L’Épaulette/9

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Fasquelle (p. 139-150).
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IX


Est-il nécessaire de rappeler ici que le maréchal de Mac-Mahon a remplacé Thiers, le 24 mai 1873, à la présidence de la République ? Peut-être, car il ne faut pas oublier que mon père a été, à Wiesbaden, le compagnon de captivité du maréchal : et qu’il est resté, autant que le permettent les différences de grades, son ami. Or, si les amitiés sont jamais de quelque utilité, c’est dans l’armée.

On est en train de la réorganiser, cette armée, sur une base démocratique et égalitaire ; le service militaire est universalisé. Tout citoyen français doit être soldat pendant cinq ans. Il y a bien quelques petites exceptions à cette règle ; le volontariat d’un an, par exemple ; et beaucoup d’autres. Mais ne faut-il pas des exceptions pour confirmer la règle ?

Les lois récentes, naturellement, ont leurs admirateurs ; elles ont aussi, bien entendu, leurs détracteurs. Mon père était de ces derniers. Mais le général de Lahaye-Marmenteau l’a amené à modifier ses opinions ; il lui a fait voir que la création des armées nationales conduisait, comme principal résultat, à la création d’une énorme bureaucratie militaire ; et que, derrière les remparts de paperasses qui deviendront nécessaires, les malins trouveront moyen de s’embusquer dans de lucratives sinécures. Le fait est que le général, qui occupe une situation quelconque au ministère de la guerre, y a fait donner à mon père la direction d’un vague service.

Versailles, étant le siège du gouvernement, est naturellement plein d’officiers. Tous les chers camarades que la guerre avait séparés, avait dispersés aux quatre coins de l’Allemagne, se retrouvent ici avec joie, en bonne santé et pleins d’espoir. Le maréchal Bazaine, seul, manque au rendez-vous. Il est, présentement, détenu ; et, bien qu’on prétende généralement dans l’armée que c’est une indignité, il va bientôt être traduit devant un Conseil de guerre qui siégera à Trianon. Souvent, le jeudi, en nos promenades de lycéens, nous passons devant la maison qui sert de prison au maréchal, tout au bout de l’avenue de Picardie.

Nos promenades sont tristes, sévères et silencieuses. On nous élève à la Spartiate (brouet compris et exercices physiques non compris). On nous affuble d’uniformes vaguement militaires ; on règle notre existence au tambour ; on nous gave de connaissances variées, avariées, invariablement inutiles. Nous travaillons comme des nègres, sans répit ; il faut que les jeunes générations soient très instruites, car c’est le maître d’école allemand qui nous a battus ; (après tout, il faut bien que ce soit quelqu’un). Nous apprenons l’histoire, comptabilité d’abattoir tenue par des bedeaux, au point de vue providentiel et inévitable. Nous apprenons les langues mortes ; nous admirons l’honnêteté de Cicéron et le patriotisme de Thémistocle ; nous vivons dans un monde de casques, de cuirasses, de javelots, de flèches, de catapultes, d’antiques ferrailles. Nous calculons aussi très bien ; nous computons la hauteur qu’atteindrait une pyramide formée avec les pièces de vingt francs nécessaires au payement de la rançon de cinq milliards exigée par la Prusse ; nous calculons combien de wagons il faudrait pour transporter la même somme à Berlin, en pièces de cent sous. Je n’oublie pas, pour mon compte, que ces pièces d’or et d’argent portent, en exergue, cette légende : Dieu protège la France. Je ne sais pas si c’est la une prière, ou une constatation ; dans le premier cas, c’est inefficace ; dans le second, c’est dérisoire.



Avec ou sans protection divine, la France a payé sa rançon en un tour de main. Elle en est aussi fière que si, au lieu de la débourser, elle l’avait empochée après un tour de Rhin. Voilà le territoire libéré, ou peu s’en faut. L’argent est une belle chose. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte plusieurs fois, récemment. Je ne fais ici aucune référence au procès Bazaine, terminé par la condamnation à mort, temporaire, du traître ; il a été établi que Bazaine n’avait point trahi pour de l’argent, n’avait point touché en écus sonnants le prix de sa félonie ; il avait simplement subordonné les opérations de son armée aux combinaisons de sa politique personnelle. Il n’avait songé qu’à échafauder sa propre grandeur sur la défaite de son pays ; l’argent n’était donc pour rien dans l’affaire, ainsi que le font remarquer justement les nombreux officiers qui cherchent à réhabiliter le maréchal. Je ne fais pas davantage allusion au vote de la Constitution, établie en 1875, à une voix de majorité ; ce n’est qu’à l’Opéra qu’on paie les voix, et plus cher qu’elles ne valent.

