L’Éloquence politique dans le parlement de Paris/02

La bibliothèque libre.
L’Éloquence politique dans le parlement de Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 358-383).
◄  01
L’ÉLOQUENCE POLITIQUE
DANS
LE PARLEMENT DE PARIS

II.[1]
LES ORATEURS DE LA FRONDE ET LES PARLEMENTAIRES JANSÉNISTES DU XVIIIe SIECLE.

Dix ans après la fronde, lorsque le parlement vaincu, mais non résigné à sa défaite, remuait sourdement et s’obstinait à contrarier par une opposition plus incommode que dangereuse les entreprises du pouvoir absolu, des instructions émanées de Colbert prescrivirent à un agent que nous ne connaissons pas d’envoyer au ministre un rapport sur l’état des esprits dans la compagnie et des notes secrètes sur chaque magistrat. On voulait en finir avec ce reste d’agitation séditieuse, avec ce levain de 1648 qui fermentait au fond des cœurs sous les dehors d’une soumission forcée ; on avait décidé d’agir sur les consciences par menace ou corruption et d’y éteindre jusqu’au sentiment de l’ancienne liberté. L’œuvre mystérieuse de l’observateur anonyme a passé du cabinet de Colbert aux manuscrits de la Bibliothèque nationale, où elle forme un recueil intitulé : Tableau du parlement de Paris.

A l’exception de quelques chefs, morts dans l’intervalle, l’ardente génération qui avait fait les deux frondes figure presque tout entière au dossier des renseignemens confidentiels ; les noms illustrés par une résistance de parole et d’action y reparaissent avec un signalement accusateur. Broussel n’était plus ; il n’avait guère survécu à la proscription dont il fut frappé en octobre 1652. Mathieu Molé, fatigué de lutter contre les exagérés de tous les partis, était descendu de son siège de premier président l’année suivante ; mais leurs contemporains et leurs émules en courage civil, les Charton, les Blancmesnil, les de Novion, tant d’autres qui avaient donné le branle aux emportemens de l’assemblée des chambres, les harangueurs que la clameur des enquêtes applaudissait, tous ces meneurs éloquens ou intrépides, que Retz a mis en scène, vivaient encore et gardaient leurs convictions, leurs passions, leur influence. Le redoutable personnel de cette magistrature politique avait vieilli, mais n’avait pas changé.

Sous la plume de l’argus ministériel il se divise en plusieurs catégories de suspects. Presque à chaque ligne nous trouvons de ces mots tranchans et décisifs qui marquent un caractère, résument une existence et attachent à un nom la sentence qui le juge : « A esté grand frondeur et s’en ressent toujours ; a esté dans le party des princes ; est opposé aux affaires du roy et s’en fait gloire ; n’a nulle déférence pour la cour ; a esté plusieurs fois proscrit. » Parmi les magistrats stigmatisés d’une note indélébile et d’un souvenir que personne, d’aucun côté, ne consent à effacer, les « grands parleurs » tiennent le premier rang ; l’auteur du rapport abonde en qualificatifs pour les désigner : « Esprit libre, s’explique aysément, à sa cabale dans le palais ; hardi harangueur dans les chambres assemblées, amateur de louanges et de nouveautés ; se pique d’éloquence, a beau débit, aime la dignité du parlement. » En homme qui connaît l’opinion du maître et qui sait le juste prix d’un disgracié, il traite sans façon ces orateurs parlementaires, il s’exprime sur eux sans la moindre rhétorique : « Grand clabaud dans l’assemblée ; fameux braillard ; de plus de bruyt que de fonds, un vray enfant de Paris. » Vient ensuite le petit groupe des vertueux et des sages, qui ne soulève aucune tempête, mais qui a le tort de tenir à son opinion et de rester incorruptible : « Magistrats intègres et de nul intérest, estimés dans la compagnie ; s’opposent presque toujours aux volontés de la cour ; gens de bien et que la cour ne change pas ; nullement touchés du profit et des richesses, peu faciles aux affaires publiques. » Ceux que « la cour change » et qu’une pension convertit, un trait suffit pour les caractériser : « Bon serviteur du roy ; affectionné aux intérêts de Sa Majesté ; magistrat aymé de la cour ; » mais ces rares amis sont comme noyés dans les opposans de la majorité. Partout l’agent ne voit qu’esprits « hargneux, chagrins, opiniastres et bizarres, censeurs du pouvoir, lui rompant en visière ; » voilà de quelles sombres couleurs il peint en 1662 l’assemblée déchue ; il semble surpris de ces mauvaises dispositions et de cette humeur « mélancolique ; » c’est un satisfait qui reproche aux battus de n’être pas contens.

Revenons aux jours de lutte déclarée et de hardies espérances, à ce même parlement, de dix années plus jeune, qui tenait en échec ce même despotisme et balançait la fortune. Adversaire d’un gouvernement d’intrigue et de mystère, il donnait à la France le spectacle nouveau d’un régime de libre discussion où les plus graves intérêts de l’état se débattaient publiquement, où la parole était l’alliée nécessaire des desseins politiques. On connaît les pamphlétaires et les chroniqueurs de la fronde ; on connaît moins les orateurs ou les tribuns qu’elle a inspirés : achevons de les remettre en lumière et développons, d’après nos journaux manuscrits, la série de ces « harangueurs » oubliés qui ont partagé pendant quatre ans la popularité du conseiller Broussel et sa longue disgrâce dans l’histoire.


I

De 1648 à 1653, l’orateur qui, après Broussel, avait le plus d’autorité sur le peuple et sur le parlement, celui de tous les chefs des deux frondes qui, au Palais, à l’Hôtel-de-Ville, dans les conseils du parti, prodiguait le plus libéralement les ressources d’une parole vive et facile, c’était un prince, un fils de France, Gaston d’Orléans.

Ce prince, que ses adversaires victorieux et ses anciens amis, aigris par leurs déceptions, ont à l’envi maltraité, nous paraît supérieur à l’équivoque réputation qu’on lui a faite. Il avait l’âme généreuse ; son caractère, taxé d’irrésolution, était loyal et bienveillant ; adoré des Parisiens, que son affabilité séduisait, sincèrement attaché aux libertés traditionnelles de la monarchie, il avait retenu pour son apanage toute une partie aimable et très française de l’héritage d’Henri IV. En pleine guerre civile, il s’était chargé du rôle ingrat de conciliateur, qu’il soutenait du prestige de son nom et de son talent ; lorsqu’on observe de près, surtout dans ses discours, le développement de cette politique condamnée par l’événement, on y découvre plus de suite et d’habileté, plus de grandeur même qu’on ne lui en attribue d’ordinaire, en la jugeant à distance sur le résultat des faits accomplis. Faible, comme on l’a dit, dans l’exécution, le duc d’Orléans excellait dans la délibération. Il agissait par la parole, comme d’autres par l’intrigue ou par l’activité guerrière. Son éloquence avait grand air ; elle était, au rapport des contemporains, tout à fait digne d’une si haute naissance : relevée des grâces naturelles d’un débit plein de majesté, elle charmait et dominait les assemblées, elle était une puissance dans l’orageux gouvernement de la fronde. On y admirait un art particulier d’éclairer et d’agrandir les débats, de rendre sensibles tous les aspect d’un sujet, de résumer, en les discutant, les avis contraires, d’entraîner le vote en préparant une solution. Comme son glorieux père, Gaston avait le don de l’à-propos et de la repartie toujours prête ; seulement, ce qui, dans Henri IV, éclatait en saillies imprévues, en vivacités originales, se développait et se répandait chez lui sous la forme d’une diction à la fois abondante et mesurée. Ses portraits gravés, qu’on peut voir aux estampes de la Bibliothèque nationale, sont bien l’image parlante de son brillant esprit. Le visage est ovale ; la bouche est fine et petite, le regard intelligent et doux : voilà bien le prince éloquent, l’idole du peuple, l’arbitre des partis, tel que nous le décrivent ses contemporains et que ses discours nous le révèlent.

