L’Épaulette/20

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XX


Mon père assure qu’il est heureux de quitter Paris. Le ministère, dit-il, commence à puer le cléricalisme à plein nez ; à vrai dire, c’est une jésuitière. Mon père ne peut pas se résoudre, selon son expression, à donner dans la calotte. Il a essayé, mais il n’a pas pu. Il a simplement réussi à devenir anti-sémite ; et encore, voici pour quelle raison : il y a tant de faux Juifs parmi les Chrétiens qu’on n’a pas besoin des vrais Juifs.

Mon père est tellement vif, alerte, jovial et frétillant qu’on ne lui donnerait guère plus de cinquante-cinq ans ; le fait est qu’il a été récemment atteint par la limite d’âge, et qu’il n’a été maintenu au cadre d’activité qu’en raison du commandement qu’il a exercé. Tel est le cas de plusieurs autres généraux, le général de Lahaye-Marmenteau par exemple. Mais bien que l’âge n’ait eu aucune influence sur la gaîté de mon père, il est certain que sa bonne humeur a pu être affectée, de temps en temps, par des événements fâcheux. C’est justement ce qui vient d’arriver. La baronne de Haulka, à laquelle l’attachaient les liens d’une amitié déjà longue, a décidé de rompre toutes relations avec lui. Pourquoi ? À en croire mon père, parce qu’il a demandé un Corps d’armée sans prendre l’avis de la baronne ; et parce que la baronne est convaincue que de grands changements politiques sont imminents et qu’il aurait été facile au général Maubart, s’il était resté au ministère, de saisir le portefeuille de la guerre. La raison est admissible. La baronne, que je n’ai vue que deux ou trois fois, et d’assez loin, est certainement une intrigante fieffée ; elle cherche à atteindre un but que j’ignore, mais dans la poursuite duquel mon père lui a été utile, complice inconscient dont la valeur augmente en raison de l’élévation du poste qu’il occupe. Et il est certain que mon père, à présent, tient son bâton de maréchal.

C’est peut-être la conscience de ces choses qui assombrit, pendant quelques jours, le caractère de mon père ; peut-être aussi le regret d’avoir à abandonner, en quittant Paris, les indemnités variées (légales et extra-légales) qui augmentent sa solde, et dont il trouvera difficilement l’équivalent à Nortes. Quoi qu’il en soit, il a fait, en termes pathétiques, ses adieux aux officiers placés sous ses ordres : « Appelé à d’autres fonctions, a-t-il dit, soldat dans l’âme et par tradition de famille, j’obéis et me rends à mon nouveau poste… Heureux au moins que le sacrifice que j’accomplis en me séparant de vous puisse vous être un dernier enseignement, car il est subordonné à l’idée inspiratrice de nos actes, à l’idée de patrie qui nous domine de très haut. »

Mais aujourd’hui, comme il se rend à la gare de l’Ouest, en route pour le siège de son commandement, il a recouvré sa gaîté et son insouciance ordinaires. Dans la voiture, il perpètre des calembours inavouables, se livre à des plaisanteries d’une telle indécence qu’elles font rougir l’officier d’ordonnance qu’il emmène avec lui. Il sifflote : « Grenadier, que tu m’affliges, En m’apprenant ton départ… » Sur le quai d’embarquement une foule d’amis et connaissances, d’admirateurs, de journalistes, se presse pour faire ses adieux à mon père. Beaucoup de dames dans cette foule ; des dames qui luttent avec les reporters pour avoir quelques instants d’entretien avec le héros de Nourhas, qui sourient de toutes leurs dents, et qui ont apporté des fleurs.

— Je ne sais pas ce que les femmes ont à me courir après comme ça, me dit mon père en s’installant dans son coupé ; elles grillent toutes de se vautrer sur ma vieille peau ; on dirait qu’elles me prennent pour un wagon-lit.

Le train part au milieu de démonstrations enthousiastes. « Il reviendra, dit la foule en se dispersant ; il reviendra… » (Quand le clairon sonnera, taratata). Le lendemain un rédacteur d’un journal bien-pensant déclare que « malgré de bas calculs, préparés avec un acharnement maladif », il a pu interviewer le héros de Nourhas. « Tandis que le général Maubart parle, écrit-il, j’écoute la musique de sa voix métallique, je regarde ses yeux dans lesquels perce la tendresse, et je vois briller sur son front la petite étoile mystérieuse qui illumine les élus de Dieu… « Au revoir ! » me dit-il d’une voix qui descend jusqu’à mon cœur. Que tous ceux qui me lisent se partagent le salut suprême du glorieux soldat aux bons Français, et qu’ils devinent l’émotion profonde que j’ai ressentie et les larmes délicieuses que j’ai pleurées ! »



Comme je demandais un jour au capitaine de Bellevigne, peu de temps après mon entrée au ministère, quelle était l’utilité d’une section de mobilisation dans les bureaux de l’État-Major, il me répondit qu’il n’en savait rien.

— Je pense, dis-je, qu’elle est destinée beaucoup plus à rassurer les Français qu’à inquiéter les peuples étrangers.

