L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/07

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VII.

PREMIERS EFFORTS DE NAPOLÉON POUR RENVERSER LE CARDINAL CONSALVI.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I

Nous avons essayé d’indiquer dans notre précédente étude[1] quelle était au lendemain d’Austerlitz la disposition de l’empereur Napoléon à l’égard de la cour de Rome. On se rappelle que ses prodigieux succès, loin de calmer son irritation profonde contre ce qu’il appelait les mauvais desseins de Pie VII et de Consalvl, n’avaient servi qu’à lui permettre de donner libre cours à sa colère. L’éclat en avait été d’autant plus terrible, qu’elle avait été plus contenue pendant les opérations de la guerre. Après la paix de Presbourg, le silence longtemps gardé par le vainqueur envers le pape avait été enfin rompu dans des termes qui, nous l’espérons, ne sont pas sortis tout à fait de la mémoire de nos lecteurs. Ils peuvent donc aisément imaginer l’effet produit sur le saint-père par la lettre que Napoléon lui avait, le 15 janvier 1806, adressée de Munich. Pie VII résolut de répondre à cette lettre le plus promptement possible de sa propre main et dans la forme la plus confidentielle. Peut-être les terribles menaces qui remplissaient cette étrange missive avaient-elles été arrachées à l’empereur par un premier mouvement d’humeur involontaire : il ne serait alors ni généreux ni sage de s’en montrer outre mesure offensé. Si le saint-siège était au contraire exposé à s’entendre bientôt adresser par la voie officielle des sommations auxquelles la conscience du père commun des fidèles ne lui permettrait pas d’obéir, ne valait-il pas mieux s’efforcer de les prévenir par des explications aussi franches que précises ? Un sincère désir de conciliation et de paix, qu’altérait à peine le pénible sentiment de sa dignité froissée, inspira cette fois encore le pontife romain.

« Nous nous devons à nous-même, disait Pie VII dans sa lettre datée du 29 janvier 1806, nous nous devons à nous-même et à la vérité, ainsi qu’à l’attachement que nous portons à votre majesté, de lui déclarer que nous n’avons jamais eu l’intention de renvoyer son ministre lorsque nous nous sommes adressés à elle pour obtenir l’évacuation d’Ancône. Notre dessein était de bien lui faire sentir la nécessité où nous nous trouvions de détruire absolument chez les Russes, dont les hostilités menaçaient nos états, la croyance que cette occupation avait eu lieu de notre consentement…… La candeur de notre caractère, bien connue de votre majesté, lui garantit que telle était notre unique pensée ; nous l’avons d’ailleurs fait connaître dans le moment même à son ministre à Rome….. Que votre majesté veuille bien se reporter à l’époque où fut écrite notre lettre du 13 novembre, elle verra que nous la savions arrivée aux portes de Vienne, et que nous connaissions dès lors les glorieux exploits de son armée et comment son grand génie avait déjà décidé en réalité du sort de la guerre. Ainsi donc, ni nous-même ni d’autres, nous n’avons jamais cru votre majesté perdue, ainsi qu’elle le reproché dans sa lettre. Une pareille pensée ne pouvait entrer dans notre cœur, non-seulement parce qu’elle est indigne de nous, mais parce que notre manière de voir et l’attachement que nous portons à la personne de votre majesté nous l’eût rendue trop pénible à supporter…… Si quelquefois le devoir de notre ministère a opposé une barrière invincible aux désirs de votre majesté (ainsi qu’il est arrivé à l’égard du mariage de son frère), c’est uniquement parce que nous n’avons rien trouvé dans les lois divines qui nous autorisât à suivre le penchant naturel de notre cœur, et vptre majesté peut être assurée qu’il nous a été plus désagréable de lui opposer ce refus qu’à elle de le recevoir Quant à la persuasion où est votre majesté de l’existence de personnes qui se sont démasquées pendant ces trois derniers mois parce que la force de la coalition les enhardissait à changer de sentimens envers votre majesté, nous pouvons lui affirmer que ces personnes n’existent pas. Si elles existaient, jamais nous ne les écouterions. Nous ne saurions cachera votre majesté la peine que nous ressentons en découvrant que tant de preuves d’une si sincère amitié et les marques si multipliées que nous lui avons prodiguées de notre véritable affection n’ont pas suffi à lui faire comprendre à quel point il est impossible que de pareilles manœuvres, si elles venaient à se produire, pussent jamais faire sur nous la moindre impression[2]. »

Non content d’avoir ainsi doucement repoussé les reproches immérités de l’empereur Napoléon, Pie VII, comme s’il avait dessein de montrer clairement jusqu’où allait sa candide ingénuité, ne craignait pas de faire en ce moment à la générosité du tout-puissant vainqueur d’Austerlitz un appel plus touchant à coup sûr que bien avisé. Il ne se bornait pas à insister derechef sur l’évacuation d’Ancône ; il réclamait aussi le remboursement des sommes considérables avancées aux troupes françaises qui, pendant la dernière campagne, avaient traversé en tous sens les états pontificaux. Ce n’est pas tout. Dans un mouvement de confiance véritablement excessive, il lui parut que le jour était décidément venu de remettre sur le tapis la restitution des trois Légations, et voici en quels termes il n’hésita pas à introduire dans les débats alors pendans cette délicate affaire :

« Votre majesté rapporte à Dieu l’heureux succès de ses armes et l’accroissement de sa gloire, qui pourtant ne semblait pas, non plus que son empire terrestre, pouvoir grandir encore. Un tel sentiment met le comble à sa réputation. Il nous garantit aussi que votre majesté reportera vers Dieu et fera tourner au bénéfice de la religion et de l’église le prestige de sa renommée et le fruit de ses conquêtes. Votre majesté, est devenue le souverain de Venise… Cette extension de ses domaines en Italie nous fait concevoir l’idée flatteuse que le temps est arrivé où votre majesté voudra réaliser l’espérance qu’elle ne nous a jamais interdite de voir l’église recouvrer enfin cette partie du patrimoine de saint Pierre que la révolution lui a ravie… La liberté même de notre langage, disait en terminant Pie VII, sera pour votre majesté le gage le plus assuré de notre confiance. Si les tribulations dont le Seigneur a voulu affliger notre pontificat devaient parvenir à leur comble par la perte d’une chose aussi précieuse pour nous que l’amitié et les bonnes grâces de votre majesté, le prêtre de Jésus-Christ, qui porte la vérité dans le cœur et sur les lèvres, se soumettra avec résignation et sans crainte pour son sorti les souffrances mêmes soutiendront sa constance, car elles lui donneront lieu d’espérer que cette récompense qui lui est ici-bas refusée, le ciel un jour daignera la lui assurer plus solide et d’une durée éternelle[3]. »

