L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/09

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 109-120).



MARCELINE DESBORDES-VALMORE




Marceline Valmore est la plus grande des femmes françaises. À ceux qui insistent, aujourd’hui, sur l’infériorité des femmes, sur leur incapacité foncière et pour ainsi dire organique, il suffit de répondre par ce nom-là, une femme tout uniquement de génie, mieux que Georges Sand, trop consacrée, et qui, vraiment, ne fut, elle, qu’un homme de lettres.

Le signe de sa gloire, une gloire très tendre et très auguste, c’est que tous les poètes en ce siècle l’ont aimée également : Hugo, Baudelaire, Lamartine, assez chiche d’éloges, qui lui dédie des strophes d’encens ; Vigny, qui l’appelle le plus grand esprit féminin de notre époque ; Michelet, qui écrit : « Le sublime est votre nature » ; Sainte-Beuve, qui trace d’elle un subtil pastel, poussière d’immortalité ! — puis lui consacre tout un livre ; et d’autres encore : Barbey d’Aurevilly, Banville, Verlaine, — garde d’honneur autour de sa vie, autour de son tombeau, où sans cesse des mains pieuses arrachent les herbes d’oubli, restaurent ce nom qui doit durer.

Qu’est-ce qui lui vaut ce culte ininterrompu des poètes ? C’est que, en la lisant, on se prend à l’aimer comme une mère. Elle attendrit comme si elle était notre mère. C’est notre mère en double, dirait-on. Et comment chercher des défauts à une mère ? Oui ! sa poésie n’est pas précisément l’art que nous goûtions le plus. Pas de dessous, d’infini de rêve, de style subtil et rare. Mais c’est notre mère ; c’est une femme et exquise. Elle, surtout, a fait de la poésie vraiment féminine. Elle a un sexe littéraire. Elle a le cri des entrailles, la couvée silencieuse, les larmes promptes, les soubresauts de la passion, les déchirements, les trouées lumineuses, les jets de sang, comme a dit Barbier, les jets de sang de ses paumes, de ses pieds, de son front couronné d’épines, de son flanc percé, de toutes les blessures divines de cette Crucifiée de l’art.

Quelle existence fut plus cahotée, instable, douloureuse, assombrie sans cesse par les mécomptes, la mort, la pauvreté ? Comme par un signe de prédestination, elle était née devant un cimetière et joua, enfant, dans l’herbe des tombes. À quinze ans, la ruine. Son père était peintre d’armoiries d’équipages et d’ornements d’églises. Or la Révolution avait éclaté, ne voulant plus ni carosses, ni culte. La mère meurt. Marceline doit aider à vivre le père pauvre et sept enfants plus jeunes. Elle se résout au théâtre. Vers l’année 1804, elle est en représentations à Paris. C’est Grétry qui, l’ayant entendue par hasard, lui fit chanter sa Lisbeth. Elle avait déjà un air si brisé, si triste ! Le musicien l’appelait : « Mon petit roi détrôné. » Dix ans de cette vie-là en province, à l’étranger, jouant à la fois les jeunes premières dans la comédie et les dugazons dans l’opéra. Puis elle cesse de chanter. Elle en donna plus tard à Sainte-Beuve l’adorable raison : Ma voix me faisait pleurer moi-même. »

Qu’était-il arrivé ? Une peine profonde, un amour non payé de retour, un de ces misérables essais de bonheur d’où on sort plus morne et plus seul, et après lequel certaines femmes d’élite jettent pour jamais la clé de leur cœur dans l’éternité. Quel fut cet amour ? Marceline en parla partout, sans cesse dans tous ses vers, et ne l’a nulle part nommé. Quelques-uns, aujourd’hui, ont voulu élucider le mystère, banale curiosité ! L’important pour son œuvre, c’est que jamais elle ne se consola. Grand chagrin d’amour qui devait, jusqu’au bout, se lamenter au travers de sa vie, blessure d’eau ruisselant parmi les roches, accrue par l’obstacle des roches, sans qu’on sache de quelles hautes et lointaines collines la source a commencé de jaillir !

Même très tard, dans l’apaisement de l’âge, elle évoque encore cet amour dont elle est restée pâle, comme soufrée à jamais de cet orage du matin. Elle écrit à Pauline Duchambge : « La seule âme que j’eusse demandée à Dieu n’a pas voulu de la mienne. Quel horrible serrement de cœur à porter jusqu’à la mort ! »

Pourtant elle avait uni sa vie à un autre homme, le comédien Valmore, qui fut probe et bon.