— Ce n’est pas très sûr, répondit Bellevigne ; les Français ne demandent qu’à être rassurés ; et du moment qu’on leur dit qu’ils peuvent avoir confiance en ceux qui veillent sur leurs destinées, ils dorment sur les deux oreilles. Mais les nations voisines doivent être amenées à supposer que l’armée française possède un plan de mobilisation qu’on complète et qu’on perfectionne sans relâche. Il est vrai que nos ennemis éventuels, très au courant de notre situation générale, savent qu’il nous est impossible, normalement, d’élaborer un plan tant soit peu praticable ; pourtant, nous devons faire tous nos efforts pour les tenir sur le qui-vive. En somme, la section de mobilisation existe surtout pour assister les gens, amis ou ennemis, disposés à croire au miracle en matière d’organisation militaire. Pour qu’une mobilisation rapide fût possible…

— Il faudrait bien des choses ! m’écriai-je.

— Il faudrait avant tout, reprit Bellevigne, un gouvernement intelligent et fort, c’est-à-dire sûr de la légitimité de son existence et dont le pouvoir se fortifierait sans cesse de la sève toujours jeune qui monte du vieux tronc des traditions ; il faudrait un peuple décidé à comprendre l’efficace grandeur des symboles ouvrés par les âges, un peuple qui sentirait que la foi donne une autre vigueur que le scepticisme, et qui rouvrirait enfin à Dieu, qu’il en a chassé, son âme et son cœur.

— Il faudrait, dis-je à mon tour, que toutes les misérables idoles d’aujourd’hui — répugnants simulacres de ce qui fut et de ce qui sera — fussent renversées et réduites en poudre. Il faudrait qu’il y eût un peuple. Non pas le peuple d’à présent, amas de haillons humains croupissant sur la loque d’abstraction qui s’appelle une patrie ; mais un peuple libre, respirant largement sur une terre libre, sur le sol enfin arraché aux griffes des voleurs — sur le Sol qui est la Patrie.

— Vous savez, reprit Bellevigne en souriant, que je ne puis considérer vos idées que comme chimériques. Cependant, je comprends que le spectacle des ignominies actuelles puisse les faire germer dans un cerveau que lasse et révolte le perpétuel mensonge. N’est-ce pas mensonge, et mensonge seulement, tout ce qu’on enseigne à la nation au sujet de sa puissance militaire ? Et comment cette nation, si elle n’était point aveuglée par une incrédulité compliquée de fatigants mirages, comment cette nation pourrait-elle ajouter foi à d’aussi grossières impostures ? Croyez-moi, mon cher ami : pour la foule, quand la croyance disparaît, c’est la superstition qui vient ; toutes les superstitions.

Je me suis rappelé les paroles prononcées à Malenvers par l’abbé Lamargelle. Le prêtre, qui est un athée, avait dit : religion ; l’officier, qui est un croyant, a dit : superstition ; moi, qui voudrais être un Français, j’ai pensé : lâcheté. Le capitaine de Bellevigne a continué :

— Comment le public peut-il croire à la possibilité d’une mobilisation rapide dans un pays qui a rejeté le recrutement régional et qui distribue ses réservistes avec l’unique souci de les éloigner de leurs foyers ? N’est-il pas évident que la seule préoccupation des gouvernants est de diminuer les chances d’un soulèvement que provoqueraient leur malhonnêteté et leur insuffisance ? N’est-il pas clair que cette préoccupation met en péril la défense nationale ? N’est-il pas certain que notre réseau ferré est hors d’état de rendre, à un moment critique, les services qu’on en doit attendre ? Et qui ignore que, s’il en est ainsi, c’est parce que les gens qui se sont succédé au pouvoir depuis 1870 ont toujours sacrifié les intérêts supérieurs du pays à des considérations de l’ordre le plus vil ? Le système de mobilisation qu’on entoure de tant de mystères n’est qu’une absence complète de système ; les plans ébauchés par le général de Paramel et par d’autres sont réduits à néant par d’insurmontables obstacles, soigneusement entretenus par la Crapule qui légifère. S’il en était autrement, que serait-il besoin de tant de secrets ? Est-ce que le système allemand n’est pas parfaitement connu ! Il est excellent ; donc, on n’a nulle raison de le cacher. Mais à nous, le mystère est indispensable.

— Cette malheureuse situation, dis-je, est connue de nos voisins ; ils sont aussi au courant des mesures presque dérisoires qu’on a prises pour y remédier. Pourtant, ils ne savent rien d’une façon absolue. Des fuites, comme nous disons, des indiscrétions commises nous ne savons par qui, les renseignent de temps en temps sur des points de détail. Mais j’ai souvent pensé à l’hypothèse suivante : un traître d’intelligence supérieure vendant à l’étranger la preuve de notre infériorité, lui livrant la démonstration circonstanciée de notre irrémédiable impuissance à mobiliser rapidement nos troupes ; la trahison découverte ; et cet homme arrêté. Devant la réalisation de cette hypothèse, que feraient le Gouvernement et l’État-Major ?

— Le mieux serait de supprimer l’homme sans bruit, sans dire pourquoi.

— Mais, répliquai-je, de nos jours on ne supprime les gens que par jugement, et il faut dire pourquoi.

— On ne pourrait pas dire pourquoi, reprit Bellevigne ; on dirait tout, excepté la vérité. La vérité que les étrangers connaîtraient tout entière, il faudrait que la France continuât à l’ignorer. On condamnerait l’homme, non pas pour le forfait qu’il aurait commis, mais pour des crimes imaginaires ; et pour cela, on entasserait fraudes sur mensonges, faux sur parjures.

