L’Épopée des fusiliers marins/07

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 594-629).


L’ÉPOPÉE
DES FUSILLIERS MARINS[1]




N I E U P O R T
Février-Novembre 1915

II




v. — la contre-attaque pour la reprise du secteur des zouaves

Sur la charnière de notre front avec le secteur de la Geleide, occupé par le 1er et le 4e zouaves, le bombardement, nous l’avons dit, avait été particulièrement sévère ; nous ne pouvions plus communiquer avec l’arrière que par nos agents de liaison qui opéraient sur un terrain sans le moindre masque et battu d’un bout à l’autre par l’artillerie. Ces difficultés n’étaient pas pour arrêter des hommes tels qu’Henri Danzé, Eugène Diet, Frémery, Van de Weghe ou ce matelot sans spécialité, Robert, qui s’était déjà si magnifiquement conduit à Steenstraete le 17 décembre et que sa citation nous montre « toujours volontaire pour les missions périlleuses, pendant l’attaque du 9 mai, portant 7 ou 8 messages de jour et de nuit et traversant les Cinq-Ponts sous un bombardement des plus violents. » Par eux les P. C. du commandant de Maupeou et du « colonel » Paillet étaient tenus au courant des moindres phases de l’attaque et l’adjudant-major du bataillon, le lieutenant de vaisseau Ferry, « malgré la rupture des communications téléphoniques, » pouvait assurer le ravitaillement en munitions de la ligne et la transmission des ordres. »

Cette vigilance des chefs, la coordination qu’elle imprimait à tous les mouvements de la brigade, ne furent certainement pas étrangères à l’heureuse issue des événements. Mais notre meilleur adjuvant, c’était encore la confiance des hommes. Elle était « illimitée, » dit un officier (Mérouze). L’ennemi, dans ce segment, ne ménageait pourtant passes torpilles ; les zouaves, surtout à notre gauche, « avaient subi un marmitage effréné. » Leurs tranchées étaient complètement bouleversées et l’ennemi pouvait croire que les nôtres ne faisaient pas meilleure figure. Mais, ce jour-là, décidément, il y avait comme une protection occulte sur les marins : l’artillerie allemande avait trop allongé son tir ; ses torpilles tombaient à une quinzaine de mètres en arrière et nos hommes, « tassés à l’abri du parapet » et riant sous cape, escomptaient déjà la déception du Boche qui les croyait « en marmelade » et à qui cette erreur pourrait bien coûter gros.

« À treize heures en effet[2], dit le témoin que nous avons déjà cité, la préparation d’artillerie ennemie s’arrêta tout d’un coup. Nos Jean Gouin bondissent au parapet, gonflés de cartouches (à tel point que nous en rions) et nous n’eûmes plus qu’à maintenir leur impatience et leur mépris du danger. » L’œil au périscope, le capitaine Mérouze guettait l’ennemi.

— Les voilà, dit-il à ses hommes, quand il vit les Allemands enjamber leurs tranchées, attendez un peu qu’ils aient bien avancé… et puis chacun son gibier !…

Les assaillants, ceux-ci debout, ceux-là courbés, fonçaient sur la tranchée française. Un roulement de mousqueterie, quelques moulinets de mitrailleuses, et tout fut dit : la vague boche tomba dans l’herbe. « Nos hommes tiraient les uniformes gris exactement comme des lapins. » Sport enivrant ! L’attaque ennemie eût été « liquidée » en cinq minutes, si les choses eussent suivi le même cours à notre gauche dans le secteur de la Geleide. À la jonction de ce secteur, au coude même de la route de Lombaertzyde, l’enseigne de vaisseau Souêtre n’avaitpas bronché sans doute et soutenait de son mieux, avec sa section, les zouaves de la tranchée voisine. Mais le feu ennemi avait été si violent sur cette tranchée, les torpilles si bien ajustées, qu’il n’y restait plus que quelques bouts de parapets. En outre, sur cette partie du front, l’ennemi n’était pas obligé, comme au Boterdyck et à Nieuwendamme, de se présenter à découvert. Entre Lombaertzyde et nous, le long de la route, des pans de maisons, des murs et des haies de jardins favorisaient sa progression clandestine. S’avançant à l’abri de ces obstacles, il put tomber sur les tranchées des zouaves et « s’en emparer jusqu’à un point que nous ne pouvions préciser, là-bas, du côté de la mer. » Rassuré sur la suite du combat en ce qui le concernait, Mérouze, ainsi gravement menacé sur son flanc, ordonne à sa première section (enseigne Souêtre) de faire tête aux assaillants. Mais déjà, sans attendre, Souêtre avait mis en action une mitrailleuse abandonnée par les zouaves « pour tâcher de barrer la route de Nieuport aux Allemands qui commençaient à y descendre en colonnes par quatre. » L’infiltration prit d’autres chemins. L’ennemi semblait avoir emporté toute la ligne de la Geleide jusqu’au Mamelon-Vert, où « un terrible corps à corps » s’était engagé entre les zouaves et lui, et nous l’avions maintenant pour « voisin immédiat » de l’autre côté de la route.

« La frontière, explique l’officier dont nous continuons à suivre le récit, était un vague pare-éclats, juste au coin de cette route. Et les maudits Boches continuaient de s’infiltrer par les boyaux et les ruines des maisons. Nous n’avions pas encore à cette époque de tranchées de soutien et, de notre première ligne à Nieuport, sauf vers l’ouvrage des Flamands, s’étendait une plaine uniforme, sans un fossé, sans un boyau. »

Par bonheur, le secteur des zouaves était un peu mieux pourvu : quelques jours auparavant, une ébauche de tranchée de soutien y avait été ouverte « depuis la route de Lombaertzyde jusqu’à une centaine de mètres à gauche. » La compagnie du 4e zouaves qui nous touchait s’était repliée là, décimée, et, « courageusement, » s’efforçait de « contenir le Boche. » Le capitaine Mérouze fit tant bien que mal assurer la liaison entre cette compagnie et la sienne, le long de la route, par l’enseigne Souêtre et quelques hommes déterminés. Cela suffit pour endiguer momentanément le flot, mais non pour empêcher l’ennemi de s’installer dans les tranchées conquises et de les retourner contre nous. S’il recevait des renforts et reprenait son élan, tout le front du 2e régiment était tourné.

Pour éclairer le commandant de Maupeou sur la gravité de la situation, Mérouze lui détacha deux de ses fusiliers, porteurs d’un croquis et d’une explication écrite. Il les avait fait partir l’un après l’autre, afin d’être à peu près sûr qu’un d’entre eux au moins parviendrait à destination : l’unique route conduisant au P. C. du commandant de Maupeou, défoncée par les 380, n’était plus qu’un chapelet de cratères. Les deux hommes avaient reçu la consigne de « passer quand même. » Ils se nommaient Frémery et Van de Weghe. Ils passèrent. Tout de suite la 6e compagnie (lieutenant de vaisseau Le Bigot) partit en soutien des zouaves sur la route de Lombaertzyde et vint occuper les tranchées dites des Flamands (tranchées de 2e ligne creusées à l’Est de la route) où elle établit sa liaison avec la 11e compagnie[3].

En même temps la 8e compagnie du 1er régiment (lieutenant de vaisseau Derrien) venait occuper la tranchée au débouché de Nieuport vers Lambaertzyde. Mais, pour les zouaves, il s’agissait moins de barrer la route à l’ennemi que de le rejeter dans ses tranchées de départ. Ces admirables troupes n’entendaient pas rester sur un échec. Elles voulaient leur revanche et elles l’eurent dès le soir même, aussitôt que la 7e (lieutenant de vaisseau Langlois) et la 8e (lieutenant de vaisseau de Prunières) compagnies du 2e régiment de marins eurent été mises à la disposition des chefs de bataillon Vernois et Prouzergues, du 4e et du 5e zouaves. Les deux compagnies se massèrent dans les tranchées de seconde ligne, et c’est de l’une de ces tranchées qu’en attendant le déclenchement de l’attaque[4] l’enseigne de vaisseau Robert partit seul, en rampant, pour reconnaître un saillant ennemi défendu par une quinzaine d’hommes avec une mitrailleuse (ou un fusil-mitrailleur). Il pousse jusqu’à l’entrée du boyau, y trouve la mitrailleuse française abandonnée par les zouaves et la rapporte sur son dos. Puis, avec deux volontaires, il se jette sur le boyau. Ses deux volontaires sont tués à ses côtés. Robert rentre à plat ventre dans nos lignes, demande des grenades « à tout prix, » repart seul et lance ses grenades sur le poste qui est enlevé de l’extérieur a la faveur de cette diversion, avec les sept ou huit Allemands qui n’avaient pas réussi à s’enfuir. Mais Robert, de retour dans la tranchée, tombait terrassé par une congestion cérébrale[5]. À 5 heures du soir enfin, sur le terrain déjà plus qu’à demi débiajé par notre 73 et en liaison avec la 17e, la 20e et la 41e compagnie de zouaves et « des détachements de la compagnie Mérouze qui voulait venger ses morts, » les compagnies Langlois et de Prunières se portaient à l’assaut, la baïonnette haute, au cri de : « En avant, vive la France ! » L’élan des chéchias et des pompons rouges, « fraternellement mêlés, » avait été si irrésistible que toute la ligne allemande craqua.

— Ils f… le camp, capitaine ! criaient les hommes du lieutenant de vaisseau Mérouze, ivres de joie, en voyant cette fuite éperdue des ennemis à leur gauche.

— Mais tirez dedans, ça vaudra mieux, répondait le capitaine.

