qui avaient autour d’eux une population flottante de pauvres. À Centule, l’abbé partageait chaque jour aux mendians 100 sous d’or ; il nourrissait 300 pauvres, 150 veuves et 60 clercs. Le couvent de Moissac distribuait, le jour du jeudi-saint, du pain, du vin, des haricots et des pièces de monnaie à 200 personnes. Hirschau donnait annuellement en aumônes 400 muids de fruits ; dans une disette, en 1197, l’abbé de Hemmenrode faisait cuire chaque jour un bœuf entier, qu’il distribuait avec du pain. Chaque année, à Cluny, on secourait 17,000 pauvres, et on faisait tuer, pour les distributions de bienfaisance, 250 truies. Les évêques n’étaient pas moins empressés de faire le bien : c’était surtout dans les temps de peste et de famine qu’ils avaient occasion de signaler leur zèle. Au moment des grandes calamités publiques, un nombre infini d’indigens se retiraient dans les villes épiscopales pour y chercher des secours, qui du reste leur faisaient rarement défaut. Les dignitaires de l’église, après avoir distribué leur argent, leurs provisions, vendaient souvent leurs meubles, des châsses, des reliquaires, des vases d’or, pour venir en aide aux populations souffrantes. Quelquefois même ils s’employaient auprès du pouvoir séculier pour en obtenir des ressources nouvelles, quand leurs ressources particulières étaient épuisées : c’est ainsi qu’à la demande de Désiré, évêque de Verdun, le roi Théodebert fit aux commerçans de cette ville une avance de 7,000 sous d’or, qui les sauva de leur ruine, et qui plus tard leur fut remise en entier, lorsqu’ils offrirent de la payer au roi. 7,000 sous d’or ne font pas moins de 630,000 francs de notre monnaie actuelle, et, malgré les immenses ressources de nos budgets modernes, il serait peut-être difficile aux gouvernemens de faire de semblables avances à des villes d’une importance secondaire. On pourrait étendre à l’infini ce tableau des bienfaits du clergé. Nous n’insisterons pas davantage ; mais nous indiquerons l’un des côtés les plus curieux de la question, un côté omis par M. Guérard dans sa publication, d’ailleurs si recommandable : nous voulons parler des l’influence de l’église sur le développement de la liberté politique, et du rapport qui existe entre les affranchissemens individuels opérés par cette influence et l’affranchissement collectif du XIIe siècle, car la part du christianisme dans le mouvement ascensionnel des classes primitivement asservies a été beaucoup plus grande qu’on ne le dit généralement.

Comme les œuvres de charité, le rachat des captifs figurait pour des sommes considérables dans le budget de l’église. La guerre, au moyen-âge, n’était pas, comme aujourd’hui, un duel entre deux armées, mais l’extermination des populations tout entières, par des bandes qui n’épargnaient leurs ennemis que pour les réduire en esclavage. Au milieu de cette dévastation sans pitié, l’église intervenait activement en faveur des vaincus, sans distinction de races ou de croyances. En 494, saint Épiphane, évêque de Paris, acheta la liberté de six mille Italiens que les Bourguignons retenaient captifs. En 510, saint Césaire, qu’on peut appeler le Fénelon des temps barbares, habilla et nourrit une multitude de Francs et de Gaulois, prisonniers des Goths, et paya leur délivrance avec le trésor de son église, disant qu’il ne fallait point garder un métal insensible au détriment de créatures humaines qui souffraient.

