L’Équilibre européen

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DE
L’ÉQUILIBRE EUROPÉEN.

Politique de la France avant et depuis les Traités de Vienne.

Je voudrais, en me plaçant en dehors des vives préoccupations du moment, essayer de me rendre un compte sommaire des vicissitudes qu’a subies la politique des peuples modernes avant d’atteindre sa forme actuelle ; je voudrais rechercher surtout quel rôle paraît réservé à la France dans les complications qui menacent le monde, et quels principes nouveaux elle est appelée à faire prévaloir dans le droit public européen. Il est difficile de croire, en effet, qu’une révolution qui a changé la face d’un grand pays, introduit des modifications profondes dans la condition politique ou civile de presque tous les peuples, et gravement affecté l’ensemble des mœurs là même où elle n’a pas agi sur les institutions, que la révolution de 89 enfin ne soit pas destinée à jeter à son tour dans le monde quelques maximes frappées au coin de cette universalité départie à ses résultats sociaux.

Le droit des gens n’est pas demeuré, depuis Grotius, immobile dans ses formules, et les lois de l’équilibre européen ne suffisent plus aujourd’hui pour garantir la paix du monde et satisfaire la conscience publique. On comprend de nos jours tout autrement qu’après la guerre de trente ans et les attributs de la souveraineté et les droits des sujets, et la solidarité des nations entre elles ; celles-ci s’appartiennent trop à elles-mêmes pour qu’un mariage ou une succession princière suffise encore pour bouleverser le monde ; enfin, les périls permanens qui menacent, depuis vingt-cinq années, l’édifice élevé par le congrès de Vienne, constatent trop que les transactions fondées sur de pures convenances diplomatiques sont également dénuées de cette force morale qui seule fonde le droit et garantit l’avenir.

Il est donc à croire que des principes plus larges serviront un jour de base à des combinaisons moins factices, et que des violences contre lesquelles le temps ne prescrit pas, seront redressées, dans l’intérêt commun, selon des lois plus rationelles et des principes moins arbitraires. Quand se consommeront ces grands changemens, par quelles voies s’opéreront-ils ? Ceci est en dehors des prévisions humaines. Quelle attitude devra prendre la France lorsque les évènemens la contraindront à des résolutions décisives ? quelles maximes doit-elle proclamer dès aujourd’hui comme bases de son droit public et de son système fédératif ? je crois que ces questions peuvent, dès à présent, êtres posées et résolues.

L’intelligence humaine est aujourd’hui vivement préoccupée d’une idée à laquelle les faits consommés paraissent avoir imprimé comme une sorte de consécration. On croit à la puissance de la raison publique au point d’espérer que la guerre pourrait cesser de devenir le dernier argument des rois ; on trouve dans les précédens que chaque jour accumule les premiers délinéamens d’une jurisprudence internationale qui fera prévaloir le génie de transaction où domina si longtemps celui de la force. On ignore sans doute encore le mode selon lequel pourrait se constituer d’une manière définitive ce haut arbitrage européen, on ne sait rien ni des moyens à employer pour l’accomplissement d’une telle œuvre, ni de la manière dont elle pourrait se combiner avec l’indépendance respective des états ; mais l’on croit fermement à la formation d’une association nouvelle, et l’on en poursuit la pensée sous mille formes : les uns l’érigent en théorie humanitaire, les autres comptent, pour la réaliser, sur l’expérience chèrement acquise par les peuples, ou sur ces agitations intérieures qui en menaçant l’ordre social, imposent aux gouvernemens une réserve dont leur sûreté même leur prescrit de ne pas se départir.

Nous n’hésiterons pas, sans exclure cet ordre de considérations, à remonter jusqu’à l’origine des idées répandues dans la société moderne ; nous y verrons une modification de ce christianisme latent dont le monde est comme imprégné, alors même qu’il méconnaît la source de ses inspirations les plus puissantes. C’est parce que l’idée chrétienne s’est réalisée dans le droit civil, que les peuples ont conquis l’égalité sur l’esprit de caste ; c’est parce qu’elle tend à se réaliser dans le droit des gens, que la paix se maintient au milieu des plus difficiles épreuves, et que l’opinion publique a jusqu’ici dominé de toute sa hauteur et les caprices des ministres aventureux et les antipathies des cours. Il n’est donc pas interdit d’espérer que la guerre ne fléchisse un jour comme l’esclavage devant cette grande révélation de l’égalité naturelle des êtres et de la fraternité des peuples, dont dix-huit siècles n’ont pas suffi pour épuiser la profondeur féconde. Depuis l’établissement du christianisme, le monde est constamment travaillé par cette idée d’une direction pacifique opposée à celle de la force. L’énergie de la foi populaire la réalisa partiellement au moyen-âge, alors même que la prédominance du pouvoir militaire semblait rendre cette réalisation plus impossible. Sur cette idée se forma le grand corps de la chrétienté ; elle releva les peuples du joug de la conquête, et ralluma dans les ames, avec le sentiment de la dignité humaine, l’étincelle de la liberté.

La plus belle histoire qui soit à écrire, serait assurément celle du droit public primitif de l’Europe catholique, tel qu’il résulte des décisions pontificales, des actes des assemblées nationales, et de ces innombrables conciles dont la mission n’était pas alors moins politique que religieuse Cette histoire commencerait au VIe siècle, à l’établisement des premières nationalités européennes ; elle aurait son apogée dans les croisades et se continuerait jusqu’aux jours de Charles-Quint, dont l’ambitieuse tentative détermina la fondation d’un nouveau système politique, destiné à remplacer celui auquel la réforme religieuse venait de porter les derniers coups. Le publiciste qui se vouerait à cette grande tâche, aurait à faire un double travail : il devrait, d’une part, dégager de la luxuriante confusion de cette vie du moyen-âge si pleine et si troublée, les maximes d’égalité et de charité évangélique qui tendaient à prévaloir dans les relations des hommes et des peuples ; il aurait, de l’autre, à faire remarquer combien l’état social était au-dessous de ces maximes elles-mêmes, et à montrer pourquoi il leur fut interdit de s’épanouir alors dans la plénitude de leur grandeur morale. Rappelons en peu de mots les principales difficultés que dut rencontrer en ces temps-là cette œuvre de l’association universelle que notre siècle reprend comme une idée neuve à sa manière et à son tour.

La première résultait assurément de la manière vague et mal définie dont furent comprises, à cette époque, et la suprématie pontificale, et les prérogatives de l’empire. Non contente d’aspirer au rôle d’arbitre suprême, et de décider de la politique en tant que souveraine appréciatrice de la discipline et de la morale, Rome, préoccupée du soin d’une domination temporelle dont la violence des temps lui faisait d’ailleurs une loi pour la conservation de sa propre indépendance, entendit souvent dans un sens tout matériel le droit de suzeraineté que lui déférait la conscience des peuples. De son côté, l’empereur romain, par l’incertitude de son titre sur l’Italie et ses vagues prétentions de haut domaine sur toutes les couronnes chrétiennes, se trouvait menacer également et l’indépendance de celle-là et la dignité de celles-ci. Lorsqu’au XIVe siècle le plus grand jurisconsulte de l’époque, Bartole, proclamait dogmatiquement la souveraineté de l’empereur jusqu’aux confins de la terre habitable, lorsqu’au siècle suivant des papes montaient à cheval pour commander eux-mêmes leurs armées, il était clair que la constitution de l’Europe chrétienne ne pouvait résister à cette étrange confusion de toutes les idées et de toutes les choses.

Le génie des institutions féodales rendait d’ailleurs impossible l’application de cette spiritualité élevée, prématurément introduite dans une société où la conquête avait en quelque sorte rajeuni le droit antique de la force par une consécration nouvelle. L’afféagement du sol avait, il est vrai, arrêté le torrent de l’invasion, et ancré au rivage cette terre si long-temps battue par la tourmente ; mais les mailles serrées du réseau dont ce système couvrit l’Europe, durent arrêter le développement naturel de celle-ci, et empêcher la vie de circuler librement dans son sein. Des relations de vassalité s’établirent en dehors de la volonté des peuples et de leurs intérêts d’avenir. La possession du territoire se trouvant étroitement liée au droit des personnes suivit toutes les fortunes de celles-ci, de telle sorte que le décès d’un prince et le mariage d’une princesse suffirent pour briser les relations les plus intimes. Des provinces furent liées à une domination étrangère, d’autres furent séparées de leur centre naturel par suite des innombrables vicissitudes du droit féodal, et l’essor des nationalités se trouva de toutes parts comprimé par l’autorité de prescriptions arbitraires. Ainsi, pour ne rappeler qu’un seul exemple, les diverses provinces belgiques, disputées tour à tour comme fiefs de l’empire et de la France, devinrent une pomme d’éternelle discorde au centre même de l’Europe. Le droit des femmes livra les peuples à toutes les incertitudes de l’avenir, à ce point que si l’on voulait désigner l’institution politique la plus funeste au monde depuis mille ans, personne n’hésiterait à indiquer la succession féminine. Par elle s’ouvrit, entre l’Angleterre et la France, une guerre de trois siècles ; le droit des femmes nous jeta sur l’Italie au mépris de nos intérêts les plus évidens, et par lui la vaste monarchie espagnole devint l’accessoire de l’héritage d’un prince flamand, petit-fils de l’héritière de Bourgogne et fis de l’héritière de Castille, et deux fois en moins d’un siècle le sort de l’Europe dépendit du choix d’une jeune fille.