Mais le malheur, toujours acharné, s’obstina après son foyer : elle perdit successivement ses deux filles dont les doux visages s’encadrent si souvent dans ses strophes : Ondine, puis cette frêle et frileuse Inès, qui mourut en plein printemps, comme une rose phtisique.

Avec cela, sans cesse une vie étriquée, incertaine, besogneuse. Ses chants divins ne lui rapportaient rien. Une gêne permanente, qui allait parfois jusqu’à la misère, aux crises noires.

Et pas même la pitié de la mort ! Elle vécut vieille, jusqu’à soixante-treize ans, avec l’horrible malchance finale d’une maladie cruelle qui la tint deux années dans son lit, impotente, déjà comme de l’autre côté de la vie, où elle s’occupa jusqu’à sa dernière heure de corriger de nouveaux vers, ceux qui ont constitué les poésies posthumes et contiennent ses chefs-d’œuvre : Jours d’Orient, la Couronne effeuillée, les Roses de Saadi.

Et n’est-il pas naturel, après une telle vie, qu’il semble en la lisant — comme elle a dit d’un autre — qu’on sente souffrir le livre dans ses mains ?

D’ailleurs même avec une destinée clémente, elle eût été malheureuse. Elle fut de ces sensitives se tourmentant elles-mêmes, souffrant pour de » riens, pour des nuances. Elle fut de ces inquiètes qui peuvent dire comme Lamennais : « Mon âme est née avec une plaie. »

Or cette plaie native s’élargît et saigna par l’amour. Valmore a surtout aimé. Toute femme qui écrit peut se définir d’un mot, celui qu’elle-même, à son insu, emploie le plus fréquemment. Ainsi le mot « étreindre » pour George Sand. Quanta Valmore, son verbe serait « aimer ». Toute sa souffrance vient de l’amour, et aussi son génie. Celui-ci, est tout amour. Sapho moderne, elle a trouvé, pour exalter et regretter son premier amour mort, des accents frémissants — flammes et roses ! — qui dépassent de loin les poètes, même illustres, dont les Nuits paraissent, en regard, bien déclamatoires et fausses. D’ailleurs, elle a exprimé toutes les amours : amour de jeune fille, d’amante heureuse ou délaissée, d’épouse, de mère. Elle a dit toutes les nuances du grand cri. Et avec des trouvailles d’une intensité inouïe. « Tu ne sauras jamais à quel point je t’atteins », dit-elle à l’homme qu’elle aime. Puis vient cette notation, si spéciale à la femme en amour, de songer à la mère de l’amant qu’elle adore, par qui il fut aussi aimé d’un amour de femme illimité. C’est presque une jalousie, mais très douce, à cause des souvenirs communs. Et elle a ce cri virginal pour s’affirmer plus aimante. : « Plus grand que son amour, mon amour se donna. » À propos de ses enfants, elle note : « Cet amour-là fait souffrir aussi, comme l’autre. »

Cent choses d’une psychologie, d’une pénétration, d’une divination qui va jusqu’au plus secret de la tendresse, jusqu’au plus tenu des fibres intérieures, jusqu’au plus infinitésimal des contacts du cœur avec les autres cœurs ; et tout cela vu comme aux lueurs d’un éclair, tout cela pathétique, attendrissant, comme si, chaque fois, elle avait pleuré sur son vers au moment où il se traçait sur le papier, et qu’il fût né moins dans l’encre que dans une larme.

Car tout aboutit invariablement à des désespoirs, pour cette âme nostalgique et trop sensible. Fragile âme blanchie, d’un blanc frileux et qui vite s’écroule en pleurs, comme la gelée, en hiver, sur les vitres. Pourtant Valmore fut plus forte que la douleur et le malheur. Elle avait adopté une sûre défense, ce mot céleste, pour sa devise et son cachet : « Credo, je crois. » Ce que Sainte-Beuve toujours un peu malicieux traduisait ainsi : je suis crédule.

Eh bien ! non ! Elle crut vraiment. L’amante devint chrétienne. Dans la Sapho se leva une sainte Thérèse. Celle qui avait eu des cris de passion trouva des hymnes de foi. Elle reporta à Dieu tout l’amour qu’elle avait égaré sur les créatures et les choses d’ici-bas, dont plus aucune dorénavant ne l’attirait et ne la valait.

« Tous mes étonnements sont finis sur la terre », soupire-t-elle avec mélancolie.