On trouvera dans les Mémoires de Retz ou de Guy Joly, dans les registres de l’Hôtel de Ville et dans nos journaux manuscrits, l’indication des principales circonstances où le duc d’Orléans a parlé, ainsi que l’analyse et quelques fragmens de ses discours ; la plus remarquable de ses harangues inédites fut prononcée, au commencement de la seconde fronde, contre Mazarin. Blâmant avec énergie le fatal ascendant des favoris, fondé sur l’indolence et l’incapacité des rois, il définissait, selon ses idées personnelles, l’étendue des obligations attachées au pouvoir royal, montrant à quelles conditions de vigilance, d’activité et d’humanité celui qui gouverne obtient l’amour des peuples. « Les rois, messieurs, ne sont point assis sur le throsne pour vivre dans les plaisirs de la cour ; leur condition les oblige à prendre soin eux-mesmes du gouvernement de leur royaume, à connoistre les nécessités de l’estat, à prendre des sentimens de pères pour leurs sujets et à leur donner aide et protection, comme les peuples donnent au prince la fidélité et le respect. Il n’y a point de loy qui les dispense de cette obligation ; s’ils y manquent, ils sont coupables devant Dieu. Il est grand temps de ne plus souffrir de favoris ; c’est la corruption de la cour et la lascheté des courtisans qui élèvent leur pouvoir. Les flatteurs qui assiègent l’oreille des rois, en vue d’accroistre leur fortune, persuadent à ceux-ci qu’il est convenable à leur grandeur d’avoir un principal ministre sur lequel ils se reposent du gouvernement de leur estat en se déchargeant du soin des grandes affaires. Chassons donc une seconde fois cet étranger, puisqu’il est si hardy que de retourner en France malgré vos arrêts. Son ombre seule et sa présence sur la frontière troublent le royaume. Pour moi, je n’ai jamais esté dans les intérêts de Mazarin ; j’étois en posture d’obtenir tout ce que j’aurois voulu, si j’avois consenti à son retour : mais, grâce à Dieu, j’ai tout repoussé. Mon seul dessein est d’être bien venu des peuples et du parlement, sans quoy il est impossible que l’autorité du roy soit conservée. Je tiens ces sentimens du défunt roy, mon auguste père, qui n’avoit de satisfaction parfaite que quand il étoit sûr de posséder le cœur de ses peuples, qui est un grand trésor. » Cette allusion à la mémoire d’Henri IV et l’expression de ce louable désir d’imiter un tel père émurent profondément l’assemblée.

Le talent de la parole qui, en temps de révolution, n’est pas inutile même à un prince du sang, manquait au reste des grands seigneurs engagés dans la fronde. Les Beaufort, les Bouillon, les d’Elbeuf, les Condé et les Conti en étaient absolument dépourvus. Retz a dit de Beaufort, je crois, « qu’il causoit comme une linotte en particulier et qu’il étoit muet comme un poisson en public. » Esprit lourd et court, trivial comme les rues de Paris, il assaisonnait ses conversations de mots empruntés au vocabulaire du peuple : ce roi des Halles, aux longs cheveux blonds, aux traits épais, parlait la langue de ses sujets. Condé et son frère Conti, dans l’assemblée des chambres, jouaient le personnage d’interrupteurs. Incapables de parler et de se taire, ils coupaient la parole d’un ton sec et brusque à tout avis qui choquait leur opinion ; les comptes rendus sont remplis de scènes tumultueuses provoquées par leur insolence. Le vainqueur de Lens et de Rocroi, visiblement déplacé sur ce nouveau champ de bataille où il se présentait « tout botté et éperonné, » au grand scandale des robes longues, jetait autour de lui des regards de colère et de dédain ; quand son tour venait d’opiner, il disait avec hauteur : « Voilà mon sentiment ; le suivra qui voudra. » Le président Violle, de la quatrième des enquêtes, harangueur vigoureux, ayant un jour maltraité la régente et ses ministres, Condé l’arrêta d’une voix fière et émue : « Prenez garde, monsieur, à ce que vous dites ; il ne vous appartient pas de discourir sur des matières de cette importance. » Sans se déconcerter, le président répondit : « Je suis obligé, monseigneur, par le devoir de ma charge, de dire en cette place tout ce qui regarde le service du roi ; j’estime en conscience que, pour remédier aux désordres publics il faut aller à la racine du mal et détruire les effets en s’attaquant à la cause. » Condé voulait répliquer ; un murmure s’élevant de tous les côtés de la salle couvrit sa voix.

Retz a vivement décrit l’étrange puissance des discours du premier président Mathieu Mole. « Cet homme, dit-il, avoit une sorte d’éloquence qui lui étoit particulière ; il ne connoissoit point d’interjection ; il n’étoit pas congru dans sa langue ; mais il parloit avec une force qui suppléoit à tout cela, et il étoit naturellement si hardi qu’il ne parloit jamais si bien que dans le péril. » Mathieu Molé avait soixante-trois ans en 1648. Sa haute taille, son front large et sévère, les cheveux flottans qui encadraient sa mâle figure, une longue barbe en éventail, tout en lui imprimait le respect. La majesté des temps héroïques du parlement semblait revivre en sa personne. Dominant l’assemblée de son visage impassible, il apaisait le tumulte des chambres réunies par le seul aspect de cette tranquille assurance qu’aucun bruit, aucune clameur ne déconcertait. Quand la rumeur devenait tempête, il prononçait d’une voix forte et vibrante ce simple rappel à la règle : « Patience, messieurs ! Allons d’ordre ! » Puis il prenait de la main sa longue barbe, ce qui était chez lui l’unique signe de colère et d’émotion. Les trente-quatre portraits gravés que nous connaissons de ce personnage expriment tous, quelle qu’en soit la dimension et la date, l’énergique sérénité de son âme intrépide. Sur l’un d’eux se lit cet exergue qui résume son histoire : Il ne change jamais de cœur ni de visage.

Dans ce cœur immuable il y avait un sentiment profond qui le possédait tout entier et d’où sortait, par de soudains éclats, sa rude éloquence. Libre envers les partis, dévoué sans réserve au bien de l’état et à la dignité du parlement, Mathieu Molé réprouvait tout ensemble la violence des passions frondeuses et les représailles imprudentes de la cour ; gardien des droits de sa compagnie, il entendait rester le défenseur non moins résolu de l’autorité nécessaire de la couronne ; c’étaient là pour lui deux causes également sacrées qu’il voulait rapprocher et non désunir. Sa loyauté, prête à tenir tous ses engagemens, à remplir tout son devoir, se sentait capable de concilier ces deux fidélités et de leur donner satisfaction. Dans la confusion croissante des intérêts en lutte et des ambitions égoïstes, qui bientôt échappaient à la direction du parlement, le danger de l’invasion étrangère et de la guerre civile, trop oublié ou trop désiré par les factions, le préoccupait avant tout ; il avait l’œil fixé sur cet écueil où la commune folie poussait l’état, et dès que la crise s’aggravait, dès que le mouvement, qu’on ne maîtrisait plus, menaçait de s’emporter jusqu’à ces redoutables extrémités, il n’hésitait pas à intervenir ; il se jetait, de toute l’ardeur de ses sentimens longtemps contenus, dans la mêlée des opinions. En 1651, à la veille de la prise d’armes des princes, Mathieu Molé fit en plein parlement une tentative suprême pour rompre ce coupable dessein, pour retenir les bras impatiens de tirer l’épée ; il adjura les partis d’avoir pitié du royaume, de ne pas le livrer de leurs propres mains, déchiré et sanglant, aux Allemands et aux Espagnols : « Au nom du ciel, messieurs, repoussez ces voies extrêmes, détournez de nos têtes ces malheurs ; songez au salut et au repos de la France ! » S’arrêtant tout à coup au milieu de ce discours pathétique, il parut, dit un historien, comme un homme saisi de douleur, les yeux remplis de larmes, ayant peine à trouver ce qu’il voulait dire, puis il finit par ces mots : « Je vous en prie, messieurs, ne perdez pas l’état ; vous avez toujours aimé le roi ! » Voilà un de ces traits imprévus, une de ces inspirations de l’éloquence du cœur que Retz admirait dans Mathieu Molé.

Les discours que ce grand citoyen a prononcés devant la régente, au nom du parlement, et que ses mémoires ont conservés, sont d’une expression trop mesurée pour nous reproduire l’empreinte et l’image d’un esprit puissant, mais inégal, qui devait tout à la force momentanée de l’émotion ; pourtant, au mois d’août 1648, lorsqu’à la tête de sa compagnie, à travers les barricades, sous le feu des menaces et des injures de Paris soulevé, il vint au Palais-Royal réclamer la liberté de Broussel et donner assaut à l’entêtement d’Anne d’Autriche, la violence des événemens affranchit sa sincérité des contraintes ordinaires ; il osa, pour sauver le trône, mettre dans ses paroles toute son énergie. « Il y va maintenant de tout, madame, et nous trahirions nos charges et notre de voir si nous n’insistions pas pour obtenir ce que le peuple demande. Le danger est si public qu’il ne peut être celé. La foule est en armes ; les barricades sont dressées par les rues, avec l’intention déclarée de ne pas les rompre et de ne pas quitter les armes sans la liberté de M. de Broussel : ce n’est là que le commencement ; le mal peut croître à tel degré que l’autorité royale y périra. Pour quelle cause a-t-on ordonné l’emprisonnement de deux membres du parlement, sinon parce qu’ils avoient avec liberté dit leur suffrage ? Si cette liberté est ôtée, le parlement perd son nom, toutes les lois sont violées, la sécurité de l’état est perdue. Que Votre Majesté n’étouffe pas la voix publique ; que les plaintes des peuples affligés puissent toujours monter jusqu’à vous, de peur que, perdant toute espérance, ils ne cherchent des moyens contraires à l’ordre de la monarchie. Pensez où le désespoir pourra les porter, si, à notre retour, nous n’avons qu’un refus à leur annoncer ! Une fois déchaînés dans la ville, ils feront ce qui leur plaira, ils forceront les maisons qu’ils voudront piller, ils ruineront et détruiront ce qui paraît le plus assuré. Qui pourra, madame, en ces voies de fait, garantir ce palais et vos personnes ? Tout peut être tenté par un peuple en fureur. Le refus de cette grâce demandée avec tant d’instances sera la ruine certaine de votre autorité. »

