L’Épopée des Nibelungen, étude sur son caractère et ses origines

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L’Épopée des Nibelungen, étude sur son caractère et ses origines
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 887-918).
L’ÉPOPÉE
DES NIBELUNGEN
ÉTUDE SUR SON CARACTÈRE ET SES ORIGINES
D’APRES LES DERNIERS TRAVAUX.

I. Les Nibelungen, traduction nouvelle par M. E. de Laveleye, 2e édition. — II. La Saga des Nibelungen dans les Eddas et dans le Nord scandinave, par le même ; Paris, 1866.

Il n’est pas rare d’entendre parler en France du poème des Nibelungen, mais ceux qui en parlent laissent la plupart du temps soupçonner qu’ils n’en connaissent guère que le titre, et surtout qu’ils ne se doutent pas des intéressans problèmes qui se rattachent à la vieille épopée germanique. Cependant des écrivains plus ou moins autorisés ont plus d’une fois abordé ce sujet, de manière à piquer notre curiosité nationale plutôt qu’à la satisfaire. Le romantisme, avec sa prédilection pour le moyen âge, accueillit un peu de confiance le long lied allemand, comme il avait accueilli sans y regarder de trop près les lais de nos vieux ménestrels et les romanceros d’Andalousie. Chateaubriand, qui ne le connaissait guère, en fit dans ses Etudes historiques un grand éloge. J.-J. Ampère analysa le poème entier dans son cours de 1832 à la faculté des lettres de Paris. M. Saint-Marc Girardin, à son retour d’Allemagne, en traduisit peu de temps après quelques fragmens. En 1839, M. Riaux, professeur de philosophie à Rennes, publia une traduction complète du poème due à une plume féminine, à Mme Moreau de la Meltière, et mit en tête du volume une introduction fort savante pour l’époque. Malheureusement la traduction était bien souvent inexacte et sacrifiait trop au besoin d’élégance et à nos goûts modernes la couleur rude, brutale même, mais primitive, éclatante, étrangement vigoureuse, de l’original. Et puis les beaux jours du romantisme commençaient à passer, ceux de la critique historique se levaient à peine. Le silence se fit donc au sujet des Nibelungen jusqu’au moment où la critique se fut conquis une large place au soleil. Tout le monde sait avec quelle curiosité persévérante cette science nouvelle interroge les plus vieux documens, les plus vieux poèmes, les origines linguistiques et religieuses, dans l’espoir de découvrir, par une comparaison attentive, les procédés de l’esprit humain opérant et produisant spontanément selon les lois de sa nature. Le travail qui est en train de s’accomplir sur les livres sacrés et sur les épopées de tous les peuples devait s’étendre et s’est étendu à l’épopée germanique. À ce titre, et indépendamment de sa valeur propre, le poème des Nibelungen réclame sa part des investigations de la science historique aussi bien que les poèmes homériques, hindous et autres, et c’est une bonne fortune pour le lecteur français que de pouvoir désormais l’étudier dans la fidèle et lumineuse traduction dont nous sommes redevables à M. de Laveleye.

Nous verrons bientôt pourquoi le savant professeur de Liège ne pouvait se dispenser de joindre à la traduction du poème allemand celle des nombreux chants parallèles qui se trouvent à l’état fragmentaire dans les vieilles poésies scandinaves. Cette question spéciale touche de près à celle des origines que nous aurons à étudier : mais, puisqu’il y a mille raisons de penser que la très grande majorité de nos lecteurs ne connaissent les Nibelungen que de nom, nous nous proposons de leur dire ce qu’ils sont avant de chercher d’où ils viennent. Il est toutefois indispensable qu’avant de présenter un résumé du vieux poème nous rappelions les circonstances de sa résurrection au sein du monde moderne, et que nous préparions ainsi l’examen des problèmes qu’il soulève.


I.

Le poème des Nibelungen doit aujourd’hui une grande partie de sa valeur à son parfum de sauvage antiquité. Il nous transporte en réalité fort au-delà du XIIIe siècle, où il reçut la forme définitive sous laquelle il nous est parvenu. Ce sont les vieux Germains antérieurs à la conversion et même aux invasions qu’il fait revivre sous nos yeux. Tombé peu à peu dans l’oubli, comme presque toutes les grandes épopées du moyen âge, il en fut tiré au XVIIIe siècle, alors que les Allemands, secouant leur léthargie littéraire et se dégageant d’une servile admiration des classiques français, se mirent à rechercher les richesses enfouies dans leur propre sol. Lessing doit être le premier écrivain faisant autorité qui l’ait signalé à l’attention de ses compatriotes. Cet appel ne rencontra dans les premiers temps que fort peu d’écho. Un très médiocre poète de Zurich, Bodmer, qui s’entendait mieux en érudition qu’en poésie, essaya toutefois en 1757 de publier une édition avec notes et commentaires, mais il eut la malheureuse idée de la dédier à Frédéric le Grand, le moins romantique des princes. La réponse qu’il reçut du disciple couronné de Voltaire fut médiocrement encourageante. On la montre encore à Zurich. Elle disait : « Vous avez, mon cher monsieur, beaucoup trop bonne opinion de ces poésies du XIIIe siècle. À mon avis, elles ne valent pas la peine qu’on les ramasse, je ne les supporterais pas dans ma bibliothèque et les jetterais plutôt par la fenêtre. »

Le fait est que l’esprit du XVIIIe siècle était tout ce qu’on peut concevoir de plus insensible à ce genre de beauté naïve, puissante, haute en couleurs, mais de formes souvent immodérées, qui devait bientôt faire pâmer d’aise les romantiques d’outre-Rhin. « Voulez-vous, mes jolis petits Français, disait Henri Heine dans une de ses lettres, voulez-vous vous faire une idée de ce poème et des passions de géant qui s’y déploient ? Eh bien ! figurez-vous que, par une claire nuit d’été, où brillent au ciel bleu des étoiles blanches comme de l’argent et grandes comme des soleils, toutes les cathédrales gothiques de l’Europe se sont donné rendez-vous sur une plaine immensément large. Vous voyez s’avancer tranquillement le dôme de Strasbourg, celui de Cologne, le Campanile de Florence, Saint-Ouen de Rouen, etc., etc., qui se mettent à faire bien gentiment la cour à la belle Notre-Dame de Paris. Il est vrai que leur démarche est un peu lourde, que quelques-uns se conduisent assez gauchement, et qu’on pourrait mainte fois rire de leur dandinement amoureux ; mais on cesserait de rire, je pense, quand on verrait ces colosses entrer en fureur, s’étrangler les uns les autres, et comment Notre-Dame de Paris, levant au ciel son bras de pierre, saisit brusquement une épée et coupe la tête au plus hautain de tous les dômes. Mais non, vous ne pouvez vous faire une idée des héros du Nibelungenlied, il n’est tour aussi haute ni pierre aussi dure que le farouche Hagene et la vindicative Kriemhilt. »

Cette comparaison bizarre ne manque ni de sel ni de justesse, et d’avance elle explique les répugnances que devait soulever un pareil genre de littérature auprès des beaux esprits du dernier siècle. Cependant le goût ne tarda pas à changer. La haute érudition et le dilettantisme romantique s’emparèrent à l’envi du vieux poème. Le patriotisme allemand souffla encore sur ce beau feu. Jean de Müller n’hésita pas à décorer les Nibelungen du titre d’Iliade germanique. Cette appellation fit une rapide fortune, et il se trouva bientôt des critiques patriotes pour proclamer l’éclatante supériorité du poème germanique sur l’Iliade, l’Odyssée et tous les poèmes antiques réunis tant connus qu’inconnus. Les conjectures sur l’auteur probable de ce chef-d’œuvre abondèrent. Les noms des illustres Minnesœnger des XIIe et XIIIe siècles furent prononcés tour à tour, et, comme autrefois les villes de la Grèce, les diverses régions de l’Allemagne se disputèrent l’honneur d’avoir vu naître l’auteur mystérieux de l’épopée nationale. Le jour vint où cette Iliade trouva son Wolf. Déjà l’on avait émis l’idée, en elle-même fort plausible, que le poème, sous sa forme actuelle, suppose l’existence antérieure de chants isolés, indépendans, mais roulant sur une matière commune, c’est-à-dire sur les faits les plus saillans d’une tradition généralement connue. En 1816, le savant Lachmann voulut préciser cette théorie. Soumettant le texte à une critique minutieuse, il trouva que le poème actuel provenait de la coordination, sous forme suivie, de vingt lais antérieurs, ni plus ni moins, qu’on pouvait encore détacher sans grande peine de leur encadrement. Pendant assez longtemps, tout le monde admit sans discussion la théorie de l’illustre critique, et celui-ci la fortifia encore par de nouvelles recherches en 1842 ; mais en 1854 elle fut combattue avec beaucoup de vivacité par le docteur A. Holzmann, de Heidelberg, qui prétendit avoir découvert le véritable auteur du poème fondamental et qui en reporta la rédaction à la fin du Xe siècle. À son tour, M. Holzmann rencontra un vigoureux antagoniste dans la personne de M. K. Mullenhoff, qui prit la défense des vues de Lachmann, et la prit sur un ton d’excessive aigreur, comme s’il se fût agi d’un dogme trois fois saint. Jusqu’où la manie de l’orthodoxie ne va-t-elle pas se glisser ? On parle de la violence de certaines controverses théologiques et médicales ; mais j’affirme que la théologie et la médecine n’ont absolument rien à envier à ces discussions d’érudits. La théorie de Lachmann n’en sortit pas complètement intacte. L’idée-mère, il est vrai, en peut être regardée comme incontestable, mais le professeur de Berlin avait cru pouvoir lui donner des contours un peu trop arrêtés. Depuis, et sans qu’on ait le droit de dire que les ténèbres qui recouvrent l’origine du poème se soient beaucoup éclaircies, des travaux plus calmes, la fermeté croissante des résultats obtenus par l’étude des questions adjacentes, par-dessus tout l’augmentation continue des moyens de rapprochement entre les traditions allemandes et les traditions scandinaves[1], ont permis de poser du moins quelques jalons qui faciliteront peut-être de futures découvertes. Si nous ne citons pas plus de noms propres, ce n’est pas que l’opulente érudition de l’Allemagne ne nous en fournisse un très grand nombre ; mais il faut se borner, notre goût français trouvera probablement qu’il y en a déjà bien assez, et d’ailleurs le présent travail contient la substance des recherches multipliées dont la vieille épopée germanique ne cesse d’être l’objet.

