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L’État juif/Texte entier

La bibliothèque libre.
Texte établi par Baruch Hagani, Lipschutz (p. ).


Théodore HERZL
en 1896


THÉODORE HERZL


L’ÉTAT JUIF
Essai d’une solution de la question juive
ÉDITION AUGMENTÉE
D’UNE INTRODUCTION
PAR
BARUCH HAGANI


ET ORNÉE D’UN PORTRAIT DE L’AUTEUR



PARIS
LIBRAIRIE LIPSCHUTZ
28, rue lamartine (IXe)
5686 — 1926




IL A ÉTÉ TIRÉ, DE CET OUVRAGE, DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER IMPÉRIAL DU JAPON, NUMÉROTÉS DE I à X ; CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ DE HOLLANDE VAN GELDER, NUMÉROTÉS DE XI à LX ; DEUX CENTS EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE , NUMÉROTÉS DE 1 à 200 ; ET DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE SUR PAPIER MADAGASCAR, MARQUÉS DE A à J.


EXEMPLAIRE SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE


INTRODUCTION

PAR
BARUCH HAGANI




M. Lipschutz, le libraire bien connu, qui est la Providence de tous ceux qui, en France, sont préoccupés, à des titres divers, par la question juive, a eu l’heureuse idée de rééditer l’État Juif de Théodore Herzl, le fondateur du sionisme politique.

On parle beaucoup en France, depuis quelque temps, de Herzl et du sionisme, mais rares sont encore ceux qui, dans le grand public, sont à même de se renseigner sur ce mouvement par une documentation de première main. La littérature sioniste en langue française est très pauvre et l’État Juif, qui parut presque simultanément en allemand, en anglais et en français[1], n’a pour ainsi dire guère été réimprimé depuis dans cette dernière langue[2], alors qu’il a eu de nombreuses éditions dans les deux autres.

C’est cependant à Paris, où il était alors correspondant de la Neue Freie Presse, que Herzl conçut et écrivit cet opuscule dont la parution marque une date si importante dans l’histoire du sionisme et par conséquent dans l’histoire du judaïsme contemporain.

Fils unique de parents aisés qui jamais ne le contrarièrent dans le moindre de ses goûts, vivant de la vie élégante et facile qui était alors celle de la capitale autrichienne, d’une séduction physique et morale telle qu’elle ne laissait indifférents ni les hommes les plus fiers, ni les femmes les moins sensibles, Herzl avait adopté sans effort la philosophie courante de son époque. Il écrivit des poésies où l’influence de Musset était relevée par celle de Heine, des feuilletons ou beaucoup de scepticisme se mêlait à une sentimentalité à fleur d’âme, des pièces de théâtre, où « l’esprit parisien » se combinait agréablement avec la « gemüthlichkeit » viennoise. Son rêve le plus audacieux se haussait jusqu’à celui de devenir l’amuseur public et grassement rétribué de cette insouciante bourgeoisie d’avant-guerre qui faisait la loi dans les capitales occidentales. Il n’avait oublié qu’une chose : c’est qu’il appartenait à un peuple tragique, dont la plus minime partie seulement avait à peine conquis sa place au soleil et que, dans l’ombre des boutiques, des sacristies et des bureaux de presse, on s’apprêtait à ramasser les calomnies destinées à la lui ravir. La grandeur de Herzl est précisément d’avoir saisi dans toute sa profondeur la signification des évènements qui se préparaient et d’en avoir pris virilement son parti. Le jour où, après mûres réflexions, il fut convaincu qu’il faisait fausse toute et que décidément la vie, pour un Juif de sa trempe, ne pouvait décemment se présenter sous les espèces d’une comédie amusante, il dépouilla résolument sa défroque de clown et, au grand ébahissement de ceux qui croyaient le mieux le connaître, il fit subitement figure de prophète…

« L’État Juif, essai d’une solution moderne de la question juive », fut écrit dans les quelques mois qui précédèrent le retour de Herzl à Vienne[3], où il venait d’être nommé directeur littéraire de son journal, dans une véritable fièvre de création. Il y songeait la nuit, le jour, au milieu des occupations les plus diverses, à la Chambre, à l’Opéra, au bois de Boulogne, au Grand Prix, et, dès qu’il le pouvait, il jetait sur le papier des notes, de brèves indications, des bouts de phrases et des rudiments d’idées, sans s’inquiéter de leur forme ni de leur valeur, afin de pouvoir poursuivre ses méditations, ne pas interrompre le fil de sa pensée. « Je ne me souviens pas, dit-il, avoir jamais rien écrit dans un tel état d’exaltation… Heine raconte qu’il entendait sur sa tête le battement d’ailes d’un aigle lorsqu’il composait certains de ses vers. Il me semblait aussi entendre au-dessus de moi quelque chose d’assez semblable à un frémissement. » L’Etat Juif, cependant, ne se ressent nullement de l’exaltation dans lequel il a été composé. Le livre est écrit dans un langage sobre, nerveux, sans trace aucune de mysticisme ni de déclamation. Il ne cherche ni à apitoyer les lecteurs sur la situation présente des Juifs ni à les enthousiasmer par un tableau idyllique de leur sort futur. « C’est presque une affaire qu’il leur soumet » remarque quelqu’un…

L’opuscule pourrait naturellement se diviser en deux parties d’inégale longueur : dans la première, qui sert d’introduction, l’auteur trace une esquisse rapide, mais combien pénétrante et vigoureuse, de l’état présent de la question juive ; dans la seconde, qui forme le corps de l’ouvrage, il développe, avec force détails, la solution qu’il préconise. Dans la première, il démontre la nécessité pour les Juifs de reconstituer leur nationalité ; dans la seconde, il indique les voies et moyens propres à atteindre ce but.

« La question juive existe, dit Herzl, il serait puéril de le nier. Elle existe partout où les Juifs vivent en nombre tant soit peu sensible. Là où elle n’existe pas, elle est importée par les Juifs qui émigrent. Nous nous dirigeons naturellement vers les pays où l’on ne nous persécute pas, mais notre apparition provoque la persécution. »

Pour résoudre cette question, deux moyens ont été, jusqu’ici, empiriquement employés : le premier est l’antisémitisme, le second l’émancipation. Tous deux sont inefficaces. Par l’antisémitisme, on ne fait que renforcer le particularisme des Juifs, réveiller leur conscience ethnique ; par l’émancipation, on donne libre jeu à leurs facultés natives, on exagère l’anomalie de leur situation économique. La concurrence sociale s’exerçant alors à leur avantage dans certaines branches de l’activité humaine (commerce, finances, carrières libérales) provoque à nouveau l’antisémitisme. C’est un cercle vicieux dont il est impossible de sortir, même par la tangente de l’union mixte, seule condition d’une assimilation véritable. Qui ne voit en effet que, pour que le mariage mixte se généralisât, pour que le vieux préjugé contre les Juifs fût surmonté, il leur faudrait acquérir au préalable une telle puissance sociale qu’elle équivaudrait à leur domination économique : « Et si la puissance actuelle des Juifs soulève de tels cris de rage et de désespoir, à quels transports ne faudrait-il pas s’attendre à la suite d’un nouvel accroissement de cette puissance ! »

L’antisémitisme, d’ailleurs, est infiniment condamné à cette rage impuissante. Non seulement l’ennemi ne viendra pas à bout de nous par la persécution, mais il lui est impossible, dans l’état actuel des choses, d’entreprendre contre nous rien qui nous atteigne réellement. Enlever aux Juifs l’égalité des droits, là ou elle existe, cela les précipiterait tous, riches ou pauvres, dans les partis révolutionnaires. S’attaquer à leurs richesses ? Comment le faire sans provoquer de graves crises économiques qui ne se borneraient nullement aux Juifs, leurs premières victimes ? Quant à attendre au contraire la solution de la question juive des progrès de la tolérance et de la bonté parmi les hommes, c’est là un vain espoir dont les faits ont mille fois montré l’inanité, « un pur radotage sentimental ».

Telle est la question qui, depuis cent ans, fait le désespoir de tous les peuples civilisés. C’est un « vestige du moyen âge » dont, avec la meilleure volonté du monde, ils ne peuvent se débarrasser.

Ils le pourraient cependant, en plaçant la question sur son véritable terrain, qui est le terrain politique international.

« La question juive n’est ni une question économique, ni une question religieuse, quoiqu’elle prenne tour à tour les couleurs de l’une et de l’autre. C’est une question nationale et pour la résoudre il nous faut, avant tout, en faire une question mondiale, et la poser ainsi devant les grandes puissances. »

L’oppression a fait de nous un groupe historique reconnaissable à son homogénéité. Que nous le voulions ou non, nous sommes devenus un peuple, « un peuple un ». Que l’on donne à ce peuple la souveraineté d’un territoire déterminé, en rapport avec ses légitimes besoins, et la question juive sera résolue. Sans doute, quelques tentatives ont été faites en ce sens et semblent avoir échoué. C’est que ces tentatives étaient trop mesquines, leur point de départ trop précaire ; c’est que les hommes qui les dirigeaient n’ont pas su faire appel aux sentiments profonds des masses juives, ont méconnu leurs besoins essentiels.

« Personne au monde n’est assez puissant ni assez riche pour transporter un peuple d’un lieu à un autre. Seule une idée est capable de le faire.

« L’idée de l’État juif a sans doute un pareil pouvoir. Dans la longue nuit de leur histoire, les Juifs n’ont cessé de rêver ce rêve royal : L’an prochain à Jérusalem ! Tel est notre vieux mot. Il s’agit maintenant de montrer que cet espoir peut se transformer en une splendide réalité. »

Que de nouveaux États puissent se former, c’est ce que nous ne saurions ignorer. Des colonies se détachent de leur mère-patrie, des vassaux s’arrachent à leur suzerain, des territoires nouvellement ouverts se constituent aussitôt en États libres. Le peuple juif, il est vrai, n’a pas encore de territoire qui lui soit propre. Mais ce ne sont pas les étendues territoriales qui constituent l’État, ce sont les hommes réunis par une souveraineté. Le peuple est la base personnelle de l’État, le pays la base matérielle, et, de ces deux bases, la base personnelle est la plus importante. S’il faut d’ailleurs fonder en droit le nouvel État Juif, le vieux code romain ne nous en fournit-il pas la possibilité ? N’a-t-il pas institué la Negotiorum gestio qui nous montre comment on peut sauver les affaires d’un homme absent ou empêché ? La Negotiorum gestio donne à chacun le droit d’intervenir, de prendre par pitié, par amitié, la charge des biens d’auirui quand ils sont en danger. Il le fait de son propre chef, sans mandat, en vertu d’une nécessité supérieure. Les Juifs, dispersés sur la surface de la terre, incapables de s’occuper eux-mêmes de leurs affaires politiques, sont ce propriétaire absent ou empêché ! Il leur faut un gestor.

Ce gestor ne sera pas un seul individu, mais une personne morale, appelons-la Society of Jews parce que c’est probablement dans la sphère des Juifs anglais qu’elle se constituera et qu’il lui faudra, à ses débuts, la protection d’une grande puissance résolument philosémite. Cette institution, qui puisera son autorité dans la valeur morale de ses membres et dans la libre adhésion des Juifs du monde entier, sera reconnue par les gouvernements comme puissance politique constituante.

Aidée par eux, elle commencera par s’assurer, sur la base du droit international, la souveraineté d’une étendue de territoire. Faudra-t-il préférer la Palestine ou l’Argentine ? La Société prendra ce qu’on lui donnera, tout en tenant compte des manifestations de l’opinion juive à cet égard. L’Argentine est un pays très fertile et peu peuplé, mais mille liens historiques nous rattachent à la Palestine.