Pendant le siège de Paris, en février 1649, les chefs militaires de la fronde, repoussant tout accommodement avec la cour, proposèrent de recevoir au parlement l’envoyé de l’archiduc Léopold, qui apportait une lettre du roi d’Espagne et une offre de médiation. Au seul nom de cet émissaire espagnol, tous les conseillers que la passion du moment n’égarait pas, tous ceux qui demeuraient fidèles aux souvenirs patriotiques de 1593, se sentirent blessés dans leur orgueil de Français et dans leur honneur de magistrats. On président à mortier de la grand’chambre, M. de Mesmes, se tournant vers le prince de Conti, qui insistait pour l’audience, lui lança cette apostrophe que Retz a rapportée : « Est-il possible, monsieur, qu’un prince du sang de France propose de donner séance sur les fleurs de lys à un député du plus cruel ennemi des fleurs de lys ! » Mathieu Molé prit la parole, « avec plus d’émotion qu’à l’ordinaire, » et soutint la résistance par un discours dont Retz n’a rien dit, mais dont un fragment est cité par notre journal manuscrit. « Quelle confiance peut donc nous inspirer notre mortel ennemi le roi d’Espagne ? Pensons-nous que son dessein soit la pacification du royaume, et que de prince usurpateur de toute l’Europe il devienne si charitable que de nous tirer et de nous sauver de nos divisions ? Non, messieurs ; il veut nous y précipiter plus avant, si notre prudence n’évite le piège qu’il nous prépare. Que dira la postérité lorsqu’elle verra dans nos registres que le parlement a refusé d’ouvrir les lettres de M. le duc d’Orléans, de la reine mère et les a renvoyées toutes fermées au roy, et qu’il a reçu celles de l’archiduc Léopold ? Que dira-t-elle lorsqu’elle verra que le parlement n’a point voulu entendre l’envoyé d’un frère de son roy, d’un prince du sang, d’une régente de France, de la mère de son roy, et qu’il entend aujourd’huy l’envoyé de l’ennemi de l’état, déclaré tel dans la compagnie ! Lorsqu’elle verra qu’en deux jours un hérault du roy, une personne publique qui se fait passage partout, non-seulement n’a pas esté entendu dans le parlement, mais a esté repoussé de la capitale du royaume, et qu’un envoyé de l’archiduc, d’un ennemi acharné de la France, sans aucune marque de personne publique et avouée, a non-seulement esté reçu dans Paris, mais encore entendu dans le parlement, et accueilli comme un porteur de bonnes nouvelles ! » — Un autre orateur, l’un des plus habiles de l’assemblée, revenant à la charge et reprenant ces raisons, les développa dans un puissant discours que notre journal et d’Ormesson, à défaut de Retz, ont en partie reproduit. C’était ce président de Mesmes, déjà cité pour l’exclamation dont il avait accablé un prince du sang, oublieux de sa naissance et traître à son devoir. Il partagea avec Mathieu Molé l’honneur de cette journée.

Magistrat savant et intègre, esprit délié, caractère timide, M. de Mesmes passait pour un « Mazarin, » et penchait, en effet, vers le parti de la cour. Ce n’est pas qu’il eût déserté la cause commune, ni qu’il fit bon marché des droits du parlement. Dans une occasion récente, apprenant l’exil de plusieurs magistrats, il s’était écrié en pleine assemblée : « Il est temps, messieurs, puisque nous voyons nos robes déchirées et que les chemins sont remplis d’officiers chargés de chaînes et de fers, qu’on nous présente à nous-mêmes aujourd’huy pour nous intimider, oui, il est temps que nous délibérions avec vigueur et que nous cherchions tous les moyens d’empescher le cours de ces violences et d’assurer nostre liberté aussy bien que nos fortunes particulières ; » mais il était de ces hommes qui n’aiment que le commencement des troubles et qui reculent devant les conséquences qu’ils n’ont pas su prévoir. La guerre et la sédition lui avaient gâté la fronde ; il en voulait au parlement de s’être donné des alliés si compromettans. Fort écouté dans les discussions des chambres réunies, surtout quand il débrouillait, avec une compétence sans pareille, l’obscurité des questions de droit public, son crédit, cependant, n’égalait pas son talent : il était rare que l’avis qu’il ouvrait ou qu’il soutenait prévalût. Jamais ce harangueur disert ne fut mieux inspiré et ne toucha d’aussi près à l’éloquence que le jour où il combattit l’admission de l’envoyé espagnol. Il fit merveilles, » selon d’Ormesson, qui entendit son discours, et dont le témoignage est confirmé par l’opinion et par les citations de notre journal. « Cette discussion, messieurs, est une crise de l’état, et marque l’un des plus importans momens de la monarchie ; le salut de la France en dépend. Vous me pardonnerez si mon discours heurte l’avis du plus grand nombre, et s’il est mal poly ; je n’ai été informé qu’en entrant de l’affaire en délibération… Supposons, je le veux bien, que le dessein du roy d’Espagne ne soit pas de jeter de l’huile sur le feu qui s’allume en France pour nourrir la guerre et la rendre irréconciliable ; supposons que sa proposition soit bonne et son intention sincère ; pouvons-nous donc sans crime traiter avec l’ennemy déclaré du roy ? » — À ce mot traiter, un murmure l’interrompit ; plusieurs voix s’écrièrent qu’on ne voulait pas aller si loin. « Je ne crois pas avoir failli, messieurs, reprit l’orateur, car n’est-ce pas traiter que d’entendre et d’écouter les propositions faites par l’ennemy ? Mais le parlement peut-il recevoir une proposition de paix, puisque, cette paix, il ne peut pas la conclure ? A-t-il connoissance des affaires d’état, des intérests des princes alliés ? A-t-il correspondance avec eux ? Peut-il rendre les places, ordonner aux gouverneurs d’en sortir, et obliger les alliés à exécuter ce qu’il aura arresté ? Ainsy, ne pouvant traiter, comment vouloir en entendre la proposition ? Si nous recevons cet envoyé, n’est-ce pas blesser la haute réputation de fidélité qui a toujours distingué cette compagnie ? Serait-il dit que ce parlement, qui a remis la couronne sur la teste de son prince légitime, quoyque de religion différente et alors ennemy de l’église, que ce mesme parlement aujourd’huy donne, en faveur de celuy qui nous fait la guerre, un coup tel à l’autorité royale qu’il ébranle la couronne de son roy mineur et innocent ! Faisons, messieurs, un généreux effort pour ne pas démentir les grands services rendus par nos prédécesseurs à l’état et à la monarchie. » La passion l’emporta sur la raison et le patriotisme. A la majorité de 117 suffrages contre 72, l’avis de Broussel » favorable à l’envoyé espagnol, fut adopté.

Dans toute assemblée, à côté des orateurs dominans et dirigeans, qui frappent les coups décisifs, il y a les seconds rôles, les utilités de la scène politique, ceux qui préparent ou soutiennent l’action des chefs et vulgarisent leurs idées en les répétant. Parfois l’exemple les anime et d’heureux élans les mettent de par avec leurs modèles. Ces talens de moindre célébrité n’ont pas manqué au parlement de 1648 : pour les connaître, il suffit de consulter les listes de proscription ; la vengeance de la cour a pris soin de les désigner à l’histoire. Parmi les opposans arrêtés avec Broussel, le 26 août, était le président de la première chambre des enquêtes, Blancmesnil, que l’agent de Colbert, dans ses notes, qualifie de « personnage mélancolique, extravagant et bizarre. » Il expiait le crime d’avoir le premier dénoncé le cardinal Mazarin comme le grand coupable à punir, comme l’ennemi à renverser. « Allons, messieurs, à la source du mal. Tout ce que nous souffrons vient du cardinal Mazarin. Il est étranger, il n’aime pas la France, et que lui importe de tout perdre pourvu qu’il comble ses créatures ? Ma conscience me dit que c’est là qu’il faut porter le remède. Nous ne respirons plus un air français, mais bien un air italien. » Le 22 juin, dans un beau mouvement d’indignation, rappelant les souvenirs sanglans du despotisme de Richelieu, il avait exhorté la compagnie à braver le retour de cette terreur et à relever la tête sous la menace d’un maître nouveau : « Il est temps, messieurs, de faire revivre les nobles exemples de ceux qui nous ont précédés, malgré les violences passées et les sinistres événemens dont il semble que notre fermeté ait été ébranlée. Sacrifions-nous pour le salut d’un peuple réduit au désespoir. »