Le moment est venu d’énoncer les raisons qui ont conduit la critique à chercher dans les poésies scandinaves des lumières sur les origines du poème allemand. On sait généralement que les vieilles poésies païennes du nord, constamment refoulées par les progrès de la foi chrétienne, trouvèrent un asile et un sol favorable en Islande, où elles se chantaient encore longtemps après avoir disparu du continent. Chose remarquable, en Islande plus que nulle part ailleurs la vieille légende et la foi nouvelle subsistèrent côte à côte en assez bonne intelligence. Les anciens dieux ne devinrent ni des démons ni des saints, ils restèrent eux-mêmes. Ce furent des prêtres qui conservèrent les chants héroïques sans les dénaturer dans l’intérêt de l’église. L’éloignement du centre agressif et intolérant de la chrétienté explique ce phénomène malheureusement trop rare, et justifie l’intérêt de premier ordre qui s’attache à l’étude des antiques chants de l’Islande. L’Edda ou plutôt les Eddas, — car il y en a deux, l’ancienne, vraisemblablement recueillie par le prêtre islandais Sœmund le Sage, mort en 1133, et la nouvelle, rédigée en grande partie par Snorri Sturluson (XIIIe siècle), — les Eddas se composent de chants et de récits relatifs à la mythologie et aux légendes héroïques du nord. L’origine germanique de cet ensemble de traditions ne peut être révoquée en doute, mais cela veut dire seulement qu’elles sont venues des contrées qui forment aujourd’hui l’Allemagne, dans un temps où, sous le rapport des mœurs, du langage et des croyances, la différence entre Germains et Scandinaves était encore fort peu sensible. En fait, elles sont la propriété commune de ces deux grandes sœurs jumelles de la famille aryenne ; mais on ne peut nier que la forme sous laquelle nous les connaissons ne soit frappée à l’empreinte du pays très septentrional où elles se sont perpétuées si longtemps avant d’être fixées par l’écriture.

Eh bien ! dans les Eddas et dans d’autres recueils de vieilles poésies septentrionales, telles que la Wœlsungasaga, la Normagestssaga, les chants populaires danois et les chants si curieux des îles Féroé[2], nous retrouvons des données analogues à celles qui forment le fond des Nibelungen germaniques : mêmes personnages principaux, mêmes situations fondamentales, mêmes catastrophes. D’incontestables, d’étroites ressemblances de noms de personnes et de lieux achèvent de démontrer la conformité des deux traditions. Il y a des différences sans doute, et même elles sont nombreuses ; mais elles ne sauraient voiler l’unité originelle de ce double fleuve de légendes héroïques, et elles tendent le plus souvent à assurer aux chants scandinaves sur le poème allemand l’avantage de présenter la tradition commune sous sa forme la plus antique. Ce dernier par exemple est chrétien ; il l’est aussi peu que possible, mais enfin il l’est ; les chants du nord, au contraire, sont encore tout païens. Le fond mythique, surnaturel, commun aux deux cycles, est sur le premier plan chez les Scandinaves ; il est déjà relégué en arrière chez le poète allemand. De nombreux détails que celui-ci a enregistrés sans les expliquer n’ont trouvé leur explication qu’à l’aide d’une comparaison attentive avec les sources septentrionales. En deux mots, le poème des Nibelungen suppose, pour être compris, la connaissance de la tradition scandinave bien plus que celle-ci ne suppose la connaissance du premier. C’est pourquoi, et afin d’éviter d’inutiles répétitions, nous commencerons par résumer et coordonner aussi clairement que possible les principales indications que les poésies scandinaves nous fournissent relativement aux héros et héroïnes que nous verrons ensuite figurer dans le poème définitif des Nibelungen.


II.

Les trois Ases ou dieux, Odhin, Loki et Hœnir, se promenant un jour sur la terre, tuèrent la loutre Ottur, nain vivant sous forme animale[3], fils d’un certain Hreidmar ; puis, emportant sa fourrure, ils allèrent demander l’hospitalité à Hreidmar lui-même, qu’ils ne connaissaient pas, et qui, s’apercevant du meurtre commis sur la personne de son fils, voulut les mettre à mort à moins qu’ils ne lui offrissent une composition suffisante. Or il n’exigeait rien moins qu’une quantité d’or capable de remplir et de recouvrir jusqu’au dernier poil la peau de la loutre. Pour se la procurer, Loki dut ravir par la ruse et la violence le trésor possédé par le brochet Andvari, autre nain métamorphosé, qui, forcé d’abandonner ses richesses et l’anneau (Andvara-Naut) avec lequel il pouvait en créer de nouvelles à volonté, y attacha une malédiction devant entraîner la mort violente de tous ceux qui les détiendraient par la suite. Cette saga est comme le prologue, l’introduction explicative de celles qui vont suivre. Aucun des personnages qu’elle met en scène ne se représentera par la suite. Seule, la malédiction prononcée par Andvari va planer sur les héros des récits que nous allons analyser.

En effet, Fafnir, fils de Hreidmar, tua son père pour devenir maître du trésor, et, chassant son frère Regin, il prit la forme d’un dragon monstrueux pour veiller jour et nuit sur sa conquête dans la bruyère dite Gnitaheide (la bruyère brillante). Le nain Regin s’enfuit à la cour du roi franc Hialprek (Chilpéric) qui régnait sur les bords du Rhin, et y remplit les fonctions de maréchal (au sens propre du mot). Il y rencontra le jeune Sigurd, fils du roi Sigmund, descendant d’Odhin, échappé miraculeusement aux meurtriers de son père. Il dirigea son éducation et lui parla du merveilleux trésor en lui inspirant le désir de l’enlever à Fafnir. Il lui forgea l’épée Gram, dont la lame coupait si bien que, plongée dans le Rhin, elle fendit un flocon de laine poussé contre elle par le courant du fleuve, et lui dressa l’incomparable cheval Grani. Le jeune héros, dont le nom est synonyme de victorieux, tira d’abord une vengeance éclatante des meurtriers de son père, dont le royaume, fabuleux ou non, doit être cherché au nord de l’Allemagne ; puis il partit avec Regin pour conquérir le trésor du dragon Fafnir. C’était une entreprise désespérée, car ce dragon était d’une force démesurée et couvert d’écailles impénétrables. Sigurd appela la ruse à son aide, et ayant creusé un grand trou dans le sentier que le monstre suivait de temps en temps pour aller se désaltérer à la source voisine, il se blottit au fond et réussit à enfoncer son épée dans le ventre du dragon, qui expira en versant des flots de sang. Regin voulut alors manger le cœur de son frère. Sigurd, par complaisance, le faisait rôtir pour lui, quand, se brûlant par mégarde, il porta à ses lèvres ses doigts teints du sang qui en coulait. Au même instant, il fut tout surpris de s’apercevoir qu’il comprenait ce que disaient deux aigles perchés dans le voisinage. C’est par eux qu’il apprit que Regin songeait aux moyens de le tuer par surprise. Aussitôt il prévint la trahison en tuant le traître, et, ayant mangé lui-même le cœur du dragon, il partit chargé du trésor.

Mais les oiseaux lui avaient mis au cœur une autre ambition. Ils lui avaient parlé de la belle valkyrie Sigurdrifa (passion de la victoire), dont Odhin avait puni certaine désobéissance en la condamnant à un sommeil devant durer jusqu’au moment où un guerrier devinerait le lieu de sa retraite, et oserait traverser l’enceinte de flammes entourant le château enchanté qui la cacherait à tous les regards. Grâce à sa vaillante épée et à son cheval Grani, Sigurd pénètre dans le burg et réveille la belle endormie[4]. Le chant de Sigurdrifa, quand elle rouvre à la lumière ses yeux depuis si longtemps fermés, est sans contredit l’un des plus poétiques de l’Edda :


« Salut, ô jour ! Salut, ô fils du jour ! Salut, ô nuit, et toi, terre nourricière, salut ! Jetez sur nous des regards bienveillans et accordez-nous la victoire.

« Salut à vous, dieux ! Salut à vous, déesses ! Salut à toi, campagne féconde ! Accordez-nous à nous deux, qui avons un noble cœur, la parole et la sagesse, et des mains toujours pleines de guérisons. »


Comme on s’y attend sans doute, le jeune héros et la valkyrie se prennent d’amour l’un pour l’autre, et Sigurdrifa révèle les runes[5] à son libérateur, qui parvient ainsi à l’apogée de la science, de la gloire et du bonheur.

Pourtant, et sans que la tradition islandaise s’explique clairement sur ce point, Sigard ne reste pas près de celle qu’il a délivrée ; nous le retrouvons dans un chant suivant époux de Gudrun la blonde, sœur de ses hôtes et amis Gunnar et Hœgni, rois des Niflungen. Aux îles Féroé, on attribue cette infidélité de Sigurd aux maléfices de la mère de Gudrun, qui, alléchée par l’idée de voir sa fille maîtresse du trésor, a fait boire au héros du « breuvage d’oubli. » Ailleurs il est question purement et simplement de l’infidélité de Sigurd et de la déchéance de Sigurdrifa, que la perte de sa virginité fait descendre au rang de mortelle. Quoi qu’il en soit, c’est une nouvelle série d’aventures qui s’ouvre par le mariage du jeune héros avec Gudrun. Sigurd, devenu beau-frère du roi Gunnar, aide celui-ci à obtenir pour épouse Brynhild (guerrière cuirassée), sœur d’Atli, roi du Hunenland. Or Brynhild n’est autre que Sigurdrifa, et elle continue d’aimer secrètement Sigurd. Le bonheur de Gudrun lui est insupportable, d’autant plus que celle-ci affecte envers elle des airs de dédain, de mépris, qui l’exaspèrent. C’est que Sigurd avait dû mettre sa vaillance et sa science au service de son beau-frère Gunnar pour que celui-ci devînt l’époux de Brynhild, et il avait confié à sa femme Gudrun par quel stratagème il avait pénétré dans la chambre de la princesse, qui avait cru, en le recevant dans sa couche, se donner à un époux. C’est un point du reste fort obscur et sur lequel il y a de nombreuses variantes dans les légendes. Or, un jour que les deux reines lavaient leur chevelure au courant du fleuve, Gudrun s’avança au large pour éviter le contact de l’eau qui avait touché Brynhild. Celle-ci se fâche, mais Gudrun la couvre de confusion en lui montrant l’anneau que Sigurd lui avait donné jadis, mais qu’il lui avait repris dans la fameuse nuit de son mariage prétendu avec Gunnar. Brynhild furieuse excite Gunnar et Hœgni à assassiner Sigurd. Le désir de devenir maîtres du trésor les détermine ; mais pour ne point violer les sermons échangés c’est un plus jeune frère qui tue le héros pendant son sommeil et meurt lui-même sous les coups de Sigurd expirant. Les lamentations de Gudrun devant le cadavre de son mari appartiennent aussi aux plus belles productions de l’antique poésie du nord.

Cependant le corps du héros est brûlé en grande pompe. Brynhild se tue ensuite avec huit de ses serviteurs et cinq de ses suivantes et va rejoindre dans le royaume de Hell l’amant sans lequel elle ne peut plus vivre. Dans les chants danois, au contraire, elle est tuée par le meurtrier de Sigurd, que le remords avait saisi, et sa mort forme la clôture du cycle.