Si par ce mélange de douceur et de fermeté Pie VII s’était promis de convaincre Napoléon de sa bonne foi, s’il s’était flatté de calmer son irritation et de détourner l’orage prêt à fondre sur sa tète, son attente fut singulièrement trompée. le parti de l’empereur était pris. Nulle considération, de quelque nature qu’elle fût, ne devait plus arrêter l’exécution des projets qu’il avait formés sur l’Italie. Toute la partie septentrionale de la péninsule était déjà rattachée immédiatement à l’empire par la récente acquisition des états vénitiens. La Toscane et les petits états du centre en relevaient également. Le prince français inopinément appelé à monter sur le trône de Naples était en train de chasser devant lui sans grandes difficultés l’ancienne dynastie, réduite à chercher un refuge en Sicile. Seuls, les états du pape séparaient dans toute leur largeur les deux armées françaises, l’une placée à demeure sous les ordres du prince Eugène Beauharnais, l’autre momentanément prêtée au nouveau roi Joseph, mais relevant toutes deux également de celui qui se reposait en ce moment à Paris des fatigues de ses récentes campagnes d’Allemagne. Aux yeux de ce grand ambitieux qui ne rêvait que conquêtes, même pendant les loisirs de la paix, dans les calculs de l’habile stratégiste toujours penché sur la carte de l’Europe, qui, à Saint-Cloud comme ailleurs, se préoccupait de manœuvres beaucoup plus que de fêtes, quelle tache en Italie que ce petit lambeau de territoire pontifical interposé comme un obstacle aux libres mouvemens de ses troupes ! « Pareil état de choses, a-t-il écrit plus tard lui-même, n’était pas tolérable[4]. »

Dans la disposition d’esprit mécontente et surexcitée où se trouvait alors l’empereur, ce qui lui rendait intolérable en effet l’interposition du domaine de saint Pierre au milieu de ses provinces italiennes, c’est que le souverain de ce « petit lambeau de territoire » était en même temps, pour les nations catholiques du monde entier, le chef auguste de l’église, et pour tous les peuples civilisés un des plus considérables personnages de la chrétienté. Il y avait à Rome un corps diplomatique au grand complet. Toutes les cours amies ou neutres et les puissances hostiles à la France étaient, par usage immémorial, en droit d’y accréditer et d’y entretenir, même en temps de guerre, des représentans officiels. Les puissances catholiques avaient coutume de choisir pour remplir cette mission de confiance des hommes haut placés dans l’opinion de leur pays. Par courtoisie et par calcul, les pays non catholiques imitaient leur exemple et se faisaient honneur d’y envoyer leur plus éminens diplomates. Naguère encore la Russie schismatique avait presque réussi, à propos de l’affaire de M. de Vernegues, à contre-balancer auprès du Vatican l’influence française. La protestante Angleterre venait d’établir à Rome comme ministre accrédité auprès du roi de Sardaigne un certain M. Jackson, dont Napoléon ne pouvait prononcer le nom sans colère. Le propre frère de l’empereur, Lucien Bonaparte, y vivait en grande liberté, usant de l’hospitalité du saint-père pour parler sans nulle gêne des affaires de France et raconter à sa guise le rôle prépondérant qu’il avait joué dans la fameuse journée du 18 brumaire. Voilà ce qui offusquait le chef ombrageux du nouvel empire, français. Tout ce qui se passait, tout ce qui se disait ou ne se disait pas dans cette espèce de grand cercle européen placé si loin de sa surveillance était d’autant plus désagréable à Napoléon, que son oncle, le cardinal Fesch, toujours porté à la méfiance, lui dépeignait cette société comme animée à son égard des plus malveillantes dispositions. Rien de moins vrai, ou du moins de plus exagéré. A Rome non plus qu’ailleurs, on ne se serait pas permis à cette époque de parler légèrement de l’homme redoutable qui venait d’infliger de si sévères leçons à l’orgueil des grandes puissances continentales. Il s’en fallait de beaucoup qu’on osât seulement y mettre en question la supériorité de ses armées sur tous les champs de bataille où l’Europe continentale oserait se risquer à les attendre ; mais il faut le reconnaître, le désastre de la marine française à Trafalgar avait retenti de l’autre côté, des Alpes presque à l’égal de la grande victoire que nous avions remportée à Austerlitz. Le nom de l’amiral Nelson était alors très populaire parmi les habitans du midi de l’Italie. — Combien de fois, les Napolitains ne l’avaient-ils pas salué de leurs acclamations lorsqu’il promenait sur ses vaisseaux l’orgueilleuse reine Caroline et la belle duchesse d’Hamilton ! C’était dans leur golfe voluptueux, près de celle dont il était épris, qu’il avait l’habitude de venir se reposer de ses nombreuses croisières. Naguère encore les habitans des côtes, l’avaient vu parcourir en tous seps la Méditerranée à la recherche de l’amiral Villeneuve. Ils se figuraient presque avoir assisté du haut de leurs rivages à la sanglante tragédie de Trafalgar. Ils s’étaient tous du moins précipités au-devant de la flotte anglaise, lorsque, privée de son héroïque commandant, mais orgueilleuse de ses récens exploits, elle était venue croiser à l’entrée de la plupart des ports italiens, laissant flotter au loin ses couleurs victorieuses et traînant après elle les bâtimens pris sur les Français. On l’avait vue reparaître triomphalement à Naples. C’était cette même flotte qui avait transporté en Sicile la famille royale et les autorités fugitives ; c’était elle qui fermait en ce moment au roi Joseph le détroit de Messine, et contribuait énergiquement à la défense de la citadelle de Gaëte.

Tous ces heureux efforts de la politique anglaise pour balancer, au moins sur mer, la fortune partout ascendante de Napoléon étaient journellement commentés à Rome. Dans leurs entretiens familiers, les ministres étrangers, ceux-là mêmes dont les cabinets recherchaient notre alliance avec le plus d’ardeur, ne regardaient pas à émettre parfois sur l’issue possible de la lutte engagée entre la France et l’Angleterre des jugemens que leurs collègues de Paris n’auraient jamais songé à hasarder seulement du bout des lèvres, de peur qu’ils n’arrivassent jusqu’à l’oreille jalouse de l’empereur. La société romaine, plus libre en ses allures qu’on ne le suppose généralement, et volontiers portée à s’affranchir de la direction de son gouvernement, agitait elle-même au fond de ses palais toutes les hypothèses de l’avenir. Les partisans de l’ancien régime calculaient secrètement avec joie les chances de restauration que les succès des ennemis du nouvel empire français pourraient rouvrir aux anciennes dynasties déchues. Une certaine agitation impuissante, mais fébrile, mettait également en mouvement les membres épars des diverses congrégations religieuses qui du nord et du midi de l’Italie étaient venus chercher asile à Rome. Parmi eux, les plus actifs et les plus considérés n’avaient pas craint de s’adresser aux passions des basses classes, particulièrement à celles des énergiques habitans de la rive droite du Tibre, population à demi rustique, alors connue par la violence de ses sentimens catholiques et de sa haine pour toutes les nouveautés étrangères.