« Si Sa Majesté le Sultan nous cédait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie… Nous formerions un État neutre, en rapports constants avec l’Europe qui garantirait notre existence… En ce qui concerne les Lieux Saints de la chrétienté, on pourrait trouver une forme d’exterritorialité qui sauvegarderait tous les intérêts. Nous formerions la garde d’honneur autour des Saints Lieux et garantirions de notre existence l’accomplissement de ce devoir. Cette garde d’honneur serait pour nous le grand symbole de la solution de la question juive après dix-huit siècles de cruelles souffrances. »

Une fois le territoire obtenu, la Society of Jews aurait à s’occuper d’organiser, d’une part l’émigration des Juifs, d’autre part la prise de possession de ce territoire. A cet effet, elle déléguerait une partie de ses pouvoirs à une nouvelle institution, la Jewish Company, personne juridique également placée sous la protection des lois anglaises, qui aurait pour mission de liquider les intérêts matériels des émigrants et de jeter dans le nouveau pays les bases de relations économiques normales et scientifiques. Cette nouvelle institution serait conçue sur le modèle des grandes compagnies territoriales. Ce serait une société par actions au capital de un milliard de francs, par exemple, fondée par un consortium de financiers ou, à défaut, par souscription publique. En se substituant aux particuliers dans le transfert de leurs biens immeubles, elle serait à même d’assurer à ses actionnaires des bénéfices notables ; mais surtout il lui serait possible d’agir lentement, avec prudence, et d’éviter ainsi les crises économiques inséparables d’un exode désordonné. Elle aurait également à cœur de faciliter peu à peu aux non-Juifs la récupération des positions évacuées par les Juifs. L’exode lui-même ne serait ni brutal ni obligatoire. « Ne s’en iront que ceux qui sont sûrs d’améliorer par là leur situation économique. D’abord les désespérés, ensuite les pauvres, ensuite les gens aisés, enfin les riches. »

A la Jewish Company, surveillée par la Society of Jews, incomberait également la charge d’organiser le travail des premiers arrivants qui seraient probablement dans le plus grand dénuement. Elle adopterait la pratique du truk System, bien que l’auteur la réprouve en principe. Mais il la croit nécessaire dans les débuts de la colonisation. La journée de travail serait limitée à sept heures, mais chaque ouvrier pourrait poursuivre son labeur pendant trois heures supplémentaires, qui seraient alors rétribuées, car il faut développer le goût de l’épargne chez les nouveaux arrivants. L’organisation du travail serait toute militaire avec des grades, de l’avancement et des retraites. Les mendiants ne seraient pas tolérés ; quiconque ne voudrait pas travailler en liberté serait mis dans une maison de travail. Les travaux pénibles seraient interdits aux femmes. Les maisons ouvrières ne ressembleraient pas à des casernes, elles seraient confortables et plaisantes.

D’après un plan préalablement dressé, ces pionniers de la colonisation juive construiraient des chemins de fer, des ponts, des routes, établiraient des télégraphes, rectifieraient des rivières. « Leur travail produirait la circulation des richesses, la circulation des marchés, et les marchés attireraient de nouveaux colons. » Chacun viendrait volontairement à ses risques et périls, mais les émigrants auraient intérêt et plaisir à venir par groupes de familles, d’amis, de concitoyens. Chaque groupe d’émigrants aurait à sa tête un rabbin ; les organisateurs devraient apporter tous leurs soins à ne pas jeter le trouble dans les consciences, ni même dans les habitudes, si minimes soient-elles.

Lorsque le noyau du futur État serait suffisamment consistant, la Society of Jews devrait s’occuper d’élaborer une constitution.

« Je tiens la Monarchie démocratique ou la République aristocratique pour les meilleures formes de l’État. Il faudra éviter avec soin la démagogie, les excès du parlementarisme et l’intrusion de la vilaine catégorie de politiciens professionnels. »

La direction politique doit venir d’en haut. Cependant, dans l’État juif, personne ne doit être asservi. Chaque Juif pourra et voudra s’élever…

« C’est pourquoi je pense à une République aristocratique… Mainte institution de Venise se présente à mon souvenir… Aurons-nous une théocratie ? Non, la croyance nous a réunis, mais la science nous libère. »

Les prêtres resteraient au temple et les soldats à la caserne. Car il y aurait des soldats, c’est-à-dire une armée de métier indispensable pour maintenir l’ordre à l’intérieur et à l’extérieur. Chacun serait libre de ses croyances et de ses opinions, chacun garderait sa langue qui est « la chère patrie de sa pensée. » Enfin les étrangers qui viendraient s’établir dans l’État juif jouiraient de l’égalité des droits.

En Europe, cependant, une ère de prospérité s’ouvrirait pour les pays délaissés, car, comme nous l’avons vu, il se produirait une immigration interne des citoyens chrétiens qui réoccuperaient les positions abandonnées par les Juifs, et le nouvel État, d’autre part, constituerait pour ces pays un important débouché économique. Il serait une nouvelle conquête sur la barbarie, un triomphe de plus à l’actif de la civilisation.

Le projet qui vient d’être exposé n’est ni une utopie, ni un plan définitif d’organisation. Si l’auteur, tout en restant sobre de détails pittoresques, a dû minutieusement exposer certains ressorts du mouvement qu’il préconise, c’est précisément pour montrer qu’il croit fermement à sa possibilité : « Les Juifs qui le voudront auront leur État, et ils l’auront mérité. »

Telle est la substance de l’État Juif. Il n’apportait au sionisme rien de théoriquement essentiel. C’est notre avis et Herzl lui-même qui, jusque-là, avait vécu absolument à l’écart des milieux juifs et ignorait absolument qu’il avait eu des précurseurs, le reconnut plus tard. « Peut-être, écrivit-il, n’aurais-je pas osé publier mon livre si j’avais connu les travaux plus importants de l’Allemand Hess et du Russe Pinsker. » Sans parler de Moses Hess, venu trop tôt et dont le livre était encore trop imprégné, aux yeux de certains, de sentimentalité messianique, Pinsker, en effet, avait analysé avec une vigueur et une pénétration au moins égales à celles de Herzl la « psychose » antisémitique. Nathan Birnbaum avait posé, trois ans avant Herzl, tous les postulats du sionisme politique avec une clarté telle que le programme de Bâle semble être la codification pure et simple de sa brochure. Par contre, les idées les plus originales de Herzl en matière de droit public et de colonisation, le gestor, la charte, la transplantation en masse, se sont montrées irréalisables... Mais la grandeur de Herzl est d’un autre ordre et dépasse infiniment toutes les formules politiques et tactiques. Il a apporté au sionisme ce que ni Hess, ni Pinsker, ni Birnbaum ne pouvaient lui donner : le facteur personnel, la foi communicative, la suggestion féconde. Pour saisir sur le vif le secret de cette influence, pour ainsi dire magnétique, exercée par Herzl avant même qu’il ne se fût jeté dans la bataille sioniste, et ne lui ait imprimé une allure décisive, il faut lire une lettre exquise qu’Arthur Schnitzler, le dramaturge et romancier autrichien bien connu, qui fut le condisciple de Herzl à l’Université de Vienne, lui adressa vers 1892, et l’on reconnaîtra que Herzl était de toute éternité prédestiné à devenir un « conducteur d’hommes[4] ».

« Il présentait en quelque sorte dans sa personne l’image même de son peuple », a écrit Graetz en parlant de Moses Mendelssohn. Petit, contrefait, souffreteux, timide, bégayant, circonspect, Mendelssohn, en effet, évoque parfaitement en notre esprit l’image du peuple juif entr’ouvrant peureusement la porte du ghetto médiéval. Un siècle se passe. A peine le soleil de la liberté a-t-il réchauffé les membres engourdis du peuple éternel, voici que sa taille se redresse, que son regard reprend de l’assurance, que son œil fixe à nouveau l’avenir. Ces vertus passives, monacales, qui faisaient croire à Moses Mendelssohn que son peuple n’aurait peut-être jamais l’énergie nécessaire pour entreprendre la résurrection de sa patrie ancestrale, se muent en vertus viriles, agissantes. Et c’est Théodore Herzl qui, désormais, apparaît comme l’image même de ce peuple... la radieuse image qui depuis trente ans fait rêver nos adolescents et leur insuffle le courage nécessaire à l’accomplissement des grands desseins.

BARUCH HAGANI.


L’ÉTAT JUIF




PRÉFACE


L’idée de l’établissement d’un État juif, que je développe dans cet écrit, est très ancienne. Longtemps assoupie, elle se réveille aux cris contre les Juifs dont retentit le monde.

Je n’invente rien, c’est ce qu’on voudra bien, avant tout, ne pas perdre de vue en suivant les différents points que j’ai exposés au cours de cet ouvrage. Je n’invente ni les conditions historiques où se trouvent les Juifs, ni les moyens de porter remède à la situation existante. Les matériaux de l’édifice dont je dresse le plan existent dans la réalité, sont palpables. Chacun peut s’en convaincre. De sorte que, si l’on veut caractériser d’un mot cet essai d’une solution de la question juive, il ne faut pas l’appeler une « fantaisie », mais tout au plus une « combinaison ».

Je dois tout d’abord défendre mon projet contre l’accusation d’utopie. A vrai dire, je ne fais, par là, que mettre en garde les esprits superficiels contre l’erreur qu’ils pourraient commettre en émettant un jugement trop hâtif, car il n’y aurait nulle honte à avoir écrit une utopie humanitaire. Je pourrais me ménager aussi un facile succès littéraire en présentant aux lecteurs qui se veulent distraire, mon projet sous la forme d’un récit romanesque irresponsable. Mais il ne s’agit point ici d’une de ces utopies aimables comme en ont développées de nombreux auteurs avant et après Thomas Morus, et je crois la situation des Juifs dans différents pays assez grave pour rendre déplacé tout préambule folâtre.

Pour faire ressortir la différence entre mon projet et une utopie, je choisis un livre intéressant de ces dernières années : Terre Libre, du docteur Théodore Hertzka. C’est une ingénieuse fantaisie imaginée par un esprit profondément pénétré des modernes principes de l’économie politique, et aussi éloignée de la vie réelle que le mont Equateur sur lequel se trouve cet Etat chimérique. Terre Libre est une machine compliquée dans laquelle un grand nombre de roues dentées engrènent les unes dans les autres ; mais rien ne me prouve qu’elle puisse être mise en mouvement. Et même, quand je verrais naître l’association de Terre Libre, je ne pourrais me défendre de la regarder comme une plaisanterie.

Par contre, le projet que voici comporte l’utilisation d’une force motrice existant dans la réalité. Je me borne à indiquer, en toute modestie, vu mon insuffisance, les roues et les dents de la machine à construire avec la confiance qu’il se rencontrera, pour l’exécution, de meilleurs mécaniciens que moi.

Tout roule sur la force motrice. Et qu’est cette force ? La détresse des Juifs.

Qui oserait nier l’existence de cette force ? Nous nous occuperons d’elle dans le chapitre sur les causes de l’antisémitisme.

On connaissait déjà la force de la vapeur qui, produite dans la bouilloire par réchauffement, soulève le couvercle de cette bouilloire. Les tentatives sionistes et beaucoup d’autres formes de l’association « pour la défense contre l’antisémitisme » sont analogues au phénomène de la bouilloire.

Eh bien ! je dis que cette force, rationnellement employée, est assez puissante pour actionner une grande machine et transporter les hommes et les choses. Peu importe la forme extérieure de la machine.

Je suis profondément convaincu que j’ai raison. J’ignore si, au cours de ma vie, j’aurai gain de cause. Les premiers hommes qui commencent ce mouvement verront sans doute à peine sa fin glorieuse. Mais déjà, au début de leur entreprise, ils sentent qu’une haute fierté, intimement unie au bonheur de la liberté intérieure, ennoblit leur existence.