— Oui ; et tout cela en pure perte, probablement. Car l’étranger aurait intérêt à faire briller quelques rayons de la vérité aux yeux du peuple français, à obliger l’État-Major à ouvrir ses coffres-forts et à exhiber quelques-uns de ses mystérieux dossiers. Il aurait intérêt à voir si le peuple français, mis en présence d’indiscutables faits, se révolterait contre l’imposture organisée et exigerait la transformation totale de son armée ; ou bien s’il continuerait à accepter la situation qu’on lui a créée. Ce qui signifierait, évidemment, qu’il a fait abnégation de son existence propre et qu’il est prêt au démembrement.



On comprendra pourquoi je rapporte ici cette conversation. On comprendra aussi pour quelles raisons je me dispense de décrire par le menu mon séjour aux bureaux de l’État-Major général.



Je ne sais pas si vous y avez pris garde, mais jusqu’ici ma vie n’a pas été égayée une seule fois du sourire de l’amitié. Je ne m’en plains pas ; j’en fais simplement la remarque. Mais à présent, c’est une affection peut-être pas très profonde, mais réelle, qui me lie au capitaine de Bellevigne. Le comte de Bellevigne appartient à une famille qui fut toujours opposée aux idées libérales, mais qui n’émigra point à la fin du siècle dernier et n’a jamais porté les armes contre la France ; l’indélébile tache morale qui stigmatise la plus grande partie de l’aristocratie française ne souille donc pas son caractère. Il est un peu plus jeune que moi ; d’esprit point étroit, mais concentré ; intelligent, mais dominé par de vieilles idées ; et sincère jusqu’à la naïveté. Son idéal franchement réactionnaire m’intéresse ; comment de telles convictions peuvent-elles, en notre temps, régenter l’esprit d’un homme ? Nous méprisons tous deux l’abjection présente ; il la pèse au poids d’un passé qu’il poétise, et je la toise à la mesure d’un avenir qu’auréole mon imagination. Au fond, le grand point est de mépriser cette abjection. L’être qui accepte la laideur de la vie actuelle, qui en jouit, qui ne sent pas pour elle haine et dégoût, cet être-là cesse d’être un homme.

Les idées que j’exprime intéressent aussi le capitaine de Bellevigne. Il admet l’essence, mais rejette le mode. Moi, j’admets le mode, et de plus en plus.

J’ai vu. J’ai lu. J’ai trouvé, formulées, beaucoup de pensées qui ne s’étaient présentées à mon esprit que tronçonnées ou en désordre. J’ai compris la Comédie Inhumaine jouée sur notre Terre par ces deux monstres, l’Église et l’État, par tous ceux qui en vivent et par tous ceux qui en meurent.

Comédie inhumaine — infâme, imbécile, indigne d’hommes. Comédie Inhumaine partout. Et quelle comédie plus grotesque et plus sinistre en même temps que cette comédie de la Revanche qui se joue en France, sans interruption, depuis 1870 ? Le Pouvoir Civil agite aux yeux d’une tourbe abrutie le bulletin de vote, qui représente la volonté civique ; le Pouvoir Militaire brandit le drapeau, qui représente la Patrie. La tourbe applaudit, admire, bâille, bave, crache au bassinet parlementaire, casque militairement. Et l’homme au bulletin de vote et l’homme au drapeau se partagent les écus, se les partagent en frères (de la côte). Les liens les plus étroits les attachent l’un à l’autre. Les filous des assemblées parlantes ne peuvent continuer leurs trafics que grâce à l’existence perpétuée de l’armée prétorienne ; et l’armée prétorienne ne peut continuer à exister au bénéfice de l’aristocratie à galons, que grâce à la complicité des vomissures de l’urne. Si le Pouvoir Civil a réussi à conserver l’armée telle qu’elle est, quelles transformations n’aurait-il pu facilement lui faire subir, s’il l’avait voulu ? Mais il sait qu’il a tout à perdre, et son existence même, à la constitution d’une armée vraiment nationale ; et il tient à vivre, au milieu de toutes les ordures et de toutes les hontes, afin de pouvoir saigner les pauvres et vider leurs bas de laine. Les scandales du Panama ont éclaté, continuent. On perquisitionne, on arrête des gens, on les relâche, on les emprisonne, on rend des ordonnances de non-lieu — mais on ne rend pas l’argent. — Petit-Gris, vertueux républicain, a volé 1.600.000 francs ; M. de Trisonaye, qui représenta si longtemps l’intégrité au ministère de la guerre, n’a volé qu’une centaine de mille francs (télégraphiquement). Tout ce qui est au pouvoir a volé. Il n’y a que des voleurs au pouvoir ; des voleurs qui ont dépouillé leur patrie non seulement de son argent, mais de son intelligence et de son énergie. Devant de telles infamies, le peuple ne se soulève pas. Vingt-quatre ans d’avilissement en ont fait une chose inerte, une éponge à bottes, un crachoir. Il ne comprend plus que, pour qu’il puisse vivre, pour que la France vive, il faut que la canaille dirigeante soit jetée à l’égout. Il ne comprend plus rien, même pas qu’il est devenu la risée du monde entier. Il s’indigne lorsque les bombes de Ravachol ou d’Émile Henry blessent ou tuent quelques-uns de ses exploiteurs, quelques-uns de leurs valets ; il s’indigne lorsque le couteau de Caserio crève le plastron de Carnot. Il a de la pitié pour tout le monde, mais pas pour lui-même.

