L’Épouse du Soleil/Livre06

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LIVRE VI



Ah ! comme elle tenait les paupières closes pour ne point voir l’affreux cauchemar, la chimère, la hideuse chimère qui rôdait autour d’elle avec son odeur de soufre et tous ses parfums honteux et sa tête de mammacona !… Mais, encore une fois, tout simplement, peut-être, était-elle morte ! Elle avait dû mourir quand on lui avait enlevé le petit garçon ou quand elle avait entendu le cri de l’enfant supplicié dans la chapelle du grand Pacahuamac !

Les prêtres avaient retiré la vieille coya de son trou et ils l’avaient portée dans sa chaise royale sur le bûcher. Cette coya qui allait brûler avait conservé l’attitude que doivent avoir les coyas quand elles meurent étouffées par l’absence d’air dans leur tombe ; c’est-à-dire une attitude des plus dignes de reine assise sur son trône et on obtenait cette attitude-là en faisant le trou de la tombe des coyas si étroit que, dans leur agonie, elles ne pouvaient que rester assises.

Ainsi, celle-ci brûla-t-elle assise et si calme, au milieu des flammes, que les mammaconas, vouées au même supplice, l’envièrent.

Raymond ne regardait plus les bûchers, ni Marie-Thérèse, mais le trou dans lequel on allait mettre celle-ci. Il se disait que si elle était encore vivante et si on pouvait encore la sauver, il ne faudrait pas perdre de temps pour la sortir de là. Et sa main se crispait sur le manche de la pioche d’Orellana, mais son autre main avait toujours le revolver et toujours une furieuse envie de tuer. Il aurait voulu aussi que Marie-Thérèse ouvrît les yeux si elle n’était point morte.

Cependant les deux autres bûchers ne s’allumaient toujours point et les mammaconas commençaient de gémir, car elles devaient mourir avant Marie-Thérèse, comme cela était écrit, pour aller lui préparer sa chambre dans les demeures enchantées du Soleil et, si le Soleil n’allumait point les bûchers, elles n’arriveraient jamais à temps. Elles dressèrent vers l’astre des gorges haletantes, des mains suppliantes, et elles dirent : « Ô Soleil ! nous sommes des femmes ! Donne-nous la force qui peut nous manquer ! Salutaires rayons du Soleil, soyez-nous propices ! Roi du ciel, vois notre destinée. Envoie-nous ta flamme !… Aie pitié de nous !… »

Tous les chœurs reprirent, après elles, la litanie, dix fois : « Envoie-nous ta flamme, aie pitié de nous ! »

Mais le Soleil n’envoya sa flamme que lorsque la fumée du premier bûcher se trouva à peu près dissipée, ce qui ne tarda pas, du reste, car les veilleurs du sacrifice activaient la combustion en versant sur le bûcher des parfums lourds d’alcool. Dès que les gardiens du Temple furent descendus avec leurs lentilles et que la résine commença de pétiller, les deux mammaconas, laissant tomber leurs robes de fêtes, s’élancèrent sur leurs bûchers comme des folles, avec des cris d’allégresse et elles attendaient d’être prises par la flamme avec des yeux d’extase tournés vers le ciel, cependant qu’une musique infernale éclatait autour d’elles et qu’une exaltation sauvage gagnait toutes les autres mammaconas qui dansaient autour des bûchers. Bientôt la flamme enveloppa les deux malheureuses qui jetèrent un cri terrible, et l’une d’elles se sauva !

« Reviens dans la flamme ! Reviens dans la flamme ! » lui crièrent ses compagnes en l’entourant, mais l’autre hurlait de douleur et réclamait le couteau du sacrificateur.

Alors, le gardien du Temple, au crâne hideux (casquette-crâne, pour le goût du sang) lui enfonça son couteau d’or dans la gorge et le sang jaillit sur les voiles noirs des mammaconas, lesquelles reprirent leurs danses et leurs chants. Quant à la victime, elle était tombée, à demi morte, entre les petits poings hideux des deux autres gardiens du Temple qui la repoussèrent sur son bûcher, où elle disparut. L’autre mammacona avait subi le supplice, debout, n’ayant jeté que le premier cri terrible et, quand elle s’effondra dans la prodigieuse corolle écarlate que lui avait envoyée le dieu pour la transporter dans les demeures du Soleil, des clameurs enthousiastes saluèrent ce triomphant martyre.



MARIE-THÉRÈSE
MURÉE VIVANTE


Les mammaconas, de plus en plus affolées par le feu, le sang dont elles étaient couvertes, et l’odeur atroce, et la fumée odieusement parfumée des bûchers, réclamaient, elles aussi, le supplice. Trois d’entre elles se jetèrent dans les flammes, mais en ressortirent presque aussitôt, tendant la gorge au sacrificateur qui les fit mourir, comme elles le désiraient. Et on ne sait jusqu’où aurait été ce délire du sacrifice et de la mort si le geste de Huascar n’y avait mis fin[1].

Sur un signe de lui la musique infernale cessa, les danses et les chants s’apaisèrent et les gardiens du Temple éteignirent sous la cendre les restes des bûchers. C’était le tour de Marie-Thérèse. Raymond, presque évanoui, rouvrit les yeux à la parole d’Orellana.

Il vit les mammaconas dépouiller Marie-Thérèse des ornements de prix dont elle était littéralement couverte. Sur elle, « les larmes du Soleil », selon l’expression consacrée, brillaient de leur éclat doré, de la tête aux pieds. Sa chevelure, ses oreilles, ses joues, sa poitrine, ses épaules, ses beaux bras, ses nobles jambes, ses chevilles sur les sandales d’or, ne laissaient voir que bijoux, plaques et disques éblouissants, pendentifs et bracelets. Tout cela lui fut enlevé et précieusement déposé dans un bassin d’or. On lui ôta également le fatal bracelet-soleil d’or. Ces bijoux devaient être à nouveau cachés jusqu’au jour qui viendrait dans dix ans, où l’Inca aurait besoin d’une nouvelle épouse du Soleil.

Pendant qu’on la dévêtait ainsi de sa gaine d’or, au fur et à mesure du travail rapide des mammaconas, Marie-Thérèse, dont les yeux étaient toujours clos, apparaissait entièrement cerclée de bandelettes. Extérieurement, on en avait déjà fait une momie. Ses bras étaient attachés à son corps. On n’avait plus qu’à la déposer dans son tombeau. Les yeux de Raymond ne quittaient plus ce qu’il pouvait voir encore de ce visage bien-aimé sous les bandes de toile parfumées qui lui liaient le menton, le front et les lèvres, laissant seulement à découvert les yeux fermés et la bouche entr’ouverte, mais immobile comme si elle venait d’exhaler le dernier soupir. Et il crut fermement que Marie-Thérèse était bien morte. Et cela, ne cessait-il de se répéter, était mieux ainsi. Ainsi, elle ne se sentait pas enlever par les trois hideux gardiens du Temple qui la déposaient sur la chaise funèbre et qui, suivis de toute la théorie des mammaconas la glissaient dans l’épaisseur de la muraille, dans ce trou où elle devait rester mille ans pour être ensuite brûlée à son tour.