« Et on tirait ; fusils, mitrailleuses, tout marchait et claquait sur les fesses du Boche qui déguerpissait vers ses anciens trous. » Dix-sept minutes, « montre en main, » avaient suffi pour rétablir dans son intégrité l’ancien secteur de la Geleide[6]. Nous étions vainqueurs « pour de bon » sur toute la ligne. La plaine au loin, entre l’Yser et Lombaertzyde, était « couverte de cadavres gris. » Il s’y voyait bien aussi quelques-uns des nôtres. Encore le plus gros de nos pertes ne fut-il pas supporté par les compagnies aux tranchées : ce furent surtout les renforts qui souffrirent dans la traversée de Nieuport et des Cinq-Ponts coupés par de formidables barrages d’artillerie. L’amiral lui-même, à trois heures de l’après-midi, manquait d’être tué par un obus de 150 qui éclatait à l’intérieur de son poste et fauchait les pieds de sa chaise. Quarante-deux batteries, dit-on, tiraient en même temps des lignes allemandes et, comme notre artillerie, au début de la journée, ripostait faiblement, l’ennemi en prenait une nouvelle assurance. La vérité est qu’il ne servait à rien de gaspiller nos munitions et que celles-ci allaient trouver tout naturellement leur emploi quand les troupes d’assaut sortiraient de leurs terriers. Les rapports officiels constatent à quel point fut raisonnable le calcul du chef d’escadron Bouquet qui commandait l’artillerie de la 81e division. Ils ne tarissent pas d’éloges sur la précision et la sûreté des tirs de barrage exécutés à hauteur des tranchées ennemies, notamment par les capitaines Labisse (du 4e d’artillerie) et Lelièvre (commandant le 1er^ groupe de l’A. D. 81), tirs qui eurent « pour résultat évident d’empêcher d’autres assaillants de sortir de ces tranchées et d’aider les marins à mettre hors de combat les Allemands terrés dans la plaine, en tout cas de rendre à peu près impossible la retraite des troupes qui avaient échappé au feu d’infanterie. »

Ce que les rapports sont impuissants à rendre, c’est la tenue des fusiliers pendant cette attaque. Tous les carnets, tous les journaux de route, tous les mémoriaux sont unanimes et jamais peut-être le moral de la brigade ne s’éleva aussi haut. Une sorte d’ivresse sacrée, de fureur dionysiaque et vengeresse s’était emparée des hommes : de toutes les tranchées, en même temps que les balles des fusils et des mitrailleuses, partaient les cris, les interjections les plus frénétiques : « Laha néan ! Dao war he gueno ! (Tue-le ! Pan sur la g… ! Envoie dedans ! Vas-y ! Zou dans le mille ! » Tempête extravagante où collaboraient le rude idiome d’Armorique, l’argot parisien et la galéjade méridionale. « Quelqu’un qui aurait été là, dit le quartier-maître Luc Platt, se serait demandé si nous étions fous. » Ils l’étaient bien un peu à la vérité, mais d’une folie dont la brigade n’avait point encore donné d’exemple, qui n’était pas faite seulement d’exaspération patriotique, d’accès de rage sanguinaire, et qui les secouait d’un rire de Titans, — de Titans miraculeusement échappés à la pulvérisation et, de foudroyés, devenus à leur tour foudroyeurs. Ils rient quand l’attaque boche se déclenche. Ils rient quand elle enjambe ses parapets et s’étale dans la plaine. Ils rient quand les premières « capotes grises » piquent du nez dans la luzerne ou les navets. Et ce rire monte, s’enfle, gagne toute la ligne, à mesure que le drame se déroute. Quand le 75 entre en scène et que la tranchée boche « saute en l’air, « saluée à chaque explosion par les hourras des marins, il atteint presque au paroxysme :« Bravo ! Vive la France ! On les tient ! On leur casse la gueule ! » Les derniers Boches tombent. Et « tout le monde de se tordre, » même les plus pitoyables, les plus humains, des internationalistes de la veille, comme ce pauvre et charmant Luc Platt qui ne peut se retenir de crier son contentement à sa mère : « Je suis content, j’en ai tué un ! Chacun le sien. Voilà trop longtemps que la guerre dure. Il faut qu’on les tue. C’est le seul moyen d’en finir. » Ce contentement, cette allégresse, ce rire formidable de justiciers, on les entend dans tous les récits de l’affaire. « Mes hommes étaient si sûrs de la puissance de leurs fusils et de leurs mitrailleuses, dit le capitaine Mérouze, qu’ils riaient de tout leur cœur. » — « Ah ! les bons, les braves gosses, les bons et grands enfants, écrit à son tour le lieutenant de vaisseau Ferry, si vous les aviez vus le 9 mai : cette joie ! C’est, à la 12e, la face hilare de l’un d’eux : « Ils attaquent, capitaine, ils attaquent ! » de l’air de dire : « Ils sont fous, archi-fous ! » C’est, après l’action, l’un d’eux : « Hé bé, le Boche, tu viendras encore faire joujou avec Jean Gouin ? » C’est, pendant le feu, ce soin de viser, de tirer à tuer sans se laisser distraire, ce regret de voir l’attaque brisée net, de ne pas pouvoir en descendre davantage. » Énivrement de la victoire, survivant à la bataille, aux deuils causés par nos pertes et que le commandant de Maupeou traduisait en quatre lignes : « Sur tout mon secteur, malgré morts et blessés, c’est une joie sans pareille : du haut en bas, tout le monde jubilait. On riait dans la tranchée. Aussi cela n’a pas été long. »

En effet, sauf dans le secteur de la Geleide, l’attaque allemande était complètement brisée dès trois heures de l’après-midi sur tout le front, et l’amiral, en conformité des ordres du général Hély d’Oissel, pouvait reprendre son projet d’opération nocturne sur les fermes W et Union. Exaltés par leur succès de la journée, les marins se sentaient de taille à tout emporter. L’ennemi au contraire, démoralisé par son échec, ne pouvait manquer d’offrir une capacité de résistance amoindrie. Enfin, il ne s’attendait pas à ce qu’après une « secousse » pareille, la lutte se ravivât brusquement et que, renversant les rôles, la brigade, d’attaquée, devint attaquante.

L’élément d’imprévu, de surprise, nécessaire au succès de toutes les offensives, allait ainsi jouer en notre faveur et, dans les fastes de la brigade, la journée du 9 mai devait briller d’un éclat exceptionnel.


vi. — l’enlèvement des fermes W et de l’union

C’étaient les 5e et 9e compagnies du 1er régiment qui avaient été désignées pour prendre part à l’attaque sous la direction du lieutenant de vaisseau Ferrat, adjoint au commandant Bertrand.

Le soleil descendait sur Furnes qui lui tendait son bouquet de clochers et, par cette radieuse fin d’après-midi printanier, les compagnies qui montaient aux tranchées d’un pas plus allègre que d’habitude, coupant au travers des colzas en fleurs, avaient des airs de collégiens lâchés en liberté. « Les dunes sont mauves sous le soleil couchant, notait Maurice Faivre, qui était de la fête… Des champs couverts de fleurs de colza sous le blanc des shrapnells, avec les têtes à pompons rouges courant dans les fleurs… Nous étions tous fleuris en arrivant après une heure de course aux tranchées de réserve. » Mais, vers le soir, la légère brume habituelle à ces terres humides commença de se répandre sur le paysage. Elle n’était pas pour desservir nos plans. On attendit cependant que la nuit fût complètement tombée pour entamer la préparation d’artillerie, dont les nouveaux dogmes de l’Etat-major faisaient le prélude obligatoire de toutes les attaques d’infanterie. Sans prétendre à égaler le fastueux déploiement des préparations ennemies et n’en ayant d’ailleurs pas les moyens, nous ouvrîmes à neuf heures trente du soir un feu très serré et tel que la brigade n’en avait pas encore vu ni entendu : tout l’horizon « flamboyait : » dans les tranchées de réserve, les hommes, de qui l’enthousiasme n’avait fait que croître, s’étaient « mis debout » pour assister à cette « illumination féerique » accompagnée d’un « chahut infernal. » Le tir devait se faire en trois temps, trois « roulements » de dix minutes à un quart d’heure chacun, suivant la méthode qui nous avait réussi à la Grande-Dune, mais avec l’adjonction d’un troisième temps pour tromper l’adversaire. Pendant la préparation, la 5e compagnie (lieutenant de vaisseau de Roucy) se rassemblait sur la route de Bruges, entre les tranchées 8 et DD’, prête à marcher sur la ferme W ; le 9e (lieutenant de vaisseau Béra) ralliait le champ de colza, les sections se tenant les unes derrière les autres à plat ventre, prêtes à marcher sur la ferme de l’Union. À la même heure, les Belges devaient se masser dans leurs parallèles de départ pour marcher sur la ferme Terstyle. L’attaque proprement dite commencerait u dès que l’artillerie, qui battait d’abord les fermes, aurait allongé son tir pour établir un barrage entre elles et les renforts ennemis. »

Et, de notre côté du moins, tout s’exécuta conformément au programme : à dix heures trente-cinq du soir, le capitaine de Roucy, dont la compagnie attaquait sur la ferme W, lançait deux de ses sections : la 3e (enseigne de vaisseau Albert) par le bas-côté Sud de la route de Bruges ; la lre (enseigne de vaisseau Boissat-Mazerat) par la prairie latérale, avec la 2e section pour soutien. Mais, peu après, voyant que l’ennemi ne réagissait d’aucune façon, Roucy fit remonter cette 2e section sur la route où elle se défila d’arbre en arbre. L’ordre était « d’aller rapidement et sans bruit. » La consigne fut si bien observée que, moins de vingt minutes plus tard, l’enseigne Albert entrait avec sa section « sans coup férir » dans le fortin de la ferme W où il trouvait, autour du cadavre encore chaud de leur chef (un feldwebel tué par un de nos obus), sept Boches « abrutis par le bombardement » et qui, littéralement affolés de nous voir tomber si vite sur leur ligne, » levèrent les bras en l’air et se rendirent sans résistance. La lre section arrivait presque aussitôt sur les lieux. Seule, la section de l’enseigne Boissat-Mazerat avait éprouvé quelques difficultés dans sa marche. Le sol de la prairie était « détrempé, » creusé de trous d’obus où l’on trébuchait « presque à chaque pas. » En outre, trois canaux le barraient perpendiculairement : le premier avait pu être franchi sur la passerelle portative dont l’escouade de pionniers, « armée de pinces coupantes, grenades, pelles, pioches de parc, etc., » qui accompagnait chaque compagnie, avait pris la précaution de se munir ; mais cette passerelle se révéla trop courte pour les deux canaux suivants, qui avaient 5 mètres de large et qu’il fallut traverser à la nage. « Tout suants et mouillés, » leurs « capotes pleines de boue, » les hommes devaient encore faire en sorte de ne trahir leur présence par aucun grognement. On s’attendait pendant l’opération à des coups de fusil, peut-être de mitrailleuses, et, dans cette prévision, les deux canons de 37 de notre première ligne avaient été portés aux avant-postes. Ils n’eurent pas à intervenir. C’est que les ruines de la ferme W n’avaient plus de garnison. Fortin et ferme furent immédiatement occupés, retournés et matelassés de sacs de sable. Roucy cependant envoyait des patrouilles reconnaître le terrain devant lui et à sa droite : une sur la plaine ; l’autre vers la tête de pont allemande, qui poussa jusqu’à 250 mètres sans trouver âme qui vive ; et la troisième vers la ferme de l’Union pour chercher la liaison avec la 9e compagnie. Partout le terrain était libre. Et les patrouilles revinrent sans incident.