Alors, pourquoi aurait-on pitié de lui ?….. En avant, fils de pauvres ! Sac au dos ! Allez crever sur le champ de bataille ! Et vous ! les vieux, payez, payez et payez encore, pour que vos fils puissent crever ! En guerre !

Pas du côté des Vosges, la guerre. Non. Pas encore pour cette fois-ci. Nous sommes prêts, bien entendu, mais nous préférons attendre (comme le lapin). Chacun, n’est-ce pas ? est libre de choisir son heure. Et on nous a pris tant de pendules que nous pouvons bien y mettre le temps, à choisir notre heure….. Mais il y a une grande île, tout là-bas, où les Jésuites ne peuvent pas s’installer à leur aise et ont besoin de la République française pour les aider… La Marianne donc, se campe sur l’oreille le bas de laine vidé qui lui sert de bonnet phrygien, relève sur ses fesses noires de coups sa cotte raide de fange, retrousse ses manches rouges de sang français — et pousse au cul du Jésuite. — La civilisation malgache doit disparaître devant la barbarie française. En avant, fils de Pauvres ! Allez crever de la fièvre et de la dysenterie ! Et vous, les vieux, payez, payez et payez encore pour que vos fils puissent crever !… C’est nous qui avons préparé l’expédition, et c’est quelque chose de chouette. On n’a jamais rien vu de pareil. (Pour sûr !) Tout le monde a déjà fait son petit bénéfice, en attendant les gros ; tout le monde, y compris le personnage à guêtres blanches, gendre de voleur et voleur lui-même, qui est Président de la République.

J’ai essayé de faire partie de l’expédition ; je n’ai pas pu. Toutes les bonnes places sont réservées aux officiers qui furent élèves d’établissements congréganistes ; et ils sont légion. Le cléricalisme s’empare de la France de plus en plus, et rapidement, grâce à la complicité des politiciens républicains ; ces misérables n’ont jamais été que les plus répugnants des Tartufes ; ils ont toujours envoyé leurs femmes s’agenouiller devant les prêtres qu’ils prétendaient combattre, ils ont toujours mis leurs filles au couvent et leurs fils dans les jésuitières. Mille fois, le concours de l’Église leur a été précieux ; et surtout pour l’édification, aujourd’hui presque complète, de cette immense Blague : l’alliance franco-russe.

Je demeure donc aux bureaux de l’État-Major, où je m’ennuie suffisamment. Je m’ennuie, mais on ne m’ennuie pas ; au contraire. Le général de Lahaye-Marmenteau, dont j’avais redouté l’hostilité, n’a jamais fait preuve envers moi que de la plus grande bienveillance. Mes camarades, à part le capitaine de Bellevigne, ne m’intéressent guère. Ils sont tous réactionnaires et cléricaux jusqu’aux moelles, convaincus d’ailleurs qu’ils doivent l’être, dans l’intérêt de leur pays — de leur pays qu’ils ignorent incroyablement. — Le principe d’autorité, dont le culte les imprègne, pervertit leur pauvre entendement. Leur état d’esprit est celui de ces émigrés que Napoléon flétrissait dans sa proclamation du golfe Juan ; celui de ces comtes de Bernis et de Vogüé qui égorgeaient, en 1815, les soldats en garnison à Nîmes, celui de ces aristocrates qui, en 1871, applaudissaient au meurtre de la Commune par les hideux Capitulards ; un état d’esprit misérable, qu’on ne supprimera jamais qu’en supprimant ceux qui l’incarnent.

Et les types défilent, identiques moralement, laids physiquement, grelottant d’hypocrisie et de servilité ; de l’or, sur tout ça, récompensant des années de service dérisoire, des besognes souvent inavouables. Des gens vont, viennent, militaires ou civils, escrocs ou mouchards, on ne sait pas quoi, on ne sait pas pourquoi ; boutonnant leurs redingotes sur des plans de forteresses, emportant des dossiers confidentiels dans la coiffe de leurs chapeaux. Devant les cartons vides ou bourrés de paperasses suspectes (mais dans lesquels nous avons réussi à enfermer l’énergie et l’initiative de la nation) évoluent des êtres étranges ; le général Schnick, pâle, fantomatique ; le général Schnack, énorme, rouge, impérieux, tonitruant ; le général Schnock, figure poupine, voix fêlée, geste désarticulé ; tous personnages destinés à exercer de grands commandements, en temps de guerre. Que font là ces grosses légumes ? On l’ignore. Un officier supérieur, l’autre jour, a passé son après-midi à polir soigneusement une lanterne sourde (j’ai pensé que c’était pour traverser la Forêt Noire, à l’occasion) ; ce personnage, m’a-t-on dit, n’était autre que le fameux colonel… Mais j’ignorais alors le nom du colonel, et je suis le seul à l’avoir oublié depuis. Ai-je oublié le nom de cet honnête guerrier, aux allures de rastaquouère, qui s’appelle le commandant Karpathanzy ? Il n’y paraît pas.