À ce moment, les rayons du soleil, comme pour faire une échelle d’or à celle que les Incas, ses enfants, lui envoyaient dans leur piété cruelle, vinrent se poser près de Marie-Thérèse. Ils illuminaient sa tombe étroite et Raymond ne perdit rien des derniers gestes de l’atroce cérémonie. Il s’agissait de replacer les trois plaques lourdes, de granit rose, qui, glissant les unes sur les autres et s’adaptant et s’ajustant d’une façon parfaite, allaient fermer la tombe, selon le mode architectural des Incas.

L’opération se poursuivit dans le silence le plus terrible.

Toute l’assemblée avait les yeux fixés sur celle que l’on murait, mais nul n’eût pu dire si elle n’était point déjà morte.

La première plaque glissée par les trois gardiens du Temple qui pliaient sous le fardeau cacha Marie-Thérèse jusqu’aux genoux. La seconde, apportée à hauteur du niveau supérieur de la première pierre vers une plate-forme roulante, fut poussée à son tour et cacha Marie-Thérèse jusqu’aux épaules.

On ne voyait plus maintenant que sa tête dans ce trou funèbre, sa tête entourée de bandelettes, sa tête de momie, son visage de morte. Et c’est alors que tout à coup un long frisson parcourut toute cette assemblée qui avait cependant assisté sans frémir à toutes les précédentes horreurs sacrées : les yeux de Marie-Thérèse venaient de s’ouvrir !…

De s’ouvrir tout grands au fond de ce tombeau qui se refermait sur elle ! Les yeux étaient bien vivants, effroyablement ouverts, tout grands, tout grands sur ce qui lui restait à voir de la vie avant de n’avoir plus à contempler que la Ténèbre éternelle. Son regard vivant fixait ces gens qui la regardaient mourir, cette foule en habits de fête, ce Temple resplendissant, et, pour la dernière fois, la douce, la belle lumière du jour !

Une angoisse surhumaine faisait s’agrandir encore, encore, ce grand, ce suprême regard qui n’allait plus rien voir, jamais !… Les lèvres remuèrent et l’on put croire qu’un cri suprême d’appel à la vie, qu’une clameur d’horreur pour la nuit du tombeau allait s’en échapper. Mais elles se refermèrent sur un pauvre gémissement sans force, tandis que la dernière pierre était poussée sur le grand regard vivant !

Maintenant, elle appartenait au dieu.

Huascar fit un signe sacré et l’exode commença en silence. Il convenait à tous de se retirer du Temple comme les ancêtres se retiraient de la chambre nuptiale après y avoir amené la tremblante épouse. Le départ s’accomplit, sans aucun chant, sans bruit, sans murmure. Il y eut le glissement des sandales innombrables sur les dalles. Et les prêtres, Huascar en tête, et les nobles, et les curacas, et les jeunes gens, et les vierges, et les mammaconas franchirent le seuil des portes d’or.

Oviedo Runtu était descendu de son trône et s’était assis à côté de la momie royale, sur la chaise d’or occupée tout à l’heure par Marie-Thérèse ; les punchos rouges chargèrent sur leurs épaules les deux monarques, le mort et le vivant, et disparurent à leur tour au fond du couloir de la nuit.

Il ne restait plus dans le Temple que les trois gardiens du Temple et les cendres des victimes.

Les trois gnomes avaient à peine refermé les lourdes portes pour vaquer en paix à leurs soins domestiques qu’ils virent arriver sur eux une ombre forcenée et ils s’enfuirent, épouvantés, dans la chapelle de la Lune. Mais la sœur du dieu ne les protégea point. C’est sur les marches de son autel qu’ils furent abattus par le feu humain comme des bêtes mauvaises. C’est là que les trois crânes hideux éclatèrent sous les balles de Raymond ! Et le jeune homme, l’exécution achevée, bondit dans le Temple où déjà Orellana ébranlait les pierres tombales à grands coups de pioche. Il lui arracha l’outil, et, haletant, frappa à son tour.

Mais les pierres ne remuaient point, et Raymond, le front couvert d’une sueur glacée, se demandait maintenant si tant de brutalité était utile. Il essayait de voir, de raisonner, en ce moment suprême. Il faisait appel à sa science d’ingénieur, à ses souvenirs d’école. Il s’efforçait d’oublier Marie-Thérèse qui agonisait derrière ces pierres pour ne penser qu’au problème qui les ferait basculer. Elles n’étaient point trop lourdes. Les forces d’Orellana et les siennes suffiraient à les soulever puisqu’elles avaient obéi aux efforts des trois gnomes. Et si on ne les avait point faites plus lourdes, c’était à cause de la nécessité où les prêtres incas étaient, évidemment, de les déplacer pour certaines cérémonies. Mais par où les prendre ? par où les prendre ?[2].



LA PRISON DE GRANIT
S’OUVRIRA-T-ELLE ?


Il essaya, posément, tranquillement, domptant la tempête intérieure qui l’eût précipité aveuglément contre ce rempart, de trouver le joint. Ordonnant à ses mains de ne pas trembler, il tenta de glisser la partie plate de l’outil entre les deux pierres, mais n’y réussit point. C’était le miracle de leur architecture que, sans ciment, ces pierres étaient si bien ajustées, qu’il était souvent difficile d’en trouver la ligne de démarcation. Comment les remuait-on ? Comment les avait-on remuées ? Car, enfin, on les avait tirées de leur alvéole. Elles tournaient peut-être sur elles-mêmes ? Mais où fallait-il toucher ou frapper ? Et, pendant ce temps, Marie-Thérèse mourait dans sa prison de granit.

Désespéré, il reprit la pioche qu’il dut disputer encore à Orellana, lequel l’étourdissait déjà de ses gémissements effrayants et il lança, à tout hasard, sur la gauche de la pierre, un coup, à toute volée. Il avait donné là toutes ses forces. Il avait rassemblé toutes ses énergies. Il avait donné un coup de titan. La pierre tourna un peu sur elle-même, à droite. Oui, elle dépassa le joint ! Il poussa un cri de victoire et continua de frapper avec rage.