La 9e compagnie, qui attaquait à la droite de la 5e, ne rencontrait pas une résistance plus sérieuse sur la Ferme de l’Union. À neuf heures et demie du soir, tandis que l’officier des équipages Fichoux se déploie en crochet défensif dans la prairie pour parer à un mouvement de l’ennemi sur notre flanc, la lre section (capitaine Béra), précédée de quatre éclaireurs, fait un bond et vient avec ses pionniers border le canal perpendiculaire n° 1 en avant du champ de colza ; les deux autres sections « décollent » à leur tour et parviennent devant le canal, simple ruisseau à l’ordinaire dont les pluies ont porté la largeur à huit mètres. Les passerelles n’en mesurent que quatre, gros embarras dans la nuit et avec le silence absolu qu’il faut observer. Sur la partie débordée du canal, « on n’a de l’eau que jusqu’aux mollets. » Mais, dans le lit du canal, l’eau atteint 1 m. 80. Reste à savoir où ce lit commence. Un volontaire est demandé pour l’aller reconnaître. Deux se présentent : le quartier-maître Delahaye et le matelot Bohel. Leurs indications permettent d’établir les ponceaux à proximité du point où ils ont plongé et qui est le seul passage un peu critique. Le capitaine Béra, familier des aroyos chinois et taillé lui-même comme un guerrier mandchou, prête la main aux pionniers, dont une partie opère sous la direction de l’officier des équipages Dévisse et l’autre sous celle du deuxième maître Lérant. L’obstacle est franchi : la compagnie en a été quitte pour un simple bain de pied. Deux de ses sections obliquent aussitôt par la prairie vers la route de la ferme, se déploient en tirailleurs le long du ruisseau qui suit cette route, une section en face de la ferme, l’autre un peu en arrière, la troisième demeurant sur le canal perpendiculaire pour protéger la retraite en cas d’échec. À ce moment, une mousqueterie assez vive déchire la nuit, mêlée à des moulinets de mitrailleuse. Le bruit semble venir des batteries de la ferme[7], mais, après observation, on reconnaît qu’il vient de Terstyle, que les Belges doivent attaquer en liaison avec nous. Il faut faire vite pour leur donner la main. Les deux sections se lancent en même temps, baïonnette au canon, sur la chaussée qui mène à la ferme : l’une prend à l’Ouest avec l’officier des équipages Fichoux ; l’autre (maître Leborgne) prend à l’Est avec le capitaine Béra.


carte pour suivre les opérations autour des fermes W et de l’Union


Mais les ruines sont muettes : la position a été évacuée par l’ennemi ; un traînard est seul resté dans la ferme où on le découvrira deux heures après sous des

tas de gravois. Une organisation de fortune est rapidement improvisée avec le millier de sacs à terre apportés par la section de réserve, qui a pris la place des deux premières le long du canal routier ; une section monte vers la ferme W pour établir la liaison avec la 5e compagnie et cueille en chemin un deuxième traînard allemand ; des patrouilles sont envoyées en avant et vers Terstyle pour établir la liaison avec les Belges. L’opération était terminée à onze heures quinze et n’avait coûté qu’un seul blessé.

Prévenu de son heureuse issue, qui suivait de quelques minutes celle de la 5e compagnie sur la ferme W, le commandement donnait immédiatement l’ordre au capitaine de Roucy d’occuper tout le front conquis (ligne W-Ferme-Union) et au lieutenant de vaisseau Béra de rentrer dans les tranchées de Saint-Georges, tout en laissant des postes aux tranchées DD’ et Colza, il était inutile, en effet, de chercher plus longtemps la liaison avec les Belges, dont l’attaque sur la ferme Terstyle avait échoué complètement. On parlait de gaz asphyxiants, dont l’ennemi se serait servi pour la première fois dans ce secteur : ce fut du moins la version qu’apporta au capitaine de Roucy, vers minuit et demi, un homme de liaison envoyé par les Belges. Cet échec de nos alliés, dont les conséquences devaient être si funestes pour nous, exigeait une organisation rapide et sérieuse des nouvelles positions que nous venions d’occuper.

Laissant à l’enseigne Boissat-Mazerat le commandement de sa gauche, le capitaine de Roucy se porta personnellement à la ferme de l’Union et travailla d’arrache-pied à l’achèvement de son organisation. Mais, avec les moyens rudimentaires dont il disposait et la courte durée des nuits au mois de mai, l’organisation ne pouvait être que sommaire. En outre, les fermes W et de l’Union étaient « trop en l’air, » soit que le temps eût manqué pour les relier par des boyaux de communication, sur la route de Bruges et le remblai de la ferme de l’Union, avec nos tranchées DD’ et Colza, soit plutôt que le commandant Delage n’y eût pas songé ou ne l’eût pas jugé utile, car ce travail, qui aurait pu s’amorcer tout de suite et se continuer les nuits suivantes, ne fut même pas entamé. Tout ce que fit ou put faire le capitaine de Roucy, les deux fermes étant séparées par un canal, fut de creuser une tranchée (A) jusqu’à la passerelle X jetée sur le canal que notre ligne franchissait et après laquelle elle l’avait à dos jusqu’à une demi-lune construite au Nord de la ferme de l’Union. Deux petits fortins en briques de déblai et sacs de sable BB’, flanquèrent cette ferme au Sud et reçurent une escouade. Enfin, devant la ferme W elle-même, on ouvrit une autre tranchée en forme d’arc de cercle, et le fortin de cette ferme fut aménagé pour abriter une section de mitrailleuses avec l’enseigne Rollin.

Assez propres peut-être sur un terrain naturellement organisé (prairies inondées, watergangs, ruines de maisons, etc.) à repousser une attaque par troupes d’infanterie, ces défenses étaient malheureusement insuffisantes contre l’artillerie ennemie qui pouvait les prendre à la fois de face par le front de l’Yser, de flanc par l’ouvrage X au Nord et par la ferme Terstyle au Sud. Il n’était même pas à espérer que notre artillerie put contrebattre, avec ses 75 et ses 120, les batteries rivales, d’un calibre et d’une portée très supérieurs. Mais on ne voyait pour le moment que les résultats de la journée qui étaient bien de nature à gonfler le cœur des hommes. Non seulement la brigade avait repoussé, en lui infligeant de grandes pertes, une forte attaque de l’ennemi, non seulement elle avait « apporté une aide efficace au secteur voisin [des zouaves] pour la reprise de ses tranchées perdues, » mais, dans la soirée du même jour, elle avait enlevé aux Allemands leurs deux principales positions avancées sur la rive gauche de l’Yser, la ferme W et la ferme de l’Union. L’amiral, dans son rapport, était autorisé à se féliciter de cette journée au cours de laquelle « le personnel de la brigade s’était montré tout à fait à la hauteur de la rude et lourde tâche qui lui avait été demandée et s’était brillamment et vaillamment comporté. »


vii. — le revers de la médaille

La brigade faisait bien de se réjouir quand il en était temps encore et nous allions voir très vite le revers de la médaille. Dès 5 heures du matin, aussitôt la brume dissipée, les Allemands avaient commencé à bombarder la ferme W et la ferme de l’Union, visant de préférence la première et son fortin qui tombaient d’ailleurs plus directement sous leur feu. Néanmoins, de l’aveu du second maître Laniel, ce bombardement tout d’abord ne gêna guère les hommes : « c’était du 57 m/m seulement. » Et le capitaine de Roucy écrira de son côté que, bien que le bombardement eût été très violent, « jusqu’à 5 heures du soir nos portes n’avaient pas été trop fortes. »

Déjà pourtant, au 57 m/m du début, avait succédé du 135, tiré par salves de trois et dont la précision donnait à réfléchir. Le téléphone est coupé, nos mitrailleuses mises hors de service l’une après l’autre, et le lieutenant de vaisseau Ferrat en est avisé à la Vache-Crevée par un homme de liaison. Il y a un peu d’accalmie vers midi. Mais, vers 4 heures du soir, le vacarme recommence. Notre artillerie tente une timide riposte. Il faut se représenter cette lutte sans analogue sur aucun autre point de notre front, dans des carcasses de fermes à demi submergées par l’inondation, qui ne laisse subsister entre les hachures des canaux que quelques minces langues de terre, tremblantes chaussées où le pied hésite à s’engager. Nul défilement naturel. À chaque instant un obus crève le mince parapet de briques et de gravats dont on a essayé de garantir les pseudo-tranchées ouvertes le long des watergangs ; un projectile plus puissant défonce ce qui restait du fortin dont les sacs de sable coulent à l’eau, comme des entrailles qui se vident. La position, face au pont de l’Union et sous son feu, serait complètement intenable, si les Boches, nos prédécesseurs, n’y avaient creusé un abri de bombardement. L’enseigne Rollin, qui y avait déjà fait descendre ses blessés, y « entasse » à la hâte ses hommes valides.

« Lui reste près de l’ouverture, dit le lieutenant de vaisseau Cayrol, tant pour mieux surveiller les mouvements de l’ennemi que par simple devoir d’officier, toujours au poste le plus dangereux. C’est à cet endroit qu’il fut frappé à 4 heures du soir, par les éclats d’un obus qui explosa près de lui : trois blessures à la poitrine, une blessure aux deux yeux. »

L’enseigne Rollin était aveugle. Il voulut néanmoins garder son commandement. Du coin de mur où on l’avait adossé, il continuait à donner des ordres et ne pliait pas quand tout avait cédé. Le tir ennemi, qui s’était étendu peu à peu à toute notre ligne, devenait de plus en plus rapide et précis. À 6 heures du soir, dans la tranchée A, où se tenait l’enseigne Boissat-Mazerat avec sa section, « trois gros obus tombent coup sur coup, » couvrant les hommes « de boue, de mitraille et d’eau : » trois éclats atteignent Boisserat-Mazerat aux reins et au cœur dans le moment où, doucement ironique, comme à son habitude, il plaisantait avec ses hommes pour les réconforter. Le second-maître Laniel, qui lui a fait un oreiller de ses mains posées sur son genou, l’entend qui murmure : « Un peu de morphine… maman… mourir. » Puis, plus fort : « Et, quand même, vive la France ! » On couche le corps dans la tranchée, « la tête sur un havresac. » Les hommes osent « à peine parler, » dans le saisissement que leur cause cette mort d’un de leurs chefs les plus aimés. Jusque-là cependant l’ennemi n’a manifesté son effort qu’à distance et s’est contenté de nous prendre sous le feu de ses canons. On le croit loin encore quand des mitrailleuses, dont les servants, complètement nus, ont passé l’eau à la nage[8](1), se dévoilent brusquement, tirant sur quelques éclopés des tranchées W et A qui ont tenté de revenir vers nos lignes, et une attaque en forme se déclenche : les « hommes de veille » signalent au capitaine de Roucy et aux chefs de section les infiltrations de l’ennemi qui s’engage le long des canaux et des bas-côtés de la route. Ce qui reste de la garnison « prend son fusil ou celui des camarades blessés ; » l’attaque est refoulée, mais on sent qu’elle va rebondir et que ce n’est plus pour les défenseurs des deux fermes qu’une question d’heures, peut-être de minutes, s’ils ne sont pas renforcés.

