L’Émigré/Lettre 104

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 186-190).
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LETTRE CIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Vous êtes bien sûre, ma chère Émilie de ma soumission à vos sentimens ; je ne parlerai pas à ma mère, je n’irai pas en Westphalie, et vous avez par-conséquent deviné ma réponse ; mais aussi vous viendrez me voir le plus souvent que vous pourrez. J’ai attendu hier toute la soirée mon Émilie, et mon espoir ne s’est évanoui qu’à l’arrivée de votre exprès. Je suis bien persuadée que l’incommodité de votre mère n’aura pas de suite ; mais si elle continue j’irai à Mayence ; car il m’en coûte trop d’être long-temps sans vous voir : dans tous les momens c’est un plaisir extrême pour moi, à présent c’est un besoin. Mon cœur est surchargé et semble ne pouvoir renfermer tout ce qui l’agite, et l’inquiète. J’envie quelquefois aux Catholiques Romains, une pratique dont nous nous moquons, c’est la confession. Un homme me disait assez plaisamment, que le désir d’occuper les autres, et le besoin de parler de soi, amenaient la plupart des femmes au confessionnal ; mais indépendamment des motifs de la religion, je crois que le cœur a plus de part aux confessions que l’amour propre ; notre ame fatiguée de ses combats, éprouve souvent un besoin d’appui contre sa faiblesse, et de consolations dans une situation pénible. On désire s’épancher en liberté, parler de ses maux, et c’est un soulagement. Le confesseur devant lequel on est prosterné n’est qu’un homme ; mais on voit dans cet homme, un intermédiaire entre soi et la divinité, il porte la lumière dans notre esprit incertain. Je me figure qu’en apprenant à se confier dans ses forces, il les augmente véritablement, et il apprend sans doute aussi à s’en défier. Les sentiers du cœur doivent lui être connus par l’expérience, et il doit savoir faire un-mélange habile de sévérité et d’indulgence, et employer ce que la religion a de touchant pour une ame sensible. Une prière fervente nous élève à Dieu ; mais la confession devient un motif pressant de redoubler de vigilance et de combattre de toute notre force. Les personnes agitées d’une grande passion sont sujettes à parler seules et cela prouve le besoin de l’effusion de l’ame.

Le Marquis paraît depuis quelque temps abattu et mélancolique. Son état me fait de la peine ; un homme à qui je dois la vie, et encore plus, celle de ma mère, ne peut cesser de m’intéresser ; mais quel mélange de profane et de sacré contient ma lettre ; je serais tentée de la déchirer, si je ne prenais pas un sensible plaisir à me faire voir à vos yeux telle que je suis.

Je ne me rappelais pas que le Marquis avait écrit pour être employé à l’armée du prince de Condé, et d’après cela il est à présumer qu’il ne tardera pas à partir. Cette guerre ne finira-t-elle donc pas ? que je plains ceux qui ont à trembler pour leurs parens, pour leurs amis ; heureusement que mon Émilie est à présent sans alarmes ; la commission dont on a chargé le Baron est honorable ; mais sa gloire me touche moins que sa sureté et la tranquillité de ma charmante amie.

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