L’alvéole semi-circulaire était ainsi faite que la pierre pouvait glisser et tourner sur la droite et sortir de son cadre sur la droite. Alors, il commença d’appeler : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » comme si déjà elle pouvait entendre, et Orellana qui tournait derrière lui criait : « Maria-Christina ! Maria-Christina ! » Raymond frappait, frappait ! Et le moment vint où la pierre fut suffisamment sortie sur la droite pour qu’il pût la prendre entre ses mains, entre ses ongles qui, inutilement s’y arrachèrent. Alors, avec le manche de sa pioche, il continua de pousser à gauche et le côté droit vint tout entier.

Cette fois, il put prendre la pierre et Orellana se joignit à lui et ils attirèrent à eux la pierre, à eux, à eux !… elle venait à eux : Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… Il délivrait Marie-Thérèse !… Ah ! elle était sauvée !…

Un suprême effort, un prodigieux han !… et la pierre bascula tout à fait, tomba avec fracas sur le parvis du temple. Marie-Thérèse !… La figure entourée de bandelettes apparaît au fond de son trou noir… Ce n’est pas Marie-Thérèse !…

Raymond pousse un cri de rage inexprimable… C’est le visage mort d’une reine morte, c’est la momie d’une ancienne coya qu’il a devant lui !… Il s’est trompé !…

Secoué d’un tremblement affreux, il se retourne vers Orellana, les mains prêtes à étrangler le misérable fou qui s’était attaqué avec sa pioche à une autre tombe ! Et lui, le plus insensé, Raymond, avait continué l’ouvrage du fou !… s’était laissé diriger, à cette minute suprême d’où dépendait la vie de Marie-Thérèse, par un fou !…



TOUTES LES TOMBES
SE RESSEMBLENT !


Et maintenant, est-ce la tombe de droite ?… Est-ce celle de gauche ?… Ah ! toutes ces affreuses pierres se ressemblent ! Toutes ces tombes qui font le tour du temple sont pareilles !…

Cependant il ne peut y avoir une erreur nouvelle. Puisque ce n’est pas cette tombe qu’il vient d’ouvrir qui renferme Marie-Thérèse, c’est certainement celle qui se trouve à droite. Ceci est bien déterminé par l’angle de l’autel sur lequel son regard glissait du haut de la niche pour arriver au trou dans lequel on avait enfoui Marie-Thérèse. C’est sûr !… c’est sûr !… Et il s’attaqua fermement à la tombe de droite. Il recommença le même effort brutal. Il frappe ! Il frappe !… et Orellana derrière lui ! Orellana qui est plus fou que jamais depuis qu’il n’a pas reconnu sa fille, lui crie à chaque coup : Han !… Han !… Han !… comme s’il donnait le coup lui-même… Enfin, la pierre tourne… Elle vient… elle glisse dans leurs bras !… Voici le trou… Marie-Thérèse !… C’est moi, Raymond !… Réponds-moi… Et il se penche sur cette tête immobile de morte ! Ce n’est pas Marie-Thérèse ! Ce n’est pas Marie-Thérèse !…

Ah ! Dieu du ciel !… Raymond tombe épuisé et désespéré sur les dalles. Et il pousse un sanglot terrible où il a mis toute sa rage, et toute son impuissance, et toute sa révolte contre le destin… Mais déjà, de nouveau, il est debout, il est à l’ouvrage, c’est Orellana qui lui a donné l’exemple. Car déjà Orellana frappe, frappe !… Puisque ce n’est point la tombe de droite, c’est celle de gauche !… Et Raymond arrache encore la pioche des mains débiles du vieillard et il frappe furieusement le granit !… Ah ! que de temps passé déjà, que de minutes perdues… pendant qu’elle étouffe, elle, victime de leur erreur !… Frappe, Raymond !… frappe !… frappe encore !… la pierre cède sous tes coups !… Et tu vas enfin la voir, ta tragique fiancée… Tu vas la sauver… tu vas enfin la reconnaître !…

Han ! Han ! Tire la pierre à toi… encore un effort !… là !… elle est à toi, la pierre !… jette-la sur le parvis !… Regarde !… Hélas ! malheureux !… Tu ne la reconnais pas !… Ce n’est pas Marie-Thérèse !… Ce n’est pas elle !… c’est encore… c’est toujours une morte !…

Mais, pendant que tu jettes pour la troisième fois ton cri d’infernal désespoir et que tu te heurtes le front contre les murs et que tu appelles la mort pour te délivrer de cet atroce supplice, Orellana, lui, a poussé une clameur d’allégresse et de triomphe : « Ma fille ! Ma fille ! Ma Maria-Christina !… Me voilà !… c’est moi !… C’est ton père qui vient te délivrer !… » Le fou a reconnu son enfant… C’est elle, c’est bien elle, celle qui lui a été ravie il y a dix ans et qu’il cherche depuis dix ans au fond des couloirs de la nuit et dans tous les Temples de la Mort ! « Maria-Christina ! attends ! attends !… mon enfant !… Encore une pierre ! encore une pierre !… Et je te sors de ta prison !… Mon enfant ! mon enfant ! » Il pleure, il sanglote de joie, il étouffe de joie. Ses bras insensés ont repris la pioche et frappé le granit.

Mais voilà que Raymond est sur lui : « Tu perds ton temps à délivrer une morte et il y a une vivante dans ces tombes ! » Une lutte terrible s’engage entre le vieillard et Raymond pour la possession de l’outil qui reste fatalement dans les mains du jeune homme. Alors, tandis que Raymond recommence d’ébranler avec rage ces murs funèbres, le vieillard, pour le dernier effort de sa vie, parvient à tirer à lui la seconde pierre et à sortir de sa tombe le squelette enveloppé de bandelettes de sa fille chérie, de sa Maria-Christina qu’il serre dans ses bras, qu’il étreint, qu’il couvre de baisers, avec lequel il roule sur les dalles du temple, et sur lequel, après un heureux soupir, il s’endort pour toujours.

Orellana est mort, mais il a retrouvé sa fille.