La séparation profonde maintenue par les institutions féodales entres les races humaines, l’antagonisme permanent de l’empire et de la papauté, expression de deux forces en lutte constante, opposaient un invincible obstacle à la réalisation de la pensée politique embrassée par Hildebrand, Conti et tant d’autres illustres pontifes avec l’enthousiaste persévérance qu’inspirent les grandes choses. Les papes avaient pu sauver l’Europe de l’invasion musulmane, inspirer et régler le mouvement qui, en la jetant tout entière sur l’Asie, fit sonner l’heure de son affranchissement politique ; ils avaient pu, par de prodigieux efforts, sauver l’inviolabilité du mariage et la sainteté de la famille, maintenir les lois de l’église et préserver la discipline, compromises par un dangereux contact avec la puissance seigneuriale ; ils purent intervenir entre les princes et les peuples, quelquefois prévenir la guerre, et toujours en atténuer les rigueurs : mais il ne leur fut pas donné d’asseoir les relations d’état à état, et d’imprimer à celles-ci une fixité que ne comportaient ni le droit, féodal, ni les mœurs d’une époque toute guerrière.

Déjà, d’ailleurs, le grand édifice de la catholicité menaçait de s’écrouler par sa base. Le XVe siècle, cet âge qu’il faudrait tant étudier pour bien comprendre le nôtre, avait soufflé sur le monde un vent de révolutions et de ruines, et ouvert de toutes parts des perspectives nouvelles. L’aiguille aimantée, l’Amérique, l’imprimerie, le papier à écrire, la poudre à canon, les merveilles de la science et les secrets de la nature étaient venus changer toutes les conditions de la vie matérielle, et détacher l’homme de ses idées en le détachant de ses habitudes. L’antiquité, soudainement exhumée par les jurisconsultes et les écrivains, fit apparaître le monde réel sous cet aspect terne et dangereux que reflètent également sur les choses présentes et la connaissance incomplète du passé et les vagues hallucinations de l’avenir. Les poètes donnèrent à l’Europe une littérature nouvelle, puisée en dehors des sources chrétiennes ; le droit romain, accepté comme la raison écrite, fit mépriser les institutions paternelles, et dès-lors on s’occupa moins du soin de les corriger que de celui de les abolir. L’histoire et la politique se dégagèrent de tout symbolisme religieux, et ne furent plus envisagées qu’au point de vue de l’habileté pratique. Le scepticisme engendra la corruption, qui réagit à son tour sur les croyances ; celles-ci s’ébranlèrent, et les mœurs avec elles. Vainement le génie des arts et des lettres couvrit-il l’abîme entr’ouvert des merveilles de la renaissance : le monde y glissa par une pente fatale, et la réforme du XVIe siècle fut la suprême conséquence d’un mouvement intellectuel tout négatif de sa nature, mouvement irrésistible toutefois, qui allait bouleverser toutes les idées, interrompre tous les rapports des hommes et des nations, et constituer les deux moitiés de l’Europe dans une guerre acharnée l’une contre l’autre, sans leur laisser un seul principe commun auquel elles pussent se rallier

Alors parut Grotius : il vint entre la réforme et la guerre de trente ans, comme entre un principe et sa conséquence. Je ne sais pas de livre qui atteste au même degré que le sien l’état de ruine et de confusion où le chaos des évènemens et des idées avait plongé l’Europe. Le savant hollandais n’entreprit rien moins que de refaire un droit public européen en place de celui dont Machiavel, Charles-Quint, Luther, Calvin et Richelieu avaient chacun déchiré une page. Mais comment s’y prendre ? comment relier des nations entre lesquelles la séparation des doctrines avait fondé des intérêts politiques opposés ? Quel lien commun existait entre les hommes ? quel criterium restait encore à la vérité et au droit ? quelle autorité acceptée de tous interpréterait et les conventions écrites et les règles de la justice naturelle si diversement comprises ? Une seule puissance morale était restée debout, celle de la science ; un seul prestige était vivant encore, celui de l’antiquité. C’est donc à la science et à l’antiquité que Grotius demande sinon l’idée absolue du droit, du moins sa confirmation dans toutes les déductions, auxquelles il arrive. Les plus évidentes prescriptions de la conscience humaine ne pèsent pour lui qu’autant qu’il trouve à les appuyer de témoignages empruntés à l’histoire de l’antiquité polythéiste. De l’Europe, il ne se préoccupe guère plus que de la Chine. Pour savoir ce qu’est la paix, ce qu’est la guerre, ce que comporte la première, ce qu’autorise la seconde, il dépouille laborieusement Homère et Virgile, Thucydide et Tite-Live, éclatantes renommées, les seules auxquelles on payât encore en ce temps un religieux respect et une admiration unanime.

On comprend la faiblesse inséparable d’un tel mode de procéder, lorsqu’il s’agit de déterminer les rapports introduits par une civilisation aussi éloignée des doctrines que des habitudes de l’antiquité, rapports multiples et complexes d’industrie, de marine, de communication journalière, auxquels Rome et la Grèce étaient aussi étrangères que nous pouvons l’être à la mollesse de cette vie où l’esclavage des masses était le piédestal de la liberté du petit nombre.

Aussi a-t-on pu remarquer que, malgré la rectitude de sa pensée, Grotius n’échappe pas aux difficultés attachées à son point de départ. Relativement à l’état de guerre, au dommage que cet état autorise à causer à l’ennemi, au droit qu’il confère sur la propriété publique et privée, au droit plus redoutable de vie et de mort sur la personne du prisonnier, à la faculté de convertir ce droit en un esclavage légitimement perpétué de génération en génération, ce publiciste est d’une rigueur souvent désespérante. Il a recours alors, pour atténuer ses solutions, à une distinction toute gratuite entre le droit naturel et le droit des gens proprement dit, entre la justice et la modération, l’une résultant du droit consacré par le consentement des peuples, l’autre des inspirations d’une ame généreuse qui se refuse à consommer le mal quand celui-ci n’est pas absolument nécessaire.

On ne saurait méconnaître assurément la grande autant qu’heureuse influence de l’illustre Hollandais. Par la seule force de sa pensée et de son savoir, il contribua à recréer pour les nations un code politique dont les règles furent un bienfait, quelque arbitraire qu’en fût le principe. S’il ne retrouva pas les titres perdus du genre humain, il lui en donna du moins de provisoires, et releva dans le monde l’idée du droit, encore qu’il la laissât sans garantie sérieuse. Ses successeurs et ses disciples, à commencer par Puffendorff pour finir par Gérard de Rayneval, acceptèrent et maintinrent son principe, mais ils substituèrent de plus en plus l’autorité de la conscience humaine à celle des faits fournis par l’expérience et par l’histoire. Le droit des gens se rationalisa comme la philosophie elle-même, et finit par se confondre complètement, chez quelques publicistes modernes, avec le droit naturel proprement dit. Montesquieu énonça sur les limites du droit de guerre les opinions les plus humaines. Rousseau, niant la légitimité de tous les pouvoirs non revêtus de la sanction populaire, établit le droit inaliénable des nations de ne dépendre que d’elles-mêmes, et de n’être régies que par leur propre souveraineté. Sous l’influence de la philosophie du XVIIIe siècle, la théorie restreignit les droits du gouvernement dans des limites de plus en plus étroites, pendant qu’elle donnait un essor chaque jour plus libre à ceux des individus et des nations.

Mais n’est-il pas digne de la plus haute considération que ce soit précisément à cette époque que la pratique ait insulté face à face la théorie, comme pour attester plus authentiquement son impuissance ? C’est pendant que Rousseau jette dans le monde son Contrat social, aux applaudissemens de l’Europe, et que la souveraineté du peuple devient la base de la science politique, que se prépare et se consomme le meurtre de la Pologne ! Des princes et des ministres philosophes, liés d’intimité avec tous les penseurs de leur temps et s’honorant de leur commerce, passent, contre l’existence même d’un peuple auquel ils ont soigneusement enlevé tous ses moyens de défense, un pacte secret d’astuce et de violence qui répugnerait à des bandits de profession. Pendant que les droits de l’homme sont magnifiés, et que la raison s’abîme dans son apothéose, une grande nation est sacrifiée à des cupidités que ce premier succès met en goût, et qui préparent déjà le même sort à la Bavière, à la Suède, à l’empire ottoman, à tout ce qui n’est pas en mesure de se défendre et de chasser les voleurs à main armée. Plus de sûreté désormais pour les états faibles, plus de garantie pour ceux qui pourraient le devenir un jour ; le droit a désormais disparu de la langue diplomatique comme une idée vieillie et une formule sans valeur. De la morale des philosophes, des gros livres des publicistes, il ne reste plus qu’une vérité, la force, et qu’un résultat, le pillage. La plus haute civilisation prépare et perpètre, à l’éclat des lumières qu’elle fait briller, des attentats que la barbarie du moyen-âge n’aurait pas même conçus dans ses ténèbres.

Enfin, pour que rien ne manquât à cet enseignement, pour qu’il restât authentiquement démontré que le droit des gens, inventé par les savans du XVIIe siècle et perfectionné par les hommes d’esprit du XVIIIe, était sans force morale comme sans autorité politique du moment où des croyances communes ne le plaçaient pas sous la garde de Dieu dans la conscience des peuples, on allait voir bientôt les nations les plus policées de l’Europe se faire dans les deux mondes et sur toutes les mers une guerre de forbans et de barbares, courir sus aux neutres comme à l’ennemi, et lutter d’audace et d’impudeur dans la violation des droits les plus évidens. Les partages de la Pologne, le guet-apens de Bayonne, les ordres de l’amirauté et les décrets de Berlin, voilà où aboutirent en moins de deux siècles les théories savantes appliquées à Osnabruck et à Munster par les plus fortes têtes de leur temps ; présage désespérant pour les sociétés actuelles, s’il n’y avait à signaler aujourd’hui quelques symptômes qui permettent du moins de concevoir l’espérance d’une réorganisation de la science politique sur une base plus large et sur une doctrine moins arbitraire. Avant de signaler ces symptômes vagues encore, mais réels, achevons de nous rendre compte de ces idées, dont le congrès de Vienne a essayé la réhabilitation ; demandons-nous si le système fameux de l’équilibre sur lequel l’Europe prétendit se reconstituer après la grande scission du XVIe siècle, présentait dans l’ordre politique plus de garanties que le droit des gens n’en offrait dans l’ordre moral ; recherchons si le maintien de ce système, opiniâtrement poursuivi, n’a pas coûté à l’humanité autant de guerres qu’il a pu lui être donné d’en prévenir.