Malheureusement aucun des hommes de liaison dépêchés au « colonel » Delage n’arrive à destination. Celui-ci s’inquiète de cette absence de nouvelles et prescrit au lieutenant de vaisseau Ferrat d’envoyer à tout hasard aux fermes W et de l’Union une section de renfort avec un officier. Louable précaution. Nos deux derniers officiers venaient de tomber : de Roucy atteint d’une balle dans la poitrine au moment où il quittait son abri « pour préciser certains ordres » et ramener une partie de ses hommes dans la tranchée Colza ; l’enseigne Albert atteint moins grièvement dans la tranchée même de la ferme W, qu’il occupait avec sa section. Notre ligne n’était plus garnie que par quelques faibles détachements composés pour la plupart d’invalides : une douzaine d’hommes de la 5e compagnie à la ferme de l’Union avec le second-maitre Lamette et une autre section à peu près complète de la même compagnie à la tranchée A avec le maître Donval. Et ces hommes allaient avoir à soutenir une nouvelle attaque allemande qui se déclenchait à dix heures du soir, un peu avant que la section Leborgne (de la compagnie Béra) ne fût arrivée sur les lieux, suivie de deux sections de la 6e compagnie (lieutenant de vaisseau Michel), que le « colonel » Delage, de plus en plus inquiet, s’était décidé à lui adjoindre vers neuf heures quarante-cinq. Les Allemands attaquaient en tirailleurs sur W et sur l’Union. Nos mitrailleuses étaient démontées et, pour recevoir l’ennemi, nous n’avions que nos fusils. L’attaque, cependant, put être contenue jusqu’à l’arrivée des renforts, qui avaient dû traverser un terrible tir de barrage exécuté avec du 77 sur la route de Bruges et la chaussée de l’Union. Sur Saint-Georges, le tir, plus dispersé, bien qu’exécuté avec du 150, n’avait heureusement pas la même efficacité. Béra et Michel prirent aussitôt leurs dispositions : dans la tranchée A, une section de la 9e compagnie, avec le maître Leborgne, fut adjointe à la section du 1er maître Donval ; à la ferme de l’Union, une section de la 6e compagnie, avec l’enseigne Goudot, fut adjointe aux quelques hommes de la 5e compagnie qui étaient restés là avec le second maître Lamette. Ces dispositions eurent un effet presque immédiat et, vers onze heures, l’ennemi se désistait complèlement. On en profita pour procéder à une relève presque impossible à faire jusqu’alors sous le feu des mitrailleuses allemandes de Terstyle et du pont de l’Union et dont les troupes avaient le plus pressant besoin. Une réserve avait été constituée pour le sous-secteur avec la 1re compagnie du ler bataillon nouvellement reformé et ce fut elle qui fut chargée de relever les garnisons épuisées de W et de l’Union. Ces malheureuses n’en pouvaient plus : la seule 5e compagnie avait perdu dans la journée « 46 hommes blessés, tués ou disparus » (Lanniel). Sans l’arrêt du feu ennemi, elle en eût sans doute perdu d’autres en descendant des tranchées et faute de cheminements pour traverser dans la nuit cette zone nue, coupée de canaux débordés, où les escouades qui ramenaient avec elles, sur des civières, les corps de leurs officiers tués ou blessés, manquèrent à plusieurs reprises de s’enlizer. Il fallut abandonner ainsi jusqu’à deux heures du matin, au bord d’un arroyo, le corps de Boissat-Mazerat. Le capitaine de Roucy et l’enseigne Albert ne tardaient pas à se remettre de leurs blessures. Mais l’enseigne Rollin, transporté encore vivant des lisières du pont de l’Union, qu’il avait défendues avec l’héroïsme d’un nouveau Bayard, au poste de secours de Nieuport, devait y mourir le lendemain. La nuit, qui couvrait ses yeux, n’était pas descendue sur son âme qui se dorait des feux d’une aurore éternelle. Peu après s’être confessé à l’abbé Pouchard, il avait reçu la visite du lieutenant de vaisseau Cayrol, commandant la compagnie de mitrailleuses. Rollin le remercia avec un bon sourire, puis, prenant sa voix de chef et, avant de mourir, songeant qu’il avait un devoir à remplir vis-à-vis de ses hommes :

— Commandant, dit-il, je demande que vous félicitiez la 8e section de la compagnie de mitrailleuses pour sa belle tenue au feu dans la journée d’hier.

L’abbé Pouchard, au nom du commandant Cayrol, qu’on venait d’appeler près du capitaine de Roucy, l’assura qu’ainsi serait fait, et, la conscience en règle avec Dieu et avec ses hommes, l’enseigne « sans peur et sans reproche » se remit à son destin…

Dès son arrivée sur les lieux, la 1recompagnie avait occupé les ouvrages avec ses trois sections, puis, avec deux sections de pionniers, elle avait travaillé à la réorganisation du front complètement bouleversé par le bombardement du jour. La 9e et la 6e compagnie avaient été relevées après l’altaque, en même temps que les débris de la compagnie de Roucy ; mais la compagnie Michel, en se repliant sur le front de Saint-Georges, avait laissé des petits postes de liaison dans les tranchées D’ et Colza.

La journée du 11 fut relativement calme. « L’ennemi, dit le rapport officiel, ne se montre pas. Il lance quelques projectiles sur Saint-Georges. Vers la fin de l’après-midi seulement, les Allemands bombardent avec du 210 et du 150 W et Union. Notre artillerie est impuissante. Nuit assez calme. Bombardement intermittent de Saint-Georges. On pousse le plus possible les travaux d’organisation de W et de la Ferme de l’Union, mais l’état de fatigue de la 1re compagnie oblige le commandant Delage de la relever à une heure du matin par la 6e compagnie (lieutenant de vaisseau Michel) qui occupe W et la ferme avec deux sections ; la 2e section (maître Robic) dans la tranchée sur la route ; une demi-section de la lre (second maître Lucas) dans les ruines de W et dans un trou avoisinant ces ruines ; l’autre demi-section avec l’enseigne Goudot à la ferme de l’Union. Dans la matinée du 12 mai, les Allemands bombardent par intermittence W et Union et tous les ouvrages avancés de Saint-Georges. Vers treize heures, le bombardement devient intense. Il est exécuté avec tous les calibres. Tir très précis. Les points de chute se groupent à quelques mètres les uns des autres. Ainsi tout l’après-midi. »

Ce fut « terrible, » dit l’officier des équipages Dévisse. Et le second maître Boullaire précise : « sur un espace de 400 mètres, nous n’avons pas reçu moins de 4000 obus de tous calibres. Pendant sept heures consécutives, nous sommes restés couchés à plat ventre dans la boue sous cette mitraille qui, malheureusement, faucha une grande partie des défenseurs, » — dont le chef de ces braves et l’un des meilleurs officiers de la brigade, le lieutenant de vaisseau Michel, qu’un coup de 57 à la jambe, qui lui avait coupé l’artère fémorale et fait une trentaine d’autres blessures, obligea, vers quatre heures de l’après-midi, de passer son commandement au 1e maître Robic.

Ce bombardement anormal semblant présager des mouvements d’infanterie, le commandant du sous-secteur fit avancer dans les tranchées Doris et de la Source (entre la Vache-Crevée et Saint Georges) les deux sections de la 1re et de la 6e compagnies qu’il tenait en réserve. Vers sept heures du soir, le bombardement diminue d’intensité et l’arrosage par shrapnells commence sur tout le terrain entre W, Union et Saint-Georges. À sept heures quinze, une attaque allemande, forte de 250 hommes environ, débouche du pont de l’Union et des berges Nord et Sud de ce pont et s’engouffre sur la route de Bruges, courant vers W. On fait aussitôt jouer le barrage d’artillerie, et la garnison de l’Yser Sud (1re section de la 2e compagnie, enseigne Constantin), ainsi que la section de mitrailleuses de ce poste avancé, (enseigne Domenech) ouvrent le feu sur les Allemands à partir du milieu de leur colonne d’attaque, comptant sur les défenseurs du fortin pour anéantir sa tête. Mais de l’ouvrage W part une très faible fusillade. Il fait jour encore. L’enseigne Constantin regarde, étonné (l’Yser Sud a vue sur W), et constate que la garnison du fortin est réduite à quelques marins, blessés pour la plupart. On distingue, en effet, leurs pansements. Plus tard les survivants ajouteront, pour expliquer cette faiblesse de leur mousqueterie, que beaucoup de fusils étaient brisés ou remplis de terre. C’est ainsi qu’en dépit des pertes que la garnison de l’Yser Sud et les mitrailleuses de l’enseigne Domenech lui avaient fait subir, l’ennemi, refoulé par ses propres mitrailleuses d’ailleurs, quand il faisait mine de reculer, put arriver à la baïonnette, au nombre de 30 ou 40, sur le fortin W et s’en emparer assez facilement. Après avoir fait le tour du fortin, les assaillants cberchent à se rabattre sur les ruines de la ferme W où le premier maître Robic s’obstine encore avec une poignée d’hommes. Trois heures durant, ce gradé indomptable tint l’ennemi en respect par ses salves. Mais l’ennemi avait réussi à installer une mitrailleuse dans le fortin.

— Nous allons nous faire zigouiller, dit un marin à Robic.

— Mon garçon, répond le premier maitre, nous sommes précisément ici pour ça.

Tous ses hommes tombent l’un après l’autre. Il n’en reste que trois. Robic est atteint à son tour d’une balle dans la tête. À ce moment-là seulement et par crainte d’être cerné, il consent à se replier sur la ferme de l’Union. Mais son farouche entêtement a permis aux blessés les plus valides de se traîner jusqu’à la tranchée Colza d’où ils sont conduits à l’arrière. L’ennemi céans n’aura pour butin que des mourants ou des morts.