LE DÉSESPOIR
DE RAYMOND


Et Raymond, lui, retrouvera-t-il Marie-Thérèse ?… Encore une tombe ouverte… et encore une morte !… Ô mystère des dieux ! Mystère du Temple de la Mort qui ne rend que ses morts et qui ici garde la jeune épouse vivante !… Chancelant, criant, pleurant, enfonçant les ongles dans sa chair, se déchirant, prêt à s’offrir lui-même, pantelante victime, au dieu féroce à qui il faut de la chair et du sang, Raymond, titubant, tombant, se relevant, traînant derrière lui sa pioche inutile qui ne sait plus où frapper… essaie encore de comprendre, de se rendre compte… Son regard insensé fait le tour de ce temple circulaire où tous les ornements se répètent, où il est presque impossible de trouver un point de repère… Alors, il ne sait plus… il va au hasard… Cela vaut peut-être mieux !… Le hasard lui donnera peut-être ce que le raisonnement lui a refusé, lui livrera cette tombe où parmi les quatre-vingt-dix neuf mortes, a été enfouie la vivante. Et il frappe !… Mais combien lourdement maintenant… oh ! combien lourdement !… Ah ! que la pioche est lourde entre ses mains tremblantes !… Il n’en peut plus !… Il ne peut plus !… Elle lui échappe… Et, lui, reste là, les bras ballants, les yeux hagards… regardant les yeux des mortes qui le fixent au milieu des débris de sa besogne sacrilège… Il y a combien d’heures qu’il travaille ? Les rayons obliques du soleil ont remonté le long des murs, puis ont disparu, et la lumière qui les suit s’est retirée à son tour. Et l’ombre est venue. Et la nuit… Sur les marches de l’autel où il s’est traîné, il est étendu, enveloppé par la nuit, qui jette sur son agonie des voiles aussi noirs que ceux des mammaconas et il ferme les yeux pour dormir ou pour mourir. Puisque Marie-Thérèse est morte !…


DERNIER CHAPITRE


DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE LES AMOUREUX NE DOIVENT JAMAIS DÉSESPÉRER DE LA PROVIDENCE


Un matin que le petit bateau à vapeur qui fait le service du lac Titicaca passait au large des Îles, il fut hélé par un grand Indien quichua qui se tenait debout dans sa pirogue de totora et, sous son puncho, agitait désespérément les bras. Le bateau ralentit sa marche et le capitaine, ayant compris qu’il s’agissait de sauver un blanc, lequel gisait étendu au fond du canot consentit à stopper. C’est ainsi que Raymond Ozoux rentra dans la civilisation.

Après une fièvre qui l’eût fatalement emporté s’il ne s’était justement trouvé dans le pays où le Monde a appris à la guérir, il se réveilla dans l’honnête lit d’un marchand de laine d’alpaca de Punho, lequel se trouvait à bord du Yavari quand on y avait hissé le pauvre corps frissonnant de Raymond et qui en avait eu pitié. L’Indien avait raconté qu’il avait trouvé la nuit précédente, l’étranger, — quelque touriste sans doute — au milieu des ruines de l’Île sainte, perdu, abandonné et râlant. Il lui avait fait boire de l’eau rose[3] et l’avait transporté dans son canot, dans l’espérance de rencontrer le Yavari au petit jour. Ayant dit, l’Indien s’était éloigné sans avoir voulu recevoir aucune récompense. On l’estima bien honnête, car, fouillé, Raymond fut trouvé porteur d’une somme importante et l’on ne comprit guère que le quichua ne l’eût point dépouillé.

Quand le malade fut en état de comprendre ce qui se disait autour de lui et qu’on lui eut rapporté l’incident de l’Indien, il ne douta point que ce généreux quichua dont on lui avait fait la description fût Huascar lui-même.

En sa qualité de Grand-Prêtre du Temple de la Mort, Huascar avait dû être ramené par ses devoirs sacerdotaux dans ce lieu maudit, y avait découvert Raymond, les traces de sa besogne sacrilège, et sans doute les cadavres des trois gardiens du Temple sur les degrés de la chapelle de la Lune. La froide colère calculatrice de l’Indien avait alors inventé pour Raymond le pire supplice, celui de le laisser vivre après la mort de Marie-Thérèse.

Mais ce supplice, le jeune homme était bien décidé à ne le point subir longtemps. L’idée qu’il aurait pu sauver Marie-Thérèse et que celle-ci était morte par sa faute, à cause de son manque de sang-froid, lui était particulièrement insupportable ; et il se rendait compte qu’il ne pourrait jamais se débarrasser de cette idée-là, qu’elle pèserait toujours sur lui, qu’elle parviendrait à l’étouffer et qu’il fallait mieux en finir tout de suite.

Seulement, il ne voulait point mourir dans ces affreuses montagnes, témoins de tant d’horreurs. L’image de Marie-Thérèse, qui ne le quittait pas, ne ressemblait plus, depuis qu’il avait décidé de l’aller rejoindre, à cette terrible figure de momie vivante apparue au-dessus de la pierre du tombeau… mais à la douce et tranquille et heureuse silhouette qui vaquait à sa besogne commerciale, dans les bureaux de Callao, entre les gros registres verts. C’est là qu’il l’avait revue après une si longue absence, c’est là que, pour la première fois, elle lui avait dit : « On s’aime » et c’est là qu’il irait la retrouver pour mourir.

La pensée de cette mort-là fit qu’il se porta mieux tout de suite. Après avoir généreusement remercié son hôte, il se jeta dans le premier train qui partait pour la côte, pour Mollendo, d’où il prendrait quelque bateau à destination de Calloa. Le voyage lui parut long ; en passant à Arequipa, il vit de loin la petite maison en adobes et songea aux vaines démarches qu’ils avaient faites auprès de ce bandit de Garcia, et, pour la première fois depuis qu’il était sorti du Temple de la Mort, il se demanda ce que pouvaient être devenus ses compagnons de voyage, son oncle François-Gaspard, le marquis et Natividad.

Peut-être étaient-ils morts, eux aussi, voués à quelque martyre au fond du couloir de la nuit, dans la Maison du Serpent. Pauvre oncle François-Gaspard qui ne ferait plus de conférences, pauvre Natividad qui ne verrait jamais plus Jenny l’ouvrière ! Mais, s’il en était ainsi, le marquis, au moins, n’avait pas enduré la torture d’assister impuissant au supplice de ses deux enfants.

À Mollendo, Raymond s’en fut tout de suite, malgré un temps de tempête, sur le débarcadère, où il trouva, errantes sur la plage, deux ombres. Cependant, comme celles-ci accouraient avec force démonstrations, il dut bientôt constater qu’elles étaient vivantes : l’oncle François-Gaspard !… Natividad !

Bien que leur mine fût des plus tristes, ils ne paraissaient pas avoir trop souffert. Raymond leur serra la main sans même s’enquérir de ce qui leur était arrivé. Quant aux deux autres, ils voyaient le jeune homme si pâle et si défait qu’ils n’osèrent pas lui poser une seule question relative à Marie-Thérèse et au petit Christobal.

Ils marchèrent tous trois quelque temps, en silence, plongés dans leurs pensées néfastes. Enfin l’oncle Ozoux demanda à son neveu : « Et le marquis, tu ne sais pas ce qu’il est devenu ?