Ce fut une ingénieuse idée que celle d’une pondération constituée de telle sorte que les grandes puissances se maintinssent immobiles à raison de l’égalité de leurs forces, et que leur équilibre même devînt la garantie de l’indépendance et de la sûreté des états d’un ordre inférieur. Dès qu’on devait renoncer à fonder l’édifice européen sur l’idée d’un droit inhérent à chaque nationalité, droit inviolable par lequel celle-ci vit et se conserve au même titre que l’homme ou la famille elle-même, on ne pouvait méconnaître ce qu’une telle théorie offrait au moins de spécieux. À l’Angleterre revient l’honneur de la première application. Les Tudors tinrent habilement la balance de l’Europe entre la France et l’Espagne. Cromwell dut sa grandeur à la manière élevée dont il comprit le rôle que faisait à sa patrie la rivalité de la maison d’Autriche et de la maison de Bourbon, et la chute d’une dynastie pensionnaire de Louis XIV constata que l’opinion ne permettait pas au gouvernement de la Grande-Bretagne de manquer impunément à la mission que lui déférait l’Europe.

Le congrès de Westphalie n’est une si grande époque dans les annales diplomatiques que parce qu’indépendamment des principes de gouvernement intérieur qu’il proclama pour l’Allemagne, il tenta de fonder l’équilibre général sur une base que les contemporains n’hésitaient pas à réputer inébranlable. L’empire se trouva pondéré par l’égalité établie entre les deux religions et le nombre de voix électorales départies à l’une et à l’autre ; l’Europe parut l’être également par la balance territoriale réglée par les traités de Munster, et plus tard par la paix des Pyrénées, entre les deux branches de la maison d’Autriche régnant à Vienne et à Madrid, et la France étroitement liée à la Suède, à laquelle les actes de Westphalie avaient ouvert la porte des diètes de l’empire.

Mais le monde politique se félicitait encore d’être échappé aux horreurs de la guerre par l’habileté des négociations, que déjà l’édifice élevé avec tant de peine s’écroulait de toutes parts. Pendant que la monarchie espagnole, jetée avec l’empire et les états de l’Italie dans l’un des plateaux de la balance, s’affaissait graduellement au milieu de ses richesses stériles, un jeune souverain s’agitait impatient dans les barrières élevées par les traités. Louvois lui improvisa des armées, Colbert lui prépara des finances, Lionne mit au service de son ambition toutes les cupidités princières du second ordre. S’appuyant donc, du chef de l’infante sa femme, sur un prétendu droit de dévolution, comme il aurait fait sur tout autre titre, Louis XIV envahit les Pays-Bas ; il menaça l’existence même de la Hollande, et après avoir résisté à l’Europe et dissous ses coalitions, il fit consacrer à son profit, à Nimègue comme à Riswick, des altérations fondamentales dans le système de l’équilibre européen. Éprouvé plus tard par les vicissitudes de la fortune et les résultats de ses fautes, il ne finit pas moins par réaliser la pensée la plus directement contraire à ce système, en plaçant son petit-fils sur le trône d’Espagne et en abaissant les Pyrénées devant la majesté de la France et de sa race.

Lorsque les longs revers eurent succédé aux longs succès, par l’un de ces périodiques retours qui font la balance véritable des choses humaines et garantissent seuls la liberté des nations, on reprit à Utrecht cette œuvre de pondération que les évènemens venaient de nouveau rendre possible. Mais que de changemens capitaux à introduire dans ce système européen fondé soixante années auparavant, et combien les prévisions diplomatiques n’avaient-elles pas été vaines ! L’alliance de la France et de l’Espagne était reconnue, et préparait dans l’avenir le pacte de famille ; la Suède ne pesait plus dans les destinées du monde, et cette puissance, fille des circonstances et d’un grand homme, ne figurait plus dans le Nord que pour servir de proie à un voisin dont, au siècle précédent, on ne prononçait pas même le nom. La Hollande, autre création artificielle du patriotisme et du génie ; la Hollande, qui promettait au XVIIe siècle de devenir ce que l’Angleterre est au XIXe, s’abaissait aussi comme puissance politique ; l’empire ottoman reculait par cela seul qu’il n’avançait plus ; la Pologne subissait l’influence étrangère sous les Auguste, et tous les rouages de la vieille machine européenne étaient détraqués à la fois.

Le système de l’équilibre avait oublié d’ailleurs de tenir compte des grands hommes, dont la seule influence suffit malheureusement pour déranger son mécanisme. Voici surgir un royaume nouveau à la place de ce duché de Prusse, fief obscur de la Pologne, un électeur de Brandebourg qui s’est fait roi, et dont le petit-fils s’appellera Frédéric II. Voici un barbare au prédécesseur duquel le congrès de Westphalie avait refusé le titre d’altesse, qui vient de prendre à la Suède le terrain où bâtir la capitale du plus gigantesque empire qu’ait vu le monde. Or, pour ne point parler ici de la Russie, dont la décisive influence ne se fit pas sentir immédiatement, la seule érection du royaume de Prusse allait bouleverser toutes les combinaisons de la politique, car cet état, centre naturel de toutes les sympathies protestantes et de tous les intérêts du nord de l’Allemagne, ne pouvait manquer de diviser l’empire et d’y balancer promptement l’influence autrichienne. Ce rôle lui était tracé par la nature des choses, et ce fut sans doute pour se mettre en mesure de le remplir et pour fonder l’équilibre de l’Allemagne sur une juste pondération de pouvoirs que Frédéric crut devoir s’adjuger la Silésie.

La France applaudit d’abord, et cela devait être, au formidable rival qui s’élevait contre son plus vieil adversaire ; elle unit ses efforts aux siens pour briser la couronne impériale sur la tête d’une femme héroïque. Mais au moment où l’alliance des cabinets de Versailles et de Berlin paraissait devoir devenir l’une des règles fondamentales du système européen, on vit s’opérer un revirement soudain dans l’attitude de toutes les parties belligérantes, et toutes les notions de la politique jusqu’alors consacrées se trouvèrent brouillées et confondues. Le cabinet autrichien sut profiter des voies qu’ouvrait l’intrigue à la cour la plus frivole et la plus dissolue de l’Europe, pour déterminer dans le système de la politique générale un revirement aussi inattendu que complet, et l’on vit la France, dont Richelieu avait constitué le protectorat sur tous les petits états protestans de l’Allemagne, et qui venait de faire de si grands efforts pour élever le roi de Prusse, employer toute sa puissance pour l’écraser. Cette maison d’Autriche, qu’elle poursuivait la veille encore avec un acharnement séculaire, devient tout à coup sa plus intime alliée ; elle proclame l’identité de ses intérêts politiques avec ceux du cabinet impérial, et dans l’enivrement de cette amitié nouvelle, qui va devenir, selon le style des chancelleries, le gage le plus solide du maintien de l’équilibre et de la paix du monde, la cour de Versailles signe avec celle de Vienne les stipulations de l’alliance la plus léonine qu’ait jamais consentie un cabinet.

On sait que cette alliance attira bientôt la France dans une querelle qui lui était étrangère. Battu par la Prusse, écrasé par l’Angleterre, humilié dans sa gloire, compromis dans ses intérêts coloniaux, le cabinet français dut signer enfin cette paix de 1763, qui, sous le rapport continental, remit les choses à peu près sur le pied où elles se trouvaient avant ces grands évènemens. Il n’y manquait que tant de millions engloutis et ces milliers d’hommes tués pour établir la balance politique, hier sur l’alliance de la Prusse, demain sur celle de l’Autriche et l’union du dauphin avec la fille de Marie-Thérèse.

Qu’on me permette de reproduire ici une réflexion que ce sujet m’inspirait il y a quelques années, et de redemander « qui donc avait raison, du duc de Choiseul ou du cardinal de Fleury ? Quand agissait-on d’après les vrais principes de l’équilibre ? Était-ce en 1748, quand on s’appuyait sur Berlin, ou en 1756, lorsqu’on s’appuyait sur Vienne ? En vérité, n’y a-t-il pas de quoi trembler pour la politique, et cette science n’est-elle pas encore plus conjecturale que la médecine ? La France, ainsi livrée à deux systèmes opposés, ne rappelle-t-elle pas le malade traité pour le même mal par les toniques et les débilitans ? »

Dieu me garde assurément de reprocher au système de pondération de n’avoir pas empêché la guerre dans le monde ; cela serait aussi peu fondé que d’imputer à crime à la thérapeutique l’existence même des maladies. Mais je cherche vainement, je le confesse, quels embarras il a prévenus, quelles vues ambitieuses il a pu contenir, à quelle violence et à quelle injustice il a su résister, quelle faiblesse et quel bon droit il lui a été donné de faire triompher en Europe depuis qu’on en essaie l’application. L’erreur fondamentale de ce système consiste à raisonner sur les nations comme sur des choses inertes, sans tenir compte du mouvement qui les modifie incessamment, et des révolutions qu’un homme ou une idée introduit soudain dans les relations de peuple à peuple. Cette dynamique ne se préoccupe ni de la pensée ni de la vie, et applique sérieusement au monde de l’intelligence et des passions le mécanisme des corps inanimés. Elle présuppose d’ailleurs, comment le méconnaître ? l’inimitié naturelle des peuples ; elle pose la guerre en principe, comme l’état normal du monde, et cherche à la conjurer par un obstacle tout matériel, à la manière de Hobbes, qui prétendait arracher l’espèce humaine à l’anarchie en l’invitant à se réfugier dans le despotisme. Lorsqu’on creuse cette doctrine, on voit qu’elle repose sur la négation même du droit, et qu’elle consacre, en lui opposant certains obstacles temporaires, le triomphe définitif de la force.