Plus heureuse que le fortin et la ferme W, la ferme de l’Union, attaquée vers la même heure, mais protégée par une ligne d’eau où l’ennemi ne parvenait pas à jeter de passerelle, continuait à résister. Mais nos pertes, là encore, avaient été grandes. L’un des premiers, tout au commencement de l’attaque, vers six heures du soir, l’enseigne Goudot tombait frappé d’une balle en plein cœur ; le premier maître Mével était blessé gravement. Blessé aussi, d’une balle au cou, le second maitre Boullaire, qui avait pris le commandement de la 4e section et qui le conserva jusqu’au bout malgré sa blessure. Il n’avait plus avec lui qu’une vingtaine d’hommes sur cinquante-cinq fusils, le reste tué, blessé ou enseveli sous les décombres de la ferme. Ce petit carré de défenseurs irréductibles et « qu’un même souffle anime[9] » suffit quelque temps à contenir l’ennemi. Mais il se réduisait de minute en minute et son feu faiblissait sensiblement. Alors, disent les témoins, pour faire croire au Boche qu’il a encore devant lui « une force capable de lui tenir tête, » les hommes, « se voyant perdus, » s’avisent d’un stratagème inspiré peut-être du siège de Sidi-Brahim : ils ramassent les baïonnettes des morts et des blessés et les plantent dans la tranchée, « de façon que les pointes dépassent le parapet. » L’ennemi croit que le ralentissement du feu cache une ruse, que les défenseurs ont été renforcés, et s’arrête. Ce temps de répit qu’il nous accorde est mis à profit par le commandement, qui dirige à la tombée de la nuit le second maître Bayon, avec une demi-section de la 6e compagnie, sur la ferme de l’Union, et la consigne de « tenir à tout prix. » Il ne s’agit d’ailleurs que d’une simple avant-garde et, peu après (huit heures), apprenant que tous les officiers du front W-Union sont hors de combat, le « colonel » Delage charge le lieutenant de vaisseau Gamas « d’aller prendre sur place le commandement » de la défense. Gamas, en arrivant à l’Union avec deux sections de la 1re compagnie du 1er régiment, n’y trouve plus qu’une poignée d’hommes dont les munitions mêmes commencent à s’épuiser. Son premier soin est de fortifier nos antennes menacées par la chute du fortin. Cependant, sur le rapport d’un blessé qui arrive des ruines de W et qui prétend qu’ « il y a encore là de nos hommes qui tiennent, » il envoie aux renseignements dans cette direction l’enseigne Fouqué, avec une escouade et huit pionniers. Exploration délicate le long d’un arroyo qu’il faut passer sur une planche, à la file indienne. Fouqué n’avance qu’avec précaution. Découvert par une fusée éclairante et reçu à coups de fusil, il craint une méprise et crie : « Ne tirez pas ! Nous sommes des Français. » La fusillade redouble et Fouqué, renseigné, se replie par la passerelle, perdant au cours de l’opération le quartier-maître Gamion. Toute notre résistance doit se ramasser pour le moment autour de la ferme de l’Union : il faut empêcher le Boche de franchir le fossé d’eau, qui est notre meilleure sauvegarde contre ses assauts ; s’il parvient, malgré tout, à le franchir et à prendre pied dans un élément de nos tranchées, la section Fouqué l’en chassera par une contre-attaque énergique.

Toutes dispositions étant ainsi prises, l’évacuation des blessés vers l’arrière se poursuit régulièrement. Il n’est pas encore question d’abandonner l’Union. De nouveaux renforts viennent même d’arriver de Nieuport : une section de la 1re compagnie, qui touche Saint-Georges à dix heures vingt-cinq ; deux de la 5e, qui la suivent vers onze heures. Le bombardement ennemi, qui a repris avec une nouvelle intensité sur les tranchées avancées de Saint-Georges, s’efforce de leur interdire le passage. Et il menace même de compromettre notre ravitaillement. Sans le dévouement du maître Lafouillade qui, vers onze heures du soir, voyant l’hésitation de son escouade, prend les devants et se faufile avec un seul de ses hommes à travers les mailles du barrage pour nous apporter une caisse de cartouches, les munitions auraient fini par manquer. À minuit cependant, le plus gros du péril semblait conjuré ; l’ennemi, solidement contenu, ne donnait plus signe de vie. Mais, « en raison, dit le rapport officiel, d’une part, de la situation très critique de la garnison de la ferme de l’Union prise sous les feux de W, de l’Yser, de Terslyle et sans communication d’aucune sorte avec nos tranchées ; en raison, d’autre part, des difficultés d’une reprise de W par nuit noire et, en cas de reprise, de l’impossibilité, vu l’heure tardive, de refaire une organisation sérieuse de W-Union, l’amiral décide d’évacuer la ferme de l’Union et de se replier sur les avancées de Saint-Georges, avec des petits postes à DD’ et Colza. »

Ce mouvement de décrochage, particulièrement malaisé en terrain plat, dans les grands cônes de clarté blanche que ne cessaient d’épancher sur nous les fusées ennemies, s’opéra sous la protection des mitrailleuses de l’enseigne Domenech et d’une demi-section de la 5e compagnie, commandée par maître Donval. Blessés, matériel, tout fut ramené. Et, à deux heures quinze du matin, le 13, les derniers défenseurs de la ferme W et de l’Union étaient rentrés dans nos lignes. La journée nous avait coûté 72 hommes : 19 tués, dont un officier (Goudot), 29 blessés, dont deux officiers (l’un grièvement : Michel ; l’autre légèrement : Fouqué), et 24 disparus. Nos pertes totales du 9 au 13 mai étaient de 57 tués, 204 blessés et 42 disparus.


viii. — la garde sur l’yser

Ce fâcheux lendemain de la triomphale journée du 9 mai n’eut pus de répercussion sur le moral de la brigade. Il suffisait à i’amour-propre des marins que l’ennemi n’eut pas pris les fermes W et de l’Union et que nous les eussions abandonnées volontairement après les avoir fait sauter. Jusqu’à la dernière minute, l’ennemi avait été tenu en respect et n’avait pu placer une seule passerelle sur le bourbeux fossé d’eau qui le séparait de l’Union ; à la ferme W, les mitrailleuses de l’enseigne Domenech l’avaient empêché de déboucher du fortin. Enfin l’échec des Belges sur les fermes Terstyle et Violette expliquait trop bien que nous n’eussions pu demeurer sur des positions que battait de toute part le feu ennemi, sans qu’il nous fût possible à nous-mêmes de le contrebattre.

La brigade sortait donc à son honneur de l’aventure, qui n’avait pas tourné au gré de ses désirs, mais n’avait porté aucune atteinte à l’affirmation de sa supériorité. Longtemps encore après la journée du 9 mai, le sentiment de cette supériorité demeurait en elle.

« Combien vous trouveriez de changement, si vous reveniez parmi nous, écrivait, le 3 juin 1915, au lieutenant de vaisseau Cantener, le « colonel » Delage, quelle différence dans l’attitude de nos ennemis depuis novembre 1914 ! Nous avons l’impression qu’il n’y a devant nous aucune force capable de nous résister en pleine campagne. C’est le siège sans conteste et nous sommes les assiégeants, moins par la situation que par le moral. Ce moral, son niveau s’est encore remonté à la suite des attaques furieuses des Allemands, le 9 mai, qui n’ont abouti qu’à leur jeter par terre des milliers d’hommes [lesquels] n’ont même pas pu approcher de nos défenses accessoires. Nous tenons de cette façon un front énorme, ce qui nous interdit toute velléité d’augmentation ; ceci est réservé à d’autres, mais patience ! Le moment viendra où nous aurons notre tour. Jean Gouin prendra sa revanche et, les 200 kilomètres faits en retraite, il espère bien les refaire en avant, avec d’autres, consciencieusement jalonnés sur la route. »

Cet espoir ne devait se réaliser qu’en partie et seulement pour le bataillon d’élite constitué, après la dislocation de la brigade, sous les ordres successifs des commandants Lagrenée, de Maupeou, Monnier et Martel et qui prit une part si brillante à l’offensive de l’armée Anthoine, en août et octobre 1917, et à celle de l’armée Mangin, en septembre 1918. Poësele, Driegrachten, Hangard-en-Santerre, le Moulin de Laffaux seront des faits d’armes aussi grands que Melie, Dixmude, Saint-Georges et la journée du 9 mai. Pour la brigade Ronarc’h, cependant, cette journée, où elle s’est élevée jusqu’à la cime de l’héroïsme, marque la fin de la période proprement offensive, et son histoire n’est plus désormais que celle d’une troupe quelconque chargée à la vérité d’un secteur important du front, mais à qui les circonstances infligent une attitude presque continûment passive. « Nous voilà promus factionnaires, » écrit avec une nuance de dépit, un officier. Le mot est juste. C’est la garde sur l’Yser, une garde coupée d’alertes et de brefs corps à corps, de cheminements souterrains et de détentes brusques sur de petits postes avancés qui nous gênent et que nous réussissons quelquefois à neutraliser…

. . . . .

Cependant le malfaisant cerveau de l’ennemi a enfanté un nouveau monstre, une torpille dont les effets meurtriers « passent tout ce qui s’est vu jusque-là. » Calibre, poids, nature et dose de la charge, tout en est anormal. Une de ces torpilles, le 25 octobre, tombe dans la tranchée sans éclater, broyant de sa masse le second maître de manœuvre. Ludovic Le Chevallier. Luc Platt en fait le croquis qu’il envoie à ses parents : « Voyez, leur dit-il, quelle grandeur par rapport aux sacs de terre ! C’est un genre d’obus de 240 m/m de diamètre, d’un mètre 10 de long, pesant 105 kilos, » lancé des 2e lignes par des minnenwerfer « à recul » et qui monte « très rapidement, très droit, sous un angle d’au moins 60 à 90 degrés. » Parvenue au point culminant de sa parabole, la torpille redescend en chute libre ; les 80 kilos de lyddite dont elle est chargée éclatent en touchant le sol et la déflagration est telle que l’on sent le courant d’air à 200 mètres. « On voit, vous entendez, on voit l’air se déplacer ; des rais de feu, d’au moins 30 à 40 mètres de long, partent du centre d’explosion, pendant qu’un panache de fumée noire s’élève à 20 mètres de haut. C’est fou ! »

Par bonheur, sur ces masses énormes, le vent a beaucoup de prise et leur course est assez lente pour qu’on puisse la suivre à l’œil nu. Quoi qu’il en soit, nanti d’un nombre suffisant de ces formidables engins, dont il avait fait des essais restreints au cours des semaines précédentes, l’ennemi décida de procéder à une expérience « en grand » dans le secteur de la Geleide où, par hasard, pendant un regroupement du front, la brigade avait été appelée à remplacer « pour vingt-quatre heures » une troupe voisine dont on faisait la relève. L’expérience réussissant, il se flattait de déclencher une attaque facile et de pouvoir occuper, l’arme à la bretelle, nos tranchées désorganisées et muettes. Et peu s’en fallut, en effet, que les choses ne se passassent comme il l’avait rêvé.


ix. — le torpillage du mamelon-vert

L’ennemi, toujours au courant par ses espions des moindres modifications de notre ligne, savait-il que les fusiliers marins avaient remplacé provisoirement le 8e tirailleurs dans le secteur de la Geleide ? Nous-mêmes, en tout cas, croyant qu’il ne s’agissait que d’« une toute petite corvée » supplémentaire, nous ne nous attendions pas à l’ampleur de l’orage qui allait fondre sur nous.