Mais dans les chants norvégiens-islandais ce sombre drame se prolonge en nouvelles péripéties. La malédiction attachée à la possession du trésor doit s’étendre à ses possesseurs actuels, les rois des Niflungen, Gunnar et Hœgni. Atli, ce roi du Hunenland dont Gunnar était devenu le beau-frère, Atli, furieux de la mort de sa sœur Brynhild, feint de se réconcilier avec les deux princes, et son mariage avec leur sœur Gudrun scelle cette réconciliation. En réalité, Atli désire s’approprier à son tour le fatal trésor. Bientôt Gunnar et Hœgni sont invités à se rendre à sa cour pour assister à des fêtes. Malgré les sinistres présages qui signalent leur départ, ils se livrent au pouvoir de leur nouveau beau-frère. Ici encore le courant légendaire se partage en deux branches, dont l’une attribue à Gudrun des sentimens de haine inextinguible pour ses frères, dont l’autre veut au contraire qu’elle ait pris leur parti auprès d’Atli, et même qu’elle ait tiré l’épée pour leur défense. Ces deux branches se rejoignent toutefois dans une donnée commune, à savoir que les rois des Niflungen durent céder à la force. On arracha le cœur à Hœgni encore vivant, qui se mit à rire pendant qu’on lui ouvrait la poitrine. Gunnar fut jeté dans une tour pleine de serpens venimeux. Il avait réussi à les endormir tous aux sons merveilleux de sa harpe, qu’à défaut de ses mains enchaînées il faisait vibrer avec ses pieds ; mais il y eut une vipère qui persista à rester éveillée et le mordit jusqu’au foie. Cette vipère était la mère d’Atli.

Mais à son tour Atli n’échappera pas à la fatalité qui marque du sceau mortel tous les personnages de cette histoire. Gudrun ne lui pardonne point le meurtre de ses frères, et elle en tire une effroyable vengeance. Atli avait deux fils d’un autre lit.


« Elle attira doucement les enfans à elle, et les fit asseoir sur le banc. Ils s’effrayèrent, mais ne pleurèrent point.

« — Sur le sein de notre mère, pourquoi devons-nous venir tous deux ?

« — Dois-je le dire ? Je veux vous tuer ; il y a longtemps déjà que je désire vous enlever la vie. »


Elle leur trancha la tête, et de leurs crânes fit des coupes où elle mêla leur sang à l’hydromel qu’elle offrit à Atli, puis elle lui fit manger leurs cœurs apprêtés comme des cœurs de veau, et quand elle lui eut révélé ce qu’elle avait fait, elle ajouta ; « Tu n’as mangé que de cela, et tu n’en as rien laissé… Oh ! ce serait pour moi une volupté de t’égorger toi-même. » Mais c’est Hniflung, fils d’Hœgni, qui venge son père en tuant Atli. Ailleurs on raconte que Gudrun ne voulut pas laisser à d’autres le soin de sa vengeance, qu’au sortir de l’épouvantable festin elle attira Atli près d’elle par de trompeuses caresses, et le poignarda après lui avoir dit ce qu’il avait mangé et bu ; puis elle mit le feu à la salle du festin, et tous ceux qu’elle renfermait périrent. Elle voulut ensuite se noyer, mais elle ne put y parvenir et fut réservée par le destin à une autre série d’aventures qui ne rentre plus dans le cycle des Nibelungen.

Quoi qu’il en soit, l’histoire des Niflungen ou Nibelungen du nord est finie. Personne ne possédera plus le trésor de Fafnir. Avant de quitter leur royaume, Gunnar et Hœgni l’avaient secrètement jeté dans un gouffre du Rhin, et comme ils emportèrent leur secret dans la tombe, nul ne saura jamais l’endroit où le fleuve roule ses eaux vertes sur le trésor des Nibelungen.


III.

Le grand avantage des légendes scandinaves quant au sujet qui nous occupe, c’est qu’elles nous présentent l’épopée germanique encore dans sa période de formation et pour ainsi dire d’incubation collective. Supposons qu’un cycle de lais analogue à celui qu’elles renferment circule dans une autre région : il est bien probable que, si les circonstances s’y prêtent, un poète en fera dans un intérêt poétique ce que nous venons de faire dans l’intérêt de notre exposition, c’est-à-dire qu’il les coordonnera en un tout suivant un enchaînement logique. Naturellement ces chants différeront des chants scandinaves par la forme et par plus d’un trait du fond. De là des différences qui se reproduiront dans l’épopée une fois constituée et qui s’augmenteront de toutes celles que, dans sa liberté de poète, l’arrangeur épique brodera sur le canevas traditionnel. Il ne s’agit pas, à l’époque où les Nibelungen sont écrits, de conserver un texte stéréotypé. Le goût naïf du temps, l’amour des histoires merveilleuses pousseront le poète au contraire à enrichir son récit de traits inconnus aux premiers auteurs. D’autre part, comme les chants scandinaves développent librement une tradition héroïque, mais ne prétendent nullement la reproduire dans tous ses détails, il se pourra bien qu’on trouve dans le poème plus récent des élémens d’une très haute antiquité oubliés ou négligés par les chantres du nord. Toutes ces suppositions deviennent autant de réalités dans le poème allemand, dans les Nibelungen proprement dits, dont il faut maintenant nous occuper.

Uns ist in alten Mœren Wunders vil geseit
Von Helden lobebœren, von grozer Kuonheit…

« Les vieilles traditions nous disent bien des merveilles des louables héros et de leur grande audace… » Ainsi commence le poète germain, qui par conséquent déclare dès les premiers mots (dont on remarquera le tour mystérieux et naïf) qu’il entend non pas inventer, mais reproduire ce que lui ont raconté ces vieilles légendes. Son poème en effet représente le moment où les matériaux, voguant encore pêle-mêle sur les eaux de la poésie scandinave, se sont fixés et organisés. Ce n’est pas toutefois que cette organisation soit achevée au point de voiler entièrement l’état d’éparpillement antérieur. Ainsi nous devons d’avance faire observer que le poème allemand a deux parties, l’histoire de Siegfrid (le Sigurd scandinave) et la vengeance de Kriemhilt (qui prend ici la place de Gudrun), et que ces deux parties ne sont réunies que par un lien assez lâche. Les sympathies sont autres à la fin qu’au commencement : franques et antiburgondes dans la première partie, elles sont décidément burgondes dans la seconde. Il n’est pas jusqu’au nom même de Nibelungen qui ne change, chemin faisant, de signification. Au commencement, il désigne le peuple lointain dont Siegfrid a fait la conquête en même temps qu’il s’emparait du fameux trésor ; à la fin, ce nom est celui des guerriers burgondes dont la mort héroïque, désespérée, forme le dénoûment du poème et en détermine le titre proprement dit, Nibelungen-Nôt, la détresse des Nibelungen. Toutes ces précautions prises, nous pouvons maintenant aborder de pied ferme le résumé de l’épopée allemande.

Il y avait à Worms sur le Rhin trois princes burgondes, Gunther (le Gunnar scandinave), Gernôt et Gîselher, qui avaient une sœur d’une rare beauté nommée Kriemhilt. Ils eussent désiré qu’elle se mariât, mais elle prétendait n’avoir aucun goût pour le mariage et vouloir toujours rester près de leur mère à tous, la reine veuve, dame Uote. Elle ne tarda pas cependant à revenir sur sa résolution lorsqu’elle vit arriver à la cour du roi burgonde un jeune et beau prince des pays rhénans du nord, nommé Siegfrid, dont le père Sigmund et la mère Sigelinde régnaient à Xanthe[6] dans le Nîderland ou Pays-Bas. Un des vassaux de Gunther, Hagene de Troneck, reconnaît en lui le jeune héros qui s’est illustré au loin par la conquête du trésor des Nibelungen. Il est devenu invulnérable en se baignant dans le sang du dragon, et en même temps il a conquis la Tarnkappe, la chape magique qui rend invisible. C’est le renom de beauté et de dédain de Kriemhilt qui l’attire, et en dépit des allures passablement provocantes du nouveau-venu, malgré les répugnances de Hagene, qui, dès cette heure, lui voue une haine profonde, Gunther et ses frères le reçoivent en ami, mettant leur royaume à sa disposition. Peu de temps après, Siegfrid reconnaît leur hospitalité en les défendant victorieusement contre une formidable invasion des Sahsen (Saxons) et des Danes (Danois). Ces prouesses ne font qu’augmenter l’inclination de Kriemhilt pour le jeune prince, qui la paie de retour ; mais Gunther veut mettre à profit la vaillance et la force exceptionnelle de Siegfrid. Il lui donnera sa sœur à la condition qu’il l’aidera lui-même à conquérir la superbe et farouche Brunhilt (Sigurdrifa, Brynhild scandinave), reine-vierge islandaise, d’une force indomptable et dont celui-là seul deviendra l’époux qui la vaincra en combat singulier dans trois épreuves consécutives. Malheur aux vaincus ! ils ont la tête tranchée, et jusqu’à présent tous ceux qui se sont présentés ont payé leur témérité de leur vie. Le prince burgonde et son ami se rendent donc en Islande avec une suite pompeuse. La reine, dès le premier moment, jette sur Siegfrid un regard complaisant. Que n’est-il son prétendant ! Mais ce prétendant est Gunther, et Gunther serait vaincu dans les épreuves proposées par la robuste reine, si son ami Siegfrid, invisible grâce à la Tarnkappe, ne lui prêtait le secours de son bras invincible. Brunhilt doit donc s’avouer vaincue ; cependant un vague soupçon et le dépit de s’être laissé vaincre par un prince qu’elle n’aime pas font qu’elle retarde son départ sous prétexte de prendre congé de ses sujets, ce qui amène à son burg une foule de guerriers. Les Burgondes craignent un guet-apens. Siegfrid se rend alors au pays des Nibelungen, dont il est le maître et seigneur ; mais, afin de se battre une fois de plus dans sa vie, il y arrive déguisé et reconquiert à nouveau le trésor avant de se faire connaître. Après cela, il équipe mille guerriers Nibelungen au moyen de ce trésor merveilleux qui se renouvelle à mesure qu’on l’épuise et revient à la tête de sa troupe en Islande.

Son retour décide Brunhilt à se soumettre. On revient en triomphe à Worms, et le poète allemand n’a pas sur sa lyre assez de cordes pour chanter les fêtes, réjouissances et festins qui précédèrent les noces simultanées de Siegfrid et de Kriemhilt, de Gunther et de Brunhilt.

Cependant le lendemain des noces, et comme les deux couples allaient faire sanctionner à l’église leur union accomplie, Siegfrid, au comble du bonheur, remarque l’air contraint, mélancolique de son ami Gunther, et sur ses instances celui-ci lui avoue que sa femme Brunhilt a jusqu’à présent refusé de condescendre à ses vœux. S’imagine-t-on comment il a passé sa première nuit de mariage ? Sa vigoureuse moitié l’a battu, lui a lié pieds et mains et l’a attaché à un clou, après quoi elle s’est endormie tranquillement !… Il faut que Siegfrid intervienne encore pour mettre à la raison dame Brunhilt. Couvert de la Tarnkappe, il se glisse dans la chambre nuptiale, et après une lutte acharnée, dans laquelle il doit employer toute sa vigueur, Brunhilt tombe à bout de forces dans les bras de Gunther. « Depuis lors, dit le poème, elle ne fut pas plus forte qu’une femme ordinaire. »

Siegfrid retourne donc à Xanthe avec sa belle Burgonde et règne dix ans sur le Niderland en toute paix et en tout honneur. Cependant à Worms on est moins heureux. Brunhilt, qui se sent toujours un certain faible pour Siegfrid, est jalouse aussi de sa richesse immense, de la beauté de Kriemhilt, et soupçonne quelque mystère dans les relations du roi de Xanthe avec celui de Worms. Siegfrid s’était dit le vassal de Gunther : pourquoi donc reste-t-il dix longues années sans venir lui rendre hommage ? Elle décide enfin son mari à inviter Siegfrid et sa femme à des fêtes splendides.