N’est-ce pas au nom de l’équilibre qu’ont été consommés les trois partages de la Pologne ? Que dit l’Autriche pour légitimer sa participation, d’abord timide, à un attentat que sa souveraine déplorait comme un crime et comme une faute ? Ne s’excusa-t-elle pas sur l’obligation de faire contre-poids à la Prusse et à la Russie, dont les souverains, esprits forts, avaient conçu la première pensée de ce forfait politique ? Que dit plus tard le même cabinet pour défendre aux yeux de l’Europe étonnée l’anéantissement de Venise et la réunion de cet état à l’Autriche ? N’établit-il pas fort disertement que cet agrandissement était devenu pour lui une nécessité depuis que la France avait conquis la rive gauche du Rhin, et que la Prusse, exploitant sa neutralité comme d’autres auraient exploité la victoire, se préparait à profiter des sécularisations ecclésiastiques et du pillage de l’Allemagne ? Odieuse doctrine, qui aurait pour dernier résultat l’absorption de toutes les nationalités par deux puissances prépondérantes, dont l’une trouverait constamment dans les iniquités de l’autre un motif légitime de les imiter.

L’équilibre qui dans le XVIIe siècle n’avait pas arrêté Louis XIV qui au XVIIIe fut bouleversé par Frédéric II, ne pouvait au XIXe arrêter Napoléon. Lorsqu’elle fut sortie de la brûlante période durant laquelle sa politique n’avait été qu’un dithyrambe révolutionnaire, la république française avait repris à Campo-Formio, à Rastadt, à Lunéville, le fil des traditions consacrées par le vieux droit public européen, avec une mesure à laquelle toute justice n’a peut-être pas été rendue. La France avait admis sans difficulté la nécessité de pondérer ses acquisitions en Belgique et sur la rive gauche du Rhin par l’agrandissement de la Prusse et de l’Autriche, agrandissement dont les états de l’Italie, les principautés médiatisées et les évêchés sécularisés de l’Allemagne devaient nécessairement payer les frais. La paix de 1801 réalisa ces principes, et le traité d’Amiens les confirma dans leur application à l’Angleterre.

Mais dès cette époque, il n’y avait déjà plus dans le monde que deux forces vives en présence, et l’univers était devenu le champ de bataille de deux puissances trop pleines de sève pour être contenues dans leur essor par les états neutres, trop antipathiques entre elles pour se laisser jamais pondérer l’une par l’autre. Celle-ci aspirait à la domination maritime du globe, et l’avait déjà presque conquise ; celle-là osait concevoir l’asservissement militaire de l’Europe, et elle parut à la veille de le réaliser. Pitt porta dès l’abord dans ce duel une netteté de vues et une inflexibilité de résolution qui ne se développèrent que successivement chez son grand adversaire. Cet impassible ministre savait où il en voulait venir avant que Napoléon se fût rendu un compte complet des glorieuses fatalités de sa destinée, et la suprématie maritime ouvertement confessée fut à la fois l’origine et peut-être l’excuse de la domination territoriale.

À ce point avait donc abouti, après un siècle et demi de déceptions, ce vieux système politique sans racine dans la conscience des peuples ! Le choix entre deux tyrannies également pesantes était devenu la conséquence dernière de ce mécanisme ingénieux, sous lequel s’étaient effacées toutes les notions de la justice et de l’équité, et le monde était suspendu entre deux menaces dont il était écrit qu’il ne pourrait désormais se dégager ! À la domination temporaire d’un grand homme, instrument de la Providence et brisé promptement par elle, allait en effet se substituer celle d’un état immobile et solide comme le pôle où il s’appuie, et la Grande-Bretagne allait bientôt trouver en face d’elle, et luttant aussi pour la domination du monde, un empire qui avait hérité, probablement pour des siècles, du rôle que Napoléon avait joué pour un jour. La rivalité de l’Angleterre et de la Russie aspirant au même but par des voies différentes, tel est le fait désormais trop constaté contre lequel se débat vainement la conscience publique. Du moment où l’Europe, enivrée d’une victoire attendue si long-temps, et prenant le soin de sa vengeance pour une inspiration de bonne politique, s’accordait pour abaisser la France au-delà d’une juste mesure ; du jour où celle-ci, refoulée loin du Rhin et dépouillée de la Savoie, cessait d’agir sur l’Allemagne et d’avoir pied sur l’Italie, il devait être évident pour tous les esprits sérieux que la suprématie continentale passerait désormais sans contre-poids à un grand état où la force militaire n’est pas tempérée, comme elle le fut toujours en France, par d’ardentes sympathies pour l’humanité.

Le congrès de Vienne crut équilibrer le monde en dépouillant les faibles au profit des forts, en obéissant à toutes les haines éveillées par notre gloire comme à toutes les ambitions malheureusement suscitées par notre exemple. Tout entière à ses impressions du moment, cette assemblée ne se préoccupa guère plus de l’avenir que du passé, et son imprévoyance prépara au monde la plus pénible des situations, soit que la liberté de l’Europe fût menacée par l’alliance des deux puissances prépondérantes, soit que son repos fût compromis par leurs querelles. Une politique imprévoyante autant que passionnée a grandi de ses propres mains ces deux puissances colossales, qui stipulent aujourd’hui en souveraines sur le sort de l’Orient, en attendant qu’elles règlent celui de l’Europe. L’œuvre de Vienne commence à porter ses fruits, et le traité du 15 juillet 1840 a fait enfin apparaître à tous les yeux le germe qui se trouvait virtuellement contenu dans les stipulations de 1815.

L’Angleterre et la Russie restaient en effet les deux seules forces énergiquement constituées dans l’économie nouvelle du monde. La France, rétrécie dans ses vieilles limites, alors que depuis un siècle ses voisins s’étaient appropriés les dépouilles de la Pologne, de l’Allemagne et de l’Italie, ne conservait plus que juste ce qu’il lui fallait de puissance territoriale pour tenir en respect la Prusse et l’Autriche, l’une mal assise dans ses frontières artificielles, l’autre incessamment préoccupée des dispositions de ses provinces italiennes. Ces deux cours entrèrent dès 1815 dans une ère d’inquiétude et de soucis, de précautions et de défiances, dont l’effet immanquable devait être de les livrer presque sans réserve à l’ascendant chaque jour croissant de la Russie. Le cabinet de Saint-Pétersbourg était en effet le seul point d’appui vraiment solide que pussent prendre des puissances compromises par les défauts de leur constitution géographique ou les irritations populaires qui se développaient dans leur sein, car la Russie, force compacte et soumise, était la seule base inébranlable de ce fragile édifice chancelant au souffle de tous les orages. Elle dut dès-lors dominer souverainement le continent où la France ne pouvait lui faire contre-poids que par la puissance des idées et des sympathies libérales qui se rattachaient à elle. Or, c’était contre ces idées elles-mêmes que l’Autriche et la Prusse éprouvaient l’impérieux besoin de s’armer.

Diminuer démesurément la France et grandir follement la Russie par l’adjonction du grand-duché de Varsovie, qui portait les frontières de cet empire à quelques marches de Dresde, de Berlin et de Vienne, c’était assurer la prépondérance morale de ce cabinet dans le présent, et frayer les voies pour l’avenir à sa suprématie militaire ; c’était enfin manquer de la manière la plus grave aux lois de cet équilibre qu’on faisait profession de rétablir.

Une autre puissance était avec la Russie demeurée libre de toute entrave, et dans la pleine disposition de sa force et de ses destinées Elle aussi avait pu réaliser, avec l’approbation de l’Europe, dont elle venait de stipendier les victoires, des plans conçus depuis plus d’un siècle. Personne ne s’éleva au congrès pour contester à l’Angleterre aucun de ces points formidables auxquels elle a su rattacher sur tous les continens et sur toutes les mers la chaîne qui enlace le monde. On ne lui disputa ni Heligoland, ni Gibraltar, ni Corfou, ni Malte, ni le Cap, ni l’Ile-de-France : on reconnut donc implicitement ses prétentions à la souveraineté maritime, comme on parut passer condamnation sur celles de la Russie relativement à l’Orient, en consentant, sur l’habile insistance du cabinet de Saint-Pétersbourg, à ne pas comprendre la Turquie dans l’acte de garantie signé par toutes les puissances chrétiennes.

Les périls qui déjà menacent l’Europe, ceux qu’elle redoute pour l’avenir, sont donc sortis des stipulations de Vienne aussi logiquement qu’une conséquence découle d’un principe. En abaissant la France pendant que tout s’élevait autour d’elle, on la contraignait à chercher dans les sympathies révolutionnaires une force qu’elle ne pouvait plus attendre de ses ressources territoriales en face des puissances liguées contre elle et agrandies. En permettant à la Russie de dépasser la Vistule pour s’établir au cœur de l’Allemagne, on réduisait à la condition de puissances du second ordre l’Autriche, assise sur la terre des volcans, la Prusse, plutôt agrandie que fortifiée par des lambeaux de territoire. En n’essayant pas même un effort pour sauver la liberté des mers et l’avenir industriel des nations indépendantes, on semblait autoriser l’Angleterre à faire tout ce que réclame le maintien d’une suprématie sanctionnée comme légitime, soit qu’il s’agisse d’imposer à l’empire céleste l’obligation de recevoir sans murmure les poisons qui croissent au bord du Gange, soit qu’il faille arracher des bords du Nil et de l’Euphrate le germe d’un pouvoir s’élevant comme une barrière entre les deux moitiés de son gigantesque empire.