J’ai déjà dit que le général de Lahaye-Marmenteau était fort aimable pour moi. Rien ne m’empêche de le répéter. Le général est un de ces hommes froidement et tenacement insinuants dont on peut deviner l’esprit continuellement agité sous un calme apparent, très réservés et très fureteurs, à volonté toujours tendue, qui vous inquiètent et vous fatiguent. La première impression qu’ils vous font ressentir est extrêmement déplaisante ; mais leur habileté à jouer leur rôle la modifie rapidement, et peut même changer l’antipathie qu’ils inspiraient d’abord en une sorte de sympathie, non exempte de toute défiance pourtant. J’insiste sur ce dernier point afin d’expliquer pourquoi ce fut seulement vers le milieu de 1895 que je me décidai à répondre aux marques d’intérêt, que me prodiguait le général, par autre chose que par l’expression de la plus froide politesse.

C’est durant l’automne de la même année que le général, au Cercle Militaire, me présente à son ami M. Pilastre. La chose est faite comme par hasard. Mais est-elle faite par hasard ? N’a-t-on pas l’intention de recommencer les tentatives ébauchées à Malenvers ? J’ai très peu le temps de me poser, même, la question. M. Pilastre m’enlace de sa sympathie, m’enveloppe, me capture ; le moyen de résister aux avances de M. Pilastre, homme rond en affaires et carrément sans façons ?… Vous connaissez tous, au moins de nom, ce gros industriel qui est si fier de sa rosette d’officier de la Légion d’honneur et de son grade de commandant dans la territoriale. Sa fortune est considérable ; son intelligence, beaucoup moindre. J’ai essayé deux ou trois fois de plaisanter la pesanteur d’esprit de l’industriel devant le général ; mais ce dernier a pris un front sévère et a changé le sujet de la conversation. Il est impossible que son opinion diffère de la mienne ; il est bien plus probable qu’il a de bonnes raisons pour ne point l’exprimer. Après tout, peu importe. Pilastre est, actuellement, un lourdaud ; mais il n’a pas encore atteint la cinquantaine, et tout espoir n’est pas perdu. Pilastre est très militaire, très cocardier ; cela peut prouver qu’il est d’esprit libre, car le sentiment de la liberté, c’est le sentiment du pouvoir au repos ; et ce sentiment ne peut être inspiré à un être ou à une nation que par les armées permanentes modernes, qui sont un pouvoir et qui sont au repos. Le chauvinisme de Pilastre, d’ailleurs, n’a rien d’attristant.

— Shakespeare, Gœthe, Ibsen, Carlyle, dit-il, corrompent le goût français, embrument l’inspiration gauloise. Cependant, il ne faudrait pas aller trop loin. Ainsi, il y a quelque chose dans la musique de l’Allemagne, bien que j’aie cru de mon devoir de protester contre la première représentation de Lohengrin. Et il n’existe peut-être pas aujourd’hui, à Paris, dix écrivains égaux à Shakespeare.

Je suis souvent invité par M. Pilastre, qui habite un grand appartement du boulevard Malesherbes. J’accepte presque toujours ces invitations ; et la raison pour laquelle je les accepte est justement celle qui m’avait poussé à me promettre à moi-même de les décliner le plus souvent possible. Mlle Pilastre, dès l’instant où je l’ai revue, a exercé sur moi une grande attraction. L’impression pénible qu’elle m’avait produite autrefois ne s’est pas renouvelée ; les sentiments qu’elle excite en moi à Paris sont tout différents de ceux que m’inspirèrent à Malenvers, à une époque où nous étions plus jeunes tous deux, sa difformité et sa faiblesse. Je cherche à m’expliquer ces choses.

Je hais la sentimentalité et je suis peu accessible à l’émotion. Je ne sais pas ressentir la pitié. La vue de l’infirme, du faible, du pauvre, produit en moi l’ennui et la colère. La difformité, qui a créé tant de philanthropes, ne pourrait jamais faire de moi qu’un révolté. C’est la rage qu’excite en moi la laideur des monstruosités actuelles qui me pousse à désirer ardemment des transformations sociales ; et non pas une soif de sympathie provoquée par la beauté plus ou moins chimérique d’un idéal quelconque. Les peintres qui ont peint des Tentations ont généralement entouré leurs saints, au grand étonnement des imbéciles, d’êtres horribles à contempler, de créatures anormales ; sachant bien que si la beauté peut attirer l’homme fort hors d’une certaine position morale, la laideur pourra beaucoup plus sûrement le pousser à en sortir…

La difformité de Mlle Pilastre donc, ne me rebute point ; me stimule. Cette difformité, d’ailleurs, n’est pas toujours apparente. Il y a des heures où elle disparaît, non pas derrière les brumes d’une pitié dont je suis incapable, mais devant la lumière d’une intelligence supérieure, glorieusement révélée. Mlle Pilastre est fort instruite, et sa conversation très intéressante ; ses idées, ses façons de voir et de penser, sont d’un esprit d’élite qui sait s’affirmer ; elle doit avoir un joli mépris pour le chauvinisme de son père. C’est en vain qu’on chercherait à trouver, dans les opinions et les manières, la moindre ressemblance entre le père et la fille. La grâce des attitudes, la joliesse du geste, la musique de la voix donnent à Mlle Pilastre un charme particulier, la rendent subitement très prenante ; sa difformité cesse très vite de choquer ; il ne reste bientôt devant vous qu’un être frêle, comme arrêté momentanément dans son développement, et dont la laideur n’est pour ainsi dire qu’à fleur de peau. C’est une laideur d’ensemble ; mais les détails sont jolis. Les yeux surtout sont magnifiques, rayonnants de pensée, avec une grande force d’amour scintillant quelquefois dans leur profondeur noire.