– Je le croyais avec vous, répondit Raymond de sa voix déjà détachée de toutes les choses de ce monde. »



BIENHEUREUSE
APPARITION


Ce fut alors seulement que Natividad expliqua, sans que personne ne lui demandât, qu’après la funeste tentative de la Maison du Serpent ils avaient été jetés tous deux, M. Ozoux et lui, au fond d’un cachot où ils étaient restés quatre jours et dans lequel l’illustre membre de l’Institut avait pu se rendre un compte exact de la réalité de son aventure. Au bout de ces quatre jours, ils avaient trouvé la porte de leur prison ouverte et s’étaient sauvés sans avoir même eu le temps de demander des nouvelles du marquis. À ce moment, en effet, tous les Indiens abandonnaient précipitamment le Cuzco et s’enfuyaient dans la montagne. Ignorant à quelle catastrophe nouvelle ils avaient affaire, Natividad et François-Gaspard avaient couru vers Sicuani, où ils prenaient le train, et c’était justement cette catastrophe qui les avait sauvés. Veintemilla venait de surprendre et de battre « à plate couture » les troupes de Garcia, indisciplinées et abruties par les fêtes de l’Interaymi. Des milliers de quichuas, soldats et civils, avaient été balayés du Cuzco en quelques heures par les quatre escadrons d’escorte qui étaient restés fidèles au président de la République et à la tête desquels celui-ci avait chargé pour tenter, par un effort suprême, de ramener la fortune. Ces cinq cents hommes, de sang espagnol, avaient vaincu les Incas comme jadis Pizarre, dans ces mêmes plaines de Xauxa et sous ces mêmes murs qui continuaient d’assister, avec l’impassibilité des choses immortelles, à la lutte des races.

Garcia avait dû s’enfuir en Bolivie. Il allait se faire sauter la cervelle quand la nouvelle d’une révolution au Paraguay lui redonna le goût de la vie et il passa la frontière du Paraguay avec tout son ministère péruvien, à la grande joie du président de la République en Bolivie.

Partis de Sicuani, Natividad et Ozoux ne s’étaient arrêtés qu’à Mollendo, et ils comptaient bien y rencontrer le marquis, si le nouveau destin de la République lui avait également ouvert les portes de sa prison. En ce qui concernait Raymond, qui avait pu s’enfuir, ils n’espéraient plus le revoir qu’à Lima « après qu’il aurait tout tenté pour sauver Marie-Thérèse ! »

C’était la première fois qu’ils prononçaient son nom depuis qu’ils avaient retrouvé le jeune homme. Celui-ci vit qu’ils le regardaient avec une angoisse réelle. Une touchante douleur était peinte sur le visage de François-Gaspard : « Mon oncle ! elle est morte ! » Et il se jeta dans ses bras. François-Gaspard pleura et embrassa son neveu avec une grande, une véritable tendresse. Raymond s’arracha de son étreinte, tout secoué de sanglots, et ils le laissèrent s’éloigner le long de la plage où le flot retentissant les retenait prisonniers depuis plus de dix jours. Le Pacifique les trahissait à son tour et s’opposait à leur embarquement.

« Pauvre Raymond ! Pauvre Marie-Thérèse !… Pauvre petit Christobal ! » gémissait François-Gaspard. Il avait fallu de pareils malheurs pour que le bon cœur de l’oncle Ozoux se montrât dans toute sa nudité, jadis trop habillée de froide et mauvaise littérature officielle. Il se reprochait amèrement d’avoir affiché, au commencement de l’expédition et jusqu’au Cuzco, une attitude indifférente qui avait justement outré ses compagnons, mais pouvait-il se douter ?… Une pareille chose !… Cette pauvre jeune fille… ce pauvre petit garçon !… Mais c’était affreux !… Qui est-ce qui aurait pu croire ça ?… En France, on ne le croirait jamais ! jamais !… il aurait beau le raconter dans des conférences, avec projections et preuves à l’appui… non, on ne le croirait pas. C’était terrible ! Il pleurait et Natividad aussi pleurait. « Cette fois, disait celui-ci, il faudra bien que Veintemilla m’entende. Il nous vengera ; que dis-je ? Il nous a déjà vengés par ses victoires. Le Pérou lui doit tout. C’est un grand homme. Garcia nous aurait fait retomber dans la barbarie ! Il l’a bien prouvé dans toute cette affaire et nous avons failli être ses victimes ! »

Huit jours encore se passèrent. Tant qu’on ne put prendre le bateau pour Callao, Ozoux et Natividad surveillèrent le désespoir de Raymond, mais celui-ci avait un calme qui les trompa et, quand ils furent à bord, Natividad et Ozoux se permirent de le questionner sur les événements terribles auxquels il avait assisté. Il leur raconta tout ce qu’il avait vu dans le Temple de la Mort et l’agonie de Marie-Thérèse. Cette narration, faite d’une voix simple et singulièrement paisible, fut écoutée avec horreur par Natividad et François-Gaspard qui s’enfuirent aussitôt dans leur cabine où ils s’enfermèrent pour pleurer, sans être dérangés, sur le cahier de notes qui allaient fixer un si étrange récit.

Raymond, appuyé au bastingage, regardait maintenant venir à lui cette côte qu’il avait récemment abordée avec tant de bonheur et où dans une heure il allait mourir. Ah ! le Pérou de Pizarre et des Incas ! le pays fabuleux de l’or et de la légende ! la terre de sa jeune ambition et de son amour ! Mort son amour ! morte son ambition ! Seule vivait toujours la légende dont il avait ri ! et qui avait tué tout cela ! et qui allait le tuer, lui, après Marie-Thérèse, pour avoir ri, ri de ce que racontaient les deux vénérables vieilles dames tombées d’un tableau de Vélasquez et qui semblaient avoir tant de mal à se relever : la tante Agnès et la duègne Irène qui racontaient de si curieuses histoires autour du bracelet-soleil d’or !…

Comme la première fois, ce fut lui qui se jeta le premier dans la petite embarcation du batelier criard, mais cette fois il n’eut point besoin de demander où se trouvait la calle de Lima. Et ses yeux ne quittèrent plus cet endroit de la ville où il avait couru si plein d’espoir, où l’avait attendu Marie-Thérèse !…

