L’Égypte et le canal de Suez/Jonction des deux mers/03

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III. — Entrée de la Méditerranée dans les lacs Amers.
Ismaïlia, 14 mars 1869.

La population tout entière, — fonctionnaires, agents, ouvriers, industriels Arabes et Européens, se presse aux abords du chemin de fer prêt à saluer par ses vivats son Altesse Ismaïl Ier venant pour la première fois dans l’isthme de Suez.

« D’autres, dit le savant auteur auquel nous avons emprunté les deux tableaux qui précèdent[1], — d’autres ont pris soin de décrire sous l’impression du moment les incidents de cette visite, les mille banderolles flottant au vent, les arcs de triomphes, les trophées d’instruments de travail, les cantates et les fanfares… tout le cortège enfin des fêtes improvisées à chaque étape de l’excursion, sur les chantiers du canal.

« Quant à nous, c’est un autre souvenir que nous voulons évoquer.

« Il est peu de travaux humains, surtout à notre époque marquée par les plus admirables progrès, qui n’aient leurs similaires en quelque point du globe. Avoir vu l’un suffit le plus souvent pour apprécier les autres. Mais un des côtés caractéristiques de l’œuvre du percement de Suez, c’est qu’elle n’a pas eu de précédent, et qu’il a toujours été impossible de s’en faire une juste idée sans avoir assisté à son exécution.

« De là tant d’attaques, plus tard regrettées, dont elle a été l’objet ; de là aussi tant de chaleureuses admirations que sa vue a excitées.

« Les sympathies des premiers temps s’exprimaient en encouragements chaque jour plus accentués : les incrédulités ignorantes ou systématiques avaient successivement cédé à l’évidence. Il n’était plus le temps où toute une grande nation hésitait à se prononcer, en présence d’une opposition ministérielle qui s’était peut-être tacitement condamnée elle-même.

… Toute l’Europe avait envoyé durant les quatre dernières années surtout, ses représentants les plus distingués dans l’isthme, dont la visite était devenue le complément obligé du pélerinage aux merveilles de l’Égypte, et l’étape indiquée des voyages vers l’extrême Orient.

« Quels devaient donc être les sentiments du khédive Ismaïl Ier en venant lui-même se rendre compte des progrès de l’œuvre ? Ce n’était pas seulement un grand travail qu’il allait contempler : c’était le désert vaincu et refoulé ; c’était la vie apportée au milieu du sable ; c’était une nouvelle province tirée du néant et conquise à ses États ; c’était la revanche qui s apprêtait par une grande victoire pacifique des défaites essuyées par les Turcs lors de l’établissement des Portugais dans l’Inde ; c’était enfin, réalisé dans toute sa splendeur, le rêve de Néchao, de Darius, de Ptolémée, de Trajan, d’Adrien, de Soliman, de Bonaparte, de Méhémet-Ali.

« Mais ce que nous voulons rappeler ici, c’est la solennité présidée par le khédive : l’inauguration du pertuis-déversoir destiné au remplissage du bassin des lacs Amers par l’eau de la Méditerranée.

« Après trois journées consacrées à l’examen de tous les chantiers, depuis Ismaïlia jusqu’à Port-Saïd, Son Altesse, s’embarquant sur un bateau à vapeur escorté par toute une flotille chargée de monde, traverse le lac Timsah et pénètre dans les tranchées de Toussoum et du Sérapéum. Le flanc des berges porte les traces profondes du bouleversement causé par l’abaissement subit du plan de l’eau douce jusqu’au niveau de la mer et le flot qui vient baigner leur pied rejette comme une écume diaprée, le corps de milliers de poissons, victimes de ce mariage insolite du Nil avec la Méditerranée.

« Un débarcadère construit auprès du pertuis-déversoir, conduit à une estrade décorée de palmes et de drapeaux, faisant face au canal d’introduction dans le bassin des lacs Amers, et d’où l’on aperçoit le déversoir dans tout son développement.

« La passerelle pavoisée de l’ouvrage est garnie d’ouvriers, chargés de lever les poutrelles-aiguilles, pour livrer passage à l’eau.

« À un signal donné par le prince, la première poutrelle de la travée centrale est dégagée. Un jet s’élance en sifflant par l’ouverture. Les autres poutrelles sont levées à leur tour et le jet devient une gerbe, puis une cascade. Deux, trois, quatre, dix, vingt travées s’ouvrent encore ; le flot gagne de proche en proche, jaillit de toutes parts autour des rocs tapissant le chenal et augmente incessamment de vitesse. Enfin, les cinq cents aiguilles sont levées : la nappe d’eau rapidement grossie est devenue un irrésistible torrent qui passe en mugissant et qui se changeant plus bas en un fleuve couvert de flocons de sel, s’écoule vers le centre du bassin des lacs Amers…

« Après avoir contemplé quelque temps cet émouvant spectacle, le khédive revient au Sérapéum, et, avant de partir pour le Caire, laisse le télégramme suivant, adressé à Nubar-Pacha, à Paris.

» Sérapéum, 18 mars 1869, 1 heure du soir.

« Je viens de visiter le parcours du canal et j’ai assisté à l’entrée des eaux de la Méditerranée dans les lacs Amers. Je rentre au Caire plein d’admiration pour ce grand œuvre et de confiance dans son prompt achèvement. »

Le même jour le président de la Compagnie qui avait télégraphié l’événement à sa Majesté l’Empereur Napoléon III, recevait cette réponse :

L’Empereur des Français à M. de Lesseps.

Paris, 18 mars 1869, 5 heures 35 minutes du soir.

« J’apprends avec plaisir l’heureux résultat de votre entreprise. L’Impératrice joint ses félicitations aux miennes. » « Napoléon. »

  1. M. Olivier Ritt, Histoire de l’isthme de Suez.