Si Napoléon eût été bien informé, s’il avait eu à Rome, comme au temps de M. Cacault, un représentant expérimenté, perspicace et de sang-froid, il aurait su que ce mouvement, aussi vain que superficiel, auquel le gouvernement pontifical n’avait nulle part, qu’entravait au contraire la politique personnelle du saint-père, était par lui-même sans danger comme sans véritable importance. Il aurait appris, par exemple, que M. Jackson, loin de pousser la cour de Rome à de violentes hostilités, était un personnage inoffensif, non moins retiré et presque aussi paisible que le vieux monarque piémontais auprès duquel il était accrédité. il n’aurait pas ignoré non plus que le Vatican ayant été le premier à se plaindre à Saint-Pétersbourg du peu de réserve dont le ministre de Russie avait fait preuve dans l’affaire de M. de M. de Vernegues, cet agent avait reçu de sa cour l’invitation d’être désormais plus circonspect, et depuis lors ne donnait plus aucun sujet de plainte. Telle était, même à cette époque, la circonspection des autorités romaines, qu’elles avaient naguère fait arrêter et sortir des états pontificaux une grande dame anglaise soupçonnée, quoiqu’à tort, de servir d’intermédiaire aux intrigues de la reine Caroline. Malheureusement pour lui, ce n’était pas dans les dépêches de son oncle que Napoléon aurait pu découvrir quelles étaient en réalité les dispositions du saint-siège. Le cardinal Fesch, de plus en plus ombrageux et de plus en plus méfiant, brouillé dès le début avec la plupart de ses collègues du sacré-collège, commençait à être maintenant un peu troublé dans sa conscience de prêtre par le rôle que son neveu lui imposait auprès du Vatican, et, pour se tirer d’embarras, il avait imaginé le plus singulier expédient. Il s’était tout à coup et sans motif avouable ouvertement brouillé avec le cardinal Consalvi. A l’entendre, tous les embarras de la situation provenaient de la mauvaise volonté du secrétaire d’état et de l’ascendant déplorable que ce très puissant ministre ne cessait d’exercer sur l’esprit du faible Pie VII. Un instant même, si nous nous en rapportons à la correspondance de Napoléon, il aurait choyé l’espoir non-seulement de renverser Consalvi, mais aussi de le remplacer comme chef des conseils du Vatican, Du jour où cette bizarre fantaisie se fut emparée de son imagination, les efforts redoublés de l’ambassadeur de France n’avaient plus d’autre but que de ruiner le crédit du secrétaire d’état près du saint-père, ce à quoi il ne réussit guère, et de le perdre dans l’opinion de l’empereur Napoléon, ce qui ne lui fut, hélas ! que trop facile. Pour accomplir cette seconde partie de sa malencontreuse besogne, Fesch était aidé à son insu par de nombreux auxiliaires. Rome en effet était comme inondée à cette époque par une foule d’agens subalternes, la plupart inconnus du cardinal lui-même, qui avaient été chargés par Napoléon de surveiller les démarches de son frère Lucien. Ces obscurs instrumens de la police impériale, recrutés en grande partie par Fouché dans les bas-fonds de l’ancienne tourbe révolutionnaire, ne faisaient que suivre leurs penchans en transmettant sérieusement à Paris les bruits absurdes qu’ils allaient ramasser sans choix aux portes des salons, dans les couloirs des sacristies ou sur les places publiques. Habitué à recourir sans scrupule, à ces méprisables sources d’informations, et, si elles étaient d’accord avec sa passion du moment, trop enclin à leur prêter créance, l’empereur avait probablement encore présens à la mémoire les rapports mensongers ; de ces indignes correspondans lorsque, dans ses mémoires dictés à Sainte-Hélène, il ne craint pas d’affirmer que « les agens de la cour de Palerme, de celle de Cagliari et les intrigans soudoyés par l’Angleterre avaient établi à Rome le centre de leurs intrigues[5]. » En revanche il avait sans doute complètement oublié à cette époque les lettres à lui adressées par le saint-père et dont nous avons cité plus haut le texte même. S’il en eût gardé le moindre souvenir, comment aurait-il pu, sans la plus criante injustice, reprocher à Pie VII dans ces mêmes mémoires (ce sont ses termes exprès) « d’avoir pris pour lui écrire la plume de Grégoire VII[6]. » Il n’est pas à coup sûr moins éloigné de la vérité quand il prend plaisir à supposer que ces misivres du pape lui avaient été dictées par son secrétaire d’état Consalvi, et que Pie VII en était seulement le signataire.

Pareilles erreurs, involontaires ou non, ne sont pas rares, elles fourmillent au contraire dans les notes laissées par Napoléon sur ses démêlés avec le saint-siège. A première vue, ces notes, qui font partie des mémoires de l’empereur, semblent à ce titre avoir droit à une juste autorité. Cependant, quand on les étudie de près, on découvre quelles contrastent le plus singulièrement du monde avec tous les autres écrits directement émanés de l’illustre prisonnier de Sainte-Hélène. D’ordinaire si parfaitement véridique et si sobre de réflexions dans le beau récit des campagnes qu’il a dicté aux généraux qui ont eu l’honneur de porter eux-mêmes ses ordres sur tant de champs de bataille, si difficile sur ses propres souvenirs quand il parle devant eux de tout ce qui se rapporte à la guerre, Napoléon ne garde plus du tout les mêmes scrupules dès qu’il emploie la plume de ses secrétaires improvisés pour traiter les questions qui leur ont été toute leur vie étrangères. Les notes trop peu connues que nous signalons en ce moment à l’attention de nos lecteurs ont été consacrées par Napoléon à l’examen de l’ouvrage de M. de Pradt sur les quatre concordats, ouvrage qui parut à Paris en 1818. Ces pages contiennent à la fois dans leur ensemble un peu confus l’énumération des griefs de l’empereur contre le saint-père et l’exposé des motifs qui dirigèrent sa conduite à l’égard de l’église romaine. L’exposé des faits est non-seulement incomplet, mais le plus souvent de pure fantaisie, et tel qu’à peine nous paraît-il avoir pu jamais être accepté même par les dévoués compagnons de sa dure captivité. Nous aurons occasion, pendant le cours de ce récit, d’en relever, preuves en main, les inconcevables inexactitudes. Quant aux mobiles mêmes de sa conduite, quant aux secrets desseins que Napoléon se prête à lui-même, comment ne pas l’en croire un peu sur sa propre parole ? Pour notre compte, nous aurions pensé, en les lui attribuant, faire injure au sage auteur du concordat, et, révélés par un autre, nous les aurions taxés d’invraisemblance et de folie. Tout en faisant la part de l’exagération maladive que les souffrances de la solitude et de l’exil ont pu développer chez cet esprit d’ordinaire si vigoureux et si sain, il est difficile de ne pas admettre, en partie du moins, la réalité d’un plan que son auteur prend plaisir à développer avec tant de détails et une si complaisante partialité. Fidèle à notre système de le juger de préférence sur son propre témoignage, c’est au fondateur même du premier empire que nous laisserons le soin d’indiquer de quelle façon il comprenait sa mission et le rôle qu’il entendait jouer dans tout ce qui regardait les affaires de la religion.

