L’Énigme de Givreuse/12

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L’Énigme de Givreuse
La Revue de Paris24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917 (p. 124-129).


XII


La vie nouvelle de Philippe était mélancolique, mais pas autant qu’il l’avait craint. Des énergies montaient en lui, du fond des races, et lui faisaient prendre goût à sa tâche ! Il travailla rudement à organiser l’atelier qu’on lui avait confié. Il aimait naturellement la mécanique. Il développa des qualités assouplies et son imagination se décela ingénieuse.

Savarre avait fabriqué un état civil qui sauvegardait les démarches du jeune homme. Il se nommait maintenant Philippe Frémeuse ; on avait placé le lieu de sa naissance dans les États-Unis, à la Nouvelle-Orléans. Les papiers de Philippe étaient authentiques. Ils avaient été laissés à Savarre par un naufragé, mort subitement au sanatorium, et dont le fils unique avait péri en mer. Le père n’avait pas eu le temps de déclarer la mort de son fils, et ils n’avaient point de famille. Cette supercherie était indispensable et inévitable. Aucune autorité administrative ne pouvait accepter la double personnalité de Pierre de Givreuse, ni admettre qu’un homme vécût sans que des papiers et des timbres lui assurassent une identité. Au demeurant, cette fiction légale ne lésait aucun être ni aucune collectivité. Le neurologue comptait la parfaire plus tard en adoptant Philippe.

À la mairie d’Ennuyéres, dont dépendait le château de Givreuse, on ne s’était heurté à aucun soupçon. Philippe Frémeuse était régulièrement admis parmi les habitants de la commune…

Tout cela, sans la consacrer, préparait une renonciation. Le destin des Givreuse se partageait. Celui qui restait au château accroissait un privilège que la forme subtile des circonstances pouvait rendre définitif. L’autre en souffrait, mais sans amertume ; même, un charme sauvage se mêlait à son épreuve. Il luttait âprement pour transformer son amour en souvenir et cette lutte tendait à établir une différence, sinon de tempérament, au moins de caractère, entre lui et Pierre. Elle multipliait son activité. Dans l’usine que Rougeterre et ses associés avaient organisée près de Carolles, c’est Philippe qui apportait le plus de vigilance et qui s’efforçait de perfectionner les appareils. Il avait réussi à transformer un moteur : cette petite victoire sur la matière l’aidait à s’adapter au sort. Ainsi, tandis que Pierre s’abandonnait à des émotions délicieuses, mais passives, relevant en quelque sorte de la vie d’espèce, Philippe accentuait la vie personnelle, et en développait les éléments originaux. Dans l’état particulier de « plasticité » où ils se trouvaient encore, qui offrait des analogies avec l’enfance et la prime adolescence, cette différenciation eut une certaine envergure.

Il se trouva que l’esprit d’invention, la volonté, l’aptitude à la lutte progressèrent chez Philippe. C’était comme une récompense de son sacrifice ; elle l’encouragea et le remplit de confiance dans l’avenir. Son travail devint une passion ; il s’acharnait à produire des appareils sans défauts, des moteurs solides et souples qui défiaient la panne. Il devint lui-même un aviateur si hardi et si habile qu’il eut quelque temps envie de s’engager parmi les pilotes militaires. Mais il conçut qu’il rendait plus de services à la fabrique qu’il n’en rendrait sur le front.

Tenté cependant par la vie périlleuse, à plusieurs reprises, il partit d’un aérodrome de l’Est où il assistait aux essais des appareils Rougeterre et il allait, subrepticement, jeter des bombes de son invention sur des gares, des trains, des dépôts de munitions allemands. Ces exploits satisfaisaient son besoin d’aventure et sa haine de l’ennemi.


Un soir qu’il s’en revenait d’une de ces expéditions, un projectile atteignit son moteur. C’était à la fin du crépuscule. La nuit s’avançait très noire, vêtue de pesantes nuées. Aucune étoile. Des rais électriques montaient de la terre et tournaient dans le ciel… Le moteur fonctionnait encore, mais Philippe se rendait compte que cela ne durerait guère. Des canons tonnaient, et quelques avions allemands rôdaient dans l’ombre.

« N’est-ce pas ma dernière heure ? » se demanda Philippe.

Il aimait la vie. Sur cette terre noire, qui se perdait dans les ténèbres, des années de force et de courage lui avaient été promises. Il songeait à l’autre, à sa mère, à Valentine, avec un immense attendrissement ; il éprouvait aussi un regret étrange de mourir sans connaître le secret de son dédoublement…

Soudain, il se trouva dans une brume, ou plutôt dans un nuage. Les rais cessaient de l’atteindre. Pendant dix minutes encore, le moteur fonctionna, puis il s’arrêta. Il fallut descendre au hasard. Philippe fit décrire à son appareil une large spirale et sans presque savoir comment, il se trouva dans une clairière très nue, au milieu d’une forêt.

Tout était paisible. C’est à peine si l’on discernait les détonations d’une artillerie lointaine. Il attendit un instant, le revolver au poing, puis, à la lueur vive de sa lanterne, il se mit à examiner le moteur. L’avarie en somme était légère, quoique mal située. Il fit rapidement une réparation de fortune. Et il s’apprêtait à repartir lorsqu’il entendit une voix… Une créature humaine venait de surgir, à peine vêtue d’une vague chemise et d’une jupe vingt fois trouée. C’était encore une enfant ; ses yeux luisaient comme des yeux de lynx.