Ces fiers accens trouvaient de l’écho sous les voûtes de la salle de Saint-Louis. Une ardeur de colère et de haine contre le pouvoir absolu avait gagné tout le monde et formait comme une atmosphère fiévreuse qui enveloppait l’assemblée : on s’enivrait de l’applaudissement public, on s’exaltait à la pensée de souffrir pour la liberté du parlement et la délivrance du peuple. De cette fermentation partaient des mots passionnés, presque tragiques. « Honte à nous ! disait le président Violle, de la quatrième des enquêtes ; nos biens ont passé aux mains d’autrui ; notre maison est la propriété de l’étranger ; opprobrium nostrum possessio nostra ad extraneos, domus nostra ad alienos. Plus que jamais la compagnie a besoin de vigueur et de constance ; nous sommes destinés à vivre en des temps où il faut affermir son âme par des exemples héroïques : in his temporibus nati sumus in quibus necesse est firmare animum potentibus exemplis. » — « Ne nous y trompons pas, messieurs, ajoutait un conseiller de grand’chambre, Deslandes-Payen, nous sommes engagés dans une guerre sans merci ; et si l’on vient à demander des têtes, je sais bien que la mienne ne sera pas oubliée. » Sur tous les bancs éclatait comme une émeute d’opinions, de maximes, de citations contre la « tyrannie. » Les jeunes et les vieux, les requêtes et la grand’chambre rivalisaient d’indépendance et se confondaient dans une commune résolution d’opposer la loi et le parlement à l’arbitraire de cour, à la licence des favoris. Ce sont des républicains, disait Anne d’Autriche.

Le conseiller Pithou, « homme de lettres et beau parleur, » — selon les notes secrètes, — citait ces vers de Pibrac, où respire le libre esprit du XVIe siècle :

Je hais ces mots de puissance absolue,
De plein pouvoir, de propre mouvement…


Le maître des requêtes, Tiersant, dans un discours « fort poly et estudié d’une assez belle manière, » lançait au gouvernement, comme trait de la fin, cette sentence d’Horace : « La force aveugle succombe, accablée sous ses propres excès : Vis consilii expers mole ruit sua. » Le conseiller Machaut accusait les cardinaux de teindre leur pourpre dans le sang des peuples : « Il est certain, messieurs, que les brouilleries et les violences sont les voies dont on se sert pour arriver au chapeau, et c’est ce qui fait tous les mouvemens de l’état. L’éclat de cette pourpre fait couler des ruisseaux de sang, de sorte que l’on peut dire : Purpura dignitatis, instrumentum crudelitatis. Le temps est venu ou de rétablir la tyrannie, ou de chasser le tyran ; iterum delenda Carthago. » Appuyant cet avis, et luttant d’énergie avec ces poignantes expressions, le président de Novion, de la grand’chambre, déclarait que la toute-puissance de Mazarin était un outrage pour la France : « Je rougis, messieurs, de me sentir maîtrisé par un étranger que la fortune a mis au-dessus de sa roue. La France est-elle donc si stérile en grands hommes qu’il soit nécessaire d’appeler des inconnus de pareille étoffe, qui n’ont pour confîdens que des gens qui méritent la corde ? » Un autre proscrit du 26 août, un frondeur intraitable, grand ami de Broussel, le président Charton, des requêtes du palais, faisait le procès aux salariés du ministère, aux conseillers qui vendaient leurs suffrages pour une pension de la cour. « De quel front pouvons-nous accepter cet argent ? N’est-ce pas livrer notre conscience et battre monnaie avec nos votes ? » Lorsqu’on discuta l’admission de l’envoyé du roi d’Espagne, il combattit les scrupules patriotiques de l’assemblée en opposant à la haine du nom espagnol l’odieux du nom italien de Mazarin : « Nous avons deux ennemis, l’un déclaré, l’autre couvert ; l’un Espagnol, l’autre Italien ; l’un hautain et superbe, l’autre fin, dissimulé et fourbe ; défions-nous, messieurs, du cardinal Mazarin plus que de l’archiduc. » Voici le portrait de ce président, tracé dix ans après, par l’agent de Colbert : « Esprit inquiet, turbulent, qui se pique de capacité et de justice, qui veut de grandes déférences et de grands honneurs. Il a esté grand frondeur et conserve sa brigue dans le parlement. » Le président Violle est ainsi noté dans le même rapport confidentiel : « Esprit actif, entreprenant, fougueux, vindicatif, l’un des chefs de la fronde ; s’exprime bien, a de la fermeté dans ses résolutions et a tout donné à sa haute ambition. »

Telle était la violence des sentimens de l’assemblée qu’elle entraînait jusqu’aux gens du roi, avocats d’office et défenseurs attitrés du ministère. Un tribun n’aurait pas désavoué l’audace inusitée de leur langage. Dans un lit de justice tenu en 1648, Orner Talon, orateur emphatique et solennel, osa dire en face à la régente, devant la cour frappée de stupeur, que son gouvernement, oppresseur des peuples, était bien plus fait pour des barbares que pour des Français. « Vous estes, sire, notre souverain seigneur ; vostre puissance vient d’en haut ; mais il importe à vostre gloire que nous soyons des hommes libres et non des esclaves. La plupart des souverains exercent des puissances bornées et raccourcies ; ceux qui usent d’autorité despotique commandent dans des pays ruinés, et déserts, ou à des Lappons qui n’ont rien d’homme, que, le visage. Roi des Francs, vous avez le commandement sur des hommes de cœur, sur des âmes libres et non pas sur des forçats qui obéissent par contrainte en maudissant tous les jours l’autorité qu’ils sont obligés de respecter. Il y a dix ans que la campagne est désolée ; les paysans sont réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le payement des impositions qui les accablent. Pour entretenir le luxe de Paris, des millions d’êtres innocens vivent d’un pain de son et d’avoine ; ces malheureux ne possèdent en propriété que leurs âmes, parce qu’elles n’ont pu estre vendues à l’encan. Faites, s’il vous plaît, madame, quelque sorte de réflexion sur cette misère publique dans la retraite de vostre cœur et dans la solitude de vostre oratoire. Faites, sire, que les noms d’amitié, de bienveillance, d’humanité et de tendresse se puissent accorder avec la grandeur et la pourpre de l’empire, et, méprisant les dépenses superflues, triomphez plutôt du luxe de votre siècle que de la patience, de la misère et des larmes de vos sujets. » Voilà ce qu’inspirait ou imposait à un orateur officiel, à un avocat général, le ton hardi et résolu des discours et des opinions de l’assemblée.

Sur la seconde fronde, dite fronde des princes, il existe à la Bibliothèque nationale un journal manuscrit auquel nous avons déjà fait plusieurs emprunts, mais qui n’a pas l’intérêt du journal de 1648, conservé aux Archives et si fréquemment cité dans cette histoire de l’éloquence parlementaire. Les discours y sont plus rares et plus brefs ; l’analyse des séances y est plus négligée. D’ailleurs, l’esprit de l’assemblée a changé ; le doute et la fatigue remplacent l’ancienne ardeur à mesure qu’on approche du dénoûment. Rien ne montre mieux la différence caractéristique des deux périodes de la fronde que l’examen comparé des réunions du parlement dans ces deux journaux. Poussée en tous sens par les intrigues et l’ambition d’alliés sans scrupules, la grave compagnie craint d’être à la fois dupe et complice : elle se sent mal à l’aise, engagée dans une situation fausse et sur un terrain qui n’est pas le sien. Les plus éloquens se taisent, la majorité s’impatiente et s’aigrit ; les partisans de la cour relèvent la tête, et les frondeurs qui tiennent bon, ceux qui continuent à penser et à parler comme en 1648, s’étonnent d’être accueillis à leur tour par des interruptions et des murmures. Leur langage emporté n’est plus pour l’assemblée qu’une rhétorique hors de saison, Pendant la première fronde, un orateur avait proposé de raser la Bastille. Sa motion ne fut pas soutenue ; on crut faire assez en donnant pour gouverneur à l’impopulaire forteresse le plus populaire des conseillers, Broussel. A la fin de la guerre, quand la défaite parut certaine, quelqu’un regretta tout haut qu’on eût écarté l’idée primitive : « Il se fit un grand tumulte, dit le Journal manuscrit ; chacun se reprochait de n’avoir pas voté cette destruction dès le commencement des troubles. » Sage, mais tardif regret ! La fronde, en expirant, semblait léguer aux insurrections futures sa pensée et son repentir ; c’est le trait d’union entre 1648 et 1789.