Ce qui paraît surtout importer à l’empereur dans les pages dictées à Sainte-Hélène, c’est de bien établir que les matières religieuses avaient toujours été de sa part l’objet d’une particulière attention. « Ces connaissances étaient nécessaires, dit-il, au conquérant et au législateur des républiques transpadane et cispadane. En 1798 et 1799, il avait dû étudier le Coran ! .. Il fallait bien qu’il se fût rendu habile dans la connaissance de l’une et l’autre religion, car cela contribua à lui captiver l’affection du clergé catholique en Italie et des ulémas en Égypte[7]. » C’est dans cette disposition d’esprit qu’il avait négocié le concordat. Parmi les clauses de cette grande transaction religieuse, il en est une qu’il se réjouit surtout d’avoir imposée au saint-père. « Pie VII avait été conduit, dit-il, à destituer lui-même, de sa propre autorité, un grand nombre d’évêques anciens, cela était nouveau dans l’église ; » mais en destituant ces évêques restés fidèles à l’ancienne dynastie le saint-père « rompait le dernier fil par lequel les Bourbons dépossédés communiquaient encore avec le pays ; » voilà ce qui plaisait surtout à Napoléon. « Il est vrai que le concordat reconnaissait dans l’état un pouvoir étranger propre à le troubler un jour ; mais il ne l’introduisait pas, il existait de tout temps. » D’ailleurs Napoléon, maître de l’Italie, c’est encore lui qui nous le dit, se considérait comme le maître de Rome, et cette influence italienne devait lui servir à détruire l’influence anglaise[8]. Il n’entrait pas dans ses vues d’altérer en rien la croyance de ses peuples. «… Il respectait, assure-t-il, au contraire les choses spirituelles, et voulait les dominer sans y toucher, sans s’en mêler (sic). Il les voulait faire cadrer à ses vues, à sa politique, mais par l’influence des choses temporelles[9]. » — «… A Rome, il y eut des personnes avisées qui le pressentirent, et dirent en italien : C’est sa manière de faire la guerre ; n’osant l’attaquer de front, il tourne l’église comme il a tourné les Alpes en 1796 et Milan en 1800[10]. »

Chasser les Anglais d’Italie, éloigner de Rome le roi de Sardaigne, faire sentir tout le poids de sa colère aux Russes et aux Suédois, qui seuls osaient lui résister encore, telle était bien en effet, au moment qui nous occupe, la préoccupation dominante de l’empereur. Pour atteindre ce but, l’assistance effective du souverain qui régnait à Rome lui était indispensable. Aux yeux du vainqueur d’Austerlitz, rien de plus simple que de se procurer cette assistance par les mêmes voies qui lui avaient servi à imposer ses récentes volontés au roi de Prusse et aux petits princes d’Allemagne. Il suffisait d’agir sur le saint-père comme il avait agi sur eux, par la crainte et par l’espérance, et, comme eux, Pie VII céderait lorsqu’en termes précis on lui aurait bien fait comprendre et pour ainsi dire toucher du doigt les bénéfices de l’alliance et les dangers d’un refus. Aux ambitieuses convoitises de la Prusse, l’empereur venait d’offrir le Hanovre comme un appât irrésistible. Les électeurs de Bavière et de Wurtemberg avaient été facilement gagnés par l’octroi d’un titre royal et l’abandon des provinces conquises sur l’Autriche. Pareilles séductions n’étaient point de mise auprès du saint-père, car, loin de songer à augmenter le territoire pontifical, Napoléon était plus que jamais résolu à garder non-seulement les Légations, mais encore Ancône et les Marches. Aussi bien il était à craindre que le saint-père ne se montrât assez indifférent à des bénéfices purement matériels. Peut-être y aurait-il moyen au contraire de le tenter en lui offrant des avantages tout différens et qui auraient chance d’être plus volontiers acceptés. La nature de l’alliance était clairement indiquée par la force même des choses, et pour tous deux aussi facile à conclure que profitable. A lui, le dominateur de la France et de la plus grande partie du continent européen, appartiendrait le droit exclusif de régler à sa guise les affaires politiques de ce bas monde ; à pie VII, au chef de l’église romaine, reviendrait le droit non moins absolu de prononcer sur les choses de la religion, et de décider souverainement les questions intéressant la foi des catholiques. Ainsi unis, ils seraient parfaitement les maîtres : toute action humaine relèverait désormais de leur double pouvoir, et rien ne leur échapperait plus ni au ciel ni sur la terre. Ce marché, car il est difficile d’appeler cela d’un autre nom ; l’empereur n’éprouva nul embarras à le proposer ouvertement au pape sans palliatif aucun et dans des termes non dépourvus, ce nous semble, d’une assez déplaisante crudité. Voici sa lettre :


« Je partage toute la peine de votre sainteté ; et je conçois qu’elle doit avoir des embarras. Elle peut tout éviter en marchant dans une route droite et en n’entrant pas dans le dédale de la politique et des considérations pour des puissances qui, sous le point de vue de la religion, sont hérétiques et hors de l’église, et sous celui de la politique sont éloignées de ses états, incapables de la protéger et ne peuvent lui faire que du mal. Toute l’Italie sera soumise à ma loi. Je ne toucherai rien à l’indépendance du saint-siège, je lui ferai même payer les préjudices que lui occasionneraient les mouvemens de mon armée ; mais nos conditions doivent être que votre sainteté aura pour moi dans le temporel les mêmes égards que je lui porte pour le spirituel, et qu’elle cessera des ménagemens inutiles envers des hérétiques ennemis de l’église et envers des puissances qui ne peuvent lui faire aucun bien ! Votre sainteté est souveraine de Rome ; mais j’en suis l’empereur. Tous mes ennemis doivent être les siens. Il n’est don pas convenable qu’aucun agent du roi de Sardaigne, aucun Anglais, Russe ou Suédois réside à Rome ou dans vos états, ni qu’aucun bâtiment appartenant à ces puissances entre dans vos ports. Comme chef de notre religion, j’aurai toujours pour votre sainteté la déférence filiale que je lui ai montrée dans toutes les circonstances ; mais je suis comptable envers Dieu, qui a bien voulu se servir de mon bras pour rétablir la religion. Et comment puis-je sans gémir la voir compromise par les lenteurs de la cour de Rome ? On ne finit rien, et pour des intérêts mondains, pour de vaines prérogatives de la tiare on laisse périr des amis, le vrai fondement de la religion, Ils en répondront devant Dieu, ceux qui laissent l’Allemagne dans l’anarchie ; ils en répondront devant Dieu, ceux qui retardent l’expédition des bulles de mes évêques… Je ne refuse pas d’accepter le concours d’hommes doués d’un vrai zèle pour la religion et de m’entendre avec eux ; mais si à Rome on passe les journées à ne rien faire et dans une coupable inertie, moi, que Dieu a commis, après de si grands bouleversement, pour veiller au maintien de la religion, je ne puis rester indifférent à tout ce qui nuit au bien et au salut de mes peuples… Je sais que votre sainteté veut le bien ; mais elle est environnée d’hommes qui ne le veulent pas et qui, au lieu de travailler dans ces momens critiques à remédier aux maux qui se sont introduits, ne travaillent qu’à les aggraver… Ce n’est pas en dormant que j’ai porté si haut l’état du clergé, la publicité du culte, et réorganisé la religion en France de telle sorte qu’il n’est pas de pays où elle fasse tant de bien, ou elle soit plus respectée et où elle jouisse de plus de considération. Ceux qui parlent à votre sainteté un autre langage la trompent et, sont ses ennemis. Ils attirent des malheurs qui finiront par leur être funestes.[11]… »