La confusion des principes le disputa dans ces conférences fameuses à l’imprévoyance de l’avenir. Il est véritablement impossible de dire sur quel droit politique furent assis tant d’arrangemens accomplis contre la volonté des peuples et malgré leurs énergiques protestations. À quel titre la Norvége se trouva-t-elle réunie à la Suède, et la Belgique à la Hollande ? Pourquoi l’attentat osé contre Venise, sous le seul prétexte d’équilibrer l’Autriche avec la France agrandie, fut-il de nouveau sanctionné lorsque la France perdait toutes ses conquêtes ? Pourquoi surtout l’état de Gênes, que la violence seule avait absorbé dans l’empire français, ne retrouva-t-il pas sa vieille indépendance lorsque la victoire venait de faire triompher la cause des peuples opprimés ? Pourquoi la Saxe fut-elle morcelée malgré ses protestations unanimes, et sur quel droit pouvait-on s’appuyer pour conserver l’ombre d’une couronne à son roi, alors que l’on ne reconnaissait pas à ce pays lui-même le droit de demeurer nation, parce que des compensations territoriales avaient été promises à la Prusse ? La légitimité historique ne protégerait-elle donc que les races royales, et la patrie des Jagellons n’avait-elle pas le droit de retrouver son nom, lorsque tel prétendant obscur reprenait son trône en vertu d’un titre inamissible ? Cette légitimité des dynasties, séparée de celle des peuples, était une doctrine aussi étrange que dangereuse à proclamer : ajoutons, d’ailleurs, que, si elle fut théoriquement énoncée à Vienne, on se garda bien d’en suivre les prescriptions rigoureuses. Pendant que les fils de saint Louis rentraient au palais de leurs pères ceux de Gustave Vasa continuaient à étaler dans l’exil leur titre méconnu et leurs protestations inutiles, et l’on sait qu’il ne fallut rien moins que l’évènement imprévu des cent jours pour faire triompher à Naples contre le roi Murat le principe si solennellement proclamé à Paris contre l’empereur Napoléon.

Se venger de la France au risque de la rendre impuissante et d’y préparer pour un prochain avenir une réaction révolutionnaire, satisfaire à tout prix aux traités particuliers passés durant la guerre, traités en vertu desquels chaque cabinet réclamait son contingent stipulé d’ames et de lieues carrées à prendre depuis la Meuse jusqu’à l’Oder, solder les comptes des grands avec la monnaie prise dans la poche des petits, régler enfin les destinées du monde en se préoccupant exclusivement des dangers qu’on venait de traverser, sans mesurer ceux que préparaient des évènemens déjà proches : tel fut l’esprit de ce congrès, où l’on éleva des expédiens à la dignité de principes, et où l’on étala la perpétuelle hypocrisie du droit, sans y croire et sans le comprendre. Et Dieu me garde d’accuser ici les hommes en leur attribuant ce qui appartient aux choses mêmes. Livrée au courant des idées les plus contraires, ballottée entre les résurrections de l’école historique et les inspirations de l’école rationaliste, entre le teutonisme et le libéralisme, l’Europe de 1815 battait des mains et aux évocations du moyen-âge et aux institutions représentatives. Elle nageait alors dans cet océan de contradictions d’où sortirent la déclaration de Saint-Ouen et tant d’autres vagues promesses. On se trouvait dans l’étroite obligation de satisfaire à deux tendances entre lesquelles on était également tiraillé ; aussi jamais œuvre ne porta-t-elle à ce point cachet de transition et de scepticisme. Quelques principes confessés dès cette époque par toutes les écoles, la sécurité des propriétés et des personnes, le libre exercice des cultes, la proscription de la traite des noirs, y sont seuls proclamés avec précision et netteté, de telle sorte que les progrès constatés dans l’ordre moral font ressortir davantage l’incertitude et l’incohérence dans les vues politiques.

À examiner les vices de ce grand ouvrage et ses chancelantes bases, on eût pu croire qu’une bien courte durée attendait ce traité de Westphalie du XIXe siècle. Voici cependant vingt-cinq années que l’édifice lésardé fait tête à l’orage, et quelles années que celles de notre temps, où dans chaque lustre semble se condenser un siècle ! Quels dangers n’ont pas menacé la paix de l’Europe, quelles passions et quels intérêts n’ont pas conspiré la guerre, quelles prodigieuses excitations n’ont pas poussé les peuples vers des destinées inconnues ! Comment la paix s’est-elle maintenue et consolidée par chaque épreuve nouvelle ? Comment le repos du monde a-t-il résisté à des atteintes multipliées, dont une seule aurait suffi pour l’embraser en d’autres temps ? Ceci n’est rien moins que le problème entier de l’avenir, que la révélation d’une situation toute nouvelle, qu’on ne nie plus, parce que chaque jour la constate davantage, mais qu’on ne comprend encore ni dans son principe, ni dans ses conséquences.

L’Europe venait d’acquérir, en la payant bien cher, une expérience destinée à lui profiter. Elle dut se demander ce que tant de guerres acharnées avaient changé au cours naturel des choses, à l’ascendant des peuples en voie de progrès, au déclin des peuples en voie de décadence ; et à la vue de résultats aussi disproportionnés avec l’immensité des sacrifices, l’instinct public se prit à douter de la fécondité de tant de combinaisons qui n’avaient pas notablement modifié les résultats qu’une prévoyance éclairée eût pu prédire un demi-siècle auparavant. L’Angleterre avait-elle attendu la révolution française pour afficher ses prétentions au monopole commercial et à la domination maritime ? La Russie ne suivait-elle pas, depuis Pierre Ier sa double pente vers l’Allemagne et vers l’Orient ? La monarchie prussienne n’avait-elle pas reçu de Frédéric II une sève destinée à lui faire pousser encore quelques rameaux ? L’Autriche n’était-elle pas depuis long-temps puissance stationnaire, assez forte pour se défendre, plus assez forte pour attaquer ? Enfin, depuis les jours de Louis XV et la destruction de la Pologne, n’était-il pas trop évident que la brillante étoile de la France s’obscurcissait à l’horizon des peuples ? Quels si grands changemens avaient donc introduit dans l’organisation territoriale de l’Europe ces luttes gigantesques, quels résultats définitifs étaient sortis, que n’eût pas déjà préparés la force des choses ? Qu’y avait-il de bouleversé, après tant de bouleversemens, dans l’économie de ces plans, inflexibles comme la Providence qui les trace ? En quoi l’héroïsme et le génie avaient-ils prévalu pour les modifier ? La vanité des combinaisons d’une politique isolée en face de la force suprême qui domine l’ensemble des choses humaines, n’était jamais apparue en Europe aussi clairement qu’après ces vingt-cinq années d’épreuves ; c’était en quelque sorte la morale de sa douloureuse histoire, l’idée divine épanouie dans le monde au prix du sang des générations ; c’était une pierre d’attente pour le droit nouveau qui commence à s’élever aujourd’hui sur les débris de la politique de l’égoïsme et de la science de l’équilibre. Essayons d’en dégager le principe.

Il n’est pas, depuis 1815, une transaction de quelque importance où l’Europe ne soit intervenue tout entière. Des défiances injustes et des mesures impopulaires voilèrent d’abord aux yeux du monde l’imposant caractère d’un tel accord, et la quintuple alliance d’Aix-la-Chapelle, cette haute inspiration que doit féconder l’avenir, put sembler conçue dans des vues étroites et mesquines. Il en est presque toujours ainsi des grandes choses qui n’appartiennent en propre à personne, et dont le génie ne se révèle que par le temps. Des engagemens regrettables ont pu être pris à Troppau, à Leybach et à Vérone ; mais l’esprit dans lequel fut dirigée l’alliance des grandes puissances aux premières années de sa fondation, n’infirme pas l’importance de ce concert fondé sur des engagemens réciproques et sur la quasi-permanence d’une conférence européenne. Ce fait, qui se produisait pour la première fois dans le monde, ouvrait une ère nouvelle dans les annales des nations, et la solennelle déclaration de principes émanée de l’Europe encore en armes sur nos frontières restera, pour la postérité, le monument le plus grave entre tous ceux de l’histoire contemporaine[1].

Si les appréhensions des gouvernemens alors menacés dans leur existence par les agitations intérieures firent quelquefois de l’union des grands pouvoirs un instrument de mesures illibérales, c’était là un fait transitoire par sa nature, et d’après lequel il eût été fort peu politique d’apprécier le génie et la portée d’une institution à peine éclose. Ce fut après 1830 que le nouveau droit public, soudainement sorti des embarras d’une guerre générale, se révéla sous son véritable caractère. Aux difficultés qui se présentaient alors et dont il sut triompher, on put voir qu’il y avait en lui un germe déjà puissant de vie et d’avenir. Jusqu’alors la grande conférence européenne dont l’acte du 15 novembre 1818 avait complété la constitution, ne s’était préoccupée que d’un seul intérêt, celui de la sécurité des trônes menacés par les tentatives révolutionnaires ; à partir de 1830, elle eut à parfaire une œuvre plus difficile. Cette conférence fut appelée tout à coup à concilier les intérêts les plus opposés, à transiger entre les principes les plus hostiles ; elle dut enfin, selon un mot heureux, asseoir la paix de l’Europe en équilibre sur une révolution.