Hélas ! aujourd’hui, après avoir abordé, c’est sans hâte qu’il gravit les petites ruelles, qu’il pénètre dans leur labyrinthe, qu’il glisse dans l’ombre des arcades et qu’il atteint enfin l’étroit carrefour d’où l’on aperçoit la véranda !… C’est là qu’il avait entendu sa voix, c’est là qu’il venait la chercher tous les soirs, c’est là qu’un soir il ne l’avait plus trouvée. Jamais plus elle ne reviendra la pauvre Marie-Thérèse… jamais plus elle ne pliera, sous le poids des gros registres verts, sa souple taille où s’enroulait la chaîne d’or qui retient le crayon pour les chiffres… jamais plus il ne l’entendra discuter de sa jolie voix claire le prix et la qualité du guano… jamais plus elle ne se penchera à la fenêtre pour voir s’il arrive… Et Raymond s’avance, et, tout à coup, il s’arrête et chancelle. Sa main se porte à son cœur. Ah ! cette fois, il va mourir ! Tant mieux ! N’est-il pas venu ici pour cela !… Cette apparition, là-bas, à la fenêtre de la véranda, lui fait trop de mal… Il étouffe !… C’est la plus cruelle des hallucinations !… ou bien, c’est peut-être vrai que les ombres, après la mort, viennent errer autour des endroits qui leur furent chers… car il voit, il voit l’ombre de Marie-Thérèse… et ces ombres ont certainement le pouvoir de se montrer à ceux qui les ont aimées !… L’ombre de Marie-Thérèse est à la fenêtre… Dieu ! comme elle est pâle… elle est diaphane… quel visage de tristesse et de mort ont les ombres des morts qui viennent se promener dans la vie… Elle se penche comme autrefois… elle tourne la tête comme autrefois… elle a tous les gestes d’autrefois… mais ce sont des ombres de gestes… Et Raymond ose à peine murmurer : « Marie-Thérèse ! » de peur que toute cette ombre ne s’efface, ou qu’au seul son de sa voix ne s’évanouisse sa bienheureuse hallucination… À pas prudents il s’avance… il glisse avec la précaution d’un enfant qui s’apprête à saisir un papillon et qui a la crainte de le voir s’envoler… et son cœur bat, son cœur bat… son cœur se gonfle… son cœur va éclater… car c’est bien un grand cri vivant qui s’échappe des lèvres de l’ombre !… « Raymond ! » — « Marie-Thérèse ! »…

Encore une fois ils sont dans les bras l’un de l’autre…

Il serre la chère ombre et il ne se doute pas qu’elle, comme lui, pourrait croire ne serrer qu’une ombre. Ils ont tant souffert, tous les deux ! tant souffert !… Ils défaillent aux bras l’un de l’autre… Ils tomberaient si on ne les entourait, si on ne les soutenait !… Voilà les bonnes vieilles dames, Agnès et Irène, qui retiennent, en pleurant, Marie-Thérèse sous les bras. Et le marquis, plus vaillant, a couru dans la calle et ramène Raymond à son bras… et tous pleurent, pleurent !… Il n’y a que le petit Christobal qui ne pleure pas, mais qui saute de joie à la porte du bureau, en revoyant son bon ami Raymond, et qui tape d’allégresse dans ses menottes… « Je te l’avais bien dit, Marie-Thérèse, qu’il n’était pas mort !… Tu vas guérir maintenant !… Tu vas guérir ! »

Et Marie-Thérèse, dans les bras de Raymond, dit :

— Je savais bien, moi, que, s’il devait revenir, c’est ici qu’il reviendrait !… mais est-ce bien toi ?… est-ce bien toi, mon Raymond ?…

— Et toi, Marie-Thérèse, est-ce toi que je tiens dans mes bras ?

— Oh ! Marie-Thérèse a été bien malade, et nous avons cru qu’elle allait mourir, fait le petit Christobal pendant que les deux vieilles sanglotent et que le marquis se mouche, mais on l’a guérie, en lui disant que Raymond n’était pas mort ! Moi je lui disais : « Tu verras ! le bon Huascar l’aura sauvé aussi, c’est sûr !… » Huascar nous a tous sauvés, tous ! Il faudra bien l’aimer quand il reviendra à la maison… Papa le dit bien : sans lui, nous serions tous morts !… Mais maintenant il ne faut plus mourir. »



LE GRAND-PRÊTRE
A TENU PAROLE


Marie-Thérèse a voulu revoir son bureau avant de mourir, le bureau où Raymond venait la chercher. Maintenant, Raymond est revenu. Maintenant, elle ne mourra plus !… Comment Huascar avait-il pu sauver Marie-Thérèse ? Raymond était sûr qu’avant qu’il ne s’évanouît dans le Temple de la Mort, après ses tentatives désespérées, Marie-Thérèse avait eu le temps de mourir étouffée, au moins dix fois, certes !

— Marie-Thérèse, lui dit-il, je t’ai vue quand ils t’ont mise dans la tombe !

— Tu étais là ! s’écria-t-elle, avec une énergie soudaine et revivant l’affreux drame, en dépit du marquis et des tantes qui faisaient signe à Raymond et qui voulaient l’empêcher, elle, de reparler de ces choses… Oui, tu étais là ?… pour me sauver, n’est-ce pas, mon bien-aimé !… Mes yeux se sont ouverts tout à coup, parce que je savais que tu étais là ! je sentais tes yeux sur mes yeux… et je les ai ouverts !… et les méchants ont fermé la tombe !…

— Tais-toi ! Tais-toi, Marie-Thérèse, je t’en supplie, dit le marquis… Il faut oublier tout cela !… Il ne faut plus parler de tout cela !…

— Si ! si !… maintenant, Raymond est là ? Il n’y a plus de danger !… Il faut que Raymond sache !… Ça a été la nuit dans la tombe !… Ah ! tu as dû voir que j’étais comme morte !… depuis qu’on m’avait pris mon petit Christobal qui avait poussé ce cri déchirant au moment où Huascar l’arrachait de mes bras, j’étais déjà morte… j’avais cru qu’on allait le tuer… C’est en vain que Huascar m’avait dit qu’on respecterait sa vie… je ne pouvais croire Huascar… et je fermai les yeux pour mourir… dès mon entrée dans l’abominable Temple… et je les ai rouverts quand je t’ai senti là !… qu’allais-tu faire pour me sauver ?… car je savais que tu tenterais tout !… tout !… ah ! mon amour !… même dans la nuit de la tombe, j’espérais en toi !… Au fond des minutes atroces que j’ai passées là, dans le domaine des morts, la pensée que tu me sauverais ne me quittait pas. Tu ne me laisserais pas mourir ainsi, entre ces pierres… et je t’attendais… je t’attendais, moi que la mort avait liée déjà… et puis, j’ai commencé à étouffer !… et alors, je me suis dit : « Il viendra trop tard !… trop tard !… je serai morte quand il arrivera ! » Sous mes bandelettes ma poitrine se soulevait, ma bouche cherchait l’air qui commençait à me manquer… Oh ! papa ! mon bon papa !… Laissez-moi dire à Raymond, puisque c’est fini !… puisque… puisque je suis vivante… et que nous vivrons, et que nous nous aimerons… j’étouffais !… et mes oreilles commençaient à me faire entendre d’étranges musiques… quand tout à coup la muraille fut secouée, ébranlée autour de moi. Des coups sourds faisaient trembler la montagne qui était mon tombeau !… « C’est lui, me disais-je, c’est lui !… Vite !… Vite !… qu’il se dépêche ! » Mes yeux étaient grands ouverts dans les ténèbres et j’attendais la lumière… et, après un dernier coup terrible contre la muraille, la lumière vint ! je fermai les yeux en criant : « Raymond ! » Je me suis sentie tirée par derrière. Je rouvris les yeux. J’étais dans les bras de Huascar !… de Huascar qui me tenait étroitement serrée contre sa poitrine, de Huascar dont le visage passionné se penchait sur le mien, dont le regard de flammes me brûlait et je demandai à Dieu pourquoi il ne m’avait pas laissée mourir !… L’Indien me déposa dans un couloir obscur qu’éclairait un feu de résine, et là, il commença de délier mes bandelettes. Quand j’eus les bras et les mains libres, il me recouvrit de la robe de chauve-souris que l’on m’avait ôtée avant de me faire entrer dans le Temple.