Et c’est cette lueur-là, dans ses yeux-là, que j’appréhende et que je hais. L’amour. Mais pas l’amour libre, maître de soi-même et volontairement offert. L’amour catalogué, classé, matriculé ; l’amour dont la jeune fille est la dépositaire soupçonnée, qu’elle a en consigne, mais qui ne lui appartient point réellement et dont elle ne peut disposer. Ah ! cette lueur-là dans ces yeux-là ! L’amie, que je suis joyeux de connaître, que je serais heureux d’avoir toujours, disparaît et fait place à l’épouse garantie sur facture et à vendre à prix fixe. Je n’aurai pas l’amie, que je voudrais ; et l’on m’offre l’épouse, dont je ne veux pas. Cette pensée m’exaspère. La femme — la femme qui est à vendre, qui sera vendue, et que je refuse d’acheter ou de recevoir — se transfigure soudain. Son charme s’évanouit ; sa voix captivante cesse de chanter. Ses imperfections physiques s’affirment, s’imposent, exagérées ; sa laideur croît, touche à l’horreur, devient insupportable. Et les êtres à qui elle appartient, qui disposent d’elle, ceux qui veulent trafiquer de son âme et de sa chair, s’approchent de moi et cherchent à me faire parler. Le général de Lahaye-Marmenteau m’apprend que je ne déplais pas à sa filleule ; Pilastre m’assure qu’il devient jaloux de moi ; Mlle de Lahaye-Marmenteau me laisse entendre que si je ne suis pas absolument hostile au mariage… J’hésite à comprendre. Je refuse de comprendre. Je me promets de ne pas comprendre.

Et pourquoi pas ? Pourquoi reculer devant un marché, hésiter devant un échange ? Toute notre vie est faite de ça. Si la femme a des défauts physiques, n’ai-je pas des vices ? J’apporte mon nom et ma situation sociale ; mais elle apporte son argent et la certitude, pour moi, de protections efficaces. Si elle est à vendre — moi aussi. — L’officier, qui se fait payer pour entrer en campagne, se fait aussi payer pour entrer en ménage ; toujours relativement à son grade et à ses risques ; la nation crache, et la femme casque. Quoi de plus normal ? Et peut-être que nous nous aimerions, tout de même…

Tout de même… Peut-être… Eh ! bien, non, je ne ligoterai pas ma vie à ce Tout de même ! Je ne clouerai pas à ce Peut-être l’existence d’une femme — surtout de cette femme-là ! — Puisqu’il faut vivre au milieu de choses et d’êtres qui nous emplissent l’âme de répugnance et d’aversion, en face de la répulsion sans cesse grandissante qu’on s’inspire à soi-même, je vivrai seul. Je n’ose pas le dire — je ne sais pas pourquoi je n’ose pas le dire — mais je me jure de vivre seul. Les liens qui m’attachent à cette Société que je méprise sont déjà trop nombreux ; je n’ai pas le courage de les briser, mais je ne les augmenterai pas. Le sabre que je traîne inutilement depuis tant d’années déjà, je ne le mettrai pas dans la balance à peser les dots ; j’aurais sans doute mieux fait de m’en débarrasser ; mais qui sait s’il ne me servira pas un de ces jours — l’un de ces jours où l’on se réjouit d’être resté libre ? — Quelque chose me dit que de grandes convulsions sont proches, et qu’avant longtemps, au-delà et en-deçà des frontières — on entendra pas mal — résonner le Brutal.

On peut s’amuser tout de même, en attendant ; et la bénédiction nuptiale n’est pas indispensable à l’existence. (Je pense à Mme Raubvogel, en écrivant ça). J’en pince pour Estelle. Autant l’avouer ; vous le devineriez tout de suite. Ça été long à venir, mais c’est venu. Estelle a quarante-deux ans sonnés, si je sais compter ; mais elle est plus belle que jamais ; d’une beauté plantureuse, montante, qui vous attire et vous retient. Ah ! qu’il y a de belles femmes dans ma famille ! C’est peut-être ma qualité de parent qui empêchait Estelle, au début, d’attacher aucune importance à mes déclarations. Mais peu à peu je suis arrivé à la convaincre de la réalité de mes sentiments et aussi de leur ardeur. Je crois qu’Estelle, si elle avait le temps, me prouverait qu’elle n’est point insensible. Mais elle n’a pas le temps. Les Russes l’accaparent ; ils lui prennent tous ses instants. On ne se figure pas comme ces Slaves sont exigeants. « Grattez le Russe, a-t-on dit, et vous trouverez le Tartare. » Mme Raubvogel, qui a mis le dicton à l’épreuve, assure qu’il n’exagère point. Cependant, le devoir avant tout.

Le Devoir est une chose avec laquelle on ne plaisante point, chez les époux Raubvogel. Le devoir patriotique surtout. Raubvogel est de longue date affilié à toutes les sociétés revanchardes ; il figure dans toutes les démonstrations patriotiques à côté de sa femme qui, aux yeux de tous les Parisiens, représente l’Alsace ; il n’a cessé de proposer les motions les plus violentes contre l’Allemagne. Un jour, il déclare qu’on devrait trouver moyen de communiquer le phylloxera aux vignes de l’Ennemie, des maladies à son blé et à ses pommes de terre ; un autre jour, il lance l’anathème contre les gens qui se désaltèrent avec de la bière de Munich ou qui ronflent comme des toupies d’Allemagne ; ces gens-là, dit-il, ne sont pas des patriotes. Il demande qu’on élève, sur la place de la Concorde, une statue à Metz ; il réclame une décoration spéciale pour tous les combattants de 1870-71. Des multitudes approuvent ces propositions ; la presse les appuie ; on admire généralement le beau zèle français de M. Raubvogel.