Il darda la lumière sur un visage bistre, sur une crinière fauve qui ruisselait autour des épaules grêles :

— Vous êtes Français ! — dit-elle… — Je le sais bien !

— Je suis Français.

Elle le regarda avec supplication ; elle reprit :

— Il y a près d’un an que je vis dans les bois !… Jamais aucun d’entre eux ne m’a atteinte.

Une grande pitié nuancée d’admiration, emplit le cœur de Philippe. Il demanda avec douceur :

— Et vos parents ?

— Je n’ai pas de parents, — soupira-t-elle… Je suis une enfant trouvée.

— Pauvre petite !

Elle l’intéressait davantage. Cette aventure avait des affinités mystérieuses avec sa propre aventure. Les origines de l’enfant se perdaient dans la nuit des êtres comme la sienne se perdait dans la nuit des énergies.

Il demanda :

— N’auriez-vous pas peur de m’accompagner ?

— Oh ! — exclama-t-elle les yeux brillants… — ne me laissez plus seule !

Alors, il l’installa dans l’appareil, l’enveloppa d’une couverture, puis, ayant tout vérifié, il prit place à son tour et démarra :

— Surtout, ne bougez pas !

L’appareil roula et s’enleva. Il franchit la cime des arbres. L’enfant fut à peine étonnée et, tout de suite, elle s’accoutuma… La nuit était profonde ; un brouillard s’abattait sur les forêts, les collines et la plaine ; l’aéroplane devenait invisible.

Quelques heures plus tard, Philippe atterrissait bien au delà des lignes ennemies.


Philippe plaça la petite chez une vieille institutrice. Il allait la voir chaque jour lorsqu’il ne voyageait point.

Elle fut d’abord craintive, brusque et sauvage. Elle avait des mouvements de bête captive ; elle ne pouvait se déshabituer d’être aux écoutes et même de fuir au moindre bruit suspect.

Il aimait ce visage d’oréade, ces longs yeux scintillants et cette structure flexible de forestière. L’enfant lui témoignait une affection farouche et jalouse. La nuit où il l’avait enlevée dans le ciel devait demeurer la nuit enchantée de sa vie…

Lui aussi s’attachait à elle. Il lui plaisait de l’avoir trouvée, dans l’inconnu, parmi les ennemis innombrables. Le lien qui l’unissait à elle devenait toujours plus fort et lui donnait plus de courage.

Un jour, il la trouva dans le jardin de l’institutrice. On approchait déjà de l’équinoxe. Une brise orageuse soufflait sur la mer. Les oiseaux des tempêtes tourbillonnaient avec des clameurs rauques ; les apodes aux ailes tranchantes quittaient les altitudes et décrivaient sur la falaise de longs vols fiévreux.

Il marchait avec la petite Jeanne sous les vieux pommiers : des araignées pareilles à de petits crabes consolidaient leurs toiles.

Elle allait, furtive et rythmique. Que deviendrait-elle ? Quelles voies seraient les siennes dans la vie incompréhensible ? Il se le demandait avec inquiétude ; il voulait qu’elle fût heureuse. Des émotions obscures se levaient, et qu’il préférait obscures, par la crainte de tous ces possibles qui deviennent si facilement impossibles.

À la fin, il demanda :

— Jeanne, es-tu heureuse ?

Elle tourna vers lui ses yeux ensemble clairs et sombres ; elle répondit à voix basse :

— Je suis heureuse quand vous êtes là !

Il tressaillit ; il perçut l’avenir de l’enfant. Il vit poindre l’adolescente. Il murmura :

— Ce ne sera pas toujours ainsi.

Il y eut de l’indignation et de la peur sur le visage bistre ; les yeux devinrent tout noirs, tellement la prunelle s’était dilatée ; puis elle eut un petit rire rauque :

— C’est que je serais morte !

— Morte !

Il sentit la force de l’accent et sa profondeur ; il n’eut aucun doute. À l’heure fatale, l’amour qui naîtrait dans cette enfant comme le pollen dans la fleur, serait sans retour… Ce serait un amour jaloux.


Ils marchèrent encore quelque temps côte à côte. Le vent apportait les vapeurs de la mer, un nimbe noir montait et croissait, ourlé de phosphorescences.

Un songe développait ses péripéties confuses. Philippe entrevit les méandres d’un destin où il n’y aurait plus de déchéance ni de sacrifice, où des jours purs naîtraient les uns des autres, comme les anémones voyageuses dans la montagne.

Des gouttes chaudes tombaient sur les pommes, quelque chose d’intense et de délicieux sourdait des herbes automnales… Mais subitement une image rythmique se profila sur les falaises ; la douleur recommença de battre dans la poitrine de Philippe ; il revit la fenêtre ouverte sur le paysage de vieille France tandis que les vers chantaient implacablement dans sa mémoire :

La branche au soleil se dore
Et penche, pour l’abriter,
Ses boutons qui vont éclore,
Sur l’oiseau qui va chanter !

Il prit le bras de la petite et la mena vers la maison.