L’Énigme de Givreuse/05

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L’Énigme de Givreuse
La Revue de Paris23e année, Tome 6, Nov-Dec 1916 (p. 755-761).


V


Augustin de Rougeterre se tenait, sous son chêne rouvre, dans son jardin de l’avenue Malakoff. Ce chêne avait vécu là, sous les rois, la Première République et l’Empire, avec d’autres chênes : tous descendaient d’une lignée millénaire, qui formait une forêt dans la Gaule celtique. Maintenant, il était seul. Il avait sept cents ans. Ses creux ressemblaient à des cavernes, son écorce rappelait les vieux rhinocéros, vingt branches, épaisses comme des troncs, produisaient des myriades de folioles tremblotantes.

Le comte Augustin aimait cet arbre. Par les soirs de tempête, il croyait entendre les clameurs des chevaliers et des hommes d’armes partant pour la bataille, ou la voix des antiques cornemuses.

C’était un homme amer, taciturne et pieux. Il avait fait la guerre, la guerre des brousses, des savanes, des marécages et des rocs. Et, en août, ayant voulu reprendre le harnais, il s’était vu trahir par ses infirmités.

Dans le déclin du jour, il rêvait sauvagement. Le Temps et les Débats gisaient à ses pieds. Du vingt août jusqu’à la Marne, il avait failli mourir de haine et de rage. Puis, des fables magnifiques avaient renouvelé sa sève… Ce soir, il était aussi mélancolique et aussi ardent que ces nuages de feu et de fumée qui cachaient le soleil mourant.

Il ne comprenait pas cette guerre. Elle était couverte d’une exécrable brume ; elle enfouissait l’héroïsme dans des cavernes, elle dévoilait des ennemis plus abjects que les Niams-Niams ou les Têtes Plates.

Le Temps donnait un communiqué favorable. Augustin de Rougeterre fit un signe de croix et dit à voix basse : « Levez-vous, Seigneur, en votre colère : signalez votre puissance contre nos ennemis… Que le mal qu’ils ont fait se retourne contre eux, que leur injustice retombe sur leur tête… »

Il avait les mains jointes ; les souvenirs de sa jeunesse se levaient avec la prière…

Puis, il tira une lettre de sa poche et la relut :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Pierre est-il devenu fou ?… Ou m’a-t-il écrit pendant un délire ?

Il s’assit sur un banc de porphyre et retomba dans son rongement. Les nues crépusculaires passaient lentement au-dessus du rouvre… Un domestique parut qui apportait une carte :

— Bon ! J’y vais !

Augustin se leva et marcha roidement vers l’hôtel.

Deux soldats l’attendaient dans le petit salon.

Il eut un geste brusque, puis, ses yeux s’étant fixés sur les visiteurs, il demeura paralysé : chacun des deux visiteurs était l’image parfaite de l’autre, et leurs images étaient celle de Pierre de Givreuse.

Un souffle passa sur le vieil homme, presque de l’épouvante ; il dit d’une voix creuse :

— Lequel de vous est mon neveu ?

Les soldats échangèrent un regard ; l’un d’eux répondit :

— Nous croyons être, l’un et l’autre, Pierre de Givreuse.

Le comte eut un sursaut qui marquait la stupéfaction avec une nuance de colère :

— Est-ce une mystification ? — cria-t-il. — L’heure est abominablement mal choisie.

— Hélas ! C’est la plus profonde vérité ! — fit celui qui n’avait point parlé.

Leurs voix étaient pareilles comme leurs visages. Une angoisse subite saisit Rougeterre ; ses tempes se couvrirent de sueur. C’était une âme violente, où les sentiments naissaient par blocs. Il ne savait en ce moment ni ce qu’il pensait, ni ce qu’il croyait ; le surnaturel entrait à pleines baies :

— Soit, — dit-il, — chacun de vous imagine être Pierre de Givreuse. Mais, pas plus que moi, vous ne doutez que l’un de vous soit victime d’une illusion ?

Ils baissèrent la tête et ne répondirent point.

— Il n’est pas possible que vous en doutiez ! — affirma Augustin avec angoisse et indignation.