Toute peine mérite salaire. Et qui est-ce qui est récompensé de son dévouement à la patrie dès que l’alliance franco-russe est conclue ? C’est le cousin Raubvogel. (D’autres aussi, mais n’en parlons pas.) Les Moscovites affluent chez le cousin ; non pas précisément de hauts personnages, mais de gros personnages tout de même, des financiers, des brasseurs d’affaires, d’honnêtes gens qui suivent l’exemple donné par leur gouvernement et qui viennent échanger leur papier contre de l’or français. Raubvogel aide ces bienfaiteurs de la France à écouler leur excellent papier, et Mme Raubvogel les met à même d’apprécier, sous toutes ses faces, le charme de l’existence fin-de-siècle. Je dois dire que, à force de se frotter à des notabilités de l’armée, de la finance et de la politique, Estelle a acquis des connaissances plus que superficielles sur des sujets qui restent, d’ordinaire, fermés aux femmes. Ainsi, elle savait que nous ne possédions à l’État-Major que des renseignements fort incomplets sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique ; un général russe l’avait mise au courant du fait, et son patriotisme s’alarmait. J’ai rassuré Estelle ; je lui ai appris, confidentiellement, que deux officiers, le capitaine de Rouy et un autre, venaient justement de partir sur un yacht, en touristes, pour inspecter les côtes en question.

Pour mon compte, je ne crois guère aux résultats de l’espionnage ; pas plus, d’ailleurs, que je ne crois à l’efficacité d’une alliance avec la Russie. Nous n’y voyons pas plus clair depuis que les Russes mangent la chandelle par les deux bouts ; le caractère français s’est seulement transformé d’une façon curieuse : il s’est englué de solennité. Mais la presse à la solde du pouvoir chante l’alliance russe (tout en crevant d’envie de débiner la Russie, par lassitude de la louange). Des journalistes écrivent ceci : « Le Czar jette sa cavalerie sur l’Est allemand. Des chevaux comme nous n’en avons jamais vus en France, qui s’agenouillent, se couchent et se relèvent au plus léger sifflement de leur maître ; les voilà en Allemagne, et ils coupent les fils télégraphiques, et ils font sauter les ponts et ils minent les voies ferrées »… « Les fantassins russes ont des grappins de fer pour monter sur les branches des arbres et les maisons »… « La France avait vécu longtemps repliée sur elle-même, mais depuis que les fêtes de Cronstadt ont éclaté comme une fanfare, l’incendiaire poignée de mains franco-russe nous a rendu notre vigueur. » Une bonne moitié des rédacteurs de journaux français, il faut le dire, ne s’abandonne pas à un enthousiasme aussi désordonné. Les Belges sont trop expansifs, c’est vrai ; mais les Suisses modèrent leurs transports.

M. Delanoix, que je vois assez souvent chez son gendre, bien qu’il soit grand partisan de l’alliance, me semble plutôt Suisse dans l’expression de ses sentiments. Il dit que la Russie est l’alliée naturelle de la France, mais qu’il faut constater ce fait indéniable avec modération ; que la France sera toujours la France pourvu qu’elle reste modérée ; que l’armée est une institution grandiose et démocratique, et qu’il ne faut la critiquer qu’avec modération. M. Delanoix est devenu tellement père conscrit, il l’est devenu si complètement et avec tant de bonne foi, que je commence à l’aimer.

Mais j’aime mieux sa fille, ô gué, j’aime mieux sa fille !



J’ai chanté tellement haut qu’on m’a entendu. Et voici les reproches éloquents, muets, ironiques et chagrins qui commencent à pleuvoir. M. Pilastre me gratifie de longs discours qui tendent à prouver que le moindre écart dans la conduite d’un officier porte atteinte au prestige de l’armée territoriale, à laquelle il appartient. Mlle Pilastre, qui vient de revenir de Nice, au commencement de cette année 1896, m’accueille avec une froideur que la température ne suffit pas à justifier ; Mlle de Lahaye-Marmenteau approuve sardoniquement mon goût pour les fruits mûrs, et le général de Lahaye-Marmenteau me transperce de regards sévères. On dirait vraiment que je suis la propriété de tous ces gens-là, et que je commets un crime en faisant mine de leur échapper. D’abord, pourquoi diable me témoignent-ils tant d’intérêt ? Ou plutôt, quel intérêt peuvent-ils avoir à me passer la corde au cou ?

Le capitaine de Bellevigne, auquel je demande des renseignements à ce sujet, n’en a point à me donner. Il se souvient seulement qu’un officier employé à la direction de l’infanterie lui a posé, il y a deux ans environ, les questions que je lui pose à présent. Lui, Bellevigne, ne comprend pas plus aujourd’hui qu’alors. Étrange…

Heureusement, mon père m’écrit de Nortes qu’il va faire un petit voyage à Paris ; il pourra sans doute me donner des explications. Il vient me voir un matin, en coup de vent, me remet une somme assez ronde et me donne rendez-vous pour le surlendemain ; il est très préoccupé, très affairé. Le surlendemain, je reçois une lettre qui m’apprend que mon père a été obligé de repartir tout de suite pour Nortes. Embêtant…

Après tout, ça ne fait rien ; les renseignements que je n’ai pu avoir ni de Bellevigne, ni de mon père, le cousin Raubvogel me les donnera sans aucun doute. Je vais aller… Ah ! mais, non ! Pas de bêtises ! Raubvogel mettrait sa femme au courant de mes petites affaires, et Estelle doit rester persuadée qu’elle seule me préoccupe. Alors ?… J’ai trouvé. Schurke.