Les menaces, on le voit, ne manquaient pas dans cette lettre, et les reproches, qu’elle contenait étaient d’autant plus blessans pour le saint-père qu’ils étaient cruellement dirigés contre la façon dont il gouvernait les affaires, mêmes de l’église. De la part de l’empereur, c’était un calcul ordinaire et désormais une habitude prise, lorsqu’il voulait agir fortement sur quelqu’un, de prendra à son égard l’attitude du mécontentement et le ton d’une profonde irritation. Le procédé qu’il appliquait maintenant au pape lui servait depuis quelque temps déjà, à stimuler le zèle de son ambassadeur à Rome. Dans ces derniers mois surtout, le cardinal Fesch avait eu, plus d’une occasion de s’apercevoir à quel point son neveu était, comme le maître de la parabole, sévère à ses serviteurs et difficile à contenter. Tantôt Napoléon avait traité de folie, l’idée que « plusieurs avaient prêtée au cardinal de vouloir se faire nommer secrétaire d’état[12] ; » tantôt il lui avait aigrement reproché « d’être sans mesure, de manquer de tact, de se conduire à Rome comme une femme[13]. » À cette heure qu’il s’agit d’obtenir de lui, un suprême effort et la mise en action d’une influence tout à fait prépondérante, l’empereur, fidèle à sa méthode, a grand soin de prodiguer à son agent près le saint-siège les témoignages de plus en plus accentués de sa méfiance et de sa mauvaise humeur. Il ne regarde même pas à le rendre personnellement responsable de l’accueil que vont rencontrer à Rome ses injonctions impérieuses.


« Je ne suis pas content de votre conduite, écrit Napoléon à son oncle le jour même où il adressait au saint-père la lettre que nous venons de citer tout à l’heure. Vous ne montrez aucune fermeté pour mon service. Vous voudrez bien requérir l’expulsion des états du pape de tous les Anglais, Russes et Suédois et de toutes les personnes attachées à la cour de Sardaigne. Il est fort ridicule qu’on ait voulu maintenir M. Jackson à Rome ; s’il y est encore, requérez-en l’arrestation, c’est un agent des Anglais. Aucun bâtiment suédois, anglais, ni russe, ne doit entrer dans les états du pape, sans quoi je les ferai confisquer. Je n’entends plus que la cour de Rome se mêle de politique. Je protégerai ses états contre tout le monde. Il est inutile qu’elle ait tant de ménagemens pour les ennemis de la religion… Je donne ordre au prince Joseph de vous prêter main-forte, et je vous rends responsable de ces deux points : 1° l’expulsion des Anglais, Russes, Suédois et Sardes de Rome et de l’état romain ; 2° l’interdiction des ports aux navires de ces puissances. Dites bien que j’ai les yeux ouverts, que je ne suis trompé qu’autant que je veux bien, que je suis Charlemagne, l’épée de l’église, leur empereur, que je dois être traité de même, qu’ils ne doivent pas savoir s’il y a un empire de Russie. Je fais connaître au pape mes intentions en peu de mots. S’il n’y adhère pas, je le réduirai à la même condition qu’il était avant Charlemagne…[14].


Outre le pape et le cardinal Fesch, il y avait à Rome un troisième personnage qu’il fallait également faire courber sous le joug, c’était Consalvi. L’empereur avait gardé une haute opinion de son caractère et de ses talens. Il se souvenait d’avoir rencontré en lui pendant les orageuses négociations du concordat un défenseur aussi mesuré qu’intrépide des intérêts religieux du saint-siège. Trop avisé pour être trompé, trop consciencieux pour se laisser séduire, Consalvi avait fait à Paris même, sous les yeux du premier consul, ses preuves de fermeté. Comment intimider un aussi courageux ministre ? Toujours habile, même au milieu des emportemens de la passion, à discerner les qualités de ses adversaires, Napoléon n’y songea jamais sérieusement. Depuis le commencement de ses débats avec le Vatican, sa préoccupation était autre. Persuadé qu’il fallait surtout attribuer aux avis de son ministre la résistance inattendue de Pie VII, le fondateur de l’empire français, qui venait de bouleverser à son gré tant de choses en Europe, avait peine à s’imaginer qu’il pût être au-dessus de son pouvoir d’ôter sa place au secrétaire d’état du saint-siège. « Mes intentions sont que vous viviez en bonne intelligence avec le cardinal Consalvi, avait-il écrit naguère au cardinal Fesch. S’il y a quelque raison de se plaindre de lui, dites-le-moi tout en vivant bien avec lui. Je trouverai le moyen de le faire chasser. » Afin de le faire chasser, puisque c’est son expression, Napoléon ne cessa plus en effet pendant quelques mois de dénoncer continuellement Consalvi, tant à Rome par ses lettres qu’à Paris dans ses conversations avec le cardinal Caprara, comme l’unique auteur des difficultés qui venaient de surgir entre les deux gouvernemens. Tous les efforts de la malveillance impériale avaient cependant échoué devant l’inaltérable confiance de Pie VII dans son fidèle conseiller. Surpris de si mal réussir, et plus que jamais résolu d’en venir à ses fins, Napoléon avait alors essayé un autre genre de démarche, contraire à tous ses procédés ordinaires, et qui témoigne à la fois de l’opinion qu’il avait de la solidité de la situation du secrétaire d’état à Rome et de son estime profonde pour son caractère. On vit le maître tout-puissant de la France, l’homme qui faisait profession de ne pas croire aux généreuses inspirations de la conscience humaine, faire tout à coup appel au désintéressement bien connu de son adversaire et prier le ministre du pape de vouloir bien quitter de lui-même, par bonne grâce et de son propre mouvement, le poste officiel d’où les assauts répétés de sa malveillance n’avaient pas réussi à le faire déchoir. Plus que tous les autres, cet acte dut coûter à l’orgueil de l’empereur ; cependant il n’hésita pas. « S’il aime sa religion et sa patrie, dites bien à Consalvi, écrit l’empereur à son oncle, qu’il n’a qu’un de ces deux partis à prendre : faire toujours ce que je veux, ou bien quitter le ministère[15]. »