Ce n’est pas seulement dans les institutions ecclésiastiques qu’il faut chercher les causes de la popularité du clergé, c’est aussi dans ce qu’on pourrait appeler l’organisation purement humaine de l’église et le développement de sa puissance temporelle. Dès les premiers temps de la monarchie française, une portion très notable de la propriété territoriale tomba dans le domaine de saint Pierre, et la Gaule était encore à demi païenne, que déjà le clergé gaulois était plus riche que ses conquérans. Sous le règne de Clovis, saint Remi paya la terre d’Épernay 5,000 livres d’argent, c’est-à-dire 3 millions de francs de notre monnaie. Quoique le clergé ait été dépouillé sous Charles Martel, il était rentré, au VIIIe siècle et au commencement du IXe, en possession de biens immenses. D’après une décision du concile d’Aix-la-Chapelle, en 816, les églises qui avaient des chapitres furent divisées en trois classes, d’après l’étendue de leurs propriétés foncières, et cette division montre toute l’importance de ces propriétés. Les plus riches possédaient de trois mille à huit mille manses, c’est-à-dire au moins cinq mille cinq cents manses en moyenne ; les autres quinze cents manses, et les troisièmes deux cent cinquante. Or, le manse, d’après le calcul de M. Guérard, étant composé de dix hectares trois quarts, les premières avaient plus de soixante-dix mille hectares, les secondes plus de vingt mille, les troisièmes au moins trois mille cinq cents. Un agiographe du XIe siècle attribue même à l’abbaye de Saint-Martin, fondée par Brunehaut dans un faubourg d’Autun, cent mille manses, représentant un revenu annuel de 14 millions ; mais, comme le témoignage de cet agiographe a été contesté, nous ne rapportons ce fait que pour mémoire.

Les revenus ecclésiastiques étaient répartis en quatre lots égaux : le premier pour l’évêque, le second pour le clergé, le troisième pour les pauvres, le quatrième pour l’entretien des édifices du culte. La part des pauvres était toujours mise en réserve, et, lorsqu’elle était insuffisante, l’église vendait ses biens, prélevait de fortes sommes sur ses revenus, et mettait même en gage les objets consacrés au culte. Cette inépuisable charité, alimentée par d’immenses richesses, fut sans aucun doute l’une des causes les plus puissantes de la popularité du clergé, et cette popularité ne fut compromise que le jour où le patrimoine de l’église, envahi par des clercs indignes, cessa d’être le patrimoine des pauvres.

On le voit, la publication du Cartulaire de Notre-Dame soulève les plus importantes questions, car il ne s’agit de rien moins que du rôle social de l’église. Dans la préface de ce précieux document, les faits relatifs à Notre-Dame sont analysés et jugés avec beaucoup de précision ; c’est la première fois qu’une grande église est étudiée ainsi dans le détail de sa constitution intérieure, de son administration temporelle. Dans la partie de cette préface qui se rapporte à l’église universelle, les appréciations philosophiques sont toujours basées sur l’autorité des textes, et c’est là un mérite assez rare, car, dans les discussions qui concernent l’histoire ecclésiastique, et qui par cela même, touchent aux croyances, il est difficile de se défendre d’une certaine passion. Les écrivains qui ne se rangent pas sous la bannière de Voltaire se rangent ordinairement sous celle de Joseph de Maistre, et de Maistre, par son enthousiasme froidement dogmatique, toujours entaché de politique, est aussi loin parfois de la vérité que Voltaire l’est lui-même par son scepticisme impitoyable et son parti pris de tout blâmer. M. Guérard a fait preuve de tact en ne se montrant pas plus voltairien que néo-catholique, et c’est là, pour écrire l’histoire, une excellente condition. Il expose ce qui est, ce qu’il a vu dans le passé, sans viser au lyrisme, et encore moins au pamphlet. Il reconnaît que les abus furent nombreux dans l’église, que la conduite d’un grand nombre de membres du clergé fut répréhensible, que les plus grands scandales ont déshonoré le sanctuaire ; mais, après avoir fait la part du blâme, il fait dans une juste mesure et avec la même impartialité la part de l’éloge, et il arrive à conclure que les institutions de l’église n’ont produit que du bien, et que les passions des hommes seules et la barbarie des temps ont produit tout le mal. Sans doute, le clergé a quelquefois abusé de son pouvoir ; mais l’autorité placée dans les mains laïques s’exerçait-elle avec plus de douceur et d’intelligence ? Assurément non, et le clergé a beaucoup moins excédé ses droits que les autres ordres de l’état. Il s’est servi trop souvent des armes spirituelles dans l’intérêt de sa puissance politique, et cependant ces armes n’en doivent pas moins être considérées par l’histoire comme essentiellement utiles et bienfaisantes, car c’est par elles que l’église a combattu les guerres féodales, la fureur des duels, l’oppression des grands. L’église a eu des vassaux ; mais la première elle a affranchi ses serfs, et elle a donné à ses vassaux une existence plus assurée et plus tranquille. Elle a eu d’immenses richesses, mais elle les a employées au soulagement de toutes les misères ; elle n’a point par système, ainsi qu’on l’a dit trop souvent, retardé les progrès de l’esprit humain, car, lorsque la science était incomplète et simplement spéculative, elle a été le véritable asile de la science ; elle a inspiré la littérature et les arts ; elle a favorisé les progrès des arts mécaniques ; elle a puissamment contribué à la richesse productive du sol par les défrichemens et la culture ; elle a réhabilité le travail des mains et anobli l’exercice des métiers. Par la trêve de Dieu, elle a établi l’ordre dans la barbarie, et, par l’immunité ecclésiastique, la sécurité des transactions commerciales, car c’est à cette immunité qu’on doit l’établissement des foires ; enfin ses institutions ont long-temps suppléé celles qui manquaient à la société civile, et si elle a perdu de son influence, et surtout de son influence pratique, ce n’est pas qu’elle ait démérité : c’est qu’une société nouvelle s’est formée auprès d’elle, en assurant aux hommes une foule d’avantages que seule, dans les époques de barbarie, elle avait su leur donner.