La crise de 1830 fut sans doute la plus grande épreuve qu’eut à subir la paix du monde. La guerre semblait alors également inévitable, soit qu’on mesurât les conséquences politiques de cette révolution, soit qu’on observât les instincts de ceux qui l’avaient consommée. Elle renversait en France un établissement dans lequel l’Europe voyait la sanction même du dogme politique qu’elle s’efforçait de proclamer. Son contre-coup abîma cette monarchie des Pays-Bas, la plus grande conception du traité de Vienne, et dans laquelle s’étaient résumées toutes les craintes et toutes les antipathies de 1815. La Belgique avait à peine secoué le joug étranger, que déjà l’Allemagne et l’Italie s’agitaient pour naître enfin à la vie politique, et que la Pologne soulevait la pierre du sépulcre sous laquelle on la croyait ensevelie pour jamais.

Lorsqu’une institution résiste aux innombrables obstacles contre lesquels eut à lutter la conférence de Londres dans le règlement de la question hollando-belge, il est permis de la proclamer toute-puissante, et l’on acquiert le droit de penser que le système de transaction si heureusement employé pour dénouer des difficultés qui en tout autre temps auraient été réputées insolubles, pourrait suffire à toutes les conjonctures, s’il continuait à être appliqué aujourd’hui avec la sincérité qui fit sa force en 1831 et 1832.

La France de 1830 manqua-t-elle à sa révolution et à elle-même en persistant à garder dans l’alliance des cinq puissances la place qu’y avait prise le gouvernement de la branche aînée des Bourbons, et ne fit-elle pas, en résistant à ses propres entraînemens, une chose honorable autant que politique ?

Des chances heureuses s’offraient sans doute pour commencer une guerre favorisée par des diversions puissantes, et que la sympathie alors déclarée de l’Angleterre permettait peut-être d’entreprendre sans témérité ; mais quel n’eût pas été l’effet d’une telle excitation sur le gouvernement que la France venait de se donner ! Comment ce gouvernement se fût-il assis sur les intérêts matériels qui font sa force, s’il avait dû, au dedans comme au dehors, faire appel aux sympathies les plus ardentes et les plus aveugles ? Il devait craindre l’enivrement de ses victoires aussi bien que le contrecoup de ses défaites. Faible encore et dominé par tous ceux qui avaient contribué à son élévation, il n’était pas en mesure, dans d’aussi terribles complications, de produire avec son génie propre, en déployant ce caractère de modération régulière qui, depuis, a fondé sa puissance. Le premier souci d’un pouvoir intelligent doit être de conserver toujours l’entière disposition de lui-même, et d’éviter les évènemens sous l’influence desquels il peut craindre de la perdre.

Pourquoi la monarchie nouvelle eût-elle affronté un tel péril ? qu’y eût-elle gagné dans l’hypothèse la plus favorable ?

Déchirer les traités de 1815 pour reprendre ces frontières que, depuis les conférences de Léoben jusqu’à celles de Prague, l’Europe ne nous avait pas disputées, c’eût été là, sans doute, l’entreprise la plus populaire en France. Ajoutons que sa réalisation n’eût pas été un malheur pour l’Europe, s’il était vrai qu’un accroissement de territoire fût l’unique moyen de déterminer cette extension de l’influence française, qui seule peut défendre le monde contre la double oppression qui semble le menacer ; reconnaissons enfin qu’un tel accroissement était justifié d’avance par la doctrine de la pondération des pouvoirs et le droit des gens des derniers siècles. Si cette politique a été heureusement répudiée au lendemain d’une grande révolution, si l’on en a pénétré le danger et le vide, qu’on nous permette de croire que des considérations indignes d’elle n’ont pas déterminé la France, et que la conscience publique a compris ce qu’il y a d’immoral et de frivole dans le système fameux dont nous venons d’esquisser l’histoire ; qu’il ne nous soit pas interdit de trouver dans cette pacifique tendance une sorte de révélation anticipée de l’organisme nouveau que ce siècle aspire si laborieusement à enfanter.

Réunir à la France, par le seul droit de la conquête, ces provinces rhénanes que leur histoire, comme leur langue et leur génie, associent à la nationalité germanique ; étouffer en Belgique le germe heureux qui s’y développe pour proclamer une réunion à laquelle ne provoquaient pas les sympathies populaires, n’était-ce pas perdre une immense force morale dans la poursuite d’un accroissement de force matérielle problématique, n’était-ce pas contrarier le nouvel ordre européen, bien loin de l’aider à naître, et nous placer à la suite des préjugés, au lieu de nous mettre à la tête des idées ?

Dans la situation violente et fausse où se trouve établie l’Europe, l’agrandissement de son territoire n’est pas pour la France le seul moyen d’augmenter sa force relative et d’étendre la sphère de son influence. Il est évident pour tout le monde qu’il lui importe beaucoup moins de s’agrandir que de faire rectifier les usurpations commises par tous les cabinets, sous l’invocation du principe de l’équilibre européen, depuis le traité de Westphalie. La France trouverait assurément bien moins son compte à porter ses frontières jusqu’au Rhin qu’à établir entre les peuples ces limites naturelles, et pour ainsi dire sacrées, si brutalement franchies, depuis deux siècles, au nom des convenances politiques. Si le monde s’organisait jamais selon les affinités véritables des races qui le composent, et si le travail de la nature cessait d’être contrarié par celui de la politique, qui ne voit que la compacte unité française s’élèverait incomparable en éclat comme en puissance au centre de toutes les nationalités rendues à elles-mêmes ? Supposez tel redressement qu’il vous plaira d’une grande iniquité séculaire, et vous trouverez que, sans rien ajouter à sa puissance matérielle, la France s’agrandira de tout ce qui pourrait être ôté à l’injustice et à l’oppression.

Que l’Allemagne et l’Italie réalisent un jour cette unité si vainement poursuivie depuis des siècles ; que la Pologne rejoigne ses membres épars sous son souffle immortel ; que la Belgique, s’asseyant dans sa jeune nationalité, obtienne le complément naturel de son territoire et joigne les riches cités commerciales du Rhin à leurs vieilles sœurs catholiques de l’Escaut et de la Meuse ; que la Grèce, délivrée par nos armes voie s’ajouter à son territoire et la Crète et Samos, et ces îles d’Ionie, perles brillantes de sa couronne ; supposez la question d’Orient résolue par une transaction équitable entre les intérêts indigènes qui se partagent l’empire ottoman, à l’exclusion des ambitions étrangères qui convoitent les magnifiques positions de Constantinople et d’Alexandrie ; parcourez à plaisir le monde de l’une à l’autre de ses extrémités ; soit que vous voyiez l’Espagne rendue à une liberté régulière et féconde, délivrée du signe de servitude qui depuis le congrès d’Utrecht pèse sur elle du haut du rocher de Gibraltar ; soit que vous vous figuriez les peuples du Gange ou ceux du Saint-Laurent redevenus maîtres de leurs destinées, comme ces autres colonies lointaines aidées par nous à devenir une grande nation ; allez plus loin encore dans vos espérances et dans vos rêves : représentez-vous l’Europe complétant par de larges stipulations diplomatiques le code ébauché au congrès de Vienne, proclamant la liberté des détroits et des mers, ouvrant à tous les pavillons le Bosphore, Suez, Panama, ces portes de trois mondes, et dites si de tous ces changemens il pourrait s’en consommer un seul qui ne déterminât pour la France un accroissement notable de puissance politique, encore qu’il ne dût pas ajouter un mètre carré à son territoire, ni un soldat à ses armées !

Que le pays apprécie donc sa position véritable, que dans les jours de crise qui semblent près de se lever pour lui, il sache à quelle œuvre vouer son énergie, à quelle pensée demander sa force, et qu’il ne dépense pas dans une poursuite stérile des efforts dont il compte à l’humanité tout entière. La France est placée dans cette position unique au monde, de se montrer généreuse par égoïsme et de considérer comme une conquête le redressement de toute injustice. Que ne pourrait un tel peuple se dévouant à un tel rôle, sous la main d’un pouvoir qui, sans provoquer les occasions par la violence de ses actes, saurait les féconder par la constance de ses principes !

On peut réduire à quelques maximes fort simples celles que la France est appelée à faire prévaloir par l’esprit général de sa politique et la persévérance de ses efforts, soit que ceux-ci s’exercent dans cette conférence européenne si malheureusement interrompue après un quart de siècle d’existence, soit que les évènemens la contraignent à reparaître sur ces grands champs de bataille dont elle n’a pas oublié les chemins.

Si notre âge est appelé à fonder un droit public qui lui soit propre, ce droit aura nécessairement pour base la reconnaissance de ce triple principe, qu’un peuple s’appartient par un titre imprescriptible comme l’homme lui-même, qu’un attentat à toute nationalité, non justifié par le soin impérieux de la défense personnelle, est un véritable homicide social, et que le premier devoir de la grande amphyctionie des peuples chrétiens est de redresser graduellement, selon le vœu de la nature, des combinaisons contre lesquelles proteste la conscience publique.

Du jour où la France aurait solennellement proclamé ce dogme, elle aurait conquis en Europe une force immense ; du jour où l’Europe l’aurait à son tour accepté, la paix du monde aurait reçu le gage le plus éclatant qu’il soit permis à l’humanité de lui donner. Nul n’oserait affirmer, à coup sûr, qu’une telle pensée soit destinée à se réaliser complètement dans l’ordre politique ; mais les idées même qui passionnent le plus violemment les hommes sont bien rarement appelées à recevoir une application rigoureuse, et ce désaccord de la pratique à la théorie n’empêche pas leur puissance de rester entière, et les peuples qui en gardent le dépôt de porter un signe éclatant aux yeux de tous.