En défendant le projet contre le soupçon d’utopie, je crois devoir être sobre de descriptions pittoresques. Je m’attends d’ailleurs à ce qu’une raillerie irréfléchie s’efforce de caricaturer mon ébauche afin d’affaiblir la portée de l’œuvre conçue. Un Juif, au demeurant intelligent, à qui j’ai exposé la chose, m’a dit : « Le détail futur, représenté comme réel, est le propre de l’utopie. » Cela est inexact. Tout ministre des Finances table, dans son évaluation budgétaire, sur des chiffres futurs, et non seulement sur des chiffres qui lui sont fournis par la moyenne des années antérieures ou par les dernières recettes d’autres États, mais encore sur des chiffres sans précédents, comme par exemple lors de l’introduction d’un nouvel impôt. Il faut ne jamais avoir jeté les yeux sur un budget pour ignorer cette particularité. Regarde-t-on pour cela un projet de loi de finances comme une utopie, bien que l’on sache que l’évaluation ne peut jamais être maintenue dans son intégralité ?

Mais j’ai, vis-à-vis de mes lecteurs, des exigences encore plus dures. Je veux que les hommes éclairés auxquels je m’adresse, réforment maintes idées surannées. Et précisément, aux meilleurs des Juifs, à ceux qui se sont employés activement à la solution de la question juive, je demande de considérer les tentatives qu’ils ont faites comme manquées et inefficaces.

Dans l’exposition de l’idée, j’ai à lutter contre un danger. Si je parle avec réserve des choses de l’avenir, j’aurai l’air de ne pas croire moi-même à leur possibilité. Si, par contre, j’annonce leur réalisation sans aucune restriction, tout apparaîtra peut-être comme une rêverie. C’est pourquoi, je le dis formellement, je crois à la possibilité d’exécution, bien que je n’aie pas la présomption d’avoir trouvé la forme définitive de l’idée. L’État juif est un besoin du monde : donc il se constituera.

Si un particulier quelconque travaillait seul à son avènement, ce serait une bien folle aventure, mais si beaucoup de Juifs l’acceptent en même temps, la chose est tout à fait raisonnable et sa réalisation n’offre pas de difficultés sérieuses. La réussite de l’idée ne dépend que du nombre de ses partisans. Peut-être notre ambitieuse jeunesse, à laquelle toutes les carrières sont déjà fermées, et qui verra ainsi s’ouvrir la perspective ensoleillée de l’honneur, de la liberté et du bonheur, s’emploiera-t-elle à répandre cette idée. Quant à moi, je considère ma tâche comme achevée par la publication de cet écrit. Je ne reprendrai la parole que si des attaques venant d’adversaires dignes d’attention m’y obligent, ou s’il s’agit de réfuter des objections imprévues et de détruire des erreurs. Et ce que je dis n’est-il pas vrai, encore aujourd’hui ? Suis-je en avance sur mon temps ? Les souffrances des Juifs ne sont-elles pas encore assez grandes ? Nous verrons.

Il dépend donc des Juifs eux-mêmes que cet écrit politique ne soit, provisoirement, qu’un roman politique. Si la génération actuelle est encore trop bornée, une autre viendra, meilleure, supérieure. Les Juifs qui le veulent auront leur État et le mériteront.


INTRODUCTION




Le sens de l’économie politique chez les hommes qui se trouvent plongés dans la vie pratique est souvent étonnamment minime. C’est ainsi seulement que l’on peut expliquer que des Juifs répètent crédulement, eux aussi, le mot des antisémites : à savoir que nous vivrions aux dépens des « peuples-hôtes », et que, si nous n’avions pas autour de nous un « peuple-hôte », nous devrions mourir de faim. C’est là un des points à propos desquels apparaît l’affaiblissement de notre propre conscience, affaiblissement provoqué par des accusations injustes. En vérité, qu’y a-t-il au fond de cette idée du « peuple-hôte » ? En tant qu’elle n’est pas l’expression de la vieille étroitesse d’esprit physiocratique, la croyance que, dans la vie économique, ce sont toujours les mêmes objets qui circulent, repose sur une erreur enfantine. Nous n’avons nullement besoin, comme Rip van Winkle, de nous éveiller d’un sommeil séculaire pour reconnaître que le monde se modifie par l’incessante production de biens nouveaux. En notre temps merveilleux, grâce aux progrès techniques, le plus pauvre d’esprit lui-même voit, à travers ses yeux à demi-éteints, apparaître autour de lui des biens qui n’existaient pas hier. C’est l’esprit d’entreprise qui les a créés.

Le travail sans esprit d’entreprise est le vieux travail stationnaire. Le paysan, qui se trouve encore exactement au point où en étaient ses ascendants il y a mille ans, nous en fournit un exemple typique. Il n’est pas de bien-être qui n’ait été réalisé par des esprits entreprenants. On a presque honte d’écrire de pareilles banalités. Ainsi, même si nous étions exclusivement entreprenants — comme le prétend la plus folle des exagérations — nous n’aurions besoin d’aucun « peuple-hôte ». Nous n’en sommes pas réduits à la constante circulation des mêmes biens, parce que nous produisons nous-mêmes des biens nouveaux. Nous avons des instruments de travail d’une force inouïe, dont l’apparition dans le monde civilisé a constitué une concurrence mortelle pour le travail manuel : ce sont les machines. Pour mettre les machines en mouvement, les ouvriers, il est vrai, sont aussi nécessaires. Mais, pour ces besoins, nous avons assez d’hommes, trop même. Celui-là seul qui ne connaît pas la condition des Juifs dans beaucoup de contrées de l’Europe orientale, osera prétendre qu’ils sont impropres ou réfractaires au travail manuel.

Mais je n’entends pas entreprendre ici la défense des Juifs. Ce serait inutile, car tout ce qui pouvait être dit à ce sujet, sous le rapport de la raison et même du sentiment, l’a déjà été. Cependant, il ne suffit pas de trouver les meilleurs arguments pour l’esprit et le cœur ; il faut tout d’abord que les auditeurs soient à même de comprendre, sinon l’on prêche dans le désert. Les auditeurs sont-ils déjà suffisamment avancés, suffisamment éclairés ? alors tout sermon est superflu. Je crois à l’ascension progressive de l’homme vers une civilisation toujours plus élevée. Seulement, je considère cette ascension comme désespérément lente. S’il nous fallait attendre que le sens moral même de la moyenne des hommes s’épurât jusqu’à la tolérance dont Lessing faisait preuve en écrivant Nathan le Sage, notre vie et celles de nos fils, de nos petits-fils et de nos arrière-petits-fils n’y suffiraient pas. Mais voici que l’esprit du siècle vient à notre secours par une autre voie.

Ce siècle nous a en effet apporté une magnifique renaissance par ses acquisitions dans le domaine scientifique. Seul, le genre humain n’a pas encore bénéficié de ce progrès fantastique. Les distances à la surface de la terre sont franchies, et cependant nous sommes tourmentés par les souffrances que cause l’étroitesse…… Rapidement et sans danger, nous parcourons sur des navires gigantesques des mers jadis inconnues ; des chemins de fer sûrs nous conduisent au sommet de montagnes dont nous faisions autrefois, à pied, l’ascension effrayante. Les événements se déroulant dans les pays qui n’étaient point encore découverts à l’époque où l’Europe enfermait les Juifs dans le ghetto, nous sont connus dans l’heure même qui les suit. C’est pour cela que la situation critique des Juifs est un anachronisme, et non parce qu’il y eut déjà, il y a cent ans, une époque de civilisation qui n’a existé en réalité que pour un petit nombre d’élus.

Or, j’estime que la lumière électrique n’a point été inventée pour que quelques snobs illuminent leurs salons, mais bien pour que, à sa clarté, nous résolvions les questions qui préoccupent l’humanité. L’une de ces questions, et non la moins importante, est la question juive. En la résolvant, nous n’agissons pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour beaucoup d’autres, également fatigués et chargés.

La question juive existe. C’est un morceau de moyen âge égaré en notre temps, et dont, avec la meilleure volonté du monde, les peuples civilisés ne sauraient se débarrasser. Après tout, ils ont fait preuve de générosité en nous émancipant. La question juive existe partout où les Juifs vivent en nombre tant soit peu considérable. Là où elle n’existait pas, elle est importée par les immigrants juifs. Nous allons naturellement là où l’on ne nous persécute pas, et là encore la persécution est la conséquence de notre apparition. Cela est vrai et demeurera vrai partout, même dans les pays de civilisation avancée — la France en est la preuve — aussi longtemps que la question juive ne sera pas résolue politiquement. Les Juifs pauvres apportent maintenant avec eux l’antisémitisme en Angleterre, après l’avoir apporté en Amérique.

Je crois comprendre l’antisémitisme, qui est un mouvement très complexe. J’envisage ce mouvement en ma qualité de Juif, mais sans haine et sans peur. Je crois reconnaître ce qui, dans l’antisémitisme, est plaisanterie grossière, vulgaire jalousie de métier, préjugé héréditaire, mais aussi ce qui peut être considéré comme un effet de la légitime défense. Je ne considère la question juive ni comme une question sociale, ni comme une question religieuse, quel que soit d’ailleurs l’aspect particulier sous lequel elle se présente, suivant les temps et les lieux. C’est une question nationale, et, pour la résoudre, il nous faut, avant tout, en faire une question politique universelle, qui devra être réglée dans les conseils des peuples civilisés.

Nous sommes un peuple un.

Nous avons partout loyalement essayé d’entrer dans les collectivités nationales qui nous environnent, en ne conservant que la foi de nos pères. On ne l’admet pas. En vain sommes-nous de sincères patriotes, voire même, dans différents endroits, d’exubérants patriotes ; en vain faisons-nous les mêmes sacrifices en argent et en sang que nos concitoyens ; en vain nous efforçons-nous de relever la gloire de nos patries respectives, dans les arts et dans les sciences, et d’augmenter leur richesse par le commerce et les transactions. Dans ces patries où nous habitons déjà depuis des siècles, nous sommes décriés comme étrangers, et, souvent, par ceux dont la race n’était pas encore dans le pays alors que nos pères y souffraient déjà. La majorité peut décider qui est l’étranger dans le pays. C’est là une question de puissance, comme tout d’ailleurs dans les relations des peuples. En disant ceci comme simple particulier sans mandat, je n’abandonne rien de notre bon droit acquis. Dans l’état actuel du monde, et sans doute encore pour longtemps, la force prime le droit. C’est donc en vain que nous sommes partout de braves gens comme l’étaient les Huguenots, que l’on força à émigrer. Ah ! si l’on nous laissait tranquilles ! Mais je crois que l’on ne nous laissera pas tranquilles.

Par la pression et la persécution, nous ne saurions être exterminés. Aucun peuple dans l’histoire n’a supporté des combats et des souffrances semblables aux nôtres. La chasse aux Juifs n’a cependant jamais provoqué que la défection des faibles. Les Juifs forts reviennent fièrement à leur race lorsqu’eclatent les persécutions. On a pu le voir clairement à l’époque qui suivit immédiatement l’émancipation. Les Juifs, matériellement et intellectuellement supérieurs, avaient perdu tout à fait le sentiment de leur solidarité de race. Par un bien-être politique de quelque durée, nous nous assimilons partout, ce qui n’est pas, je crois, en notre défaveur. L’homme d’État qui désire pour sa nation la poignée de main de la race juive, devrait par conséquent s’occuper d’assurer notre bien-être politique. Or, cela, un Bismarck même ne pourrait le faire. Il y a en effet tout au fond de l’âme populaire de vieux préjugés contre nous. Pour s’en rendre compte, il suffit de prêter l’oreille à la voix du peuple qui s’exprime avec sincérité et simplicité : les contes et les proverbes sont antisémites. Le peuple est partout un grand enfant, que l’on peut assurément éduquer. Cependant cette éducation exigerait, même dans les conditions les plus favorables, un temps énorme. Or, ainsi que je l’ai déjà dit, nous pouvons arranger les choses d’une autre façon et dans un délai infiniment plus court.