À peine réunies, les deux reines se prennent de querelle. Siegfrid, lors de sa lutte nocturne avec Brunhilt, lui avait enlevé son anneau et sa ceinture pour en faire présent à Kriemhilt. Or celle-ci, allant à la messe, a une altercation avec Brunhilt sur la question de préséance. Brunhilt prétend avoir le pas sur sa vassale, mais Kriemhilt refuse de le céder à une femme qui a été la concubine de Siegfrid, en preuve de quoi elle montre l’anneau et la ceinture. Les deux époux mettent un terme à la dispute, mais non au ressentiment de Brunhilt, dont Hagene, nommé plus haut, épouse les désirs de vengeance. Le roi Gunther lui-même devient sombre, défiant, et finit par prêter l’oreille aux propositions meurtrières de Hagene. Ce qui est surtout fatal à Siegfrid, c’est que sa femme, prenant Hagene pour un ami sûr, lui confie que Siegfrid, invulnérable par tout le corps, ne l’est pas cependant à un certain endroit qu’elle lui indique entre les deux épaules. Lorsqu’il s’était baigné dans le sang du dragon, une feuille de tilleul était tombée sur cette place sans qu’il s’en aperçût. Hagene met à profit cette découverte, et dans une partie de chasse où Siegfrid avait fait des prodiges de valeur, au moment où il se penchait au bord d’une source pour étancher sa soif, le traître lui enfonce un poignard dans le dos. Siegfrid meurt en maudissant ses assassins.

On conçoit les pleurs et le désespoir de Kriemhilt. L’assassin est dénoncé par le mort lui-même, dont la blessure se rouvre à l’approche de Hagene. Cependant Gunther ne peut ni ne veut lui infliger le châtiment qu’il mérite, et la malheureuse veuve mène solitairement son deuil pendant trois ans et demi ; après ce laps de temps, elle se réconcilie à moitié avec ses frères. Hagene a persuadé à Gunther de se prêter à cette réconciliation, afin de décider Kriemhilt à faire venir dans le pays le trésor des Nibelungen, qui lui appartient à titre de dot ou Morgengabe. Déjà l’on peut pressentir que Kriemhilt nourrit en son cœur le projet d’une vengeance terrible. Au moyen du trésor, qu’elle a fait venir et dont elle garde la possession, elle se fait des amis en si grand nombre que le soupçonneux Hagene se défie, s’empare du trésor et le cache dans le Rhin, près de Loch. Kriemhilt désespérée voulait se renfermer dans un monastère lorsque le roi des Huns, Etzel (Attila), devenu veuf, la fait demander en mariage. Kriemhilt résiste longtemps et ne cède que lorsque le vieux Ruediger de Pechlarn, l’ambassadeur d’ Etzel, lui insinue que, par son mariage, elle trouverait le moyen d’assouvir sa soif de vengeance.

Sept ans se passent, et Kriemhilt est devenue complètement maîtresse du cœur et de la volonté d’Etzel. C’est à son instigation qu’Etzel envoie aux princes burgondes l’invitation de se rendre à sa cour. Hagene se défie encore, mais l’honneur chevaleresque ne permet pas à des guerriers de reculer sur de simples soupçons, et ils partent escortés par mille cavaliers.

Le poème décrit ensuite longuement les incidens du voyage, la traversée du Danube, la rencontre de Hagene sur les bords du fleuve avec une ondine ou fille des eaux qui lui prédit la catastrophe qui l’attend (ce qui, conformément à la vieille poétique, ne l’empêche pas de poursuivre sa route), l’arrivée sur les terres de Ruediger, qui héberge magnifiquement ses hôtes et donne sa fille en mariage au jeune Gîselher, l’arrivée de Dietrich de Bern (Théodoric de Vérone) avec ses cavaliers, les premières rencontres avec Kriemhilt, qui essaie à plusieurs reprises de faire tuer les Burgondes, mais voit toujours ses plans échouer devant les précautions et le courage de Hagene et de son ami Volkêr, le ménestrel, qui se sert de son archet comme d’une massue. Les Huns intimidés n’osent attaquer en face les princes Nibelungen. Hagene, toujours plus insolent, se montre à Kriemhilt l’épée de Siegfrid à la main, et lui avoue effrontément qu’il l’a assassiné pour venger sa suzeraine Brunhilt. C’est en vain que Kriemhilt cherche de tous côtés des champions. Ce n’est qu’à force de promesses qu’elle décide le seigneur Blœde, frère d’Attila, à entrer en lice, et il est tué par Dankwart, frère de Hagene. Les Huns exaspérés se ruent sur la suite des princes burgondes et massacrent leurs serviteurs, tandis qu’Etzel, soucieux et désirant ramener la paix, festoie ses hôtes dans la grande salle de son palais ; mais à peine Hagene a-t-il entendu le bruit du massacre que d’un coup d’épée il fait voler la tête de l’enfant royal Ortlieb sur les genoux de sa mère Kriemhilt. En vain les trois rois rhénans veulent s’interposer. Une affreuse mêlée ensanglante la salle du festin, et bientôt les rois doivent y prendre part eux-mêmes pour vendre chèrement leur vie. Etzel et Kriemhilt ne réussissent à s’échapper que grâce à un moment de trêve obtenu par l’autorité de Dietrich. Bientôt sept mille cadavres huns s’amoncellent dans les salles ou autour du palais dans lequel les guerriers Nibelungen se défendent comme des forcenés. À la manière homérique, le poète allemand raconte une foule de combats singuliers avec provocations, argumentations subtiles, insultes réciproques ; presque toujours les hommes du Rhin conservent l’avantage.

Etzel fait offrir aux rois burgondes de sortir librement du royaume, à la seule condition de livrer Hagene. Ils refusent de sacrifier leur vassal, qui s’est compromis pour eux. Vingt mille Huns entourent alors le château et y mettent le feu par dehors. Du reste les flammes ne pénètrent pas dans la salle, et le matin, malgré une nuit passée tout entière à se battre, il y avait encore six cents Nibelungen vivans[7].

C’est alors que se déroule un des plus beaux incidens du poème. Etzel furieux n’entend pas qu’un seul des hommes du Rhin retourne vivant en son pays, et il ordonne au vieux Ruediger, celui-là même qui avait amené Kriemhilt, reçu les princes Nibelungen sous son toit et fiancé sa fille au jeune prince Gîselher, de les attaquer à son tour. Le combat qui se livre dans l’âme du vieux chevalier, partagé entre ses devoirs de vassal et sa loyauté envers des hôtes, est saisissant. Enfin l’obéissance féodale l’emporte, et il va défier le roi Gernôt, frère de Gunther ; mais il s’aperçoit que le bouclier de son adversaire s’est brisé dans les combats de la nuit, et il lui donne le sien. Voilà un trait plus qu’homérique, on est ici en pleine chevalerie du moyen âge. Le vieillard et le jeune roi s’entre-tuent. Alors les hommes de Dietrich de Bern s’avancent pour en finir. Les Nibelungen succombent à la fatigue et sous le nombre. Bientôt Gunther et Hagene restent seuls vivans. Dietrich a perdu beaucoup de ses guerriers, et, sur la promesse qu’Etzel et Kriemhilt respecteront les prisonniers, il fond sur Hagene et parvient enfin à le blesser sérieusement. Chargé de chaînes, Hagene est conduit à Kriemhilt, qui rentre en possession de la célèbre épée de Siegfrid. Dietrich triomphe aussi de Gunther après une épouvantable lutte. Kriemhilt va trouver Hagene dans son cachot et lui offre la vie sauve, s’il consent à dire où se trouve le trésor des Nibelungen. Hagene refuse d’indiquer l’endroit tant qu’un seul de ses suzerains vivra encore. Là-dessus Kriemhilt fait décapiter Gunther ; mais, à la vue de la tête coupée de son roi, Hagene déclare à la reine des Huns qu’elle ne saura jamais le secret de la cachette. Kriemhilt furieuse lui tranche la tête avec l’épée de Siegfrid ; mais le vieux Hildebrand, l’un des vassaux de Dietrich, indigné de ce manquement à la promesse faite à son maître, plonge son épée dans le cœur de la reine. L’extermination totale de la famille royale burgonde clôt donc cette tragique épopée, que le poète termine par cette remarque à la fois triste et naïve : « comme toujours, l’amour finit par produire du malheur. Ainsi finit le Nibelungen-Nôt, la détresse des Nibelungen. »

Notre analyse est, il faut l’avouer, bien impuissante à reproduire, ne fût-ce que de loin, l’étrange et sauvage beauté du poème. Elle supprime, à la vérité, des descriptions monotones de fêtes et de parures qui ralentissent l’action et refroidissent souvent l’intérêt ; mais, ce qu’il est impossible de rendre, ce sont ces rudes accens, ces cris de joie et de douleur, ces rugissemens farouches, où la nature humaine éclate dans toute sa violence primitive, telle qu’elle pouvait être au temps où quelques principes de bravoure et de loyauté chevaleresque relevaient seuls un peu au-dessus de la vie purement instinctive. Parfois l’horreur de la situation et des paroles touche au grandiose. Lorsque le feu commence à montrer ses langues ardentes aux fenêtres de la salle où sont renfermés les héros Nibelungen, ivres de carnage et marchant sur les cadavres ruisselans, l’un d’eux prend la parole :


« Nous devons succomber… La grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif que je crois bien que ma vie s’éteindra bientôt dans ces tourmens.

« Hagene, le bon guerrier, répondit : — Que ceux qui souffrent l’angoisse de la soif boivent du sang. Dans une pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut y avoir rien de meilleur en ce moment.

« Le guerrier se dirigea vers un mort, s’agenouilla devant lui, délia son casque, puis se mit à boire dedans le sang qui coulait des blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand bien.

« — Que Dieu vous récompense, dit l’homme épuisé, pour l’avis que vous m’avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m’a été versé. Si je survis, je vous en serai toujours reconnaissant.