C’étaient la 8e compagnie du 2e régiment (capitaine Derrien), la 9e (capitaine Béra) et la 11e (capitaine de la Fournière) compagnies du 1er régiment qui avaient été désignées pour occuper les tranchées des dunes, la 3e compagnie (capitaine Geslin) du 2e régiment demeurant en réserve avec deux compagnies de territoriaux qui devaient chacune détacher une section en 2e ligne. Le hasard renvoyait encore dans ce secteur, voisin de celui qu’il occupait lors de l’attaque de la Grande-Dune, le capitaine de frégate Bertrand chargé du commandement du groupe et dont le P. C. était au Redan. Les compagnies avaient pris la relève à la nuit, le 31 octobre. Il pleuvait. Il pleuvait d’ailleurs depuis dix jours, depuis « toujours, » dira un gradé, encore sous l’impression de ce climat humide et de cet automne particulièrement pluvieux. Mais on était dans le sable. On retrouvait l’impression de « confort » qu’avaient goûtée si vivement les compagnies du bataillon Bertrand quand, à la fin de janvier, elles étaient montées dans ce secteur en soutien des tirailleurs tunisiens. « Pas de boue » et, malgré la proximité des Boches, qui sont, sur certains points de la ligne, à 30 mètres de nous, une nuit extraordinairement calme, sans canon, sans mousqueterie, à peine dérangée, çà et là, par le sifflement doux et le brusque coup de lumière d’une fusée. On ne s’endort pas cependant. Les hommes prennent le quart à tour de rôle et, montés sur la banquette de tir, fouillent attentivement les ténèbres. On est là comme sur le pont d’un navire, et la mer, toute proche, dont le ronflement emplit la nuit, ajoute encore à l’illusion. À la 9e compagnie, qui tient le segment central, l’enseigne Dordezon et l’enseigne Bécam se sont entendus pour partager la corvée : Bécam « fera toute la nuit, » Dordezon « fera tout le jour. » À huit heures du matin en effet, Dordezon vient remplacer son collègue. Lui, si allant, si brave, « toujours le mot pour rire dans les circonstances les plus critiques, » il est pâle, nerveux, il a du « vogue à l’àme. »

— Et alors, mon vieux Dordezon, ça ne va pas ? lui demande l’enseigne Bécam.

— Ma foi, non. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais je ne suis pas dans mon assiette.

L’enseigne Bécam devait se rappeler quelques heures plus tard ce bout de dialogue auquel il ne fit point attention sur l’instant. Rien, — si ce n’est la gravité inhérente à cette date du 1er novembre, qui nous incline aux réflexions mélancoliques, — ne pouvait expliquer l’espèce d’indisposition morale de l’enseigne Dordezon. Mais, sur le front, tous les jours ne sont-ils pas des Toussaint ? Les Boches avaient suspendu leur pyrotechnie nocturne. Il pleuvait encore, mais doucement, et il n’y avait plus, à remplir le silence, avec le grondement de la mer, que le grésillement de cette petite pluie fine et implacable sur le sable des dunes. L’arrière était aussi calme que l’avant. Derrière, c’était la plaine, toute grise, ouatée de brume ; devant, dans les monticules de sable, sous une lumière pâle, c’étaient les tranchées allemandes : des sacs empilés les uns sur les autres, avec quelques fils de fer et des chevaux de frise « comme jetés au hasard. » Dans ce sable croulant, les ouvrages ont « un aspect délabré qui n’est qu’illusoire. » La vérité, qu’on saura plus tard, c’est qu’ils ne sont qu’un trompe-l’œil : les véritables défenses, en ciment armé, s’organisent sous leur rideau. Vers neuf heures la pluie cesse ; de petites brèches d’azur s’ouvrent dans le plafond des nuées. Toujours le même calme. « Pas un coup de fusil. » Le front est si tranquille que les capitaines des trois compagnies n’hésitent pas à donner campos aux permissionnaires dont le tour de roulement est arrivé et qui s’en vont sans incident par les boyaux. La chose réglée, l’enseigne Bécam, avant de se coucher, passe serrer la main au capitaine Béra. On bavarde quelque temps en grillant des cigarettes, puis l’enseigne prend congé, gagne son gîte, mais il s’est à peine enroulé dans ses couvertures qu’une formidable commotion l’en arrache. Nul doute, c’est une torpille. Il va voir : elle était tombée à une vingtaine de mètres. L’officier mitrailleur des zouaves, qui occupait un gourbi voisin, s’était également réveillé au bruit.

— Vous savez, dit-il à l’enseigne Bécam, maintenant c’est fichu : ils vont en envoyer une tous les quarts d’heure pour nous embêter.

L’agrément du Boche, pensa l’enseigne, c’est qu’avec lui on n’a jamais de surprise. Tous les quarts d’heure, en effet, une torpille tombait, tantôt sur la tranchée, tantôt sur les boyaux de communication de la 2{[e}} à la 3{[e}} ligne. Peu après, ce fut le tour des 125. Vers midi cependant, le calme parut se rétablir. L’ennemi lançait bien encore de temps à autre une torpille, un 125, qui éclatait à l’arrière, dans la plaine grise, avec un bruit « vaseux. » Mais c’était toujours sur la 2{[e}} et la 3e lignes qu’il tirait, semblant rechercher de préférence les gourbis et les boyaux de communication. Un côté du gourbi de l’enseigne Bécam s’effondre ainsi sous l’effet d’une explosion voisine. Le capitaine Béra, dont le gourbi est intact, invite son lieutenant à l’y rejoindre. Justement il vient de recevoir les journaux et l’on va « pouvoir se distraire un peu. » Pas longtemps. Vers trois heures un quart, quatre shrapnells « tombent en salve au-dessus de la 2e ligne » du secteur. C’est le signal du déluge, qui s’abat partout à la fois, sur Nieuport, où le capitaine des pionniers Dévisse, en se rendant à l’Yser pourjexaminer un radeau transbordeur, est renversé par un 155 qui lui fauche les deux jambes, sur les Cinq Ponts, sur les chaussées, sur les boyaux, sur les deuxième et troisième lignes et dans les tranchées de la première. Fusants, percutants de 17, de 105, de 125, de 155 pleuvent « par dizaines. » Rapidement, le fusil approvisionné au poing, les hommes se portent sur les banquettes de tir. Presque tout de suite l’enseigne Frot est blessé d’un éclat d’obus qui lui coupe tout le côté droit de la gorge. Un flot de sang jaillit. Mais la trachée artère n’est pas touchée et l’enseigne, qui n’a voulu que personne l’accompagnât, part seul au posie de secours en criant : « Vive la France ! Les gars, courage ![10] » Ce n’est là pourtant que le début de la « danse. » On s’entend encore, on voit clair devant soi. Tout va sombrer, quand les torpilles entreront dans le « rigodon. » L’air n’est plus qu’un immense roulement : les cages des boyaux sautent ; des éclats passent en sifflant. Le capitaine Béra et l’enseigne Bécam, plongés jusque-là dans leur lecture, commencent à prêter attention.

— Je crois que ça va barder, dit Béra.

— Penh ! une demi-heure au plus. Attendons, répond Bécam. Et voilà qu’au dehors retentit le cri d’alerte, qui signale une attaque. Les deux officiers bondissent du gourbi.

— La 1re section en 1re ligne ! crie l’enseigne à ses hommes.

En chemin il apprend que les deux mitrailleuses sont ensevelies et 15 mètres de tranchées « mises à plat » sur le front de la 9e compagnie. Tous les mitrailleurs sont tués et le feu redouble d’intensité, les torpilles alternant avec les 77 et les 135 ou plutôt toute la diabolique artillerie boche donnant à la fois, en même temps que nos 75, qui se sont réveillés et qui tapent sur les tranchées boches. On ne s’entend plus et la fumée est si épaisse qu’elle enveloppe tout. Les hommes sont « perdus dans les nuages de poudre. » Ils ne savent plus sur quoi ils tirent, mais ils tirent « sans relâche ; » même blessés, — tels les matelots sans spécialité Boivin et Costa, — ils n’abandonnent pas les créneaux et continuent de tirer, n’arrêtant leur feu que quand un gradé ou un officier hurle à côte d’eux : « Torpille à gauche, torpille à droite ! Torpille droit devant ! Attention aux deux qui viennent ensemble ! » Et quand le monstrueux engin a éclaté : « Au parapet. Veillez et tirez ! Feu à répétition ! » L’officier des équipages Fichoux se prodigue ainsi au Mamelon-Vert et l’enseigne Dordezon à la 9e compagnie, jusqu’au moment où un éclat d’obus atteint ce dernier de plein front et lui enlève une partie du crâne. Il s’écroule, on le croit mort et on tend son revolver « plein de sang » à l’enseigne Bécam, accouru nu-tête et sans armes. Les dernières paroles du moribond reviennent alors à la mémoire de son collègue : ainsi le pressentiment de l’enseigne Dordezon ne l’a pas trompé et, dans l’aube grise de cette Toussaint tragique, il avait eu l’obscure intuition de la fin qui l’attendait.

Cette mort supposée de leur lieutenant et la violence du bombardement ont quelque peu troublé les hommes chez lesquels l’enseigne Bécam croit remarquer un flottement. Heureusement la fumée qui couvre tout a empêché les Boches de voir les dégâts qu’ils ont faits dans le front de la 9e compagnie ; ils continuent à bombarder « comme des fous » et n’attaquent pas. Bécam a le temps de faire venir de nouvelles mitrailleuses, et la brèche du parapet est réparée vaille que vaille. Pour rassurer complètement ses hommes, à un moment où le ralentissement du feu permet de croire à une attaque prochaine, il saute sur le parapet et crie aux Boches :

— Venez-y donc, tas de salauds !…

Vieux geste renouvelé de celui du commandant Varney, l’Achille des fusiliers, aux premières attaques de Melle, et qui conserve toute sa puissance de suggestion sur les hommes ! Jean Gouin rit et serre son fusil avec décision ; les Boches peuvent venir : ils seront bien reçus. Mais l’ennemi s’est ravisé ou plutôt, retournant contre nous la ruse qui nous avait si bien servis à la Grande-Dune et à l’Union, il feint d’arrêter son feu, après une demi-heure de bombardement, pour nous engager à regarnir nos tranchées. On croit la « bamboula » terminée. On respire, on se compte. C’est un simple entr’acte. Au bout de dix minutes, les Boches « hissent un pavillon rouge, » et le bombardement des premières lignes reprend, plus violent que jamais, car le bombardement de l’arrière, où l’un de nos dépôts de munitions avait sauté « dans le segment α, » ne s’était pas arrêté un seul instant : les routes, la plaine étaient bouleversées ; les obus avaient éventré un cimetière de tirailleurs, dont nos hommes, le soir, devront enjamber les cadavres « étalés parmi les décombres sous la pluie battante. » C’était l’habituel tir de barrage, conçu à la façon d’un isolant, « pour empêcher les renforts d’arriver. » Devant cette formidable consommation de projectiles (plus de 4 000 obus en une demi-heure) et bien que les communications téléphoniques eussent été coupées dès le début du bombardement, tout notre front avait été alerté jusqu’à Coxyde. En même temps l’artillerie du secteur (batterie 2 bis, « qui semble tirer bien lentement, » la Rageuse, — nom d’une autre batterie « qui prend en enfilade les tranchées ennemies » — et les 58 des tranchées) se déclenchait à la demande du commandant Bertrand, qui chargeait d’autre part le capitaine Ferrât d’organiser en 1re ligne « l’arrivée des réserves. » Mais les boyaux étaient « obstrués : » une corvée de territoriaux, expédiée d’urgence, réussit tout au moins à dégager le boyau central par lequel la 3e compagnie en réserve put se porter en soutien des 8e, 9e et 11e compagnies.