Je m’en souviens parfaitement ; c’est le 1er mai 1896, à la suite d’un dîner auquel je l’ai prié, que Gédéon Schurke me fait les révélations suivantes : Mlle Pilastre, qui est née à Nice peu de temps avant la guerre de 1870, n’est pas la fille de M. Pilastre. Elle est la fille du général de Lahaye-Marmenteau et d’une danseuse alors célèbre, la Saltazzi. Le général assista à la naissance de sa fille. Il s’était rendu à Nice sur l’avis des médecins auxquels il était parvenu à faire croire que sa santé était des plus délabrées. Pourtant, il ne put reconnaître son enfant ; il était marié ; sa femme, qui fut assez longtemps la maîtresse du général Maubart, ne mourut qu’en 1871, accidentellement. Depuis, malgré ses promesses, il négligea de remplir cette formalité. La Saltazzi mourut à Venise en 1886. Le général de Lahaye-Marmenteau s’était remarié six mois auparavant, avec une jeune femme fort riche. Néanmoins il n’abandonna pas sa fille, qu’il lui était de nouveau devenu impossible de reconnaître comme sienne, et qu’il ne pouvait avouer. Il chargea sa sœur, qui était déjà la marraine de l’enfant, de veiller sur la jeune fille qui avait alors seize ans. La Saltazzi, qui possédait une assez grosse fortune, avait laissé par testament tous ses biens à sa fille ; hormis une somme de deux cent mille francs qui, disait-elle, « devra être remise au général de Lahaye-Marmenteau le jour où ma fille sera reconnue par son père, et mariée ; ou, en cas de décès de ma fille avant que ces deux conditions ne soient remplies, devra être distribuée aux pauvres de Venise ». Cette clause n’intéressa d’abord que médiocrement le général, qui a toujours eu de grands besoins, mais qui avait la libre disposition de la fortune de sa femme. Cependant, vers 1890, Mme de Lahaye-Marmenteau s’émut des brèches faites à son patrimoine ; bien conseillée par Me Lerequin, avoué, elle confia à cet habile officier ministériel la direction de ses affaires. Le général se mit alors à songer aux deux cent mille francs. Le testament de la Saltazzi exigeait d’abord la reconnaissance de l’enfant par son père ; mais il ne disait pas quel était le père ; le père pouvait, par conséquent, être n’importe qui ; le général se mit donc à chercher ce n’importe qui, déterminé, pourtant, à ne pas se contenter du premier venu. Des agents secrets du ministère furent mis en campagne ; et après avoir usé largement des fonds publics, découvrirent chez l’ambitieux M. Pilastre la bosse de la paternité fictive. La croix de la Légion d’honneur, puis la rosette, et les galons de commandant d’un bataillon de la territoriale, furent promis à M. Pilastre, s’il consentait à reconnaître pour sa fille l’enfant de la Saltazzi. Il consentit. Et le général tint ses promesses. La première des conditions imposées par la danseuse est donc remplie ; il reste à exécuter la seconde. Comme on ne veut pas, une fois de plus, se contenter du premier venu, la chose est assez malaisée. Cependant, il faudra se hâter, car le général de Lahaye-Marmenteau est fort pressé d’argent.

— Voilà, dit Gédéon Schurke en terminant. Monsieur votre père aurait pu vous mettre au courant des faits, l’autre jour, tout aussi bien que moi. Mais il était très pressé ; il avait Mme Plantain à enlever…

Mme Plantain ! m’écrié-je, la femme de l’inventeur ?

— Elle-même, répond Schurke. Son mari a quitté la France depuis qu’il est sorti de prison, mais elle habitait toujours à Paris ; le général Maubart lui faisait la cour depuis déjà longtemps ; il a réussi à l’emmener à Nortes ; peut-être, après tout, en tout bien tout honneur.

— C’est vraiment curieux, dis-je. Mais que vous savez de choses, Schurke ! Que vous en savez !…

— J’en sais trop, ricane Schurke, beaucoup trop. J’en sais tellement que j’en suis las, fourbu, exténué. Et voulez-vous que je vous dise ? C’est toujours la même chose. Il n’y a que des dupes partout ; même ceux qui tendent les pièges sont des dupes. C’est ridicule, lamentable, et tuant. Pour moi, j’en ai par-dessus la tête. Un de ces jours… Vous êtes-vous demandé quelquefois ce que c’est qu’un traître ? Et avez-vous pensé qu’un homme puisse trahir sans aucune raison, sans aucun intérêt, machinalement, pour ainsi dire, et sous la pression réactive d’un invincible dégoût ? Pensez-y.

J’y songerai, si j’ai le temps. Mais j’ai justement dans ma poche un billet d’Estelle qui m’accorde un rendez-vous pour après-demain, et je ne veux penser à rien d’autre.