Qu’on ne donne pas à ce principe une extension qu’il ne comporte pas. Il ne s’agit point, on doit le comprendre, d’engager la France dans un cosmopolitisme indéfini au mépris d’intérêts plus directs, et de substituer au propagandisme brutal de la liberté le chevaleresque redressement des injustices de tous les âges. Les gouvernemens sont condamnés à l’égoïsme par la nature même de leur mission, en ce sens que l’abnégation, qui est une vertu chez les particuliers, serait un crime pour une société, à laquelle manque la perspective d’une seconde vie pour se faire payer des sacrifices faits en celle-ci. Les premiers devoirs resteront donc pour la France ceux qui ont un rapport immédiat au soin de sa sûreté et de sa fortune, à la nécessité de garantir l’une et l’autre, contre les chances de l’avenir. Ajoutons que la France de 89 et de 1830 ne garde pas seulement ses frontières, qu’elle défend encore contre de redoutables influences le principe même de ses institutions, et qu’elle est enfin responsable de ce dépôt devant les générations futures. De cet ordre de faits découle un ordre d’obligations précises et rigoureuses, avec lesquelles aucun compromis n’est possible, et qui doivent former aujourd’hui comme la partie fixe de la politique française.

Aux premiers jours de la révolution de juillet, on crut satisfaire à tout ce que réclamait le soin de notre sûreté et de notre indépendance politique en proclamant le principe de non-intervention et en s’efforçant de le faire accepter par l’Europe. Ce fut là sans doute une honorable inspiration, et il y eut courage et habileté à jeter alors un tel obstacle entre la Prusse et la Belgique, entre l’Autriche et la Sardaigne ; mais cette doctrine ne pourrait, sans de dangers sérieux, devenir celle du monde politique, et la France devrait moins qu’une autre essayer de la produire comme une maxime fondamentale dans l’ensemble du droit public européen. Voyez, en effet, ce qui advint promptement de la non-intervention : ce principe était à peine proclamé, que déjà les évènemens en déterminaient la violation, en la légitimant par des considérations péremptoires. Après la débâcle de Louvain, la France intervenait en Belgique, pour empêcher une restauration incompatible avec l’établissement de sa nouvelle dynastie, au même titre et en même temps que l’Autriche occupait les légations pour maintenir ses possessions milanaises et vénitiennes. Si la France et l’Europe, plus inquiètes l’une et l’autre de respecter une abstraction que de pourvoir à leur sûreté, s’étaient inclinées devant la non-intervention comme devant une infranchissable barrière, si un principe absolu avait prévalu contre une politique prudente autant que modérée, c’en était fait pour long-temps de la paix du monde, et son sort était commis au double hasard des batailles et des révolutions. En proclamant son respect profond pour toutes les nationalités, la France se gardera donc d’enchaîner, pour elle-même comme pour autrui, ce droit de propre conservation contre lequel aucun autre ne saurait prévaloir. Elle reconnaîtra hautement qu’il existe pour toutes les sociétés politiques un rayon d’influence légitime, une zone dans laquelle il doit être interdit de les menacer impunément. C’est ainsi que toute occupation temporaire du Piémont par une grande puissance militaire, toute conspiration permanente en Suisse, toute restauration orangiste en Belgique, tout mouvement absolutiste ou anarchique en Espagne constituera, au profit de notre gouvernement, ce droit de la défense personnelle qu’il lui serait rigoureusement interdit d’abdiquer. La France a usé de ce droit envers la Belgique dès le mois d’août 1831, avant d’y être autorisée par le traité collectif du 15 novembre ; elle a menacé deux fois d’en faire à la Suisse une application délicate peut-être, mais assurément légitime, et le jour n’est pas éloigné où tous les bons esprits s’accorderont pour regretter qu’on ait reculé, au-delà des Pyrénées, devant une obligation qui ne résultait pas moins de nos intérêts envers nous-mêmes que de nos devoirs envers un peuple infortuné. La prédominance des idées françaises en Espagne est une nécessité trop évidente dans l’économie de la politique française pour que cette nécessité ne nous donnât pas le droit, et en même temps ne nous créât pas le devoir, d’offrir au parti qui les représente un point d’appui temporairement indispensable.

Le principe de l’indépendance des peuples se tempérera donc constamment par les intérêts de chacun d’eux ; et si le droit des nationalités opprimées à une résurrection politique est jamais solennellement proclamé dans le monde, leur solidarité n’en sera que plus authentiquement constatée. Que cette résurrection soit l’objet de toutes nos pensées, le but de tous les vœux comme de tous les efforts de la France. Que sans prétendre troubler l’ordre existant en Europe, en devançant le jour de conflagrations plus ou moins prochaines, le pouvoir et l’opinion énoncent l’immuable volonté de saisir toute occasion de redresser les vieilles iniquités commises au nom d’un principe dont le résultat définitif consiste à livrer le monde à l’influence exclusive de l’Angleterre et de la Russie, soit que ces deux puissances s’entendent pour le dominer, soit que leur rivalité doive ensanglanter l’avenir. Abdiquons les souvenirs d’une gloire stérile devant la grandeur d’une telle mission, et sans hâter par nos impatiences le cours des évènemens, sachons d’avance ce que nous aurons à leur demander.

Ce rôle de réparation et d’équité politique, la force des choses a commencé à le tracer pour la France bien avant qu’elle s’en rendît compte. À la fin du dernier siècle, elle appelait à la vie ce peuple géant dont la marine forme aujourd’hui, avec la nôtre, le plus ferme boulevart de la liberté des mers, et notre siècle n’avait guère vu s’écouler plus d’un quart de son cours qu’elle avait déjà pris, dans la conférence européenne, l’initiative du système auquel la Grèce et la Belgique ont dû tour à tour la consécration solennelle de leur indépendance. Le traité du 6 juillet 1827, celui du 15 novembre 1831, sont des inspirations dont un peuple arrivé à la maturité de l’intelligence politique peut être aussi justement fier que de ses plus éclatans triomphes. La France a versé sans doute des larmes de sang sur le sort du peuple héroïque qui succombait loin d’elle en invoquant son nom, et peut-être en l’accusant d’ingratitude ; mais elle ne désespère pour la Pologne ni de la justice de Dieu ni de celle des hommes. Elle sait tout ce que garde de péripéties imprévues l’immense drame qui commence en Orient, épreuve difficile pour laquelle les peuples semblent avoir recueilli leurs pensées et leurs forces pendant vingt-cinq ans de paix, redoutable problème dont la solution définitive n’intéresse pas moins l’avenir de Varsovie que celui de Constantinople. Si les destinées de l’empire ottoman devaient irrévocablement s’accomplir ; si les efforts de la France pour maintenir à la question d’Orient son caractère exclusivement oriental, en écartant de ce terrain les ambitions européennes qui aspirent à l’occuper, si ces efforts loyaux autant que désintéressés sont trompés par les évènemens, et qu’il faille un jour s’incliner devant l’irrésistible nécessité d’un partage, il est évident que la Russie, maîtresse du Bosphore, n’aurait qu’un seul gage à offrir à l’Europe alarmée, et que la renaissance de la Pologne pourrait sortir du grand cataclysme où l’islamisme serait condamné à s’abîmer. Dans une telle éventualité, le rôle de la France serait marqué à l’avance, et ses efforts seraient aussi énergiques que son intervention y serait souveraine. Nous avons deux politiques à mettre au service d’un même principe dans la crise orientale, l’une pour le cas où la destruction de l’empire ottoman deviendrait une nécessité authentiquement constatée, l’autre pour l’hypothèse contraire. S’il est écrit que la chrétienté doit un jour s’asseoir sur cette terre de ruines et se la partager pour la rendre de nouveau féconde, alors le moment sera venu de redresser dans l’intérêt de tous le système territorial de l’Europe occidentale. En s’en remettant loyalement aux vœux des populations elles-mêmes pour ce qui concerne l’extension de ses frontières, la France exigera du moins que toute sécurité soit rendue à celles-ci par l’occupation des points dont l’ombrageuse jalousie des négociateurs du traité du 20 novembre 1815 les a systématiquement dégarnies. Un retour aux dispositions primitives du traité de Vienne, si perfidement modifié par celui de Paris après le désastre des cent jours, serait moins une conquête qu’une garantie pour la France, et celle-ci reste en toute occasion dans son plein droit de l’exiger. Peut-être ce gage d’indépendance et de force suffirait-il pour lui rendre au dehors son influence légitime et nécessaire, si cette réintégration dans des parties intégrantes de son territoire se combinait avec de larges dispositions réparatrices pour la Pologne, et, dans la zone qui nous touche immédiatement, avec des modifications territoriales que la Prusse aurait elle-même intérêt à consacrer. À ce prix la France pourrait laisser s’accomplir aux rives du Bosphore, des changemens qui n’affecteraient d’une manière sérieuse aucun de ses intérêts directs et permanens.

Mais un tel rôle ne peut commencer pour nous qu’après que nous aurons dû renoncer à l’espoir d’en remplir un autre. Ce respect pour l’indépendance des nations, dont nous convions la France à faire la base de son droit politique, est acquis aux pouvoirs dans leur faiblesse comme dans leur force, et la Turquie s’efforçant aujourd’hui de secouer la rouille qui la ronge, et de suivre de loin la civilisation de l’Europe chrétienne, existe à un titre plus sacré pour celle-ci que lorsque les sultans la menaçaient de leur prosélytisme sauvage.

Dans ces vues de conservation pour tous les intérêts véritables et de bienveillante tutelle pour tous les efforts, quelles pensées devaient naturellement préoccuper la France, quels plans devait-elle suivre et quels résultats se proposer ?