L’assimilation des Juifs — et j’entends par là non seulement certaines marques extérieures relatives à l’habillement, aux habitudes de la vie, aux usages et à la langue, mais encore une identification dans le fond aussi bien que dans la forme — l’assimilation des Juifs, dis-je, ne pourrait s’obtenir que par le mariage mixte. Mais celui-ci devrait être considéré par la majorité comme un besoin, et il ne suffit point de déclarer le mariage mixte comme légalement permis. Les libéraux hongrois, qui viennent de le faire, ont commis une erreur remarquable. Et ce mariage mixte, établi doctrinairement, vient d’être dûment illustré par l’une de ses premières applications : un Juif baptisé a épousé une Juive. Mais la lutte pour la forme actuelle de l’institution du mariage a encore accru de différentes façons les dissidences qui existent en Hongrie entre les Chrétiens et les Juifs, et, par là, a plus nui que servi à la fusion des races. Il n’y a, pour l’homme qui désire vivement assurer la disparition des Juifs par le croisement, qu’un moyen de voir son désir se réaliser. Il faudrait que les Juifs acquissent au préalable une puissance économique assez considérable pour leur permettre de surmonter le vieux préjugé social. L’aristocratie, dans laquelle les mariages mixtes sont relativement les plus fréquents, nous en fournit l’exemple. La vieille noblesse redore son blason avec de l’argent juif, et de cette façon, des familles juives se trouvent absorbées.

Mais sous quelle forme se produirait ce phénomène dans les couches moyennes, où la question juive a son siège principal, parce que les juifs sont eux-mêmes un peuple moyen ? L’acquisition, préalablement nécessaire, de la puissance, équivaudrait à la domination économique des Juifs, que l’on prétend faussement exister déjà à présent. Et si la puissance actuelle des Juifs provoque déjà, de la part des antisémites, les cris de colère et de détresse que l’on sait, quelles explosions ne produirait pas le nouvel accroissement de cette puissance ! Ce premier degré de l’absorption ne saurait être atteint, car ce serait l’asservissement de la majorité par une minorité, méprisée naguère encore, et qui n’est point en possession du pouvoir militaire ou administratif. C’est pourquoi je regarde comme invraisemblable l’absorption des Juifs par la voie de la prospérité. Dans les pays actuellement antisémites, on sera de mon sentiment.

Dans les autres, où les Juifs se trouvent bien présentement, mes coreligionnaires contesteront vraisemblablement mes assertions de la façon la plus vive. Ils ne me croiront que lorsqu’ils auront été à nouveau l’objet de persécutions. Or, plus l’antisémitisme se fait attendre, plus il éclatera avec véhémence. L’infiltration d’immigrants juifs attirés par la sécurité apparente, d’une part, et le mouvement ascendant des Juifs indigènes de l’autre, agissent alors de concert avec violence et poussent à un écroulement. Rien n’est plus simple que ce raisonnement. Mais l’avoir fait sans autre préoccupation que celle de la vérité, me vaudra probablement l’opposition, voire l’hostilité des Juifs vivant dans une position favorable. S’il ne s’agissait que d’intérêts privés, dont les représentants, soit par étroitesse d’esprit, soit par lâcheté, se sentent menacés, on pourrait passer outre avec un souriant mépris. Mais la cause des pauvres et des opprimés est plus importante. Toutefois, je tiens, dès le début, à ce qu’aucune idée inexacte ne prenne naissance, notamment celle suivant laquelle, si jamais ce projet se réalisait, les Juifs possédants seraient lésés dans leur avoir. C’est pourquoi je veux m’expliquer longuement par rapport au droit des biens. Si, par contre, ce projet ne sort point de la littérature, alors rien n’est changé, et tout reste en l’état.

L’objection consistant à dire qu’en nous appelant un peuple un, je viens en aide aux antisémites, que j’empêche l’assimilation des Juifs là où elle veut s’accomplir, et que je la compromets après coup là où elle s’est accomplie — si tant est qu’en ma qualité d’écrivain isolé, je puisse empêcher ou compromettre quoi que ce soit — serait plus sérieuse. Cette objection se produira notamment en France. Je l’attends aussi d’autres endroits, mais je ne veux répondre d’avance qu’aux Juifs français parce qu’ils sont l’exemple le plus typique que je puisse prendre.

Quelque grand que soit mon respect pour la personnalité, pour la forte individualité de l’homme d’État, de l’inventeur, de l’artiste, du philosophe ou du général, aussi bien que pour la personnalité collective d’un groupe historique d’hommes que nous appelons peuple, quelque grand, dis-je, que soit mon respect pour la personnalité, je ne regrette cependant pas sa disparition. Que celui qui peut, veut et doit disparaître, disparaisse ! Mais la personnalité du peuple Juif ne veut pas, ne peut pas et ne doit pas disparaître. Elle ne le peut pas, parce que des ennemis extérieurs contribuent à la maintenir. Elle ne le veut pas, et cela, elle l’a prouvé durant deux mille ans, au milieu de souffrances sans nom. Elle ne le doit pas, c’est ce que j’essaie de démontrer dans cet écrit, après beaucoup d’autres Juifs qui n’ont point désespéré. Des branches entières du judaïsme peuvent dépérir, se détacher ; l’arbre vit.

Si maintenant les Juifs français, en totalité ou en partie, protestent contre le projet, parce que, soi-disant, ils seraient déjà « assimilés », eh bien ! ma réponse est simple : la chose ne les regarde pas. Ce sont là des Français israélites. C’est parfait ! Tandis que ceci est une affaire intérieure des Juifs. Toutefois, le mouvement politique constituant que je préconise nuirait aussi peu aux Français israélites qu’aux assimilés d’autres pays. Il leur serait au contraire très utile ! Car, pour employer le terme de Darwin, ils ne seraient plus troublés dans leur « fonction chromatique ». Ils pourraient continuer tranquillement leur assimilation, parce que l’antisémitisme actuel serait pour toujours réduit à l’inaction. Et on croirait d’autant mieux qu’ils sont assimilés que le nouvel État juif, avec ses institutions toutes modernes, étant devenu une réalité, ils continueraient néanmoins à rester là où ils habitent présentement.

Les assimilés bénéficieraient encore plus de l’éloignement des Juifs demeurés fidèles à leur race que les citoyens chrétiens. Car ils seraient débarrassés de la concurrence inquiétante, incalculable et inévitable du prolétariat juif poussé de pays en pays par l’oppression politique et la misère économique, de ce prolétariat nomade qui pourrait alors se fixer. Actuellement, beaucoup de citoyens chrétiens — on les appelle antisémites — peuvent protester contre l’immigration de Juifs étrangers : les citoyens israélites, eux, ne le peuvent pas, bien qu’ils soient atteints beaucoup plus durement par cette immigration. Ils ont en effet à supporter la concurrence d’individus qui se trouvent dans des conditions économiques identiques aux leurs, et qui, par-dessus le marché, importent encore l’antisémitisme ou renforcent celui qui existe. C’est là, pour les assimilés, une douleur secrète qui se traduit par des entreprises « bienfaisantes ». Ils créent des associations d’émigration pour les Juifs qui se disposent à retourner dans leur pays. Ce phénomène constitue un contresens qu’on pourrait trouver comique, s’il ne s’agissait d’hommes qui souffrent. Certaines de ces associations de secours n’ont pas été créées pour, mais contre les Juifs persécutés. Il faut surtout que les plus pauvres soient transportés très rapidement et très loin. Et c’est ainsi que, par une observation attentive, on découvre que plus d’un ami des Juifs en apparence n’est en réalité qu’un antisémite d’origine juive, déguisé en bienfaiteur.

Mais les tentatives de colonisation elles-mêmes, faites par des hommes vraiment bien intentionnés, n’ont pas, jusqu’ici, donné les résultats qu’on en attendait, quoiqu’elles aient constitué des expériences intéressantes. Je ne crois pas que, pour tel ou tel, il ne se soit agi que d’un sport, que tel ou tel ait fait émigrer de pauvres Juifs, comme on fait courir des chevaux. La chose est tout de même trop triste et trop sérieuse pour cela. Ces tentatives ont sollicité l’intérêt en tant qu’elles ont représenté en petit les prodromes pratiques de l’idée de l’État juif. Elles ont même été utiles en ce sens que des fautes y ont été commises, qui pourront être évitées lors d’une réalisation en grand. Sans doute, grâce à ces tentatives, des dommages ont aussi été causés ; toutefois, je regarde la propagande de l’antisémitisme dans de nouvelles contrées, conséquence nécessaire d’une telle infiltration artificielle, comme le moindre des desavantages. Ce qui est pire, c’est que les résultats insuffisants ont fait naître chez les Juifs eux-mêmes des doutes au sujet de la capacité du matériel humain juif. Mais ces doutes pourront être dissipés, chez les personnes judicieuses, par ce simple raisonnement : ce qui est impraticable en petit peut parfaitement être réalisable en grand. Dans les mêmes conditions, une petite entreprise peut donner lieu à des pertes et une grande, produire des bénéfices. Un ruisseau n’est même pas navigable avec un canot : la rivière où il se jette porte de grands navires.

Personne n’est assez fort ou assez riche pour déplacer un peuple d’un lieu d’habitation et le transférer dans un autre. Seule une idée peut accomplir cette grande tâche. L’idée de l’État juif a sans doute un pareil pouvoir. Dans la longue nuit de leur histoire, les Juifs n’ont cessé de rêver ce rêve royal : « Dans un an d’ici, à Jérusalem ! » Tel est notre vieux mot. Il s’agit maintenant de montrer que le rêve peut se transformer en une pensée lumineuse.

Pour cela, il faut avant tout faire dans les âmes table rase de maintes idées surannées, dépassées, arriérées, confuses et étroites. Ainsi, des esprits bornés prétendront tout d’abord que la migration, sortant de la civilisation, devra s’en aller dans le désert. Point ! La migration s’effectue en pleine civilisation. On ne descend pas à un degré inférieur, on s’élève au contraire. On n’occupe pas des huttes de terre et de paille, mais de belles maisons modernes que l’on peut habiter sans danger. On ne perd pas son bien acquis, mais on le fait valoir. On n’abandonne son bon droit que contre un droit meilleur. On ne se sépare pas de ses chères habitudes, on les retrouve. On ne quitte pas l’ancienne maison avant que la nouvelle soit achevée. Ceux-là seuls s’en vont qui sont sûrs d’améliorer leur situation. Ce sont d’abord les désespérés, puis les pauvres, puis les aisés, enfin les riches. Les premiers partis deviennent, dans leur nouvel établissement, la couche supérieure, jusqu’à ce que viennent les rejoindre les représentants des classes qui ont émigré après eux. La migration est en même temps un mouvement ascensionnel de classes.

Et non seulement le départ des Juifs ne produit aucun trouble économique, aucune crise, aucune persécution, mais une période de prospérité commence pour les pays abandonnés par eux. Une migration intérieure des citoyens chrétiens a lieu vers les positions évacuées par les Juifs. L’écoulement est graduel, sans aucune secousse, et déjà son commencement marque la fin de l’antisémitisme. Les Juifs quittent en amis leurs anciens compatriotes chrétiens, et, si d’aucuns reviennent ensuite, on les recevra dans les pays civilisés, et on les traitera avec autant de bienveillance que les ressortissants des autres nations étrangères. Cette migration n’est pas non plus une fuite, tant s’en faut, mais une marche réglée sous le contrôle de l’opinion publique. Non seulement le mouvement doit être dirigé par des moyens complètement légaux, mais il ne peut même être conduit qu’avec le concours amical des gouvernements intéressés, qui en retireront de notables avantages.