II

Franchissons ce règne de soixante années, dont l’accablante grandeur sépare les derniers mouvemens de la liberté du XVIIe siècle et les premières audaces du siècle suivant. Vers 1730, lorsque l’ivresse de la régence s’est dissipée, et qu’au sortir de la confuse réaction, provoquée par une longue servitude, l’état vrai de la nation nous apparaît, un fait important frappe nos regards et nous indique l’esprit des temps qui vont s’ouvrir : nous constatons l’existence d’une double opposition, formée de la ligue des croyances persécutées et des libertés parlementaires rétablies de la veille, mais déjà mises en péril. L’opinion janséniste, à cette date, est maîtresse de Paris, comme la fronde l’était en 1648 ; si elle ne dresse pas de barricades, elle soulève au fond des cœurs une révolte invincible à la force. Ses points d’appui et de résistance organisée, ses foyers d’activé propagande sont partout ; elle a sa presse clandestine, ses pamphlétaires sacrés ou séculiers, ses apôtres en chaire et ses tribuns au parlement ; son influence rayonne et s’étend sur toutes les classes du tiers-état et gagne jusqu’au peuple : la rumeur de ses récriminations et de ses colères agite les églises, les collèges, les couvens, les mansardes et les salons, les tribunaux, les cafés et les boutiques. Cette fronde mondaine et dévote, fusion de deux esprits réfractaires, dont l’un est nourri dans le cloître et l’autre Vieilli dans le greffe, cette insurrection, dirigée contre Rome et contre Versailles, rallie à son mot d’ordre les insoumis du dogme et les mécontens de la politique ; elle déploie un drapeau sur lequel est inscrite une devise de combat : « La nation assemblée est au-dessus des rois, comme l’église, en concile universel, est au-dessus du pape. » Ainsi se crée et se prépare, sous l’action mixte du jansénisme1 et du parlement, le milieu révolutionnaire, l’atmosphère inflammatoire où la philosophie, un peu plus tard, se propagera avec la rapidité d’un incendie ; ainsi s’allument des passions qui ne s’éteindront plus, et que d’autres novateurs, plus hardis et plus libres, armeront de principes absolus et d’ambitions illimitées.

Les orateurs du jansénisme parlementaire, dont nous possédons les discours, appartiennent à la première moitié du siècle, à la génération à demi émancipée, qui commence la lutte sans avoir le temps de la pousser jusqu’aux violences de la fin. On ne trouvera pas en eux l’âpreté de haine agressive, l’audace fougueuse qui éclate dans leurs successeurs, exaltés par trente années d’opposition. Mais s’ils n’ont pas l’emportement fanatique et les passions extrêmes de leur parti, ils ont, ce qui vaut mieux, les vertus qui honorent leur cause et qui justifient sa popularité, je veux dire le courage du sacrifice que le de voir commande, un profond sentiment des droits de la conscience, avec la ferme volonté de tout risquer, même la vie, pour les défendre. Soutenue par eux, illustrée par leur talent, cette cause, où tant d’élémens disparates venaient se combiner, prend à nos yeux ses plus nobles aspects et nous montre ce qu’elle contenait de dignité morale et de grandeur. Quand on exhume de l’oubli les noms jadis célèbres de ces votans inflexibles que n’intimidaient. ni les lettres de cachet ni les séances royales ; quand on essaie de leur rendre aujourd’hui un peu de cette gloire passagère que l’éloquence leur avait donnée, ce qu’on aperçoit d’abord, en consultant leurs biographes, en lisant leurs discours, ce qui nous gagne à première vue, c’est un caractère de probité, de simplicité, de désintéressement empreint dans leurs actions et dans leur langage. On nous les dépeint comme d’éminens magistrats, « d’une impartialité redoutable aux solliciteurs, » comme de fervens chrétiens, bienfaiteurs du peuple, vrais modèles de zèle évangélique, qui distribuaient aux pauvres le produit de leur charge, qui employaient les loisirs de leur profession à visiter les prisonniers et les malades, et ne vivaient que pour la justice, la prière et la charité. Représentans politiques d’une doctrine condamnée, ils pourraient en être les saints ; la plupart ont compté parmi ses martyrs.

L’ancien Paris, si favorable aux fortes vocations, au travail de la pensée énergiquement concentrée sur elle-même, abritait dans ses noirs quartiers agglomérés, dans le réseau paisible de ses rues étroites, bon nombre de ces existences austères, qui se développaient selon la ligne rigide du devoir, — existences uniformes, bornées dans leurs affections, leurs idées et leurs désirs, mais heureuses de cette simplicité, contentes de cet horizon, retrempées et rafraîchies par le sentiment du bien accompli, animées et comme illuminées à l’intérieur par la flamme d’une croyance qui était tout pour l’homme et lui tenait lieu de tout, qui remplissait la capacité de son cœur et de son esprit, réglait sa destinée, faisait son bonheur et sa peine, et, du fond de cette solitude, ouvrait à son regard l’infini des hautes perspectives et de l’espoir éclatant. Aussi, quand une atteinte grave était portée à cette chère croyance ; à cette unique passion, quand la fibre intime et délicate était touchée, quelle émotion dans la parole ! comme la plainte de ces âmes blessées attestait leur trouble et leur souffrance !

Dans ces étranges opposans il n’y a nulle place pour les vues ambitieuses et les arrière-pensées qui, chez les hommes de parti, se mêlent plus ou moins aux inspirations du patriotisme et de la liberté ; ils n’espèrent ni le pouvoir, ni l’argent, ni les honneurs ; le monde est absolument fermé pour eux de ce côté-là. « Que voulons-nous ? disait l’un d’eux au parlement, avec une touchante sincérité ; nous demandons qu’on nous permette de vivre en gens de bien et de mourir en paix, de vivre fidèles au service du roi, à la patrie, à nos devoirs, à nos saintes libertés, ces ancres sacrées qui sont la sûreté du vaisseau, et après avoir mené une vie dure, laborieuse, ingrate, de mourir entre les bras d’une personne de confiance, qui nous assiste et nous console dans nos derniers momens. » Beaucoup sont âgés, quelques-uns sont infirmes ; ils savent qu’en un jour de colère, un ordre d’exil peut les punir de leurs discours indépendans et qu’un exempt viendra les enlever à leur famille, les conduire sous escorte de police, comme des criminels, aux extrémités du royaume, les disperser dans des prisons d’état, « les uns sur la cime des montagnes, les autres dans des cloaques, celui-ci sur le bord de la mer, celui-là parmi les neiges et les frimas. » A la menace d’un péril certain, ils répondent par cette déclaration : « La crainte des suites fâcheuses de la fermeté n’est point une raison pour trahir son devoir. Chaque état est une milice qui a ses dangers et ses écueils. La guerre a les siens, l’église a les siens, et ce n’est que par le martyre qu’elle s’est établie. La magistrature a aussi les siens, dont le plus grand est de déplaire au prince. Mais cette crainte doit-elle affaiblir un magistrat qui comprend toute l’étendue de ses obligations et ce que l’honneur de sa place, le bien de l’état et la religion exigent de son ministère ? »

L’opposition parlementaire avait alors pour chef un conseiller-clerc de la grand’chambre, doyen de la compagnie, énergique et spirituel vieillard, à la parole chaleureuse : c’était l’abbé Pucelle, fils d’un avocat du barreau parisien et neveu, par sa mère, du maréchal de Catinat. Il ne nous est plus guère connu aujourd’hui que par le refrain d’une chanson de Maurepas, et cependant la renommée de ses discours, attestée par tous les mémoires contemporains, a duré vingt ans, La famille des Catinat, — cette famille d’indépendans et de sages repoussés par la cour, adoptés par la ville, — se partageait entre la robe et l’épée ; nous lisons, dans le rapport adressé à Colbert et plusieurs fois cité par nous, cette note ; « Catinat, homme d’honneur, très capable, a grande probité et grande créance en la chambre et grande déférence aux sentimens de Pucelle son gendre. » Ce Catinat est le père du maréchal et le grand-père de notre abbé. Au moment où le vainqueur de la Marsaille et de Staffarde, moins heureux contre le prince Eugène en 1701, quittait le commandement et s’ensevelissait dans sa disgrâce, son neveu, qui avait autrefois servi sous lui deux ou trois ans, comme volontaire, avant de se faire d’église et magistrat, déclarait la guerre à la bulle Unigenitus, dans le parlement : jusqu’à sa mort il soutint la lutte avec une solidité d’incorruptible vertu dont l’illustre soldat philosophe lui avait tracé le modèle. Sous Louis XIV, dans l’affaire du père Jouvency, auteur d’une Histoire de la compagnie de Jésus, écrite à Rome et déférée aux tribunaux de Paris, l’abbé Pucelle, nommé rapporteur, qualifia de « doctrine impie et meurtrière » la thèse du jésuite ; l’arrêt de la grand’chambre fut néanmoins favorable à l’ouvrage incriminé, et le supérieur de la maison professe vint en remercier le rapporteur : « C’est à Versailles, mon père, qu’il faut aller porter vos complimens, lui dit l’abbé d’un ton de brusque franchise ; pour moi, je serais bien fâché que votre société m’eût obligation en pareille matière. » En 1714, le jour où la fameuse bulle fut enregistrée d’autorité, le frère de l’abbé, qui était d’épée, lui conseilla de ne point aller au palais : il craignait un éclat de zèle janséniste et ses conséquences. « M’auriez-vous approuvé, monsieur, lui répondit le magistrat, si je vous avais engagé à ne point monter à la brèche lorsque vous y fûtes blessé ? »