II

En reproduisant avec quelque étendue et dans leurs propres termes les documens émanés de Napoléon lui-même, nous nous sommes proposé de bien constater quelle était, au printemps de 1806, sa disposition d’esprit à l’égard du saint-siège. On doit maintenant comprendre, par leur nature même et surtout par la forme qu’il lui avait plu de leur donner, combien les exigences du chef de l’empire français étaient difficilement acceptables pour la cour de Rome. A l’origine, lorsque pour la première fois il avait, du fond de l’Allemagne, demandé au pape le renvoi des agens russes et anglais et la fermeture des états pontificaux aux sujets des puissances avec lesquelles il était en guerre, l’empereur avait été presque exclusivement décidé par des raisons militaires. Il avait été surtout frappé de la nécessité de relier fortement ensemble ses armées du nord et du midi de l’Italie. Les Russes, encore maîtres à cette époque de Corfou et des îles ioniennes, menaçaient Ancône de trop près. Les Anglais, qui barraient à son frère Joseph le passage en Sicile et qui défendaient contre ses généraux la citadelle de Gaëte, avaient trop de facilité pour se ravitailler à Civita-Vecchia. De Rome, les agens diplomatiques étrangers envoyaient à leurs cours des renseignemens trop précis sur le nombre et sur les mouvemens des forces françaises dans la Méditerranée et dans la péninsule italique. Pas un bâtiment de guerre sorti de Toulon ne pouvait passer en vue de Civita-Vecchia et d’Ostie, pas un bataillon expédié d’Ancône ou de Milan ne pouvait traverser les états du saint-siège sans être signalé à nos ennemis. Ces considérations toutes pratiques, d’un intérêt matériel et palpable pour ainsi dire, n’étaient pas au fond bien différentes de celles qui déjà en 1797, à la veille et au lendemain de Campo-Formio, préoccupaient le jeune commandant des troupes républicaines et lui avaient fait tant de fois répéter dans sa correspondance avec les membres du directoire que, pour demeurer les maîtres incontestés des Alpes, il leur était indispensable de dominer également tout le long de la chaîne des Apennins. Depuis les triomphantes journées de Marengo et d’Austerlitz, la pensée du grand stratégiste n’avait en rien changé ; mais, comme il était naturel, l’orgueil avait crû chez lui avec le succès et la puissance. Pour cet orgueil devenu désormais intraitable, la résistance inattendue d’un souverain aussi faible que le pape était devenue une sorte d’affront impossible à supporter. La blessure d’amour-propre était d’autant plus cuisante que le refus de Pie VII s’appuyait sur une doctrine purement spirituelle, absolue et immuable, contre laquelle toutes les ressources de sa redoutable puissance demeuraient forcément sans prise. Quel que fût cependant le terrain du combat, il était contre la nature de l’empereur de reculer jamais et de s’avouer vaincu même en théorie. A la thèse qu’à Rome on osait soutenir contre lui, il saurait bien en opposer une autre ; la sienne ne le céderait en rien à celle du Vatican, elle serait également inflexible, elle remonterait aussi loin dans le passé et serait d’ailleurs conforme à ces traditions séculaires de l’église qu’on se plaisait si fort à lui opposer.

Il faut l’avouer, ces armes dangereuses dont l’adversaire du saint-siège s’emparait maintenant avec tant d’ardeur et d’une façon si inattendue, c’était, hélas ! l’église romaine qui les lui avait fournies elle-même. Dans un moment de coupable complaisance et d’imprudente adulation, combien de fois n’avait-elle pas prodigué au signataire du concordat le titre de protecteur de la religion catholique ! Avec quel abandon de sa propre dignité et quelle téméraire inconscience de l’avenir n’avait-elle point pris plaisir à évoquer à son sujet les noms de Pépin et de Charlemagne ! Parmi les souvenirs laissés par Pépin et Charlemagne, il convenait maintenant à l’orgueilleux empereur de mettre en première ligne la donation du patrimoine de saint Pierre faite à l’évêque de Rome par le fondateur de la dynastie carlovingienne, et de revendiquer pour son compte la suprématie jadis exercée sur les conseils du Vatican par ceux qu’il appelait constamment ses glorieux prédécesseurs. Sans contredit, la théorie était singulière de la part de celui qui se disait aussi le représentant de la révolution française ; mais de semblables contradictions ne coûtent guère aux détenteurs du pouvoir absolu lorsqu’ils sont arrivés à ce point de grandeur et de fortune où personne n’ose plus les contredire. Napoléon mit d’autant plus d’affectation à produire son ambitieuse théorie qu’il en sentait peut-être mieux lui-même l’étrangeté et le vide. Peu à peu il en vint à la soutenir comme un dogme indiscutable, et tels sont, même pour les esprits supérieurs, les entraînemens ordinaires d’une controverse mal engagée, qu’au bout de peu de temps on eût dit que Napoléon avait entièrement perdu de vue l’objet primitif de ses débats avec la cour de Rome. Il semblait n’attacher plus qu’une importance relativement assez médiocre au séjour de M. Jackson à Rome, et la fermeture des ports romains aux vaisseaux des Anglais et des Russes n’était plus désormais, à ses yeux, qu’une mesure d’une efficacité très secondaire. Ce qui lui tenait à cœur, c’était de faire solennellement accepter en principe et en droit à la cour de Rome la subordination temporelle du pape à l’égard du nouvel empereur d’Occident. De tous les membres du sacré-collège, le secrétaire d’état qui dirigeait alors les conseils du Vatican était à coup sûr le moins disposé à concéder jamais une pareille doctrine ; Napoléon le connaissait personnellement, il savait par expérience que les séductions ou les menacés ne pouvaient rien sur lui : voilà pourquoi il ne lui restait plus maintenant qu’à provoquer la chute de l’inflexible ministre.

Est-il besoin d’expliquer comment, aux yeux de Pie VII et de Consalvi, les prétentions ainsi formulées de l’empereur étaient complètement inadmissibles ? Rompre officiellement ses relations diplomatiques avec les puissances étrangères qui étaient en guerre avec la France, interdire ouvertement à leurs sujets l’accès de ses états et du jour au lendemain renvoyer violemment tous ceux qui y étaient depuis longtemps établis, c’étaient là des conditions auxquelles le pape, en sa qualité de chef d’état, ne pouvait à aucun degré souscrire, car elles portaient l’atteinte la plus flagrante à ses droits de souveraineté temporelle. Bien moins encore le chef de la catholicité était-il libre de se prêter à des mesures qui auraient entravé d’une façon absolue l’exercice régulier de sa mission spirituelle. Il était clair que sa docilité aurait eu pour effet immédiat de compromettre aux yeux de l’univers entier son caractère sacré de père commun des fidèles. Traitée dogmatiquement, la question devenait donc de part et d’autre parfaitement insoluble ; mais, il ne faut pas l’oublier, c’était Napoléon qui, le premier, avait eu le tort de la poser ainsi, et cet excès de jactance, si contraire à l’équité et au bon sens, était loin de tourner en définitive au profit de ses véritables intérêts.