Je veux simplement parler du second mariage de mon père, qui s’est effectué dans des conditions que je vais relater sommairement, et telles qu’elles m’ont été rapportées fidèlement par Gédéon Schurke quelques années plus tard.

Mon père était, comme je l’ai dit, à la tête d’un des services du ministère de la guerre ; il était en relations constantes avec des fournisseurs de l’armée ; il se prêta à certaines complaisances rémunérées. Personne, hormis peut-être le général de Lahaye-Marmenteau, n’eut connaissance de ces choses ; pourtant, elles s’ébruitèrent. On voit que les murs ont des oreilles. Il y eut commencement de scandale, qui n’avorta que grâce à la complication de la situation politique et aussi à l’intervention du cousin Raubvogel ; car Raubvogel, qui a de gros intérêts sur la place et subventionne un journal, est devenu une puissance. Raubvogel, donc, agit en bon parent. Mon père, réduit soudainement à la portion congrue, c’est-à-dire à sa solde, se mit aussitôt à traiter Raubvogel en bon parent, c’est-à-dire en caissier. Raubvogel finança ; puis, se lassa de financer ; cependant, n’en fit rien paraître.

Il prit conseil de Delanoix qui était venu passer plusieurs jours à Versailles pour une affaire. Delanoix déplora la situation, mais lui trouva une issue. Il fallait marier le colonel Maubart. Oui ; mais comment ? Delanoix savait comment. Il rappela à Raubvogel un incident de leur carrière commune, alors qu’ils opéraient dans le Nord, pendant la guerre. Leur entreprise générale de contrebande, ainsi que je crois l’avoir déjà suffisamment fait entendre, allait à merveille. Pourtant, il y avait une ombre au tableau. Cette ombre, c’était la concurrence acharnée que faisait aux associés un fraudeur émérite, nommé Vanhostel. Delanoix, sans la moindre hésitation, dénonça son concurrent, comme espion prussien, au général commandant les troupes françaises cantonnées dans la région. Sa dénonciation était appuyée de preuves irréfutables, consistant en documents d’un caractère écrasant pour l’inculpé. Ces documents avaient été composés, avec un grand souci des formes, par Séraphus Gottlieb Raubvogel. Le traître Vanhostel fut donc saisi ; condamné à mort ; fusillé. La concurrence redoutable fut ainsi supprimée ; et la fortune de Vanhostel, fortune considérable, revint à sa nièce, Mlle Elisa Ducornet, alors âgée d’une douzaine d’années.

À l’époque dont je parle, Mlle Ducornet n’avait guère plus de dix-sept ans ; elle était orpheline ; et son tuteur, un notaire de Lille, la faisait élever avec le plus grand soin dans un couvent choisi. C’est sur cette intéressante orpheline que Delanoix jeta les yeux lorsqu’il songea à pourvoir mon père d’une seconde épouse. Au mieux avec le notaire de Lille, et s’étant concilié les bonnes grâces des chères sœurs par quelques-uns de ces petits cadeaux qui, non seulement entretiennent l’amitié, mais la créent, il ne tarda pas à réussir dans son honnête entreprise.

Mon père a donc épousé dernièrement, en secondes noces, Mlle Elisa Ducornet. J’ai assisté à la cérémonie, fort imposante, dans un uniforme tout neuf. Les témoins de mon père étaient le général de Lahaye-Marmenteau et M. Delanoix ; les témoins de la mariée étaient le général Laffary d’Hondaine et M. Raubvogel.

Ce mariage, si j’ose dire, a refait à mon père une virginité. La jeune Mme Maubart, chaperonnée par Mme Raubvogel, est reçue partout avec enthousiasme. Entre nous, ma belle-mère, bien qu’elle ne soit pas laide, est une petite sotte ; c’est une dinde, pour dire le mot. Mais il n’y a personne comme Mme Raubvogel pour faire valoir les gens et les présenter sous leur meilleur aspect. Comment elle s’y prend, je l’ignore ; mais tout le monde chante ses louanges et elle obtient tout ce qu’elle veut. Et il est certain que le ministre de la guerre, sur la demande de ma cousine, accorde à mon père le commandement d’un régiment d’infanterie caserné à Saint-Denis.