Cet homme était ne orateur. Il avait le don de l’improvisation ardente et véhémente. Lorsqu’un sujet digne de sa verve réchauffait, son âme éclatait dans ses discours par une abondance de sentimens généreux, par des larmes, par des gestes et des expressions pathétiques : cette éloquence, toute d’émotion soudaine et d’inspiration, gardait, jusque dans ses mouvemens imprévus une dignité simple, une noblesse de formes, une logique entraînante et concise qui saisissaient l’auditoire. Si la voix de l’orateur, vaincue par l’âge, faiblissait, sur tous les bancs redoublaient l’avidité de l’entendre et l’émulation du silence. Dans la séance du 3 décembre 1731, le premier président, revenu de Marly, signifia l’ordre royal qui interdisait à l’avenir toute discussion religieuse ou politique au parlement. L’abbé Pucelle se leva et, se tournant vers la place où il avait prêté serment lors de son installation comme magistrat : « Messieurs, dit-il, j’en prends à témoin ce lieu où j’ai juré, devant Dieu et le parlement, fidélité au prince, aux lois du royaume et aux obligations sacrées de la justice ; quelque honneur que je ressente de siéger au milieu de vous, je déplore le jour où je suis entré dans cette compagnie. Oui, ma douleur est extrême lorsque, songeant aux engagemens que j’ai pris, je me reconnais incapable de concilier les sermens les plus saints avec l’obéissance nouvelle qu’on nous demande aujourd’hui. Quoi ! messieurs, voir de cette place où nous sommes le feu s’allumer de toutes parts, gagner le palais et le trône de nos rois, et ne pouvoir agir contre les incendiaires, mais même ne pouvoir être écoutés sur les moyens de l’éteindre ! Voir au pied de ce tribunal des communautés dispersées, des particuliers dépouillés, des vivans, des mourans réclamer la protection des lois dont nous sommes les dépositaires, et ne pouvoir leur tendre la main pour les secourir ! Nous voir par là inutiles au service du roi, à celui de l’état, déshonorés, dégradés, anéantis, car c’est ôter l’être à une compagnie que de lui défendre de délibérer, c’est séparer l’âme du corps, c’est la forcer à trahir ses obligations. Les ministres nous promettent la paix et nous convient à l’observer : mais qu’est-ce donc que cette paix toujours annoncée et dont on s’éloigne plus que jamais au moment où on nous la promet ? Qu’est-il arrivé à ceux qu’on a proscrits, dépouillés, persécutés ? A peine ces malheureux ont-ils trouvé des défenseurs qu’aussitôt leurs avocats sont traités de criminels de lèse-majesté, d’hérétiques et de schismatiques. Et nous-mêmes, messieurs, avons-nous un jour réuni dans un arrêt les maximes fondamentales de l’état, aussitôt le conseil du roi nous en fait un crime imaginaire ; on nous juge, on nous condamne sans nous entendre ; si nous faisons des efforts pour être entendus, on nous interdit, la menace à la bouche, de délibérer. Quelle paix, après cela, veut-on nous laisser entrevoir, sinon celle qu’on n’ose nommer ? Peut-être trouverez-vous que je parle avec trop de vivacité ; mais mon cœur est plein des malheurs de l’état, et si quelque mouvement de crainte ou de complaisance m’avoit affaibli un seul instant sur ce que je crois être mon devoir, je sortirois d’ici avec un remords cruel dans l’âme, qui me rongeroit et troubleroit mon repos jusqu’à mon dernier jour. »

Recueillis par des auditeurs enthousiastes, ces discours se répandaient dans Paris dès le lendemain et s’expédiaient jusqu’au fond des provinces. Les Nouvelles ecclésiastiques, feuille clandestine, insaisissable à la police, en imprimaient de longs fragmens ; par une par voie mystérieuse, ils arrivaient en tous pays aux affidés du parti. « J’ai lu vos derniers discours, écrivait en 1737 l’évêque de Montpellier, Colbert, à l’abbé Pucelle ; il y a là de quoi vous immortaliser. Les années ne diminuent rien ni de votre esprit, ni de votre courage. Vivez, monsieur, pour le bien de votre patrie, pour la consolation de l’église et de vos amis. » Dans son désert de la Chaise-Dieu, l’évêque exilé et dépossédé de Senez, Soanen, n’était pas moins ardent à applaudir le grand orateur : « Les intérêts de Dieu et de l’état demanderoient, monsieur, que vous fussiez immortel ; quel deuil dans l’église lorsque votre bouche sera fermée pour sa défense ! » Paris, qui a toujours aimé le talent et la sincérité, lui faisait des ovations. Dès que la foule l’apercevait aux abords du palais ou dans la salle des Pas-Perdus, « on claquoit des mains, dit Barbier, on poussoit des cris d’applaudissement, en sorte qu’il se cachoit le visage par modestie. » Un jour, le maréchal de Villars vint au parlement en grand appareil tout exprès, disait-il, « pour voir et entendre le célèbre abbé Pucelle. » Les douze portraits gravés de cet abbé qui sont dans la collection des estampes ne démentent pas l’idée que les récits contemporains et la lecture de ses discours nous donnent de sa puissance oratoire. Le front est large, la figure forte et comme illuminée par l’inspiration ; les yeux sont vifs et perçans, la bouche petite, les lèvres fines et serrées ; tout dénote la vigueur et respire l’intelligence.

Quand Barbier, d’Argenson, de Luynes, Narbonne, tous ceux qui dans leurs lettres ou leurs chroniques décrivent, au jour le jour, les entraînemens et la changeante humeur de l’esprit du siècle, viennent nous dire, à propos de ces questions débattues au parlement : « Le gros de Paris en est entêté, les plus honnêtes gens en sont occupés au point de ne pas dormir ; les femmes, femmelettes et jusqu’aux femmes de chambre s’y feraient hacher ; » combien leur témoignage, si digne de foi, n’est-il pas fortifié par le spectacle même de ces débats, par la parole des orateurs qui retracent les désordres d’une situation troublée ? N’est-ce pas là un supplément d’informations aussi utile qu’intéressant à consulter ? « Depuis qu’elle a été reçue en France, cette bulle funeste, disait en 1731 l’abbé Pucelle, une enceinte de maux nous environne de toutes parts ; toutes les sources du bien sont fermées, toutes les écoles corrompues : qu’est devenue la Sorbonne, d’où l’on a exclu cent docteurs les plus savans et les plus attachés aux maximes du royaume ? Qu’est devenue la célèbre maison de Sainte-Barbe, qui a fourni tant de sujets d’élite à l’église et à l’état ? Elle a été détruite avec l’appareil effrayant d’un lieutenant de police escorté de quarante exempts. On s’était flatté de l’espoir que les maximes de la cour de Rome ne pénétreraient point en France. Quelle illusion trompeuse ! Ne sait-on donc pas qu’une multitude de moines qui inondent le royaume y répandent les opinions ultramontaines, et qu’au mépris de vos arrêts, les légendes de la bulle sont insérées dans les bréviaires ? .. Le mal croît et s’invétère tous les jours ; notre de voir est de tenter les derniers efforts. La Providence a imprimé une sorte d’autorité aux états les plus foibles et les plus impuissans. Les enfans ont l’autorité des larmes ; les malheureux et les affligés ont l’autorité des plaintes et des gémissemens. Nous avons, nous, l’autorité de notre place et du de voir qui y est attaché. Nous avons l’autorité d’une fidélité à toute épreuve, même dans les traitemens les plus durs. Nous avons l’autorité du sacrifice de notre fortune et de notre liberté ; nous avons enfin l’autorité du vrai ; oui, du vrai, messieurs, car il est clair que la bulle est le fléau de l’église et du royaume. Depuis qu’elle a paru, quel bien a-t-elle produit ? La foi en est-elle devenue plus pure, les doutes plus éclaircis, l’erreur et la vérité mieux déterminées ? A-t-elle purgé l’église des vices qui la déshonorent ? Dieu en est-il plus connu, mieux servi, mieux aimé ? L’autorité du roi, son indépendance, sa couronne sont-elles plus affermies ? Le royaume en est-il plus tranquille ? Tous les ordres, tous les corps ne sont-ils pas bouleversés ? Au reste, le roi est le maître. Il peut faire sentir comme il lui plaît son pouvoir à une compagnie dont les membres s’honorent d’être ses sujets les plus fidèles et les plus soumis ; mais il n’y a pas de traitement qui puisse les obliger à devenir les complices de tant de maux en renonçant à leur de voir le plus essentiel. Je voudrois, en mon particulier, avoir un plus grand sacrifice à faire au roi que celui d’une vie qui touche à sa fin ; mais, pénétré de douleur de voir d’un côté le plus beau fleuron de sa couronne se flétrir sur sa tête, et de l’autre la désolation du public, l’impuissance de la compagnie, ma dernière heure me paraîtroit la plus fortunée de mon existence, comme étant celle qui mettroit le sceau éternel à la fidélité que j’ai toujours gardée à mon prince et à ma patrie dans la place que j’ai l’honneur de remplir. »