Alors, celui qui avait parlé d’abord, dit tout bas :

— Nous en doutons !

Cette réponse exaspéra le vieillard :

— On peut douter de tout, hors la parole divine… on ne peut douter de l’identité des êtres. Vous êtes deux ? Vous ne niez pas que vous soyez deux ?

Il tremblait, d’exaltation, de révolte et de crainte mystique.

— Nous croyons être deux… nous n’en sommes pas sûrs !

Hagard et farouche, Rougeterre demeura muet pendant une interminable minute. Ses lèvres avaient blanchi, ses joues tremblaient. À la fin, il balbutia :

— Si c’est une épreuve, ô mon Dieu ! ayez pitié de moi… j’ai le cœur contrit et humilié… ne m’abandonnez pas aux pièges de celui qui nous tente depuis la première femme !…

Puis, passant la main sur son visage, il reprit quelque sang-froid :

— Il y a une logique même dans le surnaturel, — dit-il… — Si vos esprits ne sont pas égarés, vous devez avoir la certitude que vous êtes entièrement distincts l’un de l’autre.

— Nous voyons bien, — répondit celui qui était le plus éloigné du vieil homme, — que nous sommes deux… mais nous savons aussi que toute notre vie passée nous est commune… Nous nous sommes longuement entretenus. Chacun de nos souvenirs coïncide… sans aucune espèce d’exception, sauf à partir du moment où nous nous sommes réveillés à l’ambulance de Viornes. Interrogez-nous séparément sur notre enfance et sur notre jeunesse… Confrontez vos souvenirs avec les nôtres… vous aurez comme nous la conviction que rien de ce qui est arrivé à l’un n’est étranger à l’autre… rien ! La dualité ne remonte qu’à quelques semaines. Pour tout ce qui s’est passé à Viornes et à Gavres, pour les incidents de notre voyage commun de Gavres à Paris, nos personnalités sont certainement distinctes… avec une réserve cependant… C’est que nous n’avons la plénitude de nos forces et de nos facultés que lorsque nous sommes réunis. Dès qu’on nous sépare, nous nous affaiblissons, le timbre de nos voix change, nos mémoires sont moins sûres, nos pensées moins vives et moins complètes, notre sensibilité atténuée, notre vue et notre ouïe moins nettes.

Ces paroles désespéraient Augustin de Rougeterre. Il tentait d’échapper à la certitude qu’elles exhalaient et qu’elles faisaient pénétrer au tréfonds de son âme. Il ne voulait pas être convaincu, ou du moins il voulait confusément ne pas l’être si vite. Mais le temps semblait aboli ; une abondance prodigieuse d’impressions envahissait le vieux gentilhomme et trouvait un écho puissant dans son mysticisme.

— C’est bien, — dit-il enfin, avec une sorte de fatalisme, — je vais vous mettre à l’épreuve. Qu’un de vous deux veuille bien me suivre.


L’un d’eux se leva. Augustin le mena, à travers la galerie, dans son cabinet de travail.

Là, il ouvrit un tiroir, choisit un petit album et, à la deuxième page, il montra un dessin à la plume qui représentait une jeune femme.

— Qui est-ce ? — demanda-t-il.

— C’est ma grand’tante Pauline de Rougeterre.

— Et qui a exécuté le dessin ?

— C’est vous-même, mon oncle !

Le dessin n’était pas signé.

Le visage d’Augustin marqua une émotion très douce. Il se pencha brusquement vers le jeune homme et l’embrassa. L’autre lui rendit le baiser avec une tendresse évidente, mais une singulière roideur.

— Voyons, — reprit le vieillard :

Il montra une douzaine de daguerréotypes et de photographies plus modernes : Pierre de Givreuse les reconnaissait toutes. Enfin, avec un petit tremblement, Augustin ouvrit une minuscule boîte d’écaille où étincela une bague sertie d’émeraudes :

— C’est un bijou de famille, — fit gravement le soldat… — Il a appartenu à mon arrière-grand’mère, la marquise Catherine de Givreuse, morte sur l’échafaud, en janvier 1794.