Si, l’empereur eût en effet gardé dans la prospérité un peu de cette habile sagesse qui n’avait point manqué à ses débuts, s’il eût encore retenu quelque chose de cet art profond qu’il avait autrefois si bien pratiqué, et qui consiste à se contenter d’obtenir en réalité et dans les faits une suffisante satisfaction, s’il n’eût pas contracté la déplorable habitude de vouloir désormais imposer de vive force à ses contradicteurs, comme un dernier triomphe, la mortifiante adhésion à ses moins soutenantes théories, il aurait facilement évité cette rupture avec Rome, qui lui a été si funeste, et les difficultés, si grandes qu’elles fussent, qui divisaient les deux gouvernemens, auraient pu aboutir à quelque acceptable transaction. Aussi bien, et lui-même a dû le reconnaître plus tard, il s’en fallait de beaucoup que Consalvi méritât, si peu que ce fût, les reproches d’entêtement et de raideur que Napoléon, mal renseigné par son ambassadeur, lui jetait alors si légèrement à la tête. Peu de jours précisément avant que les dernières et violentes sommations du souverain français ne fussent parvenues à Rome, l’adroite entremise du cardinal secrétaire d’état venait de réussir à écarter sans bruit la pierre d’achoppement qui entravait le plus incommodément, à l’heure dont nous parlons, les rapports des deux gouvernemens. Voici en effet ce qui s’était passé à Rome au sujet de l’agent britannique, M. Jackson.

M. Jackson, accrédité de vieille date auprès de l’ancien roi de Sardaigne et qui avait suivi ce prince dépossédé dans sa retraite à Rome, n’était à aucun degré le personnage ardent et brouillon que Napoléon mettait tant d’insistance à dénoncer au Vatican. Bien loin de là, sa correspondance avec son gouvernement témoigne de sa constante réserve et de sa naturelle modération. Il avait toujours usé, dans la situation délicate où les circonstances l’avaient placé, d’une grande prudence et d’une extrême circonspection. Non-seulement il avait évité d’entrer en communication directe avec le gouvernement pontifical, mais il avait pris soin de dissimuler le plus possible sa présence à Rome en y vivant d’une façon parfaitement modeste et retirée[16]. Il est vrai toutefois que, du fond de son obscure retraite, sans s’agiter et sans paraître, M. Jackson, suivant en cela les traditionnels usages des diplomates anglais, avait soin de faire parvenir aussi régulièrement que possible à sa cour des renseignemens sobres, mais précis, sur tous les sujets qui lui paraissaient devoir intéresser la politique de l’Angleterre. En ces derniers temps, surtout depuis que l’armée française, expédiée du nord de l’Italie, s’était mise en mouvement sous les ordres, du prince Joseph pour aller, à travers les états romains, conquérir le royaume de Naples, M. Jackson avait redoublé de vigilance. Attentif à remplir ponctuellement ce qu’il considérait comme son devoir, il avait multiplié ses moyens d’informations. Un corps de troupes ne faisait point étape dans les possessions du saint-siège qu’il n’essayât d’en connaître la composition, la force et la destination, et ne transmît à ce sujet les renseignemens les plus détaillés tant à Londres qu’en Sicile[17]. Peut-être quelques-unes des dépêches de M. Jackson avaient-elles été interceptées par la police impériale. En tout cas, Consalvi était trop perspicace pour ne pas avoir deviné que la surveillance exercée sur les allées et venues de l’armée française par un pareil témoin, si capable de tout connaître et si appliqué à rendre compte de tout à son gouvernement, devait être la cause première des éclats de colère qu’excitait chez l’empereur la présence de M. Jackson à Rome. Le cardinal était donc flatté que la violente irritation de Napoléon s’apaiserait un peu d’elle-même, et que toute chance de réconciliation ne serait pas encore perdue, si, donnant une entière satisfaction au principal de ses griefs, il obtenait en temps opportun et à l’amiable l’éloignement volontaire de l’envoyé britannique.

Les momens étaient précieux, et déjà il n’y avait plus de temps à perdre, car l’orage était imminent. Dans la seconde quinzaine de février, c’est-à-dire à une époque où les dernières lettres de l’empereur au saint-père et au cardinal Fesch n’étaient pas encore arrivées à destination, avant donc que les menaçantes sommations qu’elles contenaient n’eussent été l’objet d’aucune discussion officielle entre la secrétairerie d’état et l’ambassade française, Consalvi fit prier M. Jackson de vouloir bien passer chez lui. L’accueil du cardinal secrétaire d’état, toujours si aimable avec tout le monde et particulièrement avec les étrangers, fut particulièrement empressé et gracieux. En cette occasion plus encore qu’à l’ordinaire, il parut se complaire à témoigner à son interlocuteur, par ses attentions délicates et par les complimens les plus flatteurs, le cas qu’il faisait de sa personne. En peu de mots, le cardinal mit M. Jackson au courant des difficultés qui s’étaient élevées entre le Vatican et le gouvernement français. Il assura le diplomate anglais que le saint-père était décidé à résister publiquement à des exigences dont l’injustice était évidente ; là-dessus la résolution de Pie VII était formellement arrêtée. A aucun prix, il ne consentirait à épouser les querelles de Napoléon et à rompre ses relations avec des puissances amies par la seule raison qu’elles étaient en guerre, avec le chef de l’empire français. Du même ton et avec la même ouverture, Consalvi ne cacha point à M. Jackson que sa personne se trouvait incidemment mêlée à ce grave débat. Le gouvernement français réclamait son éloignement, et la veille même le cardinal Fesch lui avait déclaré que l’envoyé britannique auprès du roi de Sardaigne devait quitter Rome, ou qu’il serait obligé de présenter, à ce sujet une note officielle[18]. Le secrétaire d’état de sa sainteté n’alla pas plus loin, et se garda bien de rien insinuer à son interlocuteur sur le parti qu’il avait à prendre. M. Jackson avait toutefois compris. Sans hasarder aucune représentation, sans laisser percer aucun signe d’irritation ou de mauvaise humeur, il se hâta d’assurer Consalvi qu’il était bien loin de vouloir compromettre en rien la sûreté du gouvernement papal. Il demandait seulement le temps nécessaire pour faire ses préparatifs de départ, et pour recevoir, en temps utile et ayant de se mettre en route des passeports réguliers. Le cardinal secrétaire d’état et l’agent britannique se séparèrent satisfaits ; l’un de l’autre, avec promesse de se revoir bientôt[19].

À cette seconde entrevue, Consalvi aborda M. Jackson avec les marques d’une véritable douleur. Il lui apprit que l’affaire, prenait une tournure de plus en plus désagréable. Le cardinal Fesch, s’était absolument refusé à accepter les délais demandés. Il venait, disait-il, de recevoir une dépêche signée de la propre main de l’empereur qui lui ordonnait de requérir l’arrestation immédiate de M. Jackson, s’il était encore à Rome, et lui prescrivait, en cas de refus de la part du gouvernement pontifical et sous sa propre responsabilité, de faire procéder lui-même à cette arrestation par un corps de troupes françaises. L’oncle de Napoléon avait semblé très ému d’une pareille commission, mais plus effrayé, encore à l’idée de ne l’exécuter point, il n’entrevoyait d’autre manière d’arranger les choses que de supposer M. Jackson déjà parti, mais il fallait qu’il se hâtât ; il avait ajouté qu’en tout cas il serait nécessaire d’antidater ses passeports. M. Jackson n’éleva point d’objections. Après avoir remarqué combien les exigences de l’empereur étaient contraires à tous les principes du droit des gens, ce que le secrétaire d’état n’avait nulle envie de contester, il offrit derechef de partir, cette fois en secret et dans le plus bref délai possible. Il était difficile de se montrer plus accommodant. Consalvi fut profondément touché d’un si obligeant procédé. Quelques jours plus tard, il se rendit à son tour chez M. Jackson pour l’en remercier. Dans l’intervalle, les lettres de l’empereur et les dépêches comminatoires que son ambassadeur avait été chargé de présenter en son nom étaient parvenues au Vatican. Le cardinal ne manqua point, pendant le cours de la conversation, d’en faire part à l’envoyé britannique. le ton impérieux affecté par Napoléon et les menaces dont ces dépêches étaient remplies n’avaient rien changé, dit-il, aux déterminations du saint-père. Après avoir donné lecture à M. Jackson des lettres de l’empereur des Français, Consalvi lui expliqua de nouveau comment le gouvernement pontifical, en évitant toute apparence de raideur et toute récrimination inutile, ne cesserait point d’opposer à ses demandes une douce, mais inébranlable résistance.