Les pertes étaient déjà grandes dans ces compagnies. Plus de blessés heureusement que de tués et, parmi les premiers, le capitaine Béra atteint à l’épaule. Elles n’épient rien cependant à côté des pertes qu’allait nous faire subir le nouveau bombardementet dont la plus sensible fut celle de l’enseigne Le Hécho, anéanti en lre ligne avec 5 hommes de sa section dans la tranchée qu’occupait la 8e compagnie à gauche de la route de Lombaertzyde. C’est que, cette fois, les torpilles tombaient par quatre et cinq en même temps. Il devenait impossible de les repérer, au point qu’on dut crier un moment : « Torpilles partout ! Sauve qui peut ! » Les tranchées n’étaient plus qu’un volcan. Les hommes ne se voyaient même plus au milieu de la fumée ; les éclats volaient de tous côtés et retombaient « en pluie » sur les casques bosselés, troués comme des écumoires ; un cadavre boche, devant la tranchée de la compagnie La Fournière, « fut projeté sur nos fils de fer et se cassa en deux. » On était « abruti, » dira Luc Platt ; on « ne se garait plus, » on tirait machinalement, par une sorte de réllexe, sans voir, sans viser, une seule pensée plantée dans la tête de ces hommes, dominant tout : empêcher les Boches de « sortir. »

« Ils ne sont pas sortis, écrira triomphalement Luc Platt. À 4 h. 15, le dernier obus tombait, » la dernière torpille battait son entrechat et tout rentrait soudain « dans le calme. » Après quelques minutes d’attente, les hommes remisèrent les grenades dont ils s’étaient approvisionnés en prévision de l’attaque. Le jour, — un vrai jour de Vigile des Trépassés, — sombrait dans un crépuscule blafard, noyé de brume. Nos pertes étaient d’une quarantaine d’hommes mis hors de combat, tués ou blessés[11]. Toute la nuit, des lignes boches, s’élevèrent des fusées, comme si l’ennemi, qui n’avait pas osé se porter à l’attaque, eût craint de nous voir prendre l’offonsive à sa place. Mais la « corvée » des fusiliers touchait à sa fin. À 8 heures du soir, les tirailleurs tunisiens prenaient la relève, et les quatre compagnies de marins, sous une pluie ruisselante, filaient par Nieuport et le Bois Triangulaire, vers leurs cantonnements respectifs. À Klein et Groot-Labeur, ils avaient du moins la surprise de trouver les fermes « complètement transformées : » lits de camp « en bois et paille, » comme à Galimard, tables, bancs, avec un bon « jus » servi chaud, qui fut prestement « englouti. » L’alarme était passée. On n’évoquait plu« le péril que pour en rire. La scie du jour était : « Torpille à droite ! Torpille à gauohe ! Torpille partout ! Sauve qui peut ! » On rappelait l’attitude comique ou affolée de tel ou tel : c’est Frouin, de la 2e escouade, au cri de : « Torpille droit devant, sauvez-vous ! » dégringolant de son poste d’observation et s’étalant avec la caisse de grenades ; c’est un autre de ses camarades « jouant à cache-cache » avec les « barils de choucroute » derrière le pare-éclats ; un troisième renversé sur le dos et ramant des bras et des jambes « d’une façon impayable sous le courant d’air d’une torpille ; » un quatrième enfin allant « s’aplatir » comme une crêpe, avec le capitaine, « contre la soute aux munitions. »

Mais, si l’on riait en ce moment, il n’en avait pas été de même pendant la danse, où l’énervement, la colère des hommes crispaient âprement leurs mâchoires qui ne se détendaient que pour lâcher à l’adresse des Boches quelque épithète zoologique. Certains de ces hommes étaient pourtant de vieux briscards ; ils croyaient tout connaître de la guerre, en avoir épuisé toutes les horreur » : « J’ai vu un bombardement violent le 10 novembre, écrira le lendemain Luc Platt, un sérieux le 9 mai, j’en ai vu un terrible hier : il n’a duré qu’une heure, mais tous nous avions fait le sacriiice suprême, nous avions dit : « c’est fini ! »


x. — la dislocation de la brigade

Fini !… Le mot, ici, pouvait être pris dans les deux sens. Les dernières heures de la brigade étaient venues. L’amiral Lacaze avait remplacé au ministère de la marine M. Augagneur : il est rare qu’un ministre accepte autrement que sous bénéfice d’inventaire l’héritage de son prédécesseur et n’en répudie pas au moins quelque clause. À quoi répondraient sans cela les changements de cabinet ? La guerre maritime, jusque la guerre d’escadre, prenait une tournure inattendue avec l’entrée en scène des submersibles allemands. Pour lutter efficacement contre cette « poussière sous-marine, » il allait falloir faire appel à la « poussière navale » de surface, torpilleurs, canonnières, chalutiers, vedettes, etc., dont le nouveau programme ministériel prévoyait la mise en chantier ou l’acquisition immédiate en pays neutres et, tant pour les états-majors que pour le personnel subalterne de ces petites unités, la Marine qui, au début des hostilités, débordée par l’afflux des inscrits, en était réduite à leur chercher des emplois dans les formations territoriales, n’aurait pas trop de tous ses effectifs disponibles et devrait même récupérer une partie de ceux qu’elle avait prêtés à la Guerre.

Telle fut, du moins, la raison alléguée par l’amiral Lacazc devant la commission parlementaire de la Marine pour expliquer une mesure qui causa d’abord quelque « stupeur[12]. » Il y en eut d’autres sans doute : l’épuisement de la brigade, pour laquelle son commandant n’avait jamais pu obtenir le mois complet de détente dont elle avait besoin, l’inaptitude d’une race de mouvement et d’essor à la vie de factionnaire qui lui était imposée depuis que le front s’était définitivement cristallisé, peut-être aussi, — mais cette impression, personnelle à quelques vétérans de Melle et de Dixmude, trop portés au regret du passé, était loin d’être partagée par tous, — un certain fléchissement de la « capacité offensive » des fusiliers dû à la médiocrité croissante du recrutement. « La brigade est toujours la brigade, écrivait un officier du premier « jeu, » comme le couteau de Janot, dont on changeait alternativement le manche et la lame, restait toujours un couteau, — et ce n’est plus tout de même la brigade. Les meilleurs outils finissent par s’user. Le nôtre est déjà vieux et, pour le rafistoler proprement, il faudrait d’autres lascars que ceux qu’on nous envoie depuis quelque temps… Je vous le dis à l’oreille : trop de raisonneurs, de geignards, trop de « forcez pas ! » comme on appelle par ici ces marins ménagers de leurs précieuses personnes et qui trouvent toujours qu’ils en ont fait assez. » Certains incidents sans gravité assurément, — si l’on n’avait pu craindre qu’ils ne devinssent l’amorce de fraternisations plus complètes, — tels que les échanges de journaux et de tabac, les conversations de tranchée à tranchée, des pactes clandestins pour établir une trêve momentanée ou un régime de veille moins rigoureux, seraient de nature à justifier ce pessimisme. Mais ces incidents, fort rares d’ailleurs et sévèrement réprimés, n’étaient point particuliers à la brigade. Ils ne l’étaient même point à la présente guerre. Tacite rapporte qu’au temps d’Arminîus des guerriers germains, la nuit, poussaient leurs chevaux jusqu’au pied des retranchements et promettaient au nom de leur chef à tout déserteur une femme, des terres et cent sesterces par jour. Aucun légionnaire ne se laissait prendre à ces offres insidieuses qui, sous une forme à peine modifiée et à dix-huit siècles de distance, ne trouvaient pas chez nos marins une oreille plus complaisante. L’esprit de la brigade demeurait. Il survivait à toutes les transformations, et les quatre compagnies, qui venaient d’essuyer sans rompre pied, au Mamelon-Vert, le plus terrible torpillage de la campagne, montraient assez que leur capacité de résistance tout au moins n’avait subi aucun fléchissement.

Le 4 novembre, l’amiral traitait à sa table quelques artilleurs de marque dont le colonel Raguin, commandant le 32e d’artillerie, et le chef d’escadron Quinton, commandant le groupe du 118e d’artillerie lourde. Au dessert, coup de téléphone du général Hély d’Oissel : de source officieuse, le général commandant le 36e C. A. annonçait au commandant de la brigade de fusiliers marins qu’il était promu vice-amiral, — et la nouvelle était presque tout de suite confirmée ; officiellement il lui mandait que le nouveau ministre de la Marine, qui avait pris pour chef de cabinet le capitaine de vaisseau Schwerer, promu lui-même contre-amiral, l’attendait à Paris dans les 48 heures. L’amiral Ronarc’h passa ses pouvoirs au « colonel » Paillet, rédigea dans la nuit un ordre du jour simple et grave, — où il remerciait en quelques mots les troupes qu’il avait eues pendant quinze mois sous son commandement, — et partit pour Paris le lendemain.

La brigade ne se méprit pas à ce départ. Elle y vit le signe de sa dislocation prochaine et n’en fut pas autrement affectée. Quelques vieux gradés sentimentaux, comme le premier maître Monguérard, s’attendrissaient seuls à la pensée de quitter pour toujours ce grand pays insipide, plus semblable à un théorème agraire qu’à une campagne naturelle et qui, entre ses routes droites et ses digues rectilignes, retournait à la sauvagerie primitive et au marécage sans perdre son aspect linéaire. Le commun des hommes, las d’une stagnation dont personne ne voyait plus la fin, avides d’un changement, quel qu’il fût, ne montraient d’impatience qu’au sujet de la date fixée pour la dislocation : « Il y a assez longtemps que la brigade monte le quart sur l’Yser, écrit le 13 novembre le fusilier Guillou. Il paraît qu’on nous relève, mais quand ? « — « Nous attendons toujours le départ, écrit de son côté Luc Platt. On s’agite, on parle, on discute, mais on ne sait rien. » On le saura bientôt et, en attendant, les rumeurs les plus invraisemblables circulent dans les tranchées : le gouvernement prépare de grandes fêtes à Paris pour recevoir la brigade ; une permission exceptionnelle d’un mois sera « octroyée » par le général Joffre à tous les fusiliers, qui toucheront en outre la double paie, etc., etc.