Je le regardais agir avec épouvante, comme une esclave que rien ne peut sauver de son maître. Mais il m’annonça d’une voix rauque que je n’avais rien à craindre de lui et qu’il m’avait sauvée. Je ne pouvais le croire. Je ne pouvais pas croire Huascar. Je le regardais maintenant replacer dans la tombe d’où il m’avait tirée une momie pareille à celles dont nos « panthéons » sont pleins et refermer le trou qu’il avait creusé et préparé à l’avance autant qu’il lui avait été possible, sans éveiller les soupçons autour de lui : « Il n’y a pas de sacrilège, fit-il, puisque le dieu a le nombre d’épouses qu’il lui faut ! »

Il se tourna vers moi et, instinctivement, je reculai. « Je te fais encore peur, me dit-il… Sache donc que, sans moi, tu serais déjà morte et que j’avais tout disposé pour ton salut ! Et ne me remercie pas, puisque j’ai fait cela parce que je t’aime… » Je reculai encore, ou plutôt je me traînai, misérable et sans force, hors de ses bras qui se tendaient vers moi. « Il y en a d’autres qui t’aiment, dit-il encore, et qui auraient voulu te sauver… et qui ont tout fait pour que tu meures !… J’ai dû faire échouer moi-même leurs tentatives dangereuses, car les quichuas t’auraient offerte au dieu, quand même, morte s’ils ne pouvaient te garder vivante !… »

Je ne croyais pas Huascar. Je lui dis : « Tu ne m’as sauvée que pour mieux me perdre. Qu’as-tu fait de mon frère ?

— Tu veux le voir, me dit-il, viens !

Et comme j’étais incapable de faire un pas, il me prit dans ses bras et nous nous enfonçâmes dans les couloirs de la nuit qui ne doivent avoir aucun secret pour lui.

J’entendais contre moi le battement de son cœur et j’avais plus peur que lorsque j’étouffais dans la muraille du Temple.



UN SERMENT QUI
NE COMPTE PLUS


Enfin, il poussa une porte, et deux cris joyeux retentirent. J’étais en face de papa et de Christobal qui me prirent des bras de Huascar et me couvrirent de baisers. L’Indien dit : « Je vous avais promis de vous rendre votre fille et votre fils, señor ! les voici ! Vous ne courez plus maintenant aucun danger ! Un Inca ne manque jamais à sa parole ! »

Sur quoi, il salua, et nous ne l’avons plus revu !… J’ai voulu te dire tout cela, Raymond, pour que, si par hasard tu rencontrais jamais cet homme, tu saches ce que nous lui devons !…

À ces derniers mots, le jeune homme tressaillit et serra nerveusement la main de Marie-Thérèse.

— Oh ! Marie-Thérèse, fit-il, la voix tremblante, je sais ce que je lui dois. Il t’a sauvée, il m’a sauvé… et moi je lui ai juré que, s’il te sauvait, tu ne serais jamais ma femme.

— Mon Raymond !… Mon Raymond ! je sais cela !… Il a dit cela à papa… n’est-ce pas, papa, qu’il t’a dit cela ?… Oh ! papa te le dirai pourquoi trembles-tu ?… c’est un enfantillage…

— Tu n’as peut-être été sauvée qu’à cause de ce serment-là, fit Raymond, lugubre…

— Malgré ce serment-là, voulez-vous dire, interrompit le marquis. Huascar l’a considéré comme une insulte. Lorsque dans l’Île où j’avais été amené prisonnier à la suite du cortège qui emportait Marie-Thérèse, je me trouvai seul, un soir, face à face avec l’homme que j’accusais de nous avoir trahis et d’être la cause de tous nos malheurs, je voulus lui cracher toute ma haine et mon mépris, mais il ne m’en laissa pas le temps. Il arrêta mes premières invectives pour me faire conduire et garder dans une grotte près du rivage, où il me rejoignit bientôt et où je m’attendais à être sa victime. Là, il m’apprit froidement qu’il n’avait jamais cessé de travailler à nous sauver de nous-mêmes et de nos imprudences, et que tout était préparé pour notre fuite, que bientôt il m’amènerait mes enfants et que je n’aurais la nuit suivante qu’à me jeter avec eux dans sa pirogue et qu’à m’en remettre de notre salut aux deux Indiens qu’il m’avait donnés pour gardes et qui lui étaient dévoués jusqu’à la mort.

Son ton était si solennel que je ne mis point sa parole en doute. Rien ne le forçait plus à me mentir, puisque nous étions ses prisonniers. Je lui tendis la main, mais il ne la prit pas. C’est alors qu’il me parla du singulier serment que vous lui aviez fait, un soir, à Arequipa : « Je ne connais point ce jeune homme, me dit-il, j’ignore pourquoi il m’a proposé un pareil marché. La señorita sera libre comme son cœur et je ne suis point le marchand de son cœur. Il ne m’appartient ni de le prendre, ni de le donner, ni de le retenir. Il faut que ce jeune homme sache cela, à qui je n’ai jamais fait de mal et qui m’a insulté. Je lui pardonne. » Il s’apprêtait à partir, je voulus encore le remercier, dans la certitude où sa parole m’avait mise qu’il tenterait tout pour notre salut : « Remerciez celle qui est au ciel et qui fut la señora de la Torre, señor, et ne remerciez point Huascar qui ne vous demande qu’une chose, en échange du service qu’il a pu vous rendre, c’est de n’en parler jamais. Il ne faut point que la mémoire du grand-prêtre de l’Inca soit déshonorée. » Ainsi a parlé Huascar. Vous pourrez épouser Marie-Thérèse, Raymond !… »

Sur ces entrefaites survinrent l’oncle Ozoux et Natividad ! Ils avaient appris en route que le marquis était de retour à Lima, qu’on l’avait vu ce jour-là à Callao, et qu’il y avait ramené, ils ne savaient par quel miracle, Marie-Thérèse et le petit Christobal, et ils accouraient comme des fous !