En vue de la pureté de l’idée et de la force indispensable à sa réalisation, des garanties sont nécessaires qui ne peuvent être trouvées que dans des personnes « morales » ou « juridiques ». Je tiens à maintenir séparées ces deux dénominations qui, dans le langage des jurisconsultes, sont souvent confondues. Comme personne morale, étant l’objet de droits en dehors de la sphère des liens privés, je mets en avant la Society of Jews. A côté d’elle figure la personne juridique de la Jewish Company, qui est une institution industrielle.

Le particulier qui ferait seulement semblant d’entreprendre une œuvre aussi gigantesque, pourrait paraître un escroc ou un fou. La pureté de la personne morale est garantie par le caractère de ses membres. La force suffisante de la personne juridique est prouvée par son capital.

Par cet avant-propos, je n’ai voulu qu’écarter en toute hâte la première volée d’objections que le seul mot d’ « État Juif » doit provoquer. Dorénavant, nous allons nous expliquer avec plus de calme, combattre d’autres objections et développer plus a fond maints points de vue déjà énoncés, bien que, dans l’intérêt de ce travail, il y ait intérêt à être bref et rapide.

Si, à la place d’une vieille construction, je veux en élever une nouvelle, je dois démolir avant de bâtir. Je suivrai donc cet ordre rationnel. Tout d’abord, dans la partie générale, il y a lieu d’éclaircir les notions, de fixer les conditions politiques et économiques préliminaires et de développer le projet.

Dans la partie spéciale, qui se divise en trois chapitres principaux, sont : la Jewish Company, ses groupes locaux et la Society of Jews. La Société doit, il est vrai, être constituée d’abord, et la Compagnie ensuite. Mais, dans le projet, c’est l’ordre inverse qui prévaut, parce que c’est contre la possibilité d’exécution financière que l’on soulèvera le plus de doutes, lesquels devront être réfutés tout d’abord. Dans la conclusion, il y aura à faire un dernier effort pour combattre les objections qui seront présumées devoir encore se produire. Que mes lecteurs veuillent bien me suivre patiemment jusqu’à la fin. Chez plus d’un d’entre eux, les objections naîtront dans un ordre différent de celui que je suis pour les réfuter. Mais que celui dont les doutes sont rationnellement dissipés n’hésite pas à se déclarer partisan de la cause.

Toutefois, en m’adressant à la raison, je ne puis ignorer que la raison seule ne suffit pas. Les vieux prisonniers ne quittent pas volontiers la prison. Nous verrons si la jeunesse dont nous avons besoin nous est déjà née, la jeunesse qui entraîne les vieux, les emporte dans ses bras vigoureux et transforme en enthousiasme les motifs puisés dans la raison.


CHAPITRE PREMIER


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES




LA QUESTION JUIVE


Personne ne niera la situation malheureuse des Juifs. Dans tous les pays où ils vivent, si peu nombreux soient-ils, la persécution les atteint. L’égalité de droit, bien qu’inscrite dans la loi, a été, en fait, presque partout supprimée à leur détriment. Déjà les postes moyens dans l’armée, dans l’administration, et les emplois particuliers leur sont inaccessibles. On cherche à les déloger des affaires. « N’achetez pas chez les Juifs ! » Les attaques au sein des Parlements, des assemblées, dans la presse, du haut de la chaire sacrée, dans la rue, en voyage — exclusion faite pour certains hôtels, et même pour les endroits d’amusement — se multiplient de jour en jour. Les persécutions ont un caractère différent suivant les pays et les sphères sociales. En Russie, on rançonne les villages juifs ; en Roumanie, on assomme quelques hommes de ci de là ; en Allemagne, on leur donne, à l’occasion, une volée de coups ; en Autriche, les antisémites terrorisent toute la vie publique ; en Algérie, des prédicateurs ambulants fanatiques mènent la campagne contre eux ; à Paris, la bonne société les exclut et les cercles se ferment à leur approche. Les nuances sont innombrables. Il ne s’agit pas, du reste, de faire ici l’énumération mélancolique de tous les griefs juifs. Nous ne saurions nous arrêter aux faits isolés, quelque douloureux qu’ils soient.

Je n’ai pas l’intention de provoquer en notre faveur un attendrissement de l’opinion. Ce serait oiseux et je manquerais de dignité. Je me contente de demander aux Juifs s’il est vrai que, dans les pays où nous habitons en nombre, la situation des avocats, des médecins, des ingénieurs, des professeurs et des employés de toute espèce, appartenant à notre race, devienne de plus en plus insupportable ? S’il est vrai que toute notre classe moyenne soit gravement menacée ? S’il est vrai que toutes les passions de la populace soient excitées contre nos riches ? S’il est vrai que notre prolétariat souffre plus durement que tout autre ?

Je crois que la pression est générale. Dans les couches sociales supérieures des Juifs, elle produit un malaise ; dans les couches moyennes, c’est comme une pénible suffocation ; dans les couches inférieures, c’est le désespoir sans phrases. Il est de fait que la situation est partout la même, et qu’elle se résume dans le classique cri berlinois : « Que les Juifs décampent ! » (Juden raus ! )

J’énoncerai donc la question juive sous sa forme la plus concise : Nous faut-il déjà « décamper » ? Et où aller ? Ou bien : Pouvons-nous encore rester ? Et combien de temps ?

Résolvons tout d’abord cette seconde question. Pouvons-nous espérer des temps meilleurs, prendre patience, attendre avec résignation que les princes et les peuples de la terre reviennent à des dispositions plus favorables à notre égard ? Je dis que nous ne pouvons attendre aucun revirement d’opinion. Pourquoi ? Les princes — en admettant que leurs sympathies nous soient acquises au même titre qu’elles le sont aux autres citoyens — ne sauraient nous protéger, car ils endosseraient la haine vouée aux Juifs, s’ils nous témoignaient trop de bienveillance. Trop de bienveillance veut dire naturellement une bienveillance moindre que celle à laquelle peut prétendre un citoyen d’une nationalité quelconque.

Les peuples chez lesquels habitent des Juifs sont, sans exception, ouvertement ou honteusement antisémites.

Le peuple n’a pas et ne peut pas avoir la compréhension historique. Il ne sait pas que les nations européennes doivent payer à présent les péchés du moyen âge. Nous sommes ce qu’on nous a faits dans le ghetto. Nous avons sans aucun doute acquis une supériorité dans les affaires d’argent, parce qu’on nous y a confinés au cours du moyen âge. Maintenant, le même fait se reproduit. On nous pousse à nouveau au trafic de l’argent, qui, présentement, s’appelle la Bourse, en nous fermant toutes les autres branches d’industrie. Mais le fait d’être dans la Bourse deviendra pour nous une nouvelle source de mépris. De plus, nous produisons incessamment des intelligences moyennes qui demeurent sans débouchés, et qui, par cela même, constituent un danger social, au même titre que les fortunes grandissantes. Les Juifs cultivés et sans fortune vont tous aujourd’hui naturellement vers le socialisme. La bataille sociale devrait donc, en tout cas, être livrée sur notre dos, puisque nous nous trouvons, aussi bien dans le camp capitaliste que dans le camp socialiste, sur les points les plus exposés.


ESSAIS DE SOLUTION TENTÉS JUSQU’À CE JOUR


Les moyens artificiels employés jusqu’à présent pour mettre un terme à la situation critique des Juifs ont été trop mesquins, comme les différentes expériences de colonisation, ou erronés dans leur conception, comme les tentatives de faire des Juifs des paysans dans leur patrie actuelle. Suffit-il donc de transporter quelques milliers de Juifs dans une autre contrée ? De deux choses l’une : ou ils prospèrent — et alors, avec leur fortune, naît l’antisémitisme — ou bien ils échouent aussitôt. Nous nous sommes déjà occupés des efforts faits jusqu’ici pour « dériver » sur d’autres pays les Juifs pauvres. Cette « dérivation » est en tous les cas insuffisante et inutile, sinon tout à fait contraire au but poursuivi. Par là, la solution n’en est qu’ajournée, retardée et peut-être même rendue plus difficile.

Mais celui qui veut faire des Juifs cultivateurs se trouve dans une étrange erreur. Le paysan est une catégorie historique. On reconnaît cela surtout à son costume qui, dans la plupart des pays, est vieux de plusieurs siècles, ainsi qu’à ses outils, qui sont exactement les mêmes que du temps de ses premiers ancêtres. La charrue n’a pas changé, il sème en prenant le blé dans son tablier, moissonne avec la faux légendaire et bat le blé avec un fléau. Mais nous savons que, pour tout cela, existent à présent des machines. Aussi bien la question agraire n’est-elle qu’une question de machines. L’Amérique doit vaincre l’Europe, de même que la grande propriété foncière anéantit la petite.

Le paysan est donc un type destiné à disparaître. Si l’on conserve le paysan artificiellement, c’est à cause des intérêts politiques qu’il a à servir. Vouloir faire de nouveaux paysans d’après la vieille recette, c’est une entreprise impossible et folle. Il n’est au pouvoir de personne de faire reculer violemment la civilisation. Déjà la seule conservation d’un état de choses vieilli est une tâche énorme, pour laquelle tous les moyens de gouvernement dont disposent même les pays régis autocratiquement suffisent à peine.

Veut-on, par conséquent, demander au Juif qui est intelligent, de devenir un paysan de la vieille roche ? Ce serait exactement comme si on lui disait : « Tiens ! voilà une arbalète ; pars pour la guerre. » Eh quoi ? avec une arbalète alors que les autres ont des fusils petit calibre et des canons Krupp ? Dans de pareilles conditions, les Juifs dont on veut faire des paysans ont parfaitement raison de ne pas bouger. L’arbalète est une belle arme qui me prédispose aux sentiments bucoliques, lorsque j’ai des loisirs, mais sa place est dans un musée.

Il y a, certes, des contrées où les Juifs désespérés vont même aux champs ou du moins voudraient y aller. Mais voilà, ces contrées — comme l’enclave de Hesse, en Allemagne, et plus d’une province russe — sont justement les principaux nids de l’antisémitisme.

Car les réformateurs à tous crins qui envoient les Juifs labourer la terre, oublient une personne qui a beaucoup à dire dans l’affaire. C’est le paysan. Le paysan a aussi, lui, complètement raison. Les impôts fonciers, les risques de la récolte, la pression des grands propriétaires, qui travaillent à meilleur compte, et, particulièrement, la concurrence américaine, lui rendent la vie suffisamment difficile. A cela il faut ajouter que les droits sur les blés ne peuvent pas s’accroître indéfiniment. On ne peut cependant pas non plus laisser mourir de faim l’ouvrier des fabriques. Il faut même, puisque son influence politique est en hausse, avoir de plus en plus d’égards pour lui. Toutes ces difficultés sont parfaitement connues, aussi n’en fais-je mention qu’incidemment. Je voulais seulement indiquer combien les essais de solution faits jusqu’ici, dans les intentions que l’on sait — intentions louables dans la plupart des cas — avaient peu de valeur. Ni la dérivation, ni la dépression artificielle du niveau intellectuel dans notre prolétariat ne sauraient servir. Nous avons déjà parlé du remède merveilleux de l’assimilation. Il est donc impossible d’atteindre l’antisémitisme. Il ne peut être supprimé aussi longtemps que ses causes existent. Sont-elles supprimables ?