Mon père, avant de quitter Versailles pour Saint-Denis, vend la maison de l’avenue de Villeneuve-l’Étang ; la maison où mon grand-père et ma grand’mère sont morts. Cette maison a fait partie de mon lot lors de la division de l’héritage qu’ont laissé mes grands-parents. Mon père, qui est mon tuteur, a toujours prétendu avoir défendu mes droits avec acharnement, à cette occasion, contre la rapacité toute prussienne de mon oncle Karl. Il veille sur ma fortune avec un soin jaloux ; et la fait valoir habilement, mais prudemment. C’est, dit-il, un dépôt sacré ! Je n’ai jamais cru beaucoup à la rapacité de mon oncle, qui s’est fait représenter dans cette affaire par un homme de loi ; mon père a fréquemment insulté l’homme de loi, disant qu’il était vraiment honteux pour un Français de se faire le factotum d’un Allemand.

Je reste donc seul à Versailles, sans foyer et sans famille. Mon père ne m’invite guère à Saint-Denis qu’une ou deux fois par mois ; d’ailleurs, je n’aime pas beaucoup voir ma belle-mère. Cette pauvre créature inoffensive prend, de plus en plus, l’aspect d’une victime. Mon père semble la traiter en quantité négligeable. Et Lycopode elle-même affecte de ne la tolérer que par pitié. Elle me met la mort dans l’âme. Je comprends que je l’intimide, et je me sens vaguement gêné devant elle. Elle paraît ne savoir ni que dire, ni que faire ; on la prendrait pour l’indécision incarnée.

Cette impression est justement celle que donne la France, à présent. Je puis citer un fait qui fera comprendre l’incertitude politique de cette période que caractérisent le 16 mai, le mouvement des curés et des évêques, les 363, l’agitation en faveur de Pie IX, l’acte du major Labordère et les discours de MM. de Fourtou et Gambetta. Mon père, en quittant Versailles, m’a donné pour correspondant M. Curmont, qui est à la tête du parti républicain versaillais ; et il m’a confié, en même temps, aux bons soins de l’abbé Portelange, un prêtre qui est au mieux avec les chefs de la réaction. Deux sûretés valent mieux qu’une, et l’on ne sait jamais de quel côté le vent peut tourner. Chaque jeudi et chaque dimanche, je vais donc faire une visite à l’abbé ; après quoi, je vais passer le reste de la journée chez M. Curmont.

Au début, j’allais assez souvent voir aussi M. Freeman, qui m’aime tant, et auquel ma présence causait visiblement un grand plaisir. Il me parlait de la France qu’il chérit toujours de la même passion idéale ; il me parlait de la Revanche, et me disait qu’il serait heureux de ne pas mourir avant de l’avoir vue. Mais j’ai dû cesser mes visites, qui me compromettaient ; M. Curmont et l’abbé me l’ont fait comprendre. M. Freeman, dit l’un, est un vieil enragé qui ne rêve que plaies et bosses ; c’est, dit l’autre, un hérétique.

M. Curmont ne semble avoir gardé rancune ni à mon père ni à moi des mauvais propos qu’il a tenus sur notre compte. Mme Curmont est malade, usée, épuisée par son travail incessant de tant d’années ; Albert Curmont n’est encore rien dans le gouvernement ; c’est rigolo ; mais ça viendra sûrement avant peu. Ce sera rigolboche. En attendant, il a la bouche pleine des prouesses qu’il a accomplies durant la guerre ; on ne se figure pas combien sa conduite a été remarquable dans ce camp qu’il a formé en Bretagne. Quant à Adèle, c’est une belle jeune fille, intelligente et fine, que mes manières brutales choquent un peu, mais qui me témoigne beaucoup d’affection. Je sens aussi quelque chose pour elle dans le coin de mon cœur ; et je déplore, d’avance, sa vie qui sera sacrifiée, ainsi que, l’a été celle de sa mère, à de soi-disant devoirs de famille.

M. Curmont me parle souvent de politique. Il me prône l’excellence des républicains. Pourtant, il me dit qu’il faut me méfier des exagérations et me garder des extrêmes.

L’abbé me parle souvent de politique et de religion. Il me prône la grandeur du trône et de l’autel. Pourtant, il me dit qu’il faut me méfier des exagérations et me garder des extrêmes.

— Ne soyez pas trop républicain, dit M. Curmont.

— Ne soyez pas trop religieux, dit l’abbé.