À cette noble et touchante déclaration, « qui fit pleurer plusieurs de ceux qui l’entendirent, » le premier président, dévoué aux ministres, répondit qu’il avait déjà porté plus d’une fois à Versailles les remontrances dont on voulait le charger encore ; qu’en insistant on manquerait de respect au roi. L’orateur se lève de nouveau, et s’adressant au premier président : « Ne craignez rien, monsieur, parlez en notre nom, parlez haut, ne vous lassez pas de parler ; clama, ne cesses ; dites au roi sans ménagemens pour personne ce qui est de son service et de l’intérêt de l’étal. Ne savez-vous pas que le roi est environné d’une cohorte qui l’obsède et ne le quitte jamais d’un pas, qui ferme l’accès du trône à la vérité, et, selon le mot d’un ancien, n’a d’autre souci que de tenir le prince enfermé. et dans l’ignorance de toutes choses ; claudentes principem, id agentes ante omnia ne quid sciat ? C’est à nous de forcer ce blocus, cette enceinte de cardinaux et de prélats qui investit le trône ; il faut pénétrer jusqu’au roi, nous jeter à ses pieds et placer sous ses regards l’appareil d’une compagnie en qui la douleur, le zèle, les larmes, tout parlera. Il y a deux sortes de respect : l’un vrai et sincère, l’autre faux et simulé ; celui-là partant du cœur, celui-ci n’existant que sur les lèvres. Le faux respect peut bien se porter à. donner des marques d’une déférence extérieure, et même aveugle, aux volontés du prince ; mais ce respect est criminel, car le prince, n’étant point à l’abri de la surprise, peut imposer une loi contraire à son intérêt véritable. Le vrai et loyal respect consiste à se mettre au-devant du poignard qu’on voudrait plonger dans le sein du roi. Ah ! plût à Dieu que le roi pût lire dans nos cœurs ! Il n’y trouverait que des sentimens de fidélité, de dévoûment à son service, de tendre amour pour sa personne sacrée, et beaucoup plus, sans doute, que dans tous ceux qui l’environnent. Avec de tels sentimens, pouvons-nous craindre d’être taxés de désobéissance ? » — Peu de jours après, un officier des gardes du corps arrêtait l’auteur de ce discours et l’internait pour plusieurs mois dans son abbaye de Corbigny, au diocèse d’Autun.

D’autres opposans rivalisaient de courage, sinon d’éloquence, avec leur chef ; ils expièrent tous cette dangereuse émulation en de lointains exils, d’où quelques-uns ne revinrent plus. L’un d’eux, le conseiller Titon, des enquêtes, fut incarcéré au fort de Ham, le jour même où l’on enleva l’abbé ; il avait osé interpeller le premier président au moment où ce magistrat, suspecta ses collègues, partait pour Compiègne à la tête d’une députation : « Monsieur, vous allez à Compiègne comme député du parlement ; qu’il me soit permis de vous rappeler un discours que tint au roi, en 1726, un premier président, dans use occasion beaucoup moins importante que celle-ci… Vous le voyez, monsieur, malgré quatre lettres de cachet, successivement apportées à la compagnie, par lesquelles le roi ne demandoit que la surséance d’un arrêt déjà rendu, le parlement ne laissa pas d’en ordonner l’exécution. Il désobéissoit au roi en apparence, mais dans le fond il remplissoit ses engagemens, il sentoit que les ordres du roi étoient contraires aux véritables intérêts de Sa Majesté ; et non-seulement il ne vouloit pas obtempérer, mais il ne vouloit pas même suspendre l’exécution de ses arrêts. Devons-nous donc nous soumettre, lorsqu’il n’est question de rien moins que de voir le peuple de Paris prêt à se soulever, les évêques maîtres absolus dans leurs diocèses, le parlement dépouillé de ce qui fait, pour ainsi dire, son essences et la religion presque entièrement bouleversée ? Devons-nous nous soumettre, lorsqu’on veut imposer à notre foi des écrits où l’on canonise la persécution ? On veut, sans doute, nous faire croire que c’est en persécutant que l’on monte au ciel. Aveugles, ceux qui s’en flattent ! malheureux, et mille fois malheureux, ceux qui ont intérêt à s’en flatter ! insensés, ceux à qui ils le persuadent ! Pour nous, nous n’érigerons jamais d’autels à de semblables vertus. Les saints se sont sanctifiés par la persécution qu’ils ont subie ; nous n’en trouverons aucun qui ait mérité ce titre pour avoir été persécuteur… Ces objets, monsieur, devroient bien vous émouvoir. Pénétrez-vous de l’esprit de la compagnie, et, afin que vous parliez de son aveu et selon ses vues, faisons un arrêté dans lequel nous vous chargerons, monsieur, de tenir le même langage que le premier président tenoit en 1726. » — Cette mercuriale, adressée au chef du parlement par un simple conseiller encore jeune, justifie bien le mot que Barbier, à cette même date, écrivait dans son journal : « On a traité le pauvre premier président Portail comme un galopin. »

Le conseiller Robert, de la grand’chambre, âgé de soixante-dix ans, s’autorisant de la gravité des événemens et de la liberté de l’âge, reprocha publiquement au chancelier d’Aguesseau d’avoir trahi ses anciennes convictions : « Se peut-il, monsieur, que vous qui, en 1715, avez consenti à perdre votre charge de procureur-général plutôt que de soutenir cette détestable cause, vous en soyez aujourd’hui le promoteur ? Qu’est devenu le zèle intrépide que vous témoigniez alors ? La vérité dépend-elle des conjonctures des temps ? Se peut-il que vous veniez ici en personne essayer de détruire des maximes que les plus terribles menaces n’étoient pas capables de vous faire abandonner autrefois ? Quantum mutatus abillo ! » La majorité répéta, d’enthousiasme et avec applaudissement, la citation : le conseiller Robert, appréhendé pendant la nuit, fut conduit et séquestré au fort de Bellisle-sur-Mer ; sa détention dura six mois.

Au fond, il y avait plus de défiance et de rancune gallicane que de casuistique janséniste dans cette opposition parlementaire. C’est en inquiétant l’ombrageuse fierté française de notre ancienne magistrature que les orateurs du parti avaient prise sur cet illustre corps, gardien vigilant de l’indépendance nationale, ennemi héréditaire des souplesses italiennes et des envahissemens du génie romain. L’abbé Pucelle donnait à l’expression de ces craintes et de ces antipathies, que l’église de France n’ai pas toujours condamnées, une vivacité d’accent, une verdeur toute militaire. Rappelant les rigueurs déployées contre les plus fermes soutiens du gallicanisme, il montrait d’éminens docteurs, de vertueux personnages placés sous la menace permanente des persécutions, devenus comme le point de mire et la cible des « milices ultramontaines répandues dans le royaume ; » il les comparait, dans son style pittoresque, à ces figures de soldats gaulois que les Romains d’autrefois attachaient aux murs de leurs salles d’armes pour exercer les recrues des légions. « N’avons-nous pas vu, messieurs, les plus savans ecclésiastiques, les hommes les plus respectables, dont le crime était d’observer vos maximes, tous ceux enfin à qui il restoit du sang français dans les veines, dénoncés, poursuivis, enlevés, emprisonnés, demeurer toute leur vie en butte à l’inépuisable vengeance de leurs adversaires, semblables à ces images de combattans gaulois que les maîtres d’armes de l’ancienne Rome exposoient aux coups du soldat novice pour lui apprendre à frapper : Disce ferire Gallum ! Voudriez-vous donc, messieurs, vous qui pensez sur le fond comme les victimes, vous joindre à leurs bourreaux pour accabler des hommes que vous estimez ? Voudriez-vous devenir les persécuteurs des communautés séculières et régulières, paraître applaudir à l’enlèvement, à l’exil de ces personnages dont la droiture, le zèle, la fidélité méritent tant de louanges ? Voudriez-vous ratifier la dispersion, la destruction de nos facultés qui nous ont été si unies jusqu’ici pour la défense de nos maximes et le maintien des lois fondamentales de l’État ? Disce ferire Gallum ! »

Un journal de 1732 dit que le nonce du pape, dans la chaleur de ces querelles, piqué au vif des protestations du parlement, aurait demandé en italien à un prélat français son confident : « N’y a-t-il donc plus de bois en France pour faire des potences ? » Vrai ou supposé, ce mot de colère caractérise bien l’exaltation de haine réciproque où les esprits, de part et d’autre, étaient montés.