DES CAUSES DE L’ANTISÉMITISME


Nous ne parlons plus maintenant des raisons de sentiment — des vieux préjugés et de l’étroitesse d’esprit — mais bien des raisons politiques et économiques. L’antisémitisme d’aujourd’hui ne doit pas être confondu avec la haine religieuse qu’on vouait aux Juifs autrefois, bien que, dans certains pays, il ait encore actuellement une couleur confessionnelle. Le caractère du grand mouvement antijuif de l’heure présente est autre. Dans les principaux pays de l’antisémitisme, celui-ci est la conséquence de l’émancipation des Juifs. Lorsque les peuples civilisés s’aperçurent de l’inhumanité des lois d’exception et nous donnèrent la liberté, cette mesure vint trop tard. Nous n’étions plus légalement émancipables dans nos résidences d’alors. Chose remarquable : par un lent développement, nous nous étions, peu à peu, transformés en classe moyenne dans le ghetto, et, lorsque nous en sortîmes, nous étions devenus une concurrence redoutable pour les chrétiens de la même classe. De sorte que, après l’émancipation, nous nous sommes subitement trouvés dans la sphère de la bourgeoisie, où nous avons eu et avons de plus en plus à supporter une double pression, à l’intérieur et à l’extérieur. La bourgeoisie chrétienne serait assez disposée à nous jeter en pâture au socialisme. Ce qui, assurément, ne servirait pas à grand’chose.

Cependant, là où la loi a établi l’égalité des droits pour les Juifs, celle-ci ne saurait plus être supprimée. Non seulement parce que cela serait contraire à la conscience moderne, mais aussi parce qu’une pareille mesure jetterait aussitôt tous les Juifs, riches et pauvres, dans le parti révolutionnaire.

A vrai dire, on ne peut rien entreprendre d’efficace contre nous. Jadis, on enlevait aux Juifs leurs bijoux. Comment s’y prendrait-on aujourd’hui pour saisir la fortune mobilière ? Elle consiste en morceaux de papiers imprimés, qui sont enfermés quelque part dans le monde, peut-être dans des coffres-forts chrétiens. On peut sans doute par les impôts frapper les actions et les obligations de chemins de fer, de banques, d’entreprises industrielles de toutes natures, et dans les pays où existe l’impôt progressif sur le revenu, l’ensemble de la fortune mobilière peut être atteint. Mais de semblables mesures ne sauraient uniquement être prises contre les Juifs, et là où, d’aventure, on les prendrait, on verrait aussitôt se produire de graves crises économiques qui ne se borneraient nullement aux Juifs — leurs premières victimes. Par cette impossibilité d’atteindre les Juifs, la haine ne fait que se renforcer et s’aigrir. Parmi les populations, l’antisémitisme grandit de jour en jour, d’heure en heure, et doit continuer à grandir parce que les causes continuent à exister et ne sauraient être supprimées. La causa remota est la perte de notre assimilabilité, survenue dans le moyen âge ; la causa proxima, notre surproduction en intelligences moyennes, qui ne peuvent ni effectuer leur écoulement par en bas, ni opérer leur mouvement ascensionnel par en haut — du moins de façon normale. En bas, nous devenons révolutionnaires en nous prolétarisant et nous formons les sous-officiers de tous les partis subversifs. En même temps, grandit en haut notre redoutable puissance financière.


CONSÉQUENCES DE L’ANTISÉMITISME


La pression exercée sur nous ne nous rend pas meilleurs. Nous ne sommes pas autrement que les autres hommes. Nous n’aimons pas nos ennemis, cela est tout à fait exact. Mais celui qui peut se vaincre soi-même a seul le droit de nous le reprocher. L’oppression produit naturellement chez nous une hostilité contre nos oppresseurs, et notre hostilité augmente à nouveau l’oppression. Sortir de ce cercle est chose impossible.

« Cependant, diront de doux rêveurs, cependant cela est possible. Il suffit de faire appel à la bonté des hommes. »

Ai-je encore vraiment besoin de fournir la preuve que c’est là un pur radotage sentimental ? Celui qui voudrait fonder l’amélioration de l’état de choses actuel sur la bonté de tous les hommes écrirait en effet une utopie !

J’ai déjà parlé de notre « assimilation ». Pas un seul instant je ne dis que je la désire. Notre personnalité ethnique est historiquement trop notoire, et, malgré toutes les humiliations, trop haute, pour que sa disparition soit désirable. Peut-être pourrions-nous nous fondre partout, sans laisser de traces, dans les peuples qui nous environnent, si l’on nous laissait seulement tranquilles pendant deux générations. Mais on ne nous laissera pas tranquilles. Après de courtes périodes de tolérance, l’hostilité contre nous se réveille toujours et sans cesse. Notre prospérité semble contenir quelque chose d’irritant, parce que le monde était habitué depuis de nombreux siècles à voir en nous les plus méprisables des pauvres. En outre, soit par ignorance, soit par étroitesse d’esprit, on ne remarque pas que notre prospérité nous affaiblit, en tant que Juifs, et nous fait perdre notre individualité. L’oppression seule fait revivre en nous la conscience de notre origine. Et la haine de notre entourage fait à nouveau de nous des étrangers.

Ainsi, nous sommes et restons, que nous le voulions ou non, un groupe historique reconnaissable à son homogénéité.

Nous sommes un peuple — c’est l’ennemi qui, sans que notre volonté y participe, nous rend tels, ainsi que cela a toujours eu lieu au cours de l’histoire. Dans la détresse, nous restons unis, et alors nous découvrons soudain notre force. Oui, nous avons la force de former un État et même un État modèle. Nous avons tous les moyens humains et pragmatiques nécessaires à cet effet.

A vrai dire, le moment serait venu de parler ici de notre « matériel humain », suivant l’expression quelque peu brutale aujourd’hui consacrée. Mais il faut préalablement faire connaître les grandes lignes du projet, auquel tout doit se rapporter.


LE PROJET


Le projet, dans sa forme originaire, est infiniment simple, et il faut qu’il le soit puisqu’il doit être compris de tous.

Que l’on nous donne la souveraineté d’un morceau de la surface terrestre en rapport avec nos légitimes besoins de peuple, et nous nous chargeons nous-mêmes de tout le reste. La formation d’une nouvelle souveraineté n’a rien de ridicule, ni d’impossible. Nous l’avons bien vue se produire, de nos jours, chez des peuples qui ne sont pas, comme nous, formés de classes moyennes, mais bien pauvres et incultes et, partant, faibles. Les gouvernements des pays où sévit l’antisémitisme ont un vif intérêt à nous procurer cette souveraineté.

En vue de l’accomplissement de la tâche, simple en théorie, compliquée dans la pratique, deux grands organes seront créés : La Society of Jews, et la Jewish Company.

Ce que la Society of Jews a préparé scientifiquement et politiquement, la Jewish Company l’exécute pratiquement. La Jewish Company s’occupe de la liquidation de tous les intérêts matériels des Juifs qui se retirent, et organise dans le nouveau pays les relations économiques.

On ne doit pas, ainsi que cela a déjà été dit, se représenter le départ des Juifs comme soudain. Il s’effectuera successivement et durera une dizaine d’années. Tout d’abord, partiront les plus pauvres pour défricher le pays. D’après un plan préalablement dressé, ils construiront des chemins, des ponts, des routes, établiront des tclégraphes, rectifieront des rivières et édifieront leurs propres demeures. Leur travail produit la circulation ; la circulation, les marchés, et les marchés attirent de nouveaux colons. Car chacun vient volontairement, à ses risques et périls. Le travail que nous enfonçons dans la terre augmente la valeur du pays. Les Juifs ne tarderont pas à s’apercevoir qu’un nouveau champ est ouvert en permanence à leur esprit d’entreprise — jusqu’ici haï et déteste.

Aujourd’hui, si l’on veut créer un pays, il ne faut pas s’y prendre de la manière qui eût été la seule possible il y a mille ans. Il est insensé de vouloir faire retour à une civilisation vieillie, comme le voudraient certains sionistes. Si, par exemple, nous nous trouvions en situation de purger un pays des bêtes féroces, nous ne le ferions pas à l’instar des Européens du Ve siècle. Nous ne marcherions pas isolés, armés de javelots et de lances, contre les ours, mais nous organiserions une grande et joyeuse chasse, rabattrions les bêtes, et jetterions parmi elles une bombe de mélinite. Si nous voulons construire des édifices, nous ne planterons pas au bord d’une mer des pilotis branlants, mais nous construirons comme on le fait à présent. Nous construirons plus hardiment et plus magnifiquement que cela n’a jamais été fait auparavant. Car nous disposons de moyens qui n’existaient pas encore aux temps historiques.

Nos couches sociales les plus infimes sont suivies « là-bas » par celles qui viennent immédiatement après elles. Celles qui désespèrent, présentement, partent les premières. Elles sont conduites par les représentants de l’intelligence moyenne, partout persécutée et anormalement nombreuse.

Par cet écrit, la question de la migration juive doit devenir l’objet d’une discussion générale. Ceci ne veut pas dire qu’il faille procéder à un vote, car si cela était, la cause serait perdue d’avance. Qui ne veut pas venir peut rester. L’opposition d’individus isolés est indifférente.

Que celui qui veut être des nôtres suive notre drapeau et combatte pour lui par la parole, par la plume, par l’action.

Les Juifs qui se déclarent partisans de notre idée de l’État se rallient autour de la Society of Jews. Par là, celle-ci acquiert, à l’égard des gouvernements, l’autorité nécessaire pour parler et pour traiter au nom des Juifs. La Société est reconnue, pour m’exprimer par analogie avec le droit international, comme puissance politique « constituante ». Et de ce fait, l’État juif pourrait aussi déjà être considéré comme formé. Si maintenant les puissances se montrent disposées à accorder au peuple juif la souveraineté d’un territoire neutre, la Society of Jews délibérera au sujet du pays à acquérir. Deux territoires sont pris en considération : la Palestine et l’Argentine. Des expériences de colonisation juive dignes de remarque ont eu lieu sur ces deux points, sans doute d’après le faux principe de l’infiltration successive. L’infiltration doit toujours mal finir. Car, régulièrement, le moment arrive où le gouvernement, sur l’instance des populations, qui se sentent menacées, arrête l’affluence ultérieure des Juifs. Par conséquent, l’émigration n’a vraiment de raison d’être que si elle a pour base notre souveraineté assurée.

La Society of Jews négociera avec les autorités souveraines des territoires en question et cela sous le protectorat des puissances européennes, si la chose leur agrée. Nous pouvons accorder à l’autorité souveraine du pays dont nous voulons faire l’acquisition des avantages énormes, prendre à notre charge une partie de la dette publique, construire des voies de grande communication, dont nous avons nous-mêmes également besoin, et nombre d’autres choses encore. Cependant, les pays voisins gagnent déjà par la formation de l’État juif, parce que, en grand comme en petit, la civilisation d’une contrée quelconque augmente la valeur des territoires qui l’environnent.


PALESTINE OU ARGENTINE ?


Faut-il préférer la Palestine ou l’Argentine ? La Société prendra ce qu’on lui donne, tout en tenant compte des manifestations de l’opinion publique juive à cet égard. Elle constatera l’un et l’autre.

L’Argentine est un des pays naturellement les plus riches de la terre, d’une superficie colossale, avec une faible population et un climat tempéré. La République Argentine aurait le plus grand intérêt à nous céder un morceau de territoire. L’actuelle infiltration juive y a produit, il est vrai, de la mauvaise humeur. Il faudrait donc expliquer à la République Argentine la différence essentielle de la nouvelle migration juive.

La Palestine est notre inoubliable patrie historique. Ce nom seul serait un cri de ralliement puissamment empoignant pour notre peuple. Si Sa Majesté le Sultan nous donnait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie. Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie. Nous demeurerions, comme État neutre, en rapports constants avec toute l’Europe, qui devrait garantir notre existence. En ce qui concerne les Saints Lieux de la chrétienté, on pourrait trouver une forme d’exterritorialité en harmonie avec le droit international. Nous formerions la garde d’honneur autour des Saints Lieux et garantirions de notre existence l’accomplissement de ce devoir. Cette garde d’honneur serait pour nous le grand symbole de la solution de la question juive, après dix-huit siècles de cruelles souffrances.