L’Exposition de 1878, qui fut l’une des premières manifestations du relèvement de la France, a été pour moi l’occasion de divertissements nombreux. Je me rappelle parfaitement avoir assisté, le derrière sur l’herbe, à la grande fête de nuit donnée, à Versailles, en l’honneur du Shah de Perse. Je me souviens aussi que c’est le lendemain de cette fête qu’une communication importante me fut faite par un de mes condisciples. Ce jeune homme, neveu du ministre de la guerre, avait appris que le colonel Maubart se trouvait dans une vilaine situation. Il paraît que mon père avait engagé sa femme à offrir l’hospitalité à une jeune parente, âgée de douze ou treize ans, de l’innocence de laquelle il s’est permis d’abuser. L’enfant s’est plainte. Et, bien que les personnes à qui elle s’était adressée l’eussent engagée à se taire, l’affaire a été ébruitée. Généralement, on ne sait pas par qui ; mais mon condisciple le sait. Il a entendu dire à son oncle que le général de Lahaye-Marmenteau, qui avait recueilli les renseignements nécessaires, l’a mis au courant des faits. Le ministre va être forcé d’agir car la presse, sans doute à l’instigation sournoise du général, va commencer une campagne contre le colonel Maubart.

Deux jours après, un dimanche, je vais à Saint-Denis et, carrément, j’informe mon père de ce que je sais. Il s’étonne, nie, balbutie, cherche à s’excuser, parle de ces petites filles qui sont toujours dans vos jambes. Mes révélations au sujet du général de Lahaye-Marmenteau l’émeuvent très fort.

— Ah ! le brigand ! le cafard ! C’est une vengeance ! Il se venge, le sale cocu, de toutes les cornes que je lui ai fait porter !… Et je m’explique, maintenant, ma mésaventure au ministère. C’est encore lui qui m’avait dénoncé… Je lui revaudrai ça, n’aie pas peur… En attendant, il faut parer au plus pressé, il y a déjà un cochon de journal, ce matin, qui m’appelle « satyre à épaulettes. » Voyons… Je vais d’abord aller voir Gambetta ; Lahaye-Marmenteau est un cagot et un ratapoil qu’il déteste ; moi, je suis républicain, libre-penseur ; c’est l’exemple de Gambetta qui m’a soutenu et inspiré, à l’armée de la Loire ! Étais-je à Nourhas, oui ou non ? Gambetta peut clore le bec aux journaux… Et puis, j’irai voir Mac-Mahon… Vieux camarade… Wiesbaden… Il ne permettra jamais que pour une peccadille…

Et mon père me met au courant des démarches qu’il veut faire. Il les commencera dès demain, et nous verrons.

Nous avons vu. La presse n’a pas soufflé mot. Mon père a été nommé attaché militaire à l’ambassade française à Berlin. Il est parti pour l’Allemagne à la fin du mois de septembre.



Je ne suis pas très « avancé » pour mon âge. Près de trois années doivent donc s’écouler avant que je puisse me présenter à Saint-Cyr. Quand et comment ai-je pris la détermination d’entrer à Saint-Cyr ? Je ne pourrais le dire. À parler franc, je n’ai même jamais pris aucune détermination à ce sujet. La chose s’est faite d’elle-même, se fait d’elle-même, comme normalement. Je vais à l’armée sans hésitation et sans examen, naturellement ; à peu près comme le jeune caneton, dès qu’il a brisé sa coquille, se dirige vers la mare afin d’y faire un plongeon.

Je n’ai pas beaucoup le temps de réfléchir ; mais s’il m’arrive parfois de jeter un coup d’œil sur la route que j’ai choisie et que je devrai suivre, et de me questionner moi-même sur les avantages et les désavantages de mon choix, je dois dire que je ne regrette jamais, en définitive, le parti que j’ai pris de propos plus ou moins délibéré. Quand je compare l’état militaire à tous les autres métiers, à celui du paysan, de l’ouvrier, de l’employé, du fonctionnaire civil, du juge, du financier, du politicien, et à tous ces métiers que la Société n’admet pas, mais qu’elle crée, il m’est impossible de voir en quoi la profession de soldat peut leur être inférieure. Le raisonnement me démontre, au contraire, qu’elle leur est supérieure.

Il me semble que tous les êtres qui constituent la Société, hommes, femmes et même enfants, exercent des métiers ; hormis deux catégories d’individus dont l’action sociale ne peut se classifier comme métier, mais seulement comme état. Ces individus sont les militaires professionnels et les prêtres.