Ce n’est point à la simple curiosité de l’érudition que s’adressent les documens nombreux qui composent le Cartulaire de Notre-Dame. Il y a un sentiment plus élevé qui trouve à se satisfaire dans l’étude de ces vénérables débris du passé. On connaît ce vieux caméronien de Walter Scott, qui passait sa vie à relever des pierres sépulcrales pour conserver à la postérité quelques noms et quelques souvenirs : ce travail du caméronien est aussi le travail de l’érudit, travail souvent aride, qui mérite la reconnaissance, lorsqu’il pénètre, en l’éclairant, dans le secret des institutions politiques de la vieille société. Ce qui nous égare aujourd’hui, c’est de faire abstraction de l’expérience, de vouloir improviser un monde nouveau, en dehors des conditions éternelles de la vie de l’humanité. Depuis tantôt quatre siècles, nous travaillons à détruire ; depuis dix-huit siècles, l’église travaille à conserver, et elle seule est restée debout au milieu de toutes les ruines. Ces mot d’égalité, de liberté, dont elle avait fait entre tous les hommes un symbole d’union et de paix, nous en avons fait quelquefois le cri de la guerre sociale ; elle a résolu le problème que nous poursuivons en vain aujourd’hui : elle a fondé l’ordre sur l’autorité morale. Abstraction faite des questions dogmatiques, les plus hauts enseignemens ressortent de son histoire, et quel siècle plus que le nôtre a besoin de s’éclairer et de s’instruire ? C’est donc rendre aux intérêts les plus chers de la société un véritable service que de chercher dans l’institution qui fut la plus prudente et la plus sage des leçons de sagesse et de prudence, et de placer, au moment où les dernières traditions disparaissent, la tradition religieuse sous la sauvegarde de la science : défendre la vérité dans l’histoire, c’est la défendre aussi dans le présent.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Avec la collaboration de MM. Géraud, Deloye et Marion. — 4 vol. in-4o. — Collection des Documens inédits sur l’histoire de France, chez Firmin Didot.
  2. L’église Notre-Dame fut érigée en archevêché à cette époque.