— Il n’y a aucun doute ! — affirma le vieil homme. — C’est toi qui es mon neveu Pierre.

— Attendez ! — répondit le jeune homme avec lassitude. — Vous n’avez pas entendu mon… compagnon.

Rougeterre secoua la tête. En ce moment, sa conviction était faite : si l’aventure lui apparaissait toujours extraordinaire, elle lui semblait moins surnaturelle. Il dit cependant :

— Nous verrons… Veux-tu m’attendre dans le hall ?

Il accompagna Givreuse et alla chercher le second soldat. Puis il montra le dessin qui représentait la jeune femme. Comme l’autre, celui-ci reconnut Pauline de Rougeterre et attribua le dessin à l’oncle.

Alors, l’âme du comte se remplit de ténèbres. Et à mesure que le soldat reconnaissait les portraits assemblés dans l’album, le sentiment du prodige revenait avec une puissance accrue :

— Ai-je perdu la raison, oh ! mon Dieu !… La folie suffirait à tout expliquer… Suis-je fou ?

Il se contempla dans une glace, puis il se tâta comme il arrive dans les songes.

— Non !… Si j’étais fou, je n’aurais pas ces doutes… je n’aurais pas ce retour sur moi-même… mais alors, l’univers est effroyablement différent de ce que j’imaginais…

Du fond de l’inconscient, ces paroles montèrent à ses lèvres :

— Un seul Dieu en trois personnes… pourquoi pas un homme en deux personnes… et peut-être… pourquoi pas tous les hommes en deux personnes ? L’homme est à l’image de Dieu… et si Dieu est la somme de tous les savoirs… il est aussi la somme de tous les mystères… Il ne nous révèle les savoirs et les mystères que selon des volontés ou des circonstances que lui seul dirige… Que Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

Il se tourna vers le soldat et le pressa sur sa poitrine :

— Toi aussi, tu es Pierre de Givreuse ! — balbutia-t-il.

Puis, remarquant que le jeune homme était pâle et défait :

— Qu’as-tu, mon enfant ?

— Ce n’est rien… La fatigue d’être sans lui.

— Allons le rejoindre !


Qu’allons-nous faire maintenant ? — demanda Rougeterre, quand ils se retrouvèrent tous trois dans le hall. — Certainement vous n’avez pas revu votre mère.

— Comment l’aurions-nous osé ? Il nous fallait vos conseils. Si nous paraissions ensemble devant elle, à l’improviste, son émotion serait terrible… Et si nous paraissions séparément, elle s’effrayerait de notre évidente faiblesse. Il est désirable que nous ne nous séparions pas et que notre dualité paraisse seulement extraordinaire. Voici ce que nous avons imaginé. L’un de nous ne serait pas Pierre de Givreuse. Une ressemblance, même inouïe, surtout si elle est annoncée d’avance, provoquera sans doute une extrême surprise, mais non de l’effroi ou de l’angoisse… Notre mère comprendra qu’une amitié fervente ait pu naître entre nous… semblable à l’affection des jumeaux.

Augustin réfléchit quelque temps. Ses pensées s’ordonnaient avec beaucoup de peine. L’évidence d’une intervention surhumaine lui semblait maintenant éclatante. Tantôt, il entrevoyait une Volonté sinistre et tantôt la plus merveilleuse faveur de l’Au-Delà.

Il répondit, hagard :

— Je ferai ce que vous voudrez ! D’ailleurs, votre idée me semble raisonnable. Il faut toutefois nous entendre sur certains détails… Mais…

La pâleur et la rougeur se succédaient sur ses tempes. Sa voix s’abaissa jusqu’au chuchotement :

— N’avez-vous aucun souvenir… de quelque chose d’étrange… un souvenir qui pourrait ressembler à un rêve ?

— Rien. Entre le moment où je suis tombé sur le champ de bataille et le moment où nous nous sommes réveillés, notre mémoire est vide.

— Complètement ?

— Complètement.

— Dieu ne veut pas qu’on sache ! — fit le comte en joignant les mains. — Que sa volonté soit faite…