LE BESOIN, L’ORGANE, LES RELATIONS


Dans l’avant-dernier chapitre, j’ai dit : « La Jewish Company organise les relations économiques dans le nouveau pays. » À cela je crois devoir ajouter quelques éclaircissements. Un projet comme le présent est menacé dans sa base si les gens « pratiques » se prononcent contre lui. Or, les gens pratiques ne sont, en général, que des routiniers, incapables de sortir d’un cercle étroit d’idées surannées. Mais leur opposition est d’un grand poids et peut beaucoup nuire au nouveau, tout au moins aussi longtemps que le nouveau lui-même n’est pas assez fort pour jeter par-dessus bord les « gens pratiques » avec leurs idées caduques.

Lorsque le temps des chemins de fer fut arrivé pour l’Europe, il se trouva des « gens pratiques » qui dénoncèrent la construction de certaines lignes comme insensée, « parce qu’il n’y avait pas même assez de voyageurs pour la diligence ». On ne connaissait pas encore, alors, cette vérité qui aujourd’hui nous apparaît comme élémentaire : à savoir que ce ne sont pas les voyageurs qui font surgir le chemin de fer ; mais que c’est, au contraire, le chemin de fer qui fait surgir les voyageurs, en admettant sans doute comme reconnue l’existence du besoin qui sommeille.

Dans la catégorie de ces doutes « pratiques » qui précédèrent l’établissement des chemins de fer, appartiendront les hésitations de ceux qui ne peuvent pas se représenter comment, dans le nouveau pays, encore à acquérir, à cultiver, doivent s’établir les relations économiques parmi les nouveaux venus.

Un homme pratique dira à peu près ce qui suit :

« En admettant que la situation présente des Juifs soit, dans beaucoup d’endroits, intenable et qu’elle doive empirer de plus en plus, en admettant même que les Juifs émigrent dans le nouveau pays, comment y gagneront-ils et qu’y gagneront-ils ? De quoi vivront-ils ? Les relations économiques parmi beaucoup de gens ne se laissent cependant pas organiser artificiellement du jour au lendemain. »

A cela je réponds : Il ne saurait être question de l’établissement artificiel de relations économiques et encore moins d’un pareil établissement s’effectuant du jour au lendemain. Mais s’il est vrai que les relations économiques ne peuvent pas s’organiser, il y a cependant moyen de les activer. Par quoi ? Par l’organe d’un besoin. Le besoin veut être reconnu, l’organe demande à être créé, après quoi les relations s’établissent toutes seules.

Si le besoin qu’éprouvent les Juifs de se trouver dans une meilleure situation est véritable, profond, si l’organe à créer de ce besoin, la Jewish Company, est suffisamment puissant, les relations économiques s’établiront en abondance dans le nouveau pays.

Cela se trouve sans doute dans l’avenir, de même que se trouvait dans l’avenir, pour la génération de 1830, le développement des services de chemins de fer. Les chemins de fer furent cependant construits. On a heureusement passé par-dessus les doutes des hommes pratiques de la diligence.


CHAPITRE II


LA JEWISH COMPANY




TRAITS PRINCIPAUX


La Jewish Company est en partie conçue d’après le modèle des grandes compagnies territoriales — une Chartered Company juive, si l’on veut. Seulement, elle ne jouit pas du droit de souveraineté et elle ne poursuit pas seulement des buts coloniaux.

La Jewish Company est constituée en société par actions sur la base subjective du droit anglais, en conformité des lois et sous la protection de l’Angleterre. Le siège principal est à Londres. Je ne saurais dire, présentement, à combien doit se monter le capital social. Nos nombreux spécialistes financiers en feront le calcul. Mais, pour ne pas employer des expressions vagues, j’en fixe arbitrairement le chiffre à un milliard de marks. Ce sera peut-être plus, peut-être moins. De la forme de l’opération financière par laquelle les fonds seront réunis — opération qui sera examinée plus loin — dépendra la fraction de la grande somme devant être effectivement versée lors de la mise en train.

La Jewish Company est une institution de transition. Elle est une entreprise purement industrielle, qui reste toujours soigneusement distincte de la Society of Jews.

La Jewish Company a tout d’abord la mission de liquider les biens immobiliers des Juifs qui se retirent. La façon dont cela est fait préserve des crises, assure à chacun ce qui lui appartient et rend possible cette migration intérieure des concitoyens chrétiens qui a déjà été indiquée.


AFFAIRES IMMOBILIÈRES


Les immeubles en question sont des maisons, des biens-fonds et la clientèle locale des maisons de commerce. Tout d’abord la Jewish Company se déclarera seulement prête à servir d’intermédiaire pour la vente de ces immeubles. Car, dans les premiers temps, les ventes des Juifs auront lieu de gré à gré et sans une grande baisse dans les prix. Les succursales de la Compagnie se transformeront dans chaque ville en bureaux centraux pour la vente des biens juifs. Chaque succursale ne prélèvera à cet effet que la commission nécessaire à son entretien.

Maintenant, il peut se faire que le développement de la situation produise une dépression des prix, et que, par suite, survienne une impossibilité de vente. Dans cette période, le rôle de la Compagnie, qui n’avait d’abord consisté qu’à servir d’intermédiaire pour la vente des biens, s’élargit. La Compagnie devient administratrice des immeubles abandonnés et attend, pour reprendre leur vente, une époque plus favorable.

Elle perçoit les loyers des immeubles, afferme les terres et institue des gérants pour les maisons de commerce, autant que possible également sous forme d’affermage, à cause des soins nécessités. La Compagnie aura partout tendance à faciliter à ces fermiers — des chrétiens — l’acquisition de la propriété. Elle pourvoira surtout entièrement, peu à peu, ses établissements européens d’employés et de représentants (avocats, etc.) chrétiens. Et ceux-ci ne devront aucunement devenir les valets des Juifs. Ils serviront pour ainsi dire de libre contrôle à la population chrétienne afin que tout s’y passe correctement, qu’il soit agi honnêtement et de bonne foi, et que nulle part ne se produise un ébranlement intentionnel dans le bien-être public.

En même temps, la Compagnie figurera comme vendeuse de biens ou plutôt comme échangeuse. Elle donnera une maison pour une maison, une terre pour une terre, et cela « là-bas ». Il faut, autant que possible, que tout y soit transplanté comme si c’était « ici ». Et, de ce fait, une source de bénéfices considérables et licites s’ouvre pour la Compagnie. Elle donnera « là-bas » de belles maisons modernes, pourvues de tout le confort, et de bonnes terres, qui coûteront cependant beaucoup moins cher, car elle aura acquis à bon marché le fonds et le tréfonds.


L’ACHAT DE LA TERRE


Le pays à assurer à la Society of Jews, sur la base du droit international, peut naturellement aussi être acquis par la voie du droit privé.

Les mesures à prendre par les particuliers en vue du déplacement n’entrent pas dans ce travail. Mais la Compagnie a besoin de grandes étendues de terre pour elle et pour nous. Elle s’assurera le sol nécessaire par un achat considérable. Il s’agira principalement de faire l’acquisition des biens domaniaux de l’actuelle autorité souveraine. Le but est d’arriver, « là-bas », à entrer en possession de la terre sans pousser les prix à une hauteur vertigineuse, de même qu’on vend « ici » sans dépréciation des biens. Une élévation excessive des prix n’est d’ailleurs pas à craindre, car la valeur de la terre, c’est d’abord la Compagnie qui l’apporte, puisque c’est elle qui dirige la colonisation, et cela, d’accord avec la Society of Jews, qui surveille.

La Compagnie cédera à ses employés des terrains à bâtir à bon marché, leur accordera, pour la construction de leurs belles demeures, des prêts amortissables, qu’elle déduira de leurs appointements ou qu’elle portera en compte peu à peu comme augmentation. Ce sera là, à côté des honneurs qu’ils attendent, une forme de récompense pour leurs services.

L’énorme bénéfice résultant de la spéculation de la terre devra revenir tout entier à la Compagnie, parce qu’elle doit recevoir pour les risques une prime indéterminée, comme tout autre entrepreneur. Là où il y a un risque dans l’entreprise, il faut que le bénéfice de l’entrepreneur soit généreusement favorisé. Mais aussi ce bénéfice excessif n’est-il tolérable que là seulement. La corrélation de risque et prime renferme la moralité financière.


LES CONSTRUCTIONS


La Compagnie échangera donc des maisons et des terres. Elle gagnera et doit gagner sur les fonds et le tréfonds. Cela est clair pour quiconque a observé, n’importe quand, l’augmentation de la valeur du sol par les travaux de la civilisation.

Cela se voit surtout dans les enclaves entre les villes et la campagne. Des terrains non cultivés augmentent de valeur par la couronne touffue d’œuvres de toutes natures que va tressant, autour d’eux, le progrès ascendant. Une spéculation de terrains géniale, dans sa simplicité, a été celle des hommes qui ont agrandi Paris. Ils ne construisirent pas dans le voisinage immédiat des dernières maisons de la ville. Mais, après avoir acheté les terrains attenants, ils commencèrent à élever des immeubles à la bordure extrême. Par cette façon inverse de bâtir, la valeur des lots de terrain augmenta rapidement, et, au lieu de construire toujours les dernières maisons de la ville, ils ne construisirent plus, une fois la bordure terminée, qu’à l’intérieur, c’est-à-dire sur des terrains de prix.

La Compagnie construira-t-elle elle-même ou donnera-t-elle ses ordres à des architectes privés ? Elle peut faire et fera l’un et l’autre. Elle a, comme on le verra bientôt, une puissante réserve de forces actives — ne devant absolument pas être exploitées d’après le système capitaliste — qui se trouvent placées dans les heureuses et sereines conditions de la vie, et qui, néanmoins, ne seront pas chères. Quant aux matériaux de construction, nos géologues y ont pourvu en cherchant les emplacements pour les villes.

Quel sera maintenant le principe qui prévaudra dans la construction ?


HABITATIONS OUVRIÈRES


Les habitations ouvrières (j’entends par là les habitations de tous les ouvriers) doivent être établies par les ouvriers eux-mêmes. Je ne pense en aucune façon aux tristes casernes ouvrières des villes européennes, ni aux misérables cabanes qui se trouvent rangées autour des fabriques. Nos maisons ouvrières doivent, elles aussi, à la vérité, avoir l’air uniformes parce que la Compagnie ne peut construire à bon marché que si elle produit les matériaux par grandes masses. Mais ces maisons individuelles avec leurs jardinets doivent, dans chaque endroit, constituer, par leur réunion, de beaux corps d’ensemble. La nature de la contrée stimulera l’heureux génie de nos jeunes architectes qui ne sont point esclaves de la routine, et, même en admettant que le peuple ne comprenne pas la grande inspiration qui domine le tout, il se sentira néanmoins à son aise dans ce léger groupement. Le temple, qui surgira au centre, y sera visible de loin, car ce n’est, en somme, que la vieille foi qui nous conserve unis. Des écoles claires et saines, munies de tout le matériel d’enseignement moderne, donneront l’instruction et l’éducation à l’enfance. Puis, des écoles de perfectionnement professionnel, qui, poursuivant des buts supérieurs, rendront le simple ouvrier capable d’acquérir des connaissances technologiques et lui permettront de se familiariser avec la mécanique. Enfin, il y aura des maisons de récréation pour le peuple, que la Society of Jews dirigera d’en haut, en vue de la moralité.

Il ne s’agit, d’ailleurs, maintenant, que des bâtiments et non de ce qui se passera en eux.

La Compagnie construira les demeures ouvrières à bon marché, dis-je. Non seulement parce que tous les matériaux seront présents en quantité, non seulement parce que le terrain appartiendra à la Compagnie, mais aussi parce qu’elle n’aura pas a payer les ouvriers pour cela.