Dans l’évocation de ces paradis illusoires, le retour du 10 novembre, premier « anniversaire de Dixmude, » passa presque inaperçu, sauf des rares survivants de cette journée tragique qui assistèrent aux services commémoratifs célébrés dans l’église de Coxyde par le vicaire de la localité et dans la chapelle souterraine de Nieuport par l’abbé Andrieux, aumônier du 2e régiment[13]. Le canon, pendant la cérémonie, tonnait sinistrement du côté de la Geleide, puis sur Nieuport et les Cinq-Ponts, au point que l’alerte fut donnée et qu’on crut que les Boches voulaient célébrer aussi à leur manière l’anniversaire de leur coûteuse victoire. Ils recommençaient le lendemain de bonne heure, avec leur gros calibre et sur un objectif plus limité, qui était cette tour massive des Templiers dont on pensait qu’aucune artillerie ne serait venue à bout. Et, cette fois encore, bien que le tir fût « remarquablement bien pointé » et qu’il tombât un obus toutes les deux minutes, ils « ne réussirent qu’à écorner le coin N. E. » de la tour. Nous fîmes quelques pertes ce jour-là, et les suivants : l’enseigne Briend, de la compagnie Michel, blessé par un éclat d’obus, le 11 novembre, et le premier maître fusilier Pellen, tué à Saint-Georges-Nord, le 18, par un de ces 51 allemands montés sur auto qui, de temps à autre, la nuit, traversaient l’Yser et se portaient au débouché de l’Union pour battre nos tranchées avancées. Pellen se trouvait dans le boyau, à 10 mètres du poste d’écoute aux trois quarts démoli et dont les sacs s’étaient écroulés sur leur garnison. On lui dit : « Il y a des blessés là-bas qui crient. Faut-il y aller ? — Non, répond-il, je suis chef de section. C’est à moi d’y aller. », Et il tombe mortellement frappé en travaillant à dcgiiger les hommes ensevelis sous les sacs. L’un de ces hommes était le quartier-maître Le Cam. Fortement contusionné, on l’invitait à se joindre aux autres blessés qu’on ramenait vers nos lignes :

— Et qui gardera le poste d’écoute ? demanda Le Cam.

Tel était, jusqu’au bout, le moral de ces hommes, leur sentiment profond du devoir. Aussi, après avoir accueilli avec des transports de joie la nouvelle de leur départ de Belgique, commençaient-ils à ne plus lui trouver la même douceur. Une nostalgie pareille à celle qui les avait pénétrés à leur départ de Dixmude se faisait jour en bien des âmes : « C’est donc fini, la brigade ? » Tant d’héroïsme, de sacrifices ignorés ou glorieux, tant de misère vaillamment supportée en commun dans l’espoir d’une revanche prochaine et toujours renvoyée aux calendes, tout cela n’allait plus être que du passé. La guerre continuerait sans les fusiliers. Peut-être même un jour ne saurait-on plus qu’il y avait eu une brigade navale. Jusque-là en effet, exception faite de la compagnie des pontonniers qui devait demeurer sur l’Yser, sous le commandement du lieutenant de vaisseau Pelle-Desforges, aucune dérogation n’avait été envisagée à l’égard de la brigade dont la dislocation était officiellement annoncée pour le dimanche 21 novembre. On apprit tout à coup que le ministre de la Marine était revenu sur sa décision, peut-être à l’instigation du général Hély d’Oissel, et qu’en plus de la compagnie des pontonniers, un bataillon de fusiliers formé en prélevant 114 hommes par bataillon, la compagnie de pionniers et 8 sections de mitrailleuses, seraient conservés au front de Belgique sous le commandement du capitaine de frégate Lagrenée.

Ce fut un soulagement pour tous. Ainsi quelque chose de la brigade, une parcelle vivante d’elle-même, demeurerait pour garder le drapeau et pour assurer par sa présence la mémoire de l’héroïque collaboration prêtée par la marine aux troupes de terre. Elle prolongerait même cette collaboration et enrichirait peut-être de nouvelles péripéties l’histoire aux airs de roman d’aventure, la belle histoire fabuleuse des Demoiselles au pompon rouge. S’il ne se trouva pas plus de volontaires pour s’enrôler immédiatement dans la nouvelle formation constituée à midi, le 20 novembre, et envoyée tout de suite au repos à Liffenkoke, c’est que la tentation était trop forte et que la plupart des fusiliers croyaient encore « dur comme fer » à la légende du grand « balthazar » parisien, de la double paie et du mois de permission extraordinaire. Mais combien d’autres, comme l’admirable premier maître Monguérard, insensibles à ces séductions, prirent leur parti sur-le-champ et crièrent avec lui : « J’y suis, j’y reste ! »

« Oui, je reste, je dois rester. Le moment est suprême, car, demain nous pouvons recevoir l’ordre de monter à l’abordage… Je pourrais aller me reposer quelques jours parmi les miens que je n’ai pas vus voilà bientôt vingt mois… J’irai plus tard, quand j’aurai mis tous mes hommes à la hauteur de leur tâche, quand gradés et marins seront familiarisés avec tout ce qu’ils ont à faire… Au-dessus de la famille, il y a la France. »

Mais ce grand cœur, qui laissait passer volontairement son tour de permission et prenait pour lui tous les dangers et les fatigues, devançait par la pensée ses jeunes compagnons sur la route de la capitale et pressait son correspondant[14] de ne rien négliger pour leur faire une réception digne de Paris et d’eux-mêmes.

Paris, à coup sûr, n’eût pas demandé mieux. Mais il y fallait l’assentiment des pouvoirs publics. Commencée le 21 novembre, la dislocation de la brigade devait se poursuivre « tous les trois jours en commençant par le deuxième régiment. » Ce fut le bataillon Martel (2e du 2e régiment) qui ouvrit le ban. « À six heures quinze, ce matin, écrit le commandant Mauros, le bataillon Martel a été rassemblé au camp Jeanniot. On lui a lu une lettre du général Hély d’Oissel, puis, à la croisée des routes de Saint-lldebald, il a défilé devant le drapeau, faisant route sur Adinkerke, où il s’est embarqué pour Paris. »

L’officier supérieur dont le bataillon prenait ainsi congé le premier du front de Belgique ne se doutait pas qu’il serait replacé quelque trois ans plus tard à la tête du détachement des fusiliers marins et qu’il aurait l’honneur d’être son dernier et très glorieux commandant. À trois heures de l’après-midi, le même jour, l’amiral se rendait à la Roseraie et y faisait ses adieux à son état-major. Les autres bataillons de la brigade s’embarquèrent les jours suivants, aux heures et dans l’ordre prescrits par le dispositif : le bataillon Biffant (ler du 2e régiment) le 24 ; le bataillon de Maupeou (3e du 2e régiment) le 27 et, avec lui, l’état-major régimentaire ; le bataillon Lefebvre (2e du ler régiment) le 30 ; le bataillon Bertrand (3e du 1er régiment) le 3 décembre ; le ler bataillon du 1er régiment (ancien bataillon Lagrenée dont le chef avait pris le commandement du détachement resté sur l’Yser) le 6 décembre, au lendemain même des obsèques d’un de ses capitaines les plus méritants, du dernier officier de la brigade tombé au champ d’honneur, le lieutenant de vaisseau Blanchin, foudroyé par un obus à Nieuport sur la place de l’Église, tandis qu’il rassemblait ses hommes pour monter aux tranchées.

Ces deux bataillons seuls, grâce à l’initiative d’un journal parisien, qui avait organisé pour eux une matinée de gala, connurent le sourire et les acclamations de la « Ville-Lumière, » bien atteinte d’ailleurs dans son prestige par les restrictions qu’on faisait déjà subir à son éclairage. Les autres bataillons, débarqués par nuit noire à la gare du Nord, conduits sans tambour ni trompette à la caserne de la Pépinière, y étaient consignés jusqu’au lendemain où on les dirigeait, avec la même absence de protocole, sur les stations qui desservaient leurs dépôts respectifs. Les uns et les autres cependant, avant de quitter Paris, furent passés en revue dans la cour de la caserne par le nouveau ministre de la Marine qui les harangua, fleurit quelques capotes et, pour terminer, embrassa l’amiral Ronarc’h. La dernière cérémonie de ce genre, où figurèrent le ler et le 2e bataillon du ler régiment, eut lieu le matin du 8 décembre. On y entendit la musique du 230e territorial. Non plus qu’aux précédentes prises d’armes, le public n’y fut admis. Et, après un service solennel célébré à Saint-Augustin par l’abbé Pouchard, aumônier du ler régiment, en l’honneur des morts de la brigade, tout fut dit : une grande chose avait été.


Charles Le Goffic.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mars, 1er décembre 1915, 1er février 1917, 1er janvier 1918 et 15 juillet 1919.
  2. 13 heures et demie, disent la plupart des carnets.
  3. Cette compagnie n’avait cependant là que deux sections et la troisième avait été à tout hasard renforcer la garnison (territoriaux) du Pont-de-Pierre.
  4. CertainS rapports disent au contraire que « la tranchée perdue fut réoccupée sans difficulté, sauf en un point faisant saillant et où s’étaient réfugiés une vingtaine d’Allemands avec un fusil-mitrailleur. » Nous avons suivi la version du rapport Langlois.
  5. C’est le lieutenant Chaillou, commandant la 20e compagnie, qui « arriva le premier, dit sa citation, dans la tranchée ennemie. »
  6. Presque sans perte pour les marins. Dans la compagnie Langlois : 1 tué, 11 blessés, 2 disparus. Parmi les blessés, l’enseigne de Béarn, qui voulait quand même continuer l’attaque « et n’a consenti, dit le capitaine Langlois, à se retirer que sur mon ordre, en pleurant de rage d’être obligé d’abandonner sa compagnie. »
  7. Le rapport officiel dit même qu’il en vient. C’est une erreur.
  8. « Par des contre-attaques l’ennemi cherche à reprendre pied, mais ne réussit pas. J’ai vu des mitrailleurs ennemis tout nus pour passer les rivières essayer de rapporter leurs mitrailleuses : aussitôt tués, ils sont remplacés… » (Officier des équipages Dévisse.)
  9. Rapport du commandant Lefebvre.
  10. Luc Platt.
  11. 80, d’après certains carnets, 35 dont un territorial, d’après le commandant Bertrand, 8 tués et 25 blessés, d’après le commandant Louis, 8 morts et 51 blessés, d’après le commandant Mauros. Nous avons fait une moyenne.
  12. Expression de M. Le Bail, membre de cette commission.
  13. « 1er novembre. Demandé au vicaire de Coxyde de dire une messe le 10 pour l’anniversaire du combat de Dixmude à la mémoire des morts de mon bataillon. — 10 novembre. C’est aujourd’hui l’anniversaire de Dixmude. J’ai fait dire la messe à Coxyde pour les mors de mon ancien bataillon et j’ai assisté à la messe de notre aumônier, l’abbé Andrieux, dans la chapelle de Nieuport. » (Commandant Mauros.)
  14. M. Georges Jullien, l’un des plus fldèles et des plus chauds amis de la brigade, puis du bataillon des fusiliers marins, auquel il offrit ses superbes fanions.