L’existence des êtres qui exercent des métiers est tellement terne et abjecte, tellement opposée à toute manifestation libre de force morale et de vigueur physique, que ces pauvres gens mourraient d’ennui et de désespoir, crèveraient de la nostalgie de leur virilité, s’ils ne pouvaient se donner, de temps en temps, le spectacle décevant et pompeux, l’illusion éblouissante et tapageuse des forces mentales et matérielles de la réalité desquelles le Mensonge Social les châtra.

Cette illusion leur est fournie par les deux classes d’individus qui n’exercent pas un métier, mais qui ont un état.

Tous les dimanches, dans cent mille églises, des hommes, des femmes et des enfants prient, chantent, pleurent, s’agenouillent, dans le vieil esprit du Moyen-Âge ; cherchent à s’imprégner, en dépit de leur connaissance des réalités présentes, des misérables déceptions du passé, Ils s’efforcent de se donner l’illusion de la foi — de la foi dans la présence d’un être supérieur qui les guide, les conseille et les protège… Le Prêtre leur donne l’illusion de la force mentale.

Les déploiements de drapeaux, les parades militaires entretiennent leur amour et leur respect de traditions sanglantes, leur inculquent la vénération des légendes pétrifiées de la Force. L’éclat des armes, le tintamarre des cuivres évoquent dans leur esprit des visions de gloire, font apparaître à leurs yeux glauques des fantômes de splendeurs héroïques. Ils cherchent, pendant que résonne la grosse caisse et que roulent les canons, à se donner l’illusion du courage — du courage civique, patriotique, humain… Le Soldat leur donne l’illusion de la force matérielle.

Autant, alors, être parmi ceux qui donnent l’illusion — ou qui la vendent — que parmi ceux qui l’achètent.

J’ai encore d’autres choses à dire ; mais ce sera pour plus tard.

Pour le moment, je pioche et je pioche, afin de rattraper beaucoup de temps perdu. Des succès modestes récompensent mes généreux efforts. Je décroche deux ou trois prix consistant en des Histoires de la guerre de 1870, couronnées par l’Académie Française, et qui célèbrent, comme il convient, la gloire des vaincus. Je travaille tant, que je me tiens très peu au courant de la politique dont l’étude, pourtant, est si nécessaire à l’officier ambitieux. J’en connais tout juste les plus gros événements, tels que le remplacement de Mac-Mahon à la Présidence par Jules Grévy, le 30 janvier 1879. C’est à peine, même, si je prends le temps de faire le paon et de poser à l’officier, pendant mes sorties. J’ai appris, bien entendu, à jouer du torse dans ma tunique de collégien et à faire des effets de képi ; mais à quoi bon ? Versailles reprend de plus en plus son caractère indifférent et morne ; la ville perd la population que lui avaient donnée les événements ; toutes les personnes que je connaissais, les Raubvogel par exemple, l’ont quittée pour Paris. Je ne me mets en frais ni pour M. Curmont, ni pour l’abbé Portelange, ni pour Adèle que le peu de raffinement de mes manières semble détacher de moi ; ni même pour les quelques femmes hors d’âge avec lesquelles j’ai appris à connaître l’amour, sur le pouce.

Je travaille donc ; et c’est avec la certitude du succès que je me présente, en 1881, parmi les candidats à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr. Vous allez voir comme j’ai de la chance et comment, quoi qu’on en dise, la vertu et le travail sont rarement récompensés en ce monde. La veille de l’ouverture du concours, je reçois de mon père une dépêche m’informant de la mort, à Berlin, de ma belle-mère. Il paraît que c’est le mal du pays qui l’a tuée. On n’est pas veinard, dans sa famille. Quoi qu’il en soit, je regrette son décès, dans les circonstances présentes ; mes examens m’interdisent de quitter Paris. Si elle était morte seulement huit jours plus tard, j’aurais eu l’occasion d’aller en Allemagne, pour assister à ses funérailles.

Serai-je reçu ou ne le serai-je pas ? Le général Laffary d’Hondaine, que je rencontre quelque temps après, et qui est dans le secret des dieux, m’annonce confidentiellement que je suis reçu avec le numéro 234. Ça vaut mieux qu’un échec. Je n’ai donc plus guère que deux ans à attendre pour porter l’épaulette de l’infanterie, Reine des Batailles.