Les farmers, en Amérique, ont pour système de s’aider réciproquement dans la construction de leurs maisons. Ce système bon enfant — lourd comme les block-houses qui en sont la conséquence — peut être amélioré beaucoup.


LES OUVRIERS NON PROFESSIONNELS
( « UNSKILLED LABOURERS » )


Nos ouvriers non professionnels (c’est-à-dire les ouvriers qui n’ont point fait d’apprentissage), lesquels viendront tout d’abord du grand réservoir russo-roumain, devront, de même, se bâtir réciproquement leurs maisons. Nous n’aurons pas, pour commencer, de fer à nous, et nous devrons aussi construire avec du bois.

Cela changera plus tard, et les pauvres constructions de nécessité des premiers temps seront alors remplacées par des constructions meilleures.

Nos unskilled labourers se construiront tout d’abord réciproquement des logis, en apprenant à le faire, au préalable. Cependant, par le travail, ils acquerront la propriété des maisons — pas tout de suite, sans doute, mais en se conduisant bien pendant une période de trois ans. De la sorte, nous obtiendrons des hommes zélés, habiles. Et un homme qui a travaillé trois années durant, en observant une bonne discipline, est formé pour la vie.

Je viens de dire que la Compagnie n’aura pas besoin de payer ses unskilleds. Oui, mais alors de quoi vivront-ils ?

Je suis en général opposé au truck-system (système du troc). Mais avec nos premiers colons, il devrait cependant être employé. La Compagnie s’occupera d’eux sous tant de rapports, qu’elle pourra bien aussi les entretenir. Le truck-system ne devra demeurer en vigueur que pendant les premières années seulement. Il sera d’ailleurs un bienfait pour les ouvriers, en ce sens qu’il empêchera leur exploitation par les détaillants et les cabaretiers. Mais la Compagnie rend ainsi, d’avance, impossible à nos petites gens la pratique du colportage, qu’ils n’avaient du reste embrassé « ici » que forcés par les vicissitudes historiques. Et elle tient dans sa main les ivrognes et les mauvais garnements. Alors, dans les premiers temps de la prise de possession du pays, il n’y aura donc pas de salaires ?

Si fait : des sursalaires.


LA JOURNÉE DE SEPT HEURES


La journée de travail normale est la journée de sept heures ! Cela ne signifie pas que l’on coupe des arbres, que l’on creuse la terre, que l’on transporte des pierres, bref que l’on fasse les innombrables travaux qui sont à faire seulement pendant sept heures par jour. Non. On travaillera quatorze heures. Mais les équipes d’ouvriers se relaieront toutes les trois heures et demie. L’organisation sera toute militaire, avec des grades, de l’avancement et des retraites. Il sera dit plus tard où devra être pris l’argent pour les pensions.

En trois heures et demie, un homme sain peut fournir beaucoup de travail concentré. Après une pause de trois heures et demie, qu’il consacre à son repos, à sa famille, à son perfectionnement professionnel, il se trouve de nouveau tout dispos. De telles forces actives peuvent faire des miracles.

La journée de travail de sept heures ! Elle rend possible quatorze heures de travail ordinaire. C’est tout ce que peut contenir la journée.

J’ai du reste la conviction que la journée de sept heures est complètement réalisable. On connaît les expériences qui ont été faites en Belgique et en Angleterre. Certains sociologues avancés prétendent que la journée de cinq heures serait tout à fait suffisante. La Society of Jews et la Jewish Company feront à ce sujet de nouvelles et abondantes expériences — qui profiteront aussi aux autres peuples — et s’il est prouvé que la journée de sept heures est pratiquement possible, notre futur État l’adoptera comme journée normale légale.

La Compagnie seule accordera constamment à son personnel la journée de sept heures. Elle pourra aussi toujours le faire.

Mais nous avons besoin de la journée de sept heures comme cri de ralliement universel pour nos gens qui, on le sait, doivent venir de leur propre gré. Ce doit être vraiment la Terre Promise…

Celui donc qui travaillera plus de sept heures recevra un salaire complémentaire en argent. Comme tous ses besoins sont couverts, et que les invalides de sa famille sont pourvus par les établissements de bienfaisance, centralisés par leur transfert dans le nouveau pays, il peut par conséquent épargner quelque chose. Nous stimulerons l’instinct de l’épargne, du reste déjà développé chez les gens de notre race, parce qu’il facilite l’élévation de l’individu aux couches supérieures, et parce que nous nous ménageons, par là, une énorme réserve de capitaux pour de futurs emprunts.

Le surplus de la journée de sept heures ne doit pas dépasser trois heures, et encore, il ne peut s’effectuer qu’après l’avis conforme de médecins. Car, dans la vie nouvelle, nos gens aborderont courageusement le travail, et le monde verra alors seulement quel peuple laborieux nous sommes.

Je n’expose pas, quant à présent, le fonctionnement du truck-system chez les premiers occupants (bons, etc.), pas plus d’ailleurs que je n’expose nombre d’autres détails, pour ne pas troubler le lecteur.

Les femmes ne seront point admises aux lourds travaux et ne devront pas faire d’heures supplémentaires.

Les femmes enceintes seront dispensées de tout travail et recevront du truck une nourriture très abondante. Car nous avons besoin, pour l’avenir, de fortes générations.

Nous élèverons tout de suite les enfants dès le commencement, comme nous l’entendons. Je ne m’étends pas là-dessus pour l’instant.

Ce que je viens de dire à propos des demeures ouvrières des unskilleds et de leur manière de vivre est tout aussi peu une utopie que le reste. Tout cela existe déjà dans la réalité, mais infiniment petit, inaperçu, incompris. Pour la solution de la question juive, l’« Assistance par le travail », que j’ai appris à connaître et à comprendre à Paris, m’a été d’une grande utilité.


L’ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL


L’Assistance par le travail, comme elle existe actuellement à Paris et dans différentes villes de France, en Angleterre, en Suisse et en Amérique, est quelque chose de chétivement petit. Cependant, il est possible d’en faire quelque chose de très grand.

Qu’est-ce que l’Assistance par le travail ?

Le principe est que l’on donne du travail à tout unskilled besogneux, un travail facile, n’exigeant aucun apprentissage, comme par exemple faire du petit bois, confectionner des « margotins » (lesquels dans les ménages parisiens servent à allumer le feu). C’est une espèce de travail de prisonniers avant le crime, c’est-à-dire sans l’infamie. Personne n’a plus besoin de devenir criminel par nécessité, s’il veut travailler. Aucun suicide ayant la faim pour cause ne doit plus être commis. C’est là, d’ailleurs, l’un des pires stigmates d’une civilisation où, de la table des riches, l’on jette aux chiens des friandises.

L’Assistance par le travail donne par conséquent du travail à chacun. A-t-elle donc un débouché pour les produits ? Non. Tout au moins, elle n’a pas de débouché suffisant. Voilà le vice de l’organisation existante. Cette assistance travaille toujours avec perte. Assurément, elle s’y attend. Car c’est un établissement de bienfaisance. L’aumône se présente comme la différence entre les frais avoués et le produit de la vente. Au lieu de donner deux sous au mendiant, elle lui donne un travail sur lequel elle perd deux sous. Mais le mendiant loqueteux, qui est devenu un noble ouvrier, gagne 1 fr. 50. Pour 10 centimes, 150 ! Cela s’appelle multiplier quinze fois une bienfaisance qui a cessé d’être humiliante. Cela s’appelle faire d’un milliard quinze milliards.

Il est vrai que l’Assistance perd les 10 centimes, tandis que la Jewish Company, elle, non seulement ne perdra pas le milliard, mais réalisera des bénéfices gigantesques.

A cela, il faut ajouter le côté moral. Grâce à la petite Assistance, telle qu’elle existe à l’heure présente, s’opère déjà le relèvement moral par le travail, jusqu’à ce que l’homme sans occupation ait trouvé un emploi conforme à ses capacités dans son ancienne profession ou dans une nouvelle. Il a tous les jours quelques heures de libres pour chercher. Et l’Assistance sert elle-même d’intermédiaire.

L’inconvénient de la petite institution existante est qu’il ne faut pas faire de concurrence aux marchands de bois, etc. Les marchands de bois sont électeurs, ils crieraient, et ils auraient raison ! Il ne faut pas davantage faire concurrence au travail des maisons de détention. L’État doit occuper et entretenir ses criminels.

Il sera surtout difficile, dans une vieille société, de faire de la place à l’Assistance par le travail.

Mais dans notre société nouvelle ! Il nous faut avant tout une quantité énorme d’unskilled labourers pour nos travaux de prise de possession : routes, déboisements, élévations de terrain, chemins de fer, télégraphes, etc. Tout cela aura lieu en conformité d’un grand plan préalablement établi.


LE MARCHÉ


En faisant passer le travail dans le nouveau pays, nous y apporterons en même temps aussi le marché. Sans doute, pour commencer, seulement un marché des premiers besoins de la vie, bétail, blé, vêtements d’ouvriers, outils, armes, et ainsi de suite. Tout d’abord, nous ferons nos emplettes dans les États voisins ou en Europe. Mais après, nous nous rendrons le plus tôt possible indépendants. Les entrepreneurs juifs se seront rapidement rendu compte des chances qui s’offrent à eux.

Peu à peu, par l’armée des employés de la Compagnie, des besoins plus raffinés seront importés. (Au nombre des employés je compte aussi les officiers des troupes de police, qui devront toujours représenter à peu près la dixième partie des immigrés mâles. Ce qui sera suffisant pour faire face aux mutineries des mauvais éléments, car l’immense majorité est composée de gens paisibles).

Les besoins raffinés des employés bien placés produiront de nouveau un marché plus riche, qui ira en se développant. Dès qu’ils se seront créé un chez eux, les hommes mariés feront venir leurs familles ; les célibataires, leurs parents et leurs frères et sœurs. Nous voyons parfaitement ce mouvement chez les Juifs qui émigrent aux États-Unis. Dès que l’un d’eux a du pain à manger, il fait venir les siens. Les liens de la famille sont si forts dans le judaïsme ! La Société et la Compagnie agiront de concert pour fortifier et élever encore davantage la famille.

Je ne parle pas ici du côté moral, cela va de soi, mais du côté matériel. Les employés auront une indemnité pour leurs femmes et leurs enfants. Nous avons besoin de gens, de tous ceux qui sont là et de tous ceux qui viendront après.


AUTRE CATÉGORIE D’HABITATIONS


J’ai abandonné le fil principal de cette explication de la construction des demeures ouvrières par les ouvriers eux-mêmes. Je le reprends maintenant pour parler d’autres catégories d’habitations. La Compagnie fera aussi construire par ses architectes des maisons pour les petits bourgeois, soit comme objet d’échange, soit pour de l’argent. Elle fera établir et reproduire environ une centaine de types de maisons. Ces jolis modèles constitueront en même temps une partie de la propagande. Chaque maison aura son prix fixe. La bonté de l’exécution sera garantie par la Compagnie, qui ne voudra réaliser aucun bénéfice sur la construction. Oui, mais où seront placées ces maisons ? C’est ce qui sera indiqué dans les groupes locaux.

La Compagnie ne voulant rien gagner sur les travaux de construction et se contentant des bénéfices qui résulteront pour elle de la vente du fonds et du tréfonds, il sera à désirer que beaucoup d’architectes privés construisent pour des particuliers. Par là, la propriété foncière acquerra plus de valeur et le luxe arrivera dans le pays. Or, le luxe est ce dont nous avons besoin sous différents rapports. Notamment en vue de l’art, de l’industrie, et, dans un temps plus éloigné, de la décadence des grandes fortunes.

Car les Juifs riches qui, maintenant, sont obligés de cacher anxieusement leurs trésors et