« Quand les autres entendirent qu’il s’en trouvait bien, il y en eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson accrut la force de leurs bras. »


La grossièreté des mœurs est en harmonie avec cette effroyable barbarie guerrière. Quelque part la belle Kriemhilt déclare qu’elle a été battue par son mari en punition de son indiscrétion dans sa dispute avec Brunhilt. Cela ne les empêche pas de s’adorer. C’est pourtant le même poète qui, racontant la première entrevue de Siegfrid et de Kriemhilt au moment où le jeune héros revient couvert de gloire de son expédition contre les envahisseurs danois et saxons, trouve des traits d’une grâce, on dirait presque d’une mignardise inattendue, comme celui-ci :


« La blanche main de Kriemhilt fut-elle pressée tendrement avec une vraie effusion de cœur ? C’est ce que je ne sais pas. Pourtant je ne puis croire qu’ils ne l’aient pas fait, sinon ces deux cœurs amoureux auraient eu tort. »


On se demandera quelle est l’idée morale (car toute épopée en a une) qui domine ce long poème et en général la légende entière des Nibelungen sous ses différentes formes. Cette idée est double, selon que l’on fixe son attention sur la donnée mythique originelle du trésor, donnée qui préside à l’ensemble des légendes scandinaves, ou bien que l’on envisage les développemens d’apparence historique dont le poète allemand a enrichi le thème primitif. Sous le premier aspect, c’est la croyance, encore répandue de nos jours chez certaines populations d’origine celtique, que la découverte, le rapt ou même la possession pure et simple d’un grand trésor porte malheur. La malédiction prononcée par le nain Andvari, quand il est dépouillé par le dieu Loki, entraîne la mort violente de tous ceux qui lui succèdent dans la possession de son trésor. Sous le second aspect, c’est bien plutôt l’idéal de l’honneur féodal qui attire le regard du poète et qui détermine les évolutions de son poème. S’il parle du trésor, s’il suit même très fidèlement la ligne traditionnelle qui conduit à la mort tragique de tous ses possesseurs consécutifs, il paraît avoir oublié ou n’avoir jamais su la cause surnaturelle de cet enchaînement de calamités. La possession du trésor n’est plus le grand mobile des exploits accomplis ni des crimes commis. L’amour chevaleresque, la bravoure intrépide, la légitimité de la vengeance, surtout la fidélité féodale de l’homme-lige à son suzerain aussi bien que de la femme à son époux et seigneur, cette fidélité considérée comme le devoir absolu, voilà les grands ressorts de l’épopée allemande. C’est en envisageant les choses du même point de vue que l’auteur qu’on peut comprendre ses sympathies avouées pour ceux dont il nous raconte les crimes. Kriemhilt, dans cet ordre d’idées, ne fait qu’accomplir son devoir envers son époux assassiné en préparant pendant plus de sept ans l’épouvantable vengeance qu’elle veut tirer de ses meurtriers. C’est par obéissance à la loi féodale que Ruediger se décide à combattre ses amis et ses hôtes. Hagene lui-même, le grand pourfendeur, si effroyablement brave à la fin, n’a été traître et lâche dans la première partie du poème que parce qu’il ne pouvait venger autrement l’honneur outragé de sa suzeraine Brunhilt. Kriemhilt meurt sous les coups de Hildebrand, et celui-ci ne craint rien d’Etzel, tant il est certain d’être dans son droit en punissant sur-le-champ, même sur la femme du roi, une violation formelle de la promesse faite à des ennemis vaincus.

Tout cet ordre de sentimens et d’idées est encore inconnu dans les chants scandinaves et dénote que le poème allemand appartient à une époque où le sens moral est déjà un peu plus développé et où la société est organisée sur des bases plus élevées que celle de la force pure et simple ; mais il faut ajouter que cette supériorité n’est pas encore bien grande. L’idéal chrétien n’a pénétré que très faiblement dans l’esprit des Germains du XIIe siècle. Le christianisme est encore une croyance toute superficielle chez ces barbares à peine dégrossis. Il est visible d’ailleurs que le dernier ou les derniers poètes ont introduit dans la tradition des élémens chrétiens qui lui étaient étrangers et qu’on peut en détacher sans faire le moindre tort à la marche du poème, car pas un seul n’est essentiel. On peut dire de tous qu’ils sont du même genre que la strophe où nous voyons que les nouveaux époux, Gunther et Brunhilt, Siegfrid et Kriemhilt, voulant donner à leur union la consécration religieuse, se rendent à la messe… le lendemain de leur mariage. On avait donc commencé par s’en passer.

Sans contester le mérite sui generis de l’épopée allemande, il faut avouer que le patriotisme a passablement aveuglé les critiques d’outre-Rhin lorsqu’ils ont voulu nous montrer dans les Nibelungen un poème supérieur à tous les autres, dépassant même l’Iliade en grandeur et en beauté épiques. Il manque au poème allemand ce qui fut le don inné du génie grec, la mesure, le sens instinctif de la proportion et par conséquent de la grâce. La remarque humoristique d’Henri Heine reste vraie. Les héros de l’épopée grecque sont de taille assurément à se mesurer avec ceux de l’épopée germanique ; mais combien leur démarche est plus légère et leurs mouvemens plus aisés ! Il y a de l’intempérance, de l’immodéré dans la bravoure des hommes et dans la beauté des femmes du poème allemand. Comparez au Parthénon, non pas une de ces cathédrales gothiques où l’accord des détails avec le plan général réalise une harmonie, une unité d’impression incontestables, celle d’Amiens par exemple, ou celle de Cologne quand elle sera terminée, mais un de ces échafaudages imposans et discords, où la fantaisie domine, où les styles s’enchevêtrent, où le bon sens n’a rien à voir, qui subjuguent cependant le spectateur par leur masse, leur hauteur, leurs voussures bizarres, leurs projections audacieuses, et vous aurez un rapport tout semblable à celui qui existe entre les épopées grecque et germanique. Même en admettant que la puissance poétique proprement dite soit égale des deux côtés, — ce qui serait beaucoup accorder, — encore faudrait-il reconnaître que la supériorité au point de vue de l’art est décidément du côté des Grecs.

Ceci soit dit à l’encontre de certains engouemens qui nuisent par leurs exagérations aux bonnes causes dont ils s’emparent ; mais cette réserve n’ôte rien au puissant intérêt qui doit s’attacher à cette œuvre colossale qui nous touche de bien plus près que les poèmes homériques. N’y trouvons-nous pas, peinte par elle-même et avant d’avoir subi aucune altération essentielle, cette race germanique à laquelle est due en réalité la destruction de l’empire romain et par conséquent la constitution de l’Europe moderne ? Comme tous ces personnages sont bien allemands ! L’on s’en aperçoit déjà au rôle actif et à chaque instant prépondérant des femmes. Quelle différence avec la position effacée, toujours passive, de la femme grecque ! À côté de la lourdeur et de la gaucherie qui sont les traits d’une race forte et massive, on remarque déjà cette tendance rêveuse, ces notes mélancoliques s’échappant du sein du bonheur même, et aussi cette bonhomie cordiale et expansive qui caractérisent encore de nos jours l’esprit allemand. N’insistons pas plus qu’il ne faut sur l’extrême susceptibilité dont tout le monde fait preuve dans notre poème, excepté Etzel-Attila, personnage bien fruste, bien mou, bien peu ressemblant au géant historique que nous connaissons tous, mais aussi qui n’est pas un Germain. C’est pourtant un trait bien allemand que ce trait-là, et il n’est certes pas affaibli par la circonstance que la querelle des deux reines, cet incident générateur de toutes les catastrophes qui suivent, a pour motif une question de préséance. Il semble vraiment qu’à la cour des rois francs et burgondes on était déjà bien rigoureux sur l’étiquette. Ce qui est plus significatif, c’est que la chevalerie, avec ses principes d’honneur et de loyauté à toute épreuve, se montre sur ce sol encore si peu cultivé à l’état de plante indigène, croissant d’elle-même. Sous le rapport de la bravoure, Siegfrid vaut Achille, Hagene n’a rien à envier à Hector, ni Volkêr au bouillant Ajax ; mais Hagene ne fuirait pas devant un rival, et si l’épopée allemande n’a pas d’Ulysse, l’épopée grecque n’a pas de caractère qui, sous le rapport de la noblesse et de la générosité des sentimens, puisse se comparer à Ruediger. Quand une religion plus pure aura adouci ces rudes barbares et leur aura mis au cœur un peu de cette tendresse, de cette sympathie humaine qui leur manquent, on verra bien qu’avec eux un nouvel esprit se répand dans le monde. Le poème des Nibelungen a tout le charme particulier aux origines des grandes choses.


IV.

Ses origines à lui-même donnent lieu à des questions étroitement liées qu’il nous reste à examiner.

Et d’abord quelle est la valeur historique des traditions qu’il a fixées ? Aurions-nous en lui un document qui, toute part faite à la poésie, jetterait quelque jour sur l’histoire encore si peu connue du premier âge des peuples germains ? Ou bien faut-il renoncer à cet espoir qu’on a quelquefois conçu ?

M. de Laveleye a mis en tête des fragmens traduits des Eddas une éloquente et savante introduction où ces diverses faces du problème sont étudiées avec le soin consciencieux que l’honorable professeur apporte dans toutes ses recherches. S’il est permis de juger un peu des autres par soi-même et de leurs travaux par ses propres tentatives, nous ne pouvons qu’admirer le courage avec lequel M. de Laveleye a plongé dans les eaux les plus troubles de la critique allemande pour en retirer un certain nombre de faits avérés et d’hypothèses d’une haute vraisemblance. Si cela ne contente pas encore sur tous les points notre curiosité, l’esprit y gagne pourtant cette satisfaction que procure la connaissance partielle de la vérité jointe à l’espoir fondé de la mieux connaître par la suite. Sur quelques points de détail seulement, nous aurions à émettre des opinions un peu différentes, si du moins il faut appeler différences ce qui se réduit à des nuances que des explications réciproques feraient probablement disparaître.

Ainsi, pour signaler une de ces légères divergences, j’inclinerais moins que M. de Laveleye à penser qu’il y a de l’histoire dans les merveilleux récits du cycle des Nibelungen. Ce n’est pas que lui-même prétende en avoir trouvé beaucoup ; mais il penche à croire que des faits historiques, inconnus de l’histoire documentée, sont à la base des traditions amplifiées par les chantres du moyen âge allemand. Pour ma part, je ne vois pas le moindre motif de penser qu’aux époques reculées où les lais des Nibelungen commencèrent à circuler, l’histoire y ait joué un plus grand rôle qu’aux époques relativement modernes où ces chants se sont condensés et organisés en épopée.

Sans aucun doute, il y a dans les Nibelungen actuels des élémens ou plutôt des détails empruntés à l’histoire réelle. Les noms des trois rois burgondes régnant à Worms se retrouvent à peu près sous la même forme dans le recueil de lois du roi Gondebaud. En 431, l’armée burgonde, son roi Gondicaire et toute la maison royale burgonde doivent avoir été anéantis par les Huns à la suite d’une grande victoire remportée par ces derniers. C’est du moins ce qu’on lit dans un passage de Prosper d’Aquitaine. D’après Jornandès, pendant la terrible bataille de Châlons-sur-Marne, où vint se briser la puissance d’Attila, les blessés burent du sang pour se désaltérer. L’Etzel du poème est, de l’aveu de tous, Attila lui-même, et ce nom semble le désigner très naturellement comme le prince du Volga. L’empire immense qui lui est attribué, son frère Blœde, sa première femme Herka ou Helche, sa résidence aux bords du Danube, ses croyances païennes, tout concourt à mettre hors de doute cette identité, depuis longtemps constatée. Dietrich von Bern est Théodoric de Vérone, — celui que l’histoire appelle Théodoric le Grand et dont le règne glorieux a laissé une impression prolongée sur les imaginations germaniques, témoin les nombreuses légendes qui ont été recueillies à son sujet : Vérone est la ville sous les murs de laquelle il battit Odoacre ; de là son titre. Le voyage des princes burgondes vers le pays des Huns est décrit avec une remarquable connaissance des localités. On a pu rapprocher aussi de Siegfrid le roi franc-austrasien Sigebert, l’époux de Brunehaut, dont la statue sépulcrale, dans l’église de Saint-Médard près de Soissons, avait les pieds appuyés sur un dragon, et, dans cette supposition, la sanglante rivalité des deux reines Brunehaut et Frédégonde serait la réalité historique latente sous la lutte engagée entre Brunhilt et Kriemhilt. Il faut citer encore un personnage épisodique du poème, l’évêque Pilgrim de Passau, connu dans l’histoire comme un des convertisseurs de la Hongrie. On pourrait donc à première vue supposer qu’autour de ces noms historiques se groupent aussi des événemens embellis ou amplifiés, mais au fond historiques.