Le cardinal ne se dissimulait pas d’ailleurs que les refus de sa sainteté et les raisons qu’il en donnerait, si fondées qu’elles fussent en droit, seraient très mal accueillies à Paris, et pour son compte il était persuadé qu’une rupture définitive avec l’empereur des Français était inévitable ; suivant lui, elle ne tarderait même pas à éclater[20]. Tel était aussi l’avis de M. Jackson. Une audience de congé fut accordée par le saint-père à l’envoyé britannique. Tranquille, bienveillant et digne, comme l’avait été Consalvi, Pie VII se montra dans sa conversation animé exactement des mêmes dispositions que son ministre. Aucune illusion ne lui semblait plus possible. Le refus qu’il croyait de son devoir d’opposer aux exigences françaises et la ligne de conduite qu’il se proposait de suivre ne pouvaient manquer d’attirer prochainement de grandes calamités sur l’église romaine ; il les prévoyait, et d’avance il les acceptait. Presque au sortir de cette audience, M. Jackson se rendait déguisé sur les côtes de l’Adriatique ; Ancône étant occupée par nos troupes, il avait dû se diriger un peu plus au midi. Il lui était ainsi arrivé de faire route plus d’une fois avec des corps détachés de l’armée française qui, s’ils l’avaient reconnu, l’auraient sans doute retenu prisonnier ; dans la seconde semaine de mars, il était enfin parvenu à s’embarquer pour Trieste. De cette dernière ville, rendant compte à M. Fox des derniers instans de son séjour à Rome, M. Jackson n’hésite pas à reconnaître la convenance de l’attitude pleine de modération et de dignité que le souverain pontife a gardée vis-à-vis de l’empereur des Français ; il ne se loue pas moins de la façon parfaitement loyale et courtoise dont le saint-père et son secrétaire d’état ont agi à son égard.

Si la raison avait eu quelque part à la direction imprimée alors à la politique française à Rome, il semble que l’éloignement volontaire de M. Jackson aurait dû apporter un véritable apaisement dans les relations devenues à cette époque si tendues entre Napoléon Ier et Pie VII. La présence en Italie de ce zélé serviteur des intérêts britanniques, dont la correspondance diplomatique pouvait, par l’exactitude et la puissance des informations, gêner ses combinaisons militaires, avait été, nous l’avons dit, la première cause de l’irritation du chef de l’empire français ; c’était surtout pour s’en débarrasser que l’empereur avait, au début, exigé le renvoi de tous les sujets des puissances avec lesquelles il était en guerre. Après la démarche de Consalvi, M. Jackson ayant pris le parti de quitter lui-même la place, le différend auquel il avait donné lieu aurait dû tomber presque de lui-même. Il n’en fut rien cependant, et la suite de ce récit ne fera que trop voir à quel point les dispositions personnelles de l’empereur rendaient d’avance inutiles les sages concessions du saint-siège.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1867.
  2. Lettre de Pie VII à Napoléon Ier, 29 janvier 1806.
  3. Lettre de Pie VII à l’empereur Napoléon Ier, 29 janvier 1806.
  4. Mémoires de l’empereur Napoléon Ier, t. IV, p. 202.
  5. Mémoires de l’empereur Napoléon Ier, t. IV, p. 203.
  6. Ibid.
  7. Mémoires de Napoléon Ier, notes et mélanges, t IV, p. 192.
  8. Ibid., p. 195.
  9. Mémoires de l’empereur Napoléon Ier, tome IV, p. 236.
  10. Extrait des Mémoires de Napoléon Ier, t. IV, p. 236.
  11. Lettre de Napoléon Ier au saint-père, 22 février1806. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XII, p. 38.
  12. Correspondance de Napoléon Ier, 13 décembre 1806, t, XI, p. 474.
  13. Ibid., 11 décembre 1805, 17 janvier 1806,30 janvier 1806, p. 495, 540, 563.
  14. Lettre de l’empereur au cardinal Fesch, 23 février 1806. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XII,. p. 40.
  15. Mémoires du cardinal Consalvi, t. II, p. 428.
  16. Dépêches de M. Jackson (1805-1806). — Forein-office.
  17. Dépêches de M. Jackson des mois de janvier et février 1806. — Foreign-office.
  18. Mr Jackson to Mr Fox, secretary of the foreign-office. Trieste, 16 mars 1806.
  19. Ibid.
  20. Ce n’est pas seulement dans les mémoires dictés à Sainte-Hélène que Napoléon a cherché à égarer l’opinion publique sur la nature de ses différends avec Pie VII et le Vatican. Les pièces officielles publiées sous le premier empire sont remplies à cet égard d’inexactitudes monstrueuses et d’imputations vraiment inqualifiables, que notre devoir d’historien nous obligera de relever au fur et à mesure quand le moment en sera venu. Parmi ces documens, il y en a deux plus considérables que tous les autres, l’un adressé au sénat en 1810, l’autre au concile national en 1811, qui contiennent le résumé des griefs que l’empereur disait avoir à faire valoir contre le saint-siège. Dans l’exposé, qui précède le sénatus-consulte par lequel les états romains sont réunis à l’empire, exposé qu’il avait fait faire par son ministre des relations extérieures et qu’il a retouché lui-même, Napoléon, énumèrent les torts de la cour de Rome à son égard, n’oublie pas de mettre en première ligne ce qui s’était, passé en février 1806 à propos de l’envoyé anglais, M. Jackson, et voici comment il relate l’incident dont nous venons de rendre compte d’après les pièces originales de cette époque : « . … Soit aveuglement, soit obstination, la cour de Rome alla plus loin encore. Un ministre anglais, la honte de son pays, avait trouvé un asile à Rome. Là, il ourdissait des complots, salariait des brigands, tramait des perfidies, payait des assassinats, et Rome protégeait le traître et ses agens, et Rome laissait empoisonner son cabinet de leur souffle, corrupteur, et Rome trahissait en les altérant les secrets de la correspondance de son auguste allié, et Rome était devenue un théâtre de diffamation, un atelier de libelles et un asile de brigandage. » (Exposé des motifs du sénatus-consulte sur la réunion des états romains à l’empire, 17 février 1810, imprimé dans la Correspondance de Napoléon Ier, p. 162-163, t. XXVI, p. 222).