Encore un temps, elle reste imprégnée de l’ancien amour profane. Déçue dans ses affections terrestres, elle s’en retourne à Dieu avec les mêmes lèvres et les mêmes incantations amoureuses. On la dirait maintenant l’amante de Dieu. Est-ce que Sainte Thérèse aussi ne parlait pas à Jésus comme à un bien-aimé ? On connait ses mystiques effusions si passionnées : « L’amour que je t’ai voué me meut tellement que, n’y eût-il pas de ciel, je t’aimerais et n’y eût-il pas d’enfer, je te craindrais. Je me donne à toi sans rien te demander ; même sans espérer ce que j’espère, je t’aimerais encore autant. »

Quant à Valmore elle s’épure bientôt, pacifiée, purifiée. La passion véhémente se cargue. Ses poèmes prennent quelque chose de chuchotté, de confidentiel. C’est la prière avec la naturelle confiance et aussi le naturel effroi, cette nuance caractéristique de l’adoration chrétienne. Elle parle à son Père, lui raconte ses peines anciennes et les glorifie quand même. Elle a des hymnes, des oraisons, des litanies, revenues du fond de la petite enfance. Les strophes se déplient comme les mousselines retrouvées de sa toilette de première communiante… Ah ! les uniques paroles de prières qu’elle a su trouver, après les uniques paroles d’amour. Baudelaire, férocement misogyne, se demandait quelle conversation les femmes peuvent bien avoir avec Dieu et pourquoi on les laissait entrer dans les églises. Il n’avait pas songé à Valmore, qu’il aimait pourtant, ni aux prières que sont tels de ses poèmes, des prières câlines, abandonnées, immatérielles pour ainsi dire, paraissant ne plus appartenir à la terre et être le bruit d’une âme qui est déjà plus près de Dieu que de la vie.

D’ailleurs, toujours elle donna cette impression de planer. Elle plana même, et surtout, au-dessus de la littérature. Les modes n’eurent aucune prise sur cet art inné, qui, dans sa sincérité, trouva une note, un accent, un style, un vers à peine condensé au fur et à mesure, mais demeuré presque invariablement le même à travers une production de cinquante années. Même la formidable révolution romantique n’eût point de prise sur elle et ne l’influença en rien. Or d’être instinctif, son génie précisément fut novateur. Elle a presque autant inventé que Victor Hugo quant à la prosodie, et aux détails du vers. La première, elle réemploya avec fréquence les mètres impairs ; vers de cinq, de sept, de neuf, de onze, de treize syllabes. Et comme elle y réussit !

D’un ruban signée
Cette chaise est là
Toute résignée
Comme me voilà !

Comme me voilà ! N’est-ce pas déjà tout le ton, toute la simplicité émouvante de Verlaine, Verlaine qui fut un fils d’elle, né de sa divine maternité poétique, filialement en aveu du reste, et aux aguets dans ses Poètes maudits pour qu’on lui rende honneur, à celle d’où il sort. Quel honneur pour elle d’être son initiatrice et la mère d’un tel fils !

Comme lui, elle avait déjà tout ceci : exquis abandon, simplicité de l’âme, négligé des mots, adorable déshabillé de la phrase — comme au saut du lit — faisant sa prière du matin. Et aussi ce quelque chose de susurré, de gémi, d’à peine convalescent, d’inquiet et cependant de confiant, chambre de malade à la fenêtre ouverte sur un commencement d’avril.

Et déjà les familiarités charmantes, ce sans-façon presque parlé qui enlève au vers toute allure déclamatoire et du Midi, son grand geste. Elle aussi, comme Verlaine, revendiqua le Nord, son Nord, cette ville de Douai avec un beffroi et des demeures à pignon, où elle demandait d’aller mourir, qu’elle appelait si joliment « ma natale » et dont les souvenirs, la Notre-Dame, la vallée de la Scarpe, les tours, les jardins ponctués d’abeilles, emplissent son œuvre, influencèrent son art. (Celui-ci, en prit ce qui caractérise tout art du Nord : la nuance).

Souvent également les répétitions, les allitérations, affectées dans la suite par Verlaine et les plus récents poètes :

Une autre, une autre, et puis une autre l’entendra !

Enfin maints mots transposés, inventés ou composés, mais avec quelle délicate prudence toujours heureuse : angéliser, entr’aîler.

Mais pourquoi s’ingénier aux nuances de toutes les plumes et de tous les duvets quand le cygne sanglotant s’est envolé si haut et pour toujours dans des ciels d’éternité !