Cette supposition ne tarde pas toutefois à perdre toute vraisemblance quand on analyse d’un peu près le rôle dévolu à cette série de personnages. Ainsi cet évêque Pilgrim de Passau a vécu au Xe siècle, cinq cents ans après Attila. Sigebert, époux de Brunehaut, assassiné par des émissaires de Frédégonde, aurait dû, pour ressembler à Siegfrid, être époux de Frédégonde et être l’objet des haines de Brunehaut (Brunhilt). D’ailleurs c’est bien moins entre Brunhilt et sa belle-sœur qu’entre celle-ci et Hagene que se déroule la lutte tragique terminée par la destruction des Nibelungen, Théodoric le Grand, né en 449, quatre ans avant la mort d’Attila, ne peut évidemment avoir paru à la cour du « Fléau de Dieu. » Si la topographie du voyage est d’une exactitude remarquable, cela prouve seulement que le poète connaissait bien la région dont il parle ; mais la mention qu’il fait de Vienne au temps d’Attila comme d’une grande ville de commerce, lorsqu’il est avéré que jusqu’en 1151 Vienne ne fut qu’un village insignifiant, montre clairement que l’histoire réelle était son moindre souci. Et quel rapport peut-il y avoir entre les Huns battus près de Châlons et les Huns destructeurs des mille guerriers burgondes sur les bords du Danube ? Pas plus qu’il n’y en a entre l’Attila de l’histoire et celui du poème. Évidemment donc l’histoire, aux époques décrites par les historiens, n’a pas fourni autre chose au chantre ou aux chantres des Nibelungen que des noms plus ou moins célèbres, de lointaines analogies, tout au plus ce que les Anglais appellent des hints, des suggestions pour l’embellissement ou l’enrichissement de la légende. En ce sens, je pourrais admettre que les événemens et les personnages énumérés tout à l’heure ont pu exercer indirectement une sorte d’influence inspiratrice sur la pensée poétique, mais en ce sens seulement, et il m’est impossible de voir pourquoi, à une époque plus reculée, la poésie germanique aurait usé de procédés autres que ceux qu’elle emploie si naïvement aux temps dont l’histoire nous est connue.

Le génie populaire allemand n’est-il pas du reste coutumier du fait ? Aucun peuple n’a montré au même degré la tendance à incorporer dans les anciennes légendes des noms relativement modernes en les substituant purement et simplement à d’anciens noms légendaires. Pour ne citer qu’un exemple, tout le monde connaît la poétique légende qui veut que l’empereur Barberousse dorme dans sa caverne, entouré de ses preux, en attendant le jour où il se réveillera pour délivrer ses chers Allemands, châtier le pape, réformer l’église, en un mot extirper tous les abus possibles. Eh bien ! cette légende ne fait que reporter sur la personne du grand empereur souabe le mythe concernant le sommeil hivernal de Wôdan, l’ancien dieu germain, rémunérateur et vengeur, et ce n’est pas seulement Barberousse que la légende a substitué à Wôdan ; c’est aussi, et à tour de rôle, Charlemagne, Henri l’Oiseleur et Othon le Grand. La légende écossaise parallèle s’est contentée du roi Artus.

D’ailleurs la comparaison de l’épopée allemande avec les chants Scandinaves peut servir de contre-épreuve. Nous avons déjà fait observer que ces chants, bien que roulant sur un thème identique, appartiennent à une époque plus reculée que le poème allemand. S’il y avait de l’histoire à la base de nos récits épiques, les sagas du nord, étant d’une antiquité plus grande, plus rapprochées des événemens supposés, devraient avoir aussi un caractère plus historique. C’est le contraire qui a lieu. Beaucoup plus mythiques, les sagas présentent moins encore de points de contact avec le monde réel que le lied allemand. Il n’y est nulle part question des princes burgondes. Sigurd est venu du sud, des bords du Rhin, du pays franc, et le Hunenland ou Hiunenland, dont il est parlé comme du royaume d’Atli, ne paraît avoir rien de commun avec l’empire d’Attila. Il doit être situé dans l’Allemagne du nord. Il faut savoir que le nom de Huns ou Hiunes n’a pas été seulement le nom des Tartares envahisseurs de l’empire. Il a dû désigner aussi un peuple mythique ou réel dont le souvenir est resté comme celui d’un peuple de géans, très puissans et très forts, quelque chose d’analogue aux Gebôrim de la légende orientale. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, dans les provinces néerlandaises et dans l’Allemagne du nord, on désigne indifféremment par le nom de Hunnenbed (lit de Hun) et par celui de Reusenbed (lit de géant) les monticules artificiels qui doivent avoir servi de sépulture à d’anciens chefs de tribu[8]. Atli lui-même, dont le nom, d’après M. Grimm, signifie grand-père, serait-il, dans les poésies scandinaves, l’écho plus ou moins défiguré du fameux roi des Huns historiques ? Rien absolument ne le prouve, et il est bien plus vraisemblable que l’analogie fortuite du nom d’Atli avec celui d’Attila dans un temps où ce dernier, moins impopulaire au-delà qu’en-deçà du Rhin, planait vaguement dans les souvenirs comme celui d’un grand potentat des siècles passés, que cette analogie, dis-je, suffit pour expliquer pourquoi la tradition de l’Allemagne du sud a identifié ces deux personnages.

Enfin il ne faudrait pas se figurer que la légende de Sigurd-Siegfrid, de ses exploits, de sa conquête du trésor, de ses amours et de sa fin tragique, n’ait donné lieu à un cycle de poésies héroïques que dans l’Allemagne du sud et dans le nord scandinave. Moins brillamment développée ailleurs, autant du moins que les documens parvenus à notre connaissance nous permettent d’en juger, elle s’est étendue, on peut le dire, sur toute l’Allemagne avec d’innombrables variantes. Les notes en prose qui accompagnent les chants de l’Edda font déjà mention des divergences que présentent les traditions. Les textes scandinaves eux-mêmes proviennent de diverses régions du nord, dont chacune avait sa version de la légende commune. La Thidrikssaga ou légende de Théodoric, rédigée au XIIIe siècle d’après de vieux fabliaux saxons, contient aussi l’histoire de Sigurd. La Wœlsungasaga a puisé dans des sources allemandes aussi bien que dans les chants norrains. La Klage, autre poème allemand qui prétend faire suite au désastre des Nibelungen, connaît ce désastre d’après une analyse en latin différente du poème que nous possédons. La Saxe, la Westphalie, le littoral de la Mer du Nord, le pays rhénan, ont eu, tout aussi bien que l’Allemagne méridionale et la Scandinavie, leurs traditions sur les Nibelungen, et ces traditions tantôt diffèrent, tantôt se rapprochent de celles qui ont prévalu plus au nord et plus au midi. Le livre de M. Raszmann ne permet plus d’en douter. Parfois même ces traditions, moins connues, ont conservé des traits appartenant à la forme la plus ancienne de la légende commune, oubliés ailleurs et qui aident à fixer le jugement de la critique sur la nature réelle du récit primitif. Par exemple, il en est qui racontent que les yeux de Sigurd-Siegfrid étaient si brillans qu’on n’en pouvait soutenir l’éclat. Ce détail, en effet, vient confirmer ce que toutes les analogies faisaient déjà supposer, savoir qu’à la base de toutes ces légendes et de tous les poèmes petits et grands dont les Nibelungen ont fourni le sujet, il y a un mythe solaire, importé par la race germanique, encore indivise, des régions asiatiques d’où elle partit pour se répandre vers l’occident et vers le nord, et qui est resté l’héritage commun de tous les peuples issus de cette souche féconde.

Il n’y a rien d’arbitraire dans cette explication. On peut s’en assurer en se rappelant la tendance générale des mythes solaires des autres peuples. Le soleil est tout à la fois glorieux et tragique. Invincible, d’une beauté et d’une force incomparables quand il se lève chaque jour ou quand il remonte chaque année sur l’horizon, il a tous les jours et tous les ans sa fin mélancolique et lugubre. Voilà ce qui a déterminé presque partout le caractère à part des mythes dont il est l’objet. La mythologie grecque elle-même, habituellement si sereine, n’a pas fait exception sous ce rapport. Les mythes d’Apollon, d’Adonis, de Phaéton, de Persée, de Bellérophon, d’Ixion, de Cadmus, de Thésée, surtout d’Hercule, sont là pour le prouver. On remarquera aussi avec quelle facilité le soleil, dans sa gloire matinale ou printanière, se transforme dans l’imagination des peuples primitifs en un jeune prince d’une force et d’une intrépidité sans pareilles. En Grèce, en sa qualité d’astre régulateur des jours et des saisons, il est devenu régulateur de la vie humaine, fondateur de villes, législateur et civilisateur. Dans l’Allemagne païenne, il n’en a pas eu le temps ; mais du reste tous les traits propres au Sigurd-Siegfrid germanique se retrouvent dans les mythes solaires de la Grèce. Sa lutte victorieuse avec le dragon ou le nuage est une donnée pour ainsi dire universelle, remontant jusqu’au berceau de la race indo-européenne tout entière. La conquête du trésor des Nibelungen a d’innombrables parallèles dans la mythologie antique depuis les pommes d’or du jardin des Hespérides jusqu’aux bœufs rouges d’Érythie : on sait que dans l’antiquité les bœufs et les trésors se prennent, au propre et au figuré, les uns pour les autres[9]. Ce sont les nuées d’or du matin ou du soir qui ont donné lieu à cette conception mythique, et le sens primitif du mot Nibelungen ou Niflungen se rattache visiblement à la même racine que nebel, nebula, en sanscrit naba, nuage. Sigurdrifa, la Brynhild scandinave, la Kriemhilt allemande, ont dû être originairement des lunes, car, dans les mythologies, la lune se prête aussi bien à produire l’impression de la pureté virginale (Diane, Phœbé, Seléné, etc.) qu’à revêtir l’apparence de la jalousie et en général des passions les plus violentes et les plus meurtrières (Hélène, Hécate, Brimo, Médée, Bellone, etc.). La Tarnkappe de Siegfrid, qui le rend invisible, le charme qui le rend invulnérable comme Achille, sauf sur un point déterminé de son corps, la trahison dont il est la victime et qui a pour cause la jalousie d’une femme, tout cela se retrouve encore dans les mythes solaires. Il n’est pas jusqu’à Grani, son coursier sans rival, qui n’ait son pendant mythique dans le cheval Pégase, qui servit à Persée et à Bellérophon. On a même cru retrouver le parallèle de Siegfrid dans Karnâ, l’un des héros de l’épopée indienne. Il va sans dire qu’il ne peut être ici question d’emprunts faits par une mythologie à l’autre. Il ne peut s’agir que de croyances primitives communes, remontant jusqu’au berceau de la race et se développant ensuite parallèlement d’une manière conforme tout à la fois à l’unité et à la diversité de l’esprit humain.