Il répugnait au bon sens de rendre à l’administration directe de la Porte des provinces lointaines où sa domination ne s’exerça jamais que d’une manière incertaine et contestée, et où il est trop évident qu’elle ne pourrait en aucun cas se rétablir sur des bases quelque peu solides. Et lorsqu’un gouvernement, puissant du moins par la force militaire et par deux générations de grands hommes, avait arraché au brigandage et à l’anarchie le sol magnifique qu’ils désolent depuis tant de siècles, il était manifeste que le premier soin de la France, dans l’œuvre désintéressée qu’elle poursuit, devait être de réclamer la sanction du droit pour le fait glorieux qui éveille depuis trente ans l’admiration du monde. En stipulant les plus larges garanties dans l’intérêt des nombreuses populations chrétiennes, elle devait faire en Égypte et en Syrie ce qu’elle avait fait en Grèce pour la race hellénique, alors que de protocole en protocole elle arrachait pour ce nouvel état, du mauvais vouloir de certaines chancelleries, des frontières moins restreintes que celles où l’on avait d’abord prétendu le confiner ; elle devait enfin faire aux bords du Nil et de l’Euphrate ce qu’elle ferait dans l’occasion aux bords du Danube, si un peuple vivant se réveillait jamais dans les vastes plaines qu’il arrose. Quelle que soit donc l’issue de ces grandes transactions, l’opinion publique peut être fière des généreuses pensées qu’elle n’a cessé d’y apporter. Elle a tout embrassé dans une même vue d’équité, tout pesé à la même balance. Les signataires du quadruple traité pourraient-ils se rendre le même témoignage, pourraient-ils avouer leurs secrètes pensées avec autant de sincérité que dès l’origine la France afficha les siennes ?

Au lendemain de la défaite de Nézib, le gouvernement français, faisant parler la victoire et la force, cette double puissance devant laquelle s’incline l’Orient, pouvait provoquer une négociation directe entre un redoutable vassal et le malheureux prince si étrangement abusé par les influences étrangères, qui venaient de conseiller une guerre désastreuse. Un rôle de médiation et d’arbitrage qu’il était difficile de lui disputer s’ouvrait alors devant lui. Mais la France s’est rappelé que des engagemens antérieurs la liaient à l’Europe. Elle s’est refusée à assumer la première la responsabilité de la rupture de la grande alliance d’Aix-la-Chapelle, et elle s’est engagée dans l’intervention collective, alors qu’elle trouvait dans ses alliés un concours moins désintéressé que le sien ; elle est restée fidèle, même au prix du succès, à la haute et pacifique pensée qui avait garanti la sécurité de toute une génération. Ne l’en blâmons pas, quelque amère déception qu’elle se soit préparé, et sachons respecter jusque dans les calamités temporaires qu’elles entraînent les inspirations du génie de la civilisation et de la paix.

Avant que cette grande question ait reçu sa solution définitive, nous aurons souvent à faire appel aux principes désintéressés posés par nous. Ceux-ci feront notre force devant l’Europe au jour d’un conflit qu’on a quelque droit d’estimer inévitable.

Deux issues s’ouvrent, en effet, devant les évènemens : ou l’alliance de l’Angleterre et de la Russie se maintiendra pour atteindre en Orient sa conséquence dernière, un partage d’influence, sinon partage territorial, ou elle se rompra violemment à raison de la déception subie par le cabinet russe, car celui-ci n’a pu sacrifier qu’à la perspective d’un concert de vues et d’ambition sa politique séculaire et sa suprématie exclusive et jalouse sur l’empire ottoman. La France aura donc un jour ou à régler avec la Russie les conditions d’une adhésion qu’aucun intérêt capital ne rendrait impossible, ou à paraître sur cette grande scène de l’Orient pour y défendre la liberté du monde. Se concilier l’opinion publique en Europe, calmer toutes les inquiétudes au lieu de les susciter par un appel à des souvenirs dangereux autant que stériles, augmenter ses forces sans agiter les esprits, telle doit être la base invariable de sa politique. Hors de là, il ne saurait y avoir pour elle que déception et impuissance. Dans ces limites, un gouvernement prévoyant et fort peut encore rendre la France l’arbitre de l’avenir ; il peut contenir par la grandeur même d’une telle perspective cette agitation intérieure qui ne sera dominée que par une haute direction et la perspective d’un but légitime.

De cette course rapide à travers l’histoire, de ce coup d’œil jeté en passant sur tant et de si grands intérêts, tirons en terminant une conclusion positive.

Nous avons vu l’Europe, à peine échappée à la barbarie, essayant de fonder l’édifice de la chrétienté sur des principes de droit public que la violence des temps ne lui permettait pas de supporter ; puis nous l’avons montrée suppléant à l’idée morale abîmée au XVIe siècle dans le naufrage de toutes les communes croyances, par un mécanisme ingénieux sans doute, mais plus subtil qu’efficace. Celui-ci devait bientôt conduire les sociétés politiques à la négation même du droit, et de l’apothéose du fait à la lutte entre deux forces prépondérantes.

Cette œuvre s’accomplit aujourd’hui sous nos yeux. Pendant que la Russie écrase la Pologne, efface la Prusse et l’Autriche, et pèse sur toute l’Allemagne méridionale, pendant que son ministre à Francfort est plus puissant auprès de la confédération germanique que le ministre de la cour de Vienne, la Grande-Bretagne, qui entend voyager sur ses terres du comté de Kent à la côte de Coromandel, aspire à faire de Candie, de Suez et d’Aden des étapes nouvelles de la route immense qui bientôt se prolongera de Calcutta aux côtes de la Chine, pour atteindre à travers l’archipel de l’Océanie les rochers de la Nouvelle-Zélande. Les deux mondes assistent immobiles, mais inquiets, à cette prise de possession chaque jour moins dissimulée. Cependant entre l’éclatante audace du génie britannique et la froide persévérance du génie russe, entre ces deux ambitions si diverses dans leurs moyens, si analogues dans leur but, une idée grandit par les progrès de la raison publique et rallie les peuples auxquels pèsent les violences du passé comme ceux qui appréhendent celles de l’avenir. L’esprit s’inquiète et prévoit des combinaisons plus naturelles ; il se demande si la paix des générations à naître ne trouvera pas un jour dans l’intime adhésion des peuples eux-mêmes aux arrangemens diplomatiques des garanties qu’on attendrait vainement désormais d’une pondération illusoire. Un mouvement double et simultané agite le monde, et le secret de l’avenir gît dans la combinaison de ce qu’il y a d’individuel et de vivant encore dans le génie des races historiques avec l’élément progressivement unitaire sur lequel s’élève l’humanité elle-même. Que la France s’empare de cette idée, placée qu’elle est dans une position unique, pour la proclamer et pour la défendre, qu’elle s’en inspire dans toutes les situations difficiles, en fasse la règle inviolable de toutes ses transactions, et qu’elle lui emprunte une force dont le moment viendra bientôt de faire usage. Cette propagande serait juste ; seule aussi elle serait féconde, parce qu’elle n’en appellerait pas à ces passions désordonnées et fiévreuses que l’Europe ne ressent pas, parce qu’elles ne sont pas nécessaires à l’accomplissement de ses destinées.


L. de Carné.
  1. Déclaration signée à Aix-la-Chapelle par les plénipotentiaires de l’alliance, le 15 novembre 1818 :

    « L’objet de cette union est aussi simple que grand et salutaire ; elle ne tend à aucune nouvelle combinaison politique, à aucun changement dans les rapports sanctionnés par les traités existans ; calme et constante dans son action, elle n’a pour but que le maintien de la paix et la garantie des transactions qui l’ont fondée et consolidée.

    « Les souverains, en formant cette union auguste, ont regardé comme sa base fondamentale leur invariable résolution de ne jamais s’écarter, ni entre eux, ni dans leurs relations avec d’autres états, de l’observation la plus stricte des principes du droit des gens, principes qui, dans leur application à un état de paix permanent, peuvent seuls garantir efficacement l’indépendance de chaque gouvernement et la stabilité de l’association générale.

    « Fidèles à ces principes, les souverains les maintiendront également dans les réunions auxquelles ils assisteront en personne, ou qui auraient lieu entre leurs ministres, soit qu’elles aient pour objet de discuter en commun leurs propres intérêts, soit qu’elles se rapportent à des questions dans lesquelles d’autres gouvernemens auraient formellement réclamé leur intervention. Le même esprit qui dirigera leurs conseils et qui règnera dans leurs communications diplomatiques, présidera aussi à ces réunions, et le repos du monde en sera constamment le motif et le but.

    « C’est dans ces sentimens que les souverains ont consommé l’ouvrage auquel ils étaient appelés. Ils ne cesseront de travailler à l’affermir et à le perfectionner. Ils reconnaissent formellement que leurs devoirs envers Dieu et envers les peuples qu’ils gouvernent leur prescrivent de donner au monde, autant qu’il est en eux, l’exemple de la justice, de la concorde, de la modération, heureux de pouvoir consacrer désormais tous leurs efforts à protéger les arts de la paix, à accroître la prospérité intérieure de leurs états, et à réveiller ces sentimens de la religion et de la morale dont le malheur du temps n’a que trop affaibli l’empire. »

    Il est inutile, sans doute, de rappeler ici que l’alliance des cinq grandes puissances dont les ministres ont signé cet admirable manifeste, était distincte de la sainte-alliance proprement dite, dont le pacte fut conclu à Paris, le 26 septembre 1815, entre les empereurs de Russie et d’Autriche et le roi de Prusse. C’est la quintuple alliance scellée à Aix-la-Chapelle entre l’Autriche, l’Angleterre, la France, la Prusse et la Russie, qui a été la base de toutes les transactions politiques en Europe jusqu’à la conclusion du dernier traité de Londres, par lequel a été rompu ce faisceau, seul gage de la paix du monde.