D’autres époques de cette histoire politique du parlement au XVIIIe siècle, d’autres agitations non moins violentes, et d’un intérêt plus saisissant peut-être, nous attiraient encore et nous invitaient à y pénétrer pour mettre en lumière, à l’aide de documens nouveaux, le talent et l’influence des orateurs. Nous aurions voulu observer de près les débats de l’assemblée des chambres dans les mémorables séances de 1761, où l’expulsion de la compagnie de Jésus fut décidée, ou dans la crise de 1770, lorsque le parlement, menacé à son tour, pressentait et bravait le coup d’état du chancelier Maupeou : de tels événemens n’ont pu s’accomplir, d’aussi graves résolutions n’ont pas été prises sans provoquer, sous la fiévreuse excitation du dehors, quelques éclats retentissans de passion et d’éloquence. On peut en juger par le ton des remontrances adressées au roi, par les répliques impérieuses de la couronne, par ce duel de déclarations tranchantes publiquement engagé entre deux pouvoirs inflexibles. Jusqu’ici les informations spéciales qui nous étaient nécessaires pour éclairer ces grands débats se sont dérobées à nos recherches : non pas que les documens inédits, officiels ou privés, fassent entièrement défaut sur une période historique de cette importance ; mais sur le point qui nous intéresse, ils sont nuls ou insuffisans. Le procureur Regnaud, auteur de Mémoires manuscrits en trois volumes, raconte longuement, avec une honnête indignation, ce qu’il appelle « la révolution de 1770 ; » mais il ne dit rien des orageuses délibérations qui en forment le prologue et l’avant-scène. Même remarque au sujet d’un Journal secret relatant ce qui s’est passé au palais depuis juillet 1771 jusqu’en avril 1772 : ni ces chroniques particulières, ni les procès-verbaux officiels des séances, déposés aux archives, ne citent in-extenso, ou par fragmens, ou même par des comptes-rendus analytiques, l’expression oratoire des opinions.

Dans le nombre de ces documens qui peuvent offrir à l’historien de l’esprit public quelques faits ignorés et d’utiles indications, mais qui ne sont pour nous d’aucun secours, il en est, du moins, qui prouvent avec quelle impatience de curiosité le monde politique attendait le résultat des discussions parlementaires. Les ministres, les gens en place avaient au palais même, parmi les conseillers, d’officieux correspondans qui, chaque soir, avant de quitter l’assemblée, rédigeaient pour eux et leur expédiaient le bulletin de la séance. Nous connaissons un recueil de ces lettres, intitulé : Nouvelles journalières du parlement. Écrites de 1756 à 1760, elles sont adressées à « M. le marquis de Paulmy, secrétaire d’état, rue de Richelieu », ou à « M. Fromage, secrétaire de M. le marquis ; » quelques-unes contiennent cette recommandation : Garder soigneusement et secrètement.

On y indique, au courant de la plume, les incidens et les bruits du jour, le mouvement des partis, le vote final et l’arrêt adopté. le correspondant, homme timide et fort humble, qui écrit : « Dès que ma santé me le permettra, je désire ardemment vous aller faire ma cour, » ou bien : « Je me suis présenté plusieurs fois à votre porte, sans avoir pu vous faire ma cour, » — ce parlementaire aux gages d’un ministre a le tort grave d’être, sur les points essentiels, laconique et réservé. A peine risque-t-il des réflexions générales qu’il atténue aussitôt et semble retirer-après les avoir exprimées : « Je vous assure qu’il y a un feu souterrain dans le parlement qui fait peine aux, gens sages, et je crains bien que cela n’aille loin ; mais nous sommes dans un temps où de pareilles observations pourroient déplaire au roi, quoique avantageuses au bien de son service ;… le roi ne connoît pas tout le danger de l’association des parlemens, mais il seroit périlleux aujourd’hui de le lui faire connoître. » Aussi se garde-t-il bien de signaler au secrétaire d’état les audaces et les succès de la parole, tes violentes sorties de l’esprit d’opposition, qui nous intéresseraient aujourd’hui, mais qui auraient compromis « son grand désir de faire sa cour. »

Bornons-nous donc, pour le moment, à l’examen des deux époques inscrites et désignées, dans le titre de cet article. Sans sortir des termes où nous avons posé la question, tout, en nous limitant aux résultats obtenus, il nous semble permis de dire que les citations faites ; les exemples allégués, donnent une idée précise de l’éloquence politique du parlement de Paris. Nous savons maintenant dans quelles conditions, et sous quelle forme simple, vive, énergique se produisait cette éloquence ; comment elle influait sur les votes et les arrêts, sur toute la conduite des magistrats, dont elle soutenait l’héroïsme et passionnait l’obstination. De nouvelles découvertes, des discours plus nombreux et plus variés, en multipliant les preuves, auraient confirmé nos remarques sans modifier les traits dominans du tableau que nous venons de tracer. À ce développement de l’éloquence parlementaire, qui remplit un siècle et demi, rattachons maintenant, par le souvenir, la longue carrière oratoire de nos assemblées nationales ; réunissons les harangueurs des états aux tribuns du palais, et nous embrasserons d’un regard l’histoire entière de notre ancienne éloquence politique, depuis la naissance des traditions et des institutions qui lui servent d’appui, jusqu’au jour où elle abdique et se transforme dans la constituante de 1789.

Il n’est pas besoin d’exagérer la valeur des monumens que cette ancienne éloquence nous a laissés pour reconnaître les services rendus par elle, pendant cinq siècles, à la cause des libertés publiques et du progrès national. Au moyen âge, elle a gouverné les agitations populaires, sorties des malheurs de la guerre de cent ans, elle a rempli l’intérim des pouvoirs frappés de déchéance. Dès la fin du XVe siècle, dans l’étonnant discours de Philippe Pot, elle opposait à la royauté absolutiste et féodale la conception toute moderne d’une monarchie fondée sur le consentement éclairé de la nation ; en 1560, elle a proclamé, dans les harangues de l’Hospital, le principe de la tolérance religieuse garantie par l’impartialité du pouvoir séculier ; en 1593, elle a aidé Henri IV à sauver la nationalité française ; en 1614, elle a défendu l’indépendance de la couronne et de l’état contre un retour offensif des doctrines ultramontaines, et nous venons de montrer ce qu’elle a fait, ce qu’elle a tenté en 1648, en 1732, pour concilier les libertés parlementaires avec l’ancienne monarchie, et les droits de la conscience individuelle avec le catholicisme. Toutes les réformes sollicitées par les états-généraux, accomplies par les meilleurs princes, c’est elle qui les a discutées, soutenues, imposées ; d’un bout à l’autre de son histoire, un même esprit de sagesse et de courage patriotiques anime ses déclarations, inspire ses desseins : l’opposition loyale qu’elle fait à la cour ou à l’église exprime fidèlement l’opinion et la volonté traditionnelles de l’ancienne France, aussi fermes contre les abus du pouvoir que résolument attachées au principe même du gouvernement.

Accordons-lui, enfin, pour achever d’être justes envers elle, le mérite d’avoir préparé la brillante éclosion des talens oratoires qui ont paru à la tribune en 1789. Ces hommes de véhémente et forte parole, éclatant tout à coup dans leur pleine maturité et leur glorieuse puissance, orateurs accomplis dès leurs premiers discours, possédant, avec le don intérieur, avec le foyer d’enthousiasme et de conviction, l’art de maîtriser et diriger de vastes assemblées, sans doute, c’est la soudaine merveille des événemens, l’ivresse de la liberté, l’émotion héroïque débordant des cœurs dans ce brûlant printemps de la sève révolutionnaire, oui, c’est tout cela qui les a créés et suscités, ce sont des causes extraordinaires qui ont produit cette fécondité exceptionnelle ; mais l’action des influences souveraines une fois constatée, il reste vrai de dire que la plupart de ces grands hommes nouveaux connaissaient les traditions de nos anciennes assemblées, surtout des parlemens : quelques-uns avaient opiné et parlé devant les chambres réunies, en province ou à Paris ; beaucoup avaient assisté à ces orageuses séances ; et dès le temps où leur génie oratoire sommeillait, inconnu, dans l’obscure et vague conscience de ses facultés, attendant l’heure et l’occasion, déjà ils avaient une claire notion, un sentiment juste de l’éloquence politique. Ne soyons donc ni trop ignorans, ni trop dédaigneux de cette ancienne éloquence dont les souvenirs sont liés aux grandes époques de notre existence nationale, et qui a fourni aux orateurs de la révolution, sinon des modèles parfaits, du moins de nobles exemples. Elle a bien, croyons-nous, quelques droits à la reconnaissance publique : elle est digne d’occuper un plus haut rang dans la pensée de la France moderne et dans l’histoire de notre littérature.


CHARLES AUBERTIN.

  1. Voyez la Revue du Ier mai 1880.