Ce n’est donc pas de l’histoire, c’est de la mythologie qui est à la base du récit des Nibelungen. On a pu exagérer ce point de vue et lui faire du tort en le raffinant, Lachmann entre autres, qui va jusqu’à faire de Hagene la personnification de l’épine de la mort[10] ; mais, maintenu dans sa généralité, il est irréfutable. C’est une erreur échappée à la clairvoyance de M. de Laveleye et qu’il rectifiera certainement, que le passage de sa préface où il doute de la transformation possible d’une divinité mythique en héros épique. Trop de mythes solaires, celui d’Hercule entre autres, prouvent le contraire. Chez les Germains comme ailleurs, un mythe solaire, ayant pris peu à peu la tournure d’une épopée terrestre, revêtit toujours de plus en plus les apparences d’une histoire réelle à mesure qu’il s’éloigna de son berceau. Sur ce thème populaire, qui fournissait de prime abord des combats, des amours, des vengeances et des catastrophes, la fantaisie poétique a brodé mille incidens divers, sans toutefois dénaturer jamais entièrement la donnée primitive. C’est ici que des événemens réels ont pu jouer plus d’une fois le rôle dont nous avons parlé, fournir des données, suggérer des développemens. Les noms propres de personnages restés célèbres ont pu surtout se substituer aux noms mythiques originels ; mais quels furent ces événemens réels ? Quels furent ces personnages ? Voilà ce qu’il sera toujours impossible même de conjecturer. Il y eut certainement dans la période anté-historique des peuples germains d’autres guerres, d’autres jalousies féminines, d’autres vengeances longuement préméditées, d’autres convoitises poussant au crime, que celles qui nous sont racontées à l’aurore de leur histoire. Toutefois, puisque plus on remonte le cours du temps, moins l’histoire réelle détermine la narration poétique, puisque les emprunts ultérieurs à l’histoire connue se réduisent à des noms et tout au plus à quelques analogies vagues, il est à croire que l’influence de l’histoire inconnue fut plus restreinte encore. On retrouverait plutôt l’histoire réelle de Charlemagne dans les romans du cycle carlovingien que celle de Siegfrid et des Nibelungen dans les poèmes dont ils sont les héros.

La discussion prolongée à laquelle nous avons soumis la question de la valeur historique de l’épopée allemande nous permettra d’être plus bref dans la réponse à quelques autres qu’il nous faut encore examiner.

Dans quelle partie de l’Allemagne la légende héroïque de Siegfrid-Sigurd a-t-elle reçu la forme qu’elle a conservée essentiellement à travers ses nombreuses variantes ? On comprendra que cette question doive se poser, tout en se rappelant que la légende se greffa sur un mythe généralement répandu parmi les peuples germains. Au milieu des versions multiples et multicolores qu’une sage (légende) populaire reçoit dans de telles conditions, il est de règle qu’il y en ait une qui l’emporte sur les autres par l’éclat, par la beauté dramatique, par la supériorité politique et guerrière du peuple qui la propage, et qu’elle tende dès lors à éclipser ses sœurs, à peu près comme dans la religion de l’ancienne Grèce la personnification du ciel brillant sous le nom de Zeus ou Jupiter obscurcit et même supplanta en bien des lieux les cultes similaires de Saturne, de Cœlos et de Cronos. Quant au sujet qui nous occupe, c’est un grand avantage de retrouver la légende héroïque des Nibelungen pleinement épanouie dans deux régions aussi distantes que la Scandinavie et l’Allemagne du sud. Le poème allemand que nous lisons aujourd’hui et qui, selon toute vraisemblance, a été rédigé au commencement du XIIIe siècle, dans la période brillante des Hohenstaufen et de la poésie chevaleresque, a dû faire son apparition au sud du Mein et probablement près du Danube. Le dialecte est souabe ; l’auteur est inconnu, circonstance à noter et qui laisse déjà supposer qu’en publiant son épopée il ne produisit rien d’absolument nouveau. Si donc nous retrouvons dans l’extrême nord une tradition foncièrement semblable à celle qu’il a développée dans ses vers, il est bien à croire que la source commune des deux courans traditionnels doit être cherchée dans une région intermédiaire. Et en effet, d’après les chants scandinaves, Sigurd est un homme du Rhin, et c’est aussi des bords du Bas-Rhin, du Nîderland, que le poète allemand fait venir son Siegfrid, à l’époque où les Burgondes occupaient la partie moyenne de ce fleuve. Ce n’est là du reste qu’un indice remarquable entre bien d’autres qui concourent à fonder l’opinion de Grimm, de Lachmann et de M. de Laveleye, qui voit dans la sage de Sigurd-Siegfrid une tradition essentiellement franque[11]. Des bords du Rhin, où les Francs eurent longtemps le centre de leur domination, la version franque de la légende rayonna dans les divers pays germaniques. La prépondérance des Francs sous les Carlovingiens en assura pour toujours la prédominance. Ainsi s’expliqueraient également les prétentions des divers pays où ils s’étaient établis auparavant, tels que le littoral de la Mer du Nord, la Westphalie, la Franconie, etc., à passer pour le théâtre des événemens qui composent la légende et pour la patrie des poèmes qui les ont chantés. La manière dont les chants Scandinaves développent la partie mythique des aventures de Sigurd et ce qu’il y a de factice dans les couleurs chrétiennes répandues sur le poème allemand prouvent que, dans ses traits fondamentaux, la légende des Nibelungen est antérieure à la conversion des Francs au christianisme. Il faut toutefois ajouter que la seconde partie du poème allemand doit avoir mêlé à la tradition franque de nombreux élémens empruntés à la légende burgonde et à celle des Goths.

Du reste, — et nous entrons ici dans la question relative à la formation de la célèbre épopée, — il est impossible de voir en elle une œuvre individuelle, éclose tout entière dans le cerveau d’un homme. Sans doute les Nibelungen, tels que nous les lisons, sont tout autre chose qu’une simple compilation de chants antérieurs. Un travail personnel d’organisation, d’arrangement logique, a présidé à la composition finale du poème, et a dû s’étendre bien souvent à la forme, parfois même au fond ; mais ce travail est essentiellement une œuvre de combinaison réfléchie et non d’invention poétique. C’est ce dont il n’est plus permis de douter depuis les nombreuses recherches consacrées à élucider la question des origines. M. Holtzmann lui-même, qui s’est élevé si vivement contre la théorie de Lachmann sur la division primitive et le nombre des chants combinés dans le poème actuel, qui, sur quelques indices très vagues, a voulu reculer de deux siècles la composition du poème fondamental et en faire honneur à un certain Conrad, secrétaire latin de l’évêque Pilgrim de Passau dont il a été parlé plus haut, n’a pu soutenir sa thèse qu’à la condition de ranger plusieurs épisodes importans, l’expédition de Siegfrid contre les Danois et les Saxons, la lutte nocturne avec Brunhilt, etc., dans la classe des additions introduites après coup, et de faire du secrétaire latin un arrangeur habile des légendes et chants héroïques antérieurs à son poème. En principe, cela revient donc au même. Il reste toujours acquis que le texte épique des Nibelungen est le résultat d’un travail de coordination intelligente. L’existence elle-même des chants scandinaves et des légendes particulières au nord de l’Allemagne rend impossible toute autre manière de se représenter le mode de composition de notre poème. Ce que nous savons des origines de la poésie germanique est tout à fait conforme à ce point de vue. Tacite nous dit que les Germains n’avaient, en fait d’histoire, que d’anciennes poésies, de vieux chants en l’honneur de leurs dieux et de leurs héros. La conversion des peuples germains au christianisme relégua les premiers dans l’ombre, mais ne fit aucun tort aux seconds. Longtemps ce furent les guerriers eux-mêmes qui, comme Achille dans l’Iliade, chantèrent les cantilènes ; mais peu à peu, en Allemagne comme en France, il se forma une profession spéciale de trouvères et de ménestrels, — rappelant tout à fait les aèdes et les rapsodes de la Grèce primitive et les kavis hindous[12]. Charlemagne, en même temps qu’il tâchait de sauver les débris de la littérature latine, prit soin de fixer par l’écriture les anciens chants populaires de la Germanie. On les copia dans les cloîtres, on les traduisit en latin, on les baptisa autant qu’on put en éliminant toujours davantage les parties mythologiques trop saillantes et mal vues de l’église, et en y introduisant des retouches chrétiennes. D’autres chants naquirent des événemens qui suivirent la dislocation de l’empire carlovingien. Il en résulta qu’à l’époque où la poésie chevaleresque prit son entier développement dans l’Allemagne du XIIe siècle, il y avait à la disposition des ménestrels une masse de vieux chants sans cesse repris et remaniés, roulant sur des sujets identiques, amplifiés par l’inspiration individuelle, gravitant en quelque sorte les uns vers les autres, matière d’abord fluide, puis plus consistante, mais encore très malléable, et qui n’exigeait que peu d’efforts pour être fondue et fixée de manière à former une véritable épopée.

Nous voilà donc en face d’une dernière question, celle des rapports qui rattachent cette genèse de l’épopée allemande au problème général de la formation des épopées antiques.

Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié la savante étude de M. Émile Burnouf sur les origines de la poésie hellénique[13]. Ils ont pu y voir le riche parti que la critique moderne a tiré de la comparaison des antiquités grecques avec les antiquités indiennes et françaises. Chose étrange, le grand débat suscité par Wolf à propos de l’Iliade et de la personne d’Homère a roulé tout à la fois sur la reine des épopées et sur celle dont, faute de renseignemens sur les temps qui la précèdent, il était le plus difficile de se reprêsenter la formation. On ne pouvait s’appuyer que sur la constitution interne du poème, et la querelle n’en finissait pas selon la coutume des querelles purement exégétiques. La question s’est présentée sous un tout autre jour quand, l’unité de la race indo-européenne une fois établie scientifiquement, l’Inde antique révélée à l’Europe, notre propre histoire de France renouvelée de fond en comble, on s’est aperçu que chacune des sous-races composant cette grande famille de peuples a eu son époque et sa littérature épiques, engendrées par des circonstances analogues et soumises à des conditions intellectuelles semblables. C’est ainsi que M. Émile Burnouf a pu démontrer victorieusement qu’une même loi a présidé en France, en Grèce et dans l’Inde à la constitution d’épopées nationales résultant de la fusion plus ou moins complète de chants héroïques antérieurs. La recherche des origines de l’épopée germanique vient parachever la démonstration et avec d’autant plus d’autorité qu’il ne s’agit plus de la repousser dédaigneusement sous prétexte qu’elle n’aboutit qu’à des hypothèses, car les deux phases de l’évolution épique sont là, sous nos yeux, chants héroïques encore disséminés dans le nord scandinave, épopée constituée dans l’Allemagne méridionale[14]. Nous devons renvoyer ici aux solides et brillantes considérations que M. de Laveleye a développées dans son introduction aux chants scandinaves qu’il a traduits. La seule réserve que nous ferions pour rester fidèle à la théorie déjà énoncée plus haut concernerait la rencontre des deux courans, l’un mythique, l’autre héroïque, dont la réunion, selon le savant traducteur, constitue l’épopée. À notre avis, le mythe lui-même, surtout le mythe solaire, devient de lui-même légende héroïque, et nous comparerions volontiers le mythe à la source, le mythe devenu légende héroïque au fleuve, enfin l’histoire, les faits réels aux rives qui déterminent les sinuosités du fleuve, et dont çà et là quelques parcelles se détachent pour rouler ensuite confondues avec les eaux. Du reste cette introduction nous paraît un morceau magistral, que devront désormais connaître tous ceux de nos compatriotes qui voudront avoir une opinion sur ces problèmes si attachans et si graves.

Nous pouvons le dire en effet en toute assurance, ces études de haute critique, longtemps considérées comme du domaine exclusif de l’érudition pure, entrent de plus en plus dans le champ des applications. C’est la plus haute réalité que puisse atteindre notre observation, c’est l’esprit humain qu’elles révèlent à lui-même dans ses procédés intimes, dans sa puissance de production spontanée, dans son épanouissement naturel. Nosita res agitur. Si l’on peut espérer qu’à force de persévérance l’homme parviendra un jour à arracher au mystère qui l’entoure quelques révélations scientifiquement démontrables sur son origine et sa destinée, c’est par cette voie et non par d’autres qu’il les obtiendra. Les sciences religieuses proprement dites ne sont pas moins intéressées que l’histoire et la littérature aux résultats de ces belles études. Non-seulement elles viennent en aide à la critique religieuse dont elles confirment les résultats acquis, justifient la méthode, éclairent les recherches ; elles prouvent encore que de lui-même l’esprit humain est poète, c’est-à-dire qu’il a l’intuition d’un ordre supérieur de choses qui, une fois aperçu, colore de ses reflets les réalités au sein desquelles nous vivons, et les transfigure. Cette sublime faculté de seconde vue, de perception poétique des choses, ne se déploie, il est vrai, que dans l’élite de notre espèce ; mais c’est en vain que les inspirés de la poésie et de l’art multiplieraient leurs belles œuvres, s’ils ne rencontraient pas d’écho dans la foule, s’il n’y avait pas en chacun de nous un poète et un artiste qui s’ignore. N’est-il pas remarquable que plus on remonte vers les anciens âges, plus le travail personnel du génie, sans être jamais nul, suppose le travail collectif du peuple tout entier ? Il en est de même dans une autre sphère où l’esprit humain s’élève plus universellement et plus directement encore que dans la poésie vers le monde supérieur qui l’attire ; je veux parler de la religion. C’est en vain que les révélateurs, ceux qui sentent plus vivement que les autres et qui énoncent avec plus de force ce qu’éprouve l’âme dans son contact avec la vie infinie, c’est en vain qu’ils feraient résonner à nos oreilles leurs immortelles paroles, s’il n’y avait pas en chacun de nous un fils de Dieu qui sommeille. Tout ce qui nous montre l’esprit humain s’élevant spontanément vers le sublime, le parfait, l’idéal, est une révélation de sa vraie destinée et du vrai Dieu qui la lui fait.


ALBERT REVILLE.

  1. On peut consulter avec fruit le bel ouvrage de M. A. Raszmann, Die deutsche Heldensage und ihre Heimat (la légende héroïque allemande et son berceau) ; Hanovre, 1857.
  2. Le mot Edda veut dire la bisaïeule et convient admirablement à la vieille tradition racontant les choses d’il y a bien longtemps. La Wœlsungasaga est une compilation, rédigée au XIIe siècle, de vieux chants relatifs aux destinées épiques de la famille des Wœlsungen, à laquelle appartient le Sigurd ou le Siegfrid des Nibelungen. La Nornagestssaga, écrite au XIVe siècle, est censée contenir le récit du vieux skalde Nornagest, narrant peu avant de mourir au roi Olaf les événemens dont il aurait été lui-même le témoin trois cents ans auparavant. Ce vieux skalde est bien la personnification de la saga elle-même, qui s’en vient mourir à la cour du premier roi chrétien. Les chants populaires des îles Féroé sont une découverte relativement récente. C’est en 1817 qu’un jeune candidat en théologie, M. H. C. Lyngby, faisant une excursion botanique dans ce petit archipel, fut tout étonné de surprendre dans la bouche des pâtres et des pécheurs qui lui donnaient l’hospitalité des expressions et des sentences qui offraient un étroit rapport avec l’histoire des Nibelungen. Il entendit même chanter des strophes entières qui lui parurent provenir de l’Edda. De retour en Danemark, il annonça sa découverte, qui fit sensation, et, muni d’un subside royal, il retourna aux îles Féroé, où il réunit un certain nombre de chants qui remontent au temps des excursions maritimes des Normands. Depuis, une édition plus complète et plus exacte a été publiée aux frais de la Société royale de Copenhague, par M. Hammerschaimb. N’est-il pas intéressant de savoir qu’aujourd’hui encore il est un pays en Europe où, dans les veillées de l’hiver et les fêtes de l’été, on chante les exploits des héros des Nibelungen ?
  3. C’est une marque de haute antiquité de la légende que l’indifférence avec laquelle les personnages qui y remplissent un rôle revêtent ou quittent la forme animale.
  4. On reconnaît ici la donnée fondamentale de bien des mythes solaires, la nature au printemps réveillée par l’arrivée du jeune soleil, cette poétique conception qui nous est parvenue en France dans la gracieuse légende de la Belle au bois dormant.
  5. Les valkyries sont dans la mythologie du nord des vierges célestes chargées par Odhin de désigner les guerriers devant mourir dans les combats et de les transporter au Valhalla. Savoir les runes, c’est-à-dire les lettres, équivalait à peu près, dans ces temps de profonde ignorance, à la possession de l’omniscience.
  6. Xanthe, ancienne capitale des Francs-Saliens, position autrefois très importante, est aujourd’hui une toute petite ville de la Prusse rhénane, située entre Clèves et Cologne. Peu visitée, elle mérite pourtant de l’être pour ses antiquités romaines, sa magnifique église gothique et les curieux groupes en pierre sculptée de grandeur naturelle qui en décorent l’entrée. Ce fut, au temps de l’empire romain, l’emplacement de la colonie dite Castra vetera. Dans une excursion que j’y ai faite cet été même, j’ai été frappé du mélange de la légende des Nibelungen avec la légende catholique dans plusieurs anciens tableaux suspendus aux murs de l’église. Il y a aussi une statue de saint Victor foulant aux pieds un dragon et dans laquelle il est difficile de voir autre chose qu’une transformation du Siegfrid épique. On peut faire des remarques analogues en visitant l’église de Calcar, autre petite ville de la même région. Cela prouve l’extrême popularité que conserva longtemps la tradition des Nibelungen dans ce pays qui en est probablement le berceau.
  7. On se rappelle que dans cette seconde partie du poème le nom de Nibelungen est passé du peuple conquis par Siegfrid aux guerriers burgondes.
  8. M. Raszmann, dont nous avons cité plus haut l’ouvrage, croit même pouvoir désigner le peuple germain qui aurait porté le nom de Hun conjointement avec un autre nom resté dans l’histoire. Ce seraient les Marses, qui habitèrent longtemps la Westphalie et surtout les environs de Soest, où la légende du désastre des Nibelungen a été localisée par la tradition populaire du pays. Parmi les preuves alléguées par M. Raszmann, preuves qui, soit dit en passant, pourraient être plus convaincantes, se trouve cette curieuse remarque, tendant à montrer avec quelques autres que les noms de Marse et de Hun ont été employés comme synonymes, savoir que notre expression maritime mât de hune se traduit en allemand par marsbaum (hollandais marsmast), et se traduisait par hûn dans le vieux norrain.
  9. Cela est encore visible dans le latin pecus (troupeau) et pecunia (argent).
  10. Ajoutons toutefois que Lachmann fut sobre de raffinemens, si on le compare à d’autres. On sait avec quel éclat Creuzer développa l’idée, fort juste en soi, mais très fausse quant aux applications qu’il en fit, que les mythes antiques renfermaient tout autre chose que des impostures sacerdotales ou des niaiseries absurdes. À son exemple, on voulut y voir des abîmes de sagesse philosophique et même de science naturelle. Bientôt on vit paraître des exégèses mythologiques très sérieuses d’intention, mais d’un burlesque achevé. N’y eut-il pas un professeur, Trautwetter, à Mittau, capable de soutenir que les Nibelungen étaient un traité poétique de chimie ! Etzel était la chaux, Gunther le carbone, Siegfrid l’acide muriatique, Brunhilt l’acide carbonique, Kriemhild le noir brillant du charbon. Le meurtre de Siegfrid représente la neutralisation de l’acide muriatique. C’est Zeune qui rapporte cette incroyable interprétation dans la préface de son édition des Nibelungen (Berlin, 1815), en ajoutant gravement « qu’elle ne lui paraît reposer sur aucun fondement certain. »
  11. La différence du nom scandinave et du nom allemand s’explique à merveille, par le vieux néerlandais Segefred, Segevert, qui, contracté, est devenu Sigurd dans le nord, Stvart en Danemark, Siegfrid dans l’Allemagne du sud. Observez que des deux formes du vieux néerlandais viennent aussi les deux formes françaises Sigefroy et Sigebert. Il est aussi parlé dans un document latin d’une tribu franque distinguée par le nom de Franci Nebulones.
  12. Un fait significatif à relever, c’est qu’une fois la profession constituée, beaucoup d’aveugles qui y trouvaient un gagne-pain l’embrassèrent. Qui ne se rappelle l’infirmité traditionnelle d’Homère ? Cela prouve aussi que ce fut la mémoire, bien plutôt que l’écriture, qui fut le moyen principal de la transmission des chants héroïques.
  13. Voyez la Revue du 1er octobre dernier.
  14. Il est clair que, comme M. Burnouf, nous éliminons de notre champ d’examen les épopées composées dans un esprit d’imitation, d’après un plan réfléchi et au sein d’une civilisation développée, telles que l’Enéide ou la Henriade. C’est précisément la comparaison de ces œuvres, qui, malgré tout leur mérite littéraire, se rapprochent toujours un peu du pastiche, avec les épopées remontant aux époques primitives, qui a suggéré l’idée que celles-ci devaient leur existence à un tout autre mode de composition que celles-là.