IMAGINONS QUE
NOUS AVONS RÊVÉ


Et maintenant ils riaient, ils pleuraient de surprise et de bonheur, et tout ce monde s’embrassait. En vain, les deux vénérables dames voulurent-elles entraîner Marie-Thérèse et la soustraire à toutes ces démonstrations, Marie-Thérèse leur fit comprendre que la joie générale était encore le meilleur médicament contre de si affreux souvenirs. « C’est un mauvais rêve ! fit-elle… imaginons-nous que nous avons fait un mauvais rêve !… »

— Oui ! il nous faut imaginer cela, appuya le marquis. J’ai vu Veintemilla et je lui ai tout raconté ; il nous prie de nous imaginer que nous avons fait un mauvais rêve ! Il nous le demande patriotiquement. En revanche, il a promis de nous aider dans la liquidation de notre entreprise de guano et dans la vente de nos concessions. Le mariage de Marie-Thérèse et de Raymond aura lieu en France, si personne n’y voit d’inconvénient ; nous ne reviendrons que plus tard essayer le siphon de l’ingénieur Ozoux dans les mines antiques du Cuzco, quand nous serons à peu près sûrs que ceux qui tenteront de les fréquenter ne risqueront plus défaire d’aussi mauvais rêves !

— Ah ! si on m’écoutait, je vous prie de croire que l’on verrait bientôt clair dans les couloirs de la nuit ! s’exclama Natividad… mais non, c’est toujours le même système… on ne veut rien voir, on se bouche les yeux !… même après une aventure aussi effroyable où nous avons failli tous laisser notre peau. Veintemilla, qui devrait mater une bonne fois les Indiens, Veintemilla vous demande de croire que vous avez fait un mauvais rêve !…

Et le pauvre Natividad leva vers le plafond des bras désenchantés.

— Monsieur Natividad, vous êtes un mauvais esprit, déclara le marquis. J’ai, du reste, une triste nouvelle à vous annoncer. Vous n’êtes plus Inspector superior de Callao ! Vous êtes dégommé, mon cher Monsieur Natividad !

Natividad se laissa tomber sur une chaise, la bouche ouverte, ne trouvant pas un mot pour qualifier la joie avec laquelle un homme pour lequel il avait tout risqué lui annonçait son malheur.

Il était si comique ainsi que tout le monde éclata de rire. Il se leva alors, furieux, et se dirigea vers la porte à grands pas. Il suffoquait d’indignation. Ça lui apprendrait à quitter, pendant des semaines, Jenny l’ouvrière !

— Pas si vite ! lui cria le marquis ; pas si vite, mon cher Monsieur Natividad ! Si j’ai une triste nouvelle à vous annoncer, j’en ai également une excellente. Vous êtes nommé Inspector superior de Lima !

Natividad retomba sur une chaise, mais cette fois éperdu de joie.

— C’est un rêve ! gémit le brave homme.

Et, cette fois, il ne savait comment remercier le marquis grâce auquel se trouvait réalisé le plus beau rêve de sa vie.

— Mais enfin ! finit-il par s’écrier… j’aurais pu être mort !…

— Oh ! répliqua en souriant le marquis, la nomination que m’a remise le président de la République n’est valable, évidemment, que dans le cas où vous seriez vivant !… Allons, puisqu’ils ne vous ont pas mangé, vous allez pouvoir les surveiller, vos Indiens !…

— Chut ! fit Natividad en qui renaissaient les qualités prudentes du magistrat. Qu’on n’en sache rien !…

La voix de François-Gaspard se fit entendre :

— Nous allons rentrer en France, mon cher marquis. Est-ce que je pourrai parler dans… mes… conférences ?…

— Vous raconterez que vous avez fait un rêve, mon cher académicien, pendant lequel vous sont apparues toutes les splendeurs et toutes les horreurs des cérémonies du vieux Pérou.

— Et nous ? croirons-nous jamais que nous avons fait un rêve ? demanda tout bas Raymond à Marie-Thérèse en fixant tristement ce pauvre visage qui attestait, lui, que la réalité était encore bien proche.

— Quand les couleurs nous seront revenues… lui répondit Marie-Thérèse qui contemplait, le cœur serré, la pâle figure de son fiancé… Tout de même, continua-t-elle, quand je me retrouve ici, dans ces bureaux, en train de prendre le thé, à côté de ma bonne tante et de la vieille Irène, de me faire gâter par vous tous, quand je revois ces bons registres verts sur lesquels je me suis tant pliée pour aligner des chiffres, et ce copie-de-lettres qui attend encore la réponse au correspondant d’Anvers, tu sais, mon Raymond : « Pour ce prix-là, vous n’aurez que du guano phosphaté à quatre pour cent d’azote, et encore ! »… oui, quand je vois ce cadre domestique, où joue mon petit Christobal, quand je nous revois tous vivants après le Temple de la Mort, je ne puis m’empêcher, par moments, de me dire : « N’ai-je pas rêvé ?… »



TRAGIQUE
RÉALITÉ


À ce moment, Natividad prenait congé du marquis et ouvrait la porte du bureau. Il recula soudain avec une exclamation étouffée.

Un corps soutenu par la porte venait de s’allonger sur le carreau du magasin. Et ce corps était le cadavre d’un Indien. Marie-Thérèse, qui le reconnut la première, tomba à genoux : « Non ! Non ! Raymond, s’écria-t-elle, nous n’avons pas fait un rêve !… »

Et elle pleura sur Huascar qui s’était traîné jusqu’à ce seuil d’où elle l’avait chassé et qui mourait, un couteau dans le cœur.

  1. Pour ces atroces sacrifices, voir tous les auteurs qui se sont occupés de l’ancien Pérou.
  2. « Simplicité, symétrie et solidité, voilà les trois caractères par lesquels se distinguent avantageusement tous les édifices péruviens. » Humboldt. Vues des Cordillères, p. 115. Les pierres étaient taillées avec une grande régularité et ajustées avec une si exacte précision que, sans les cannelures, il serait impossible d’indiquer les joints. Les arêtes sont si finement travaillées et ajustées entre elles qu’il est impossible d’y glisser la lame d’un contenu. (Prescott.)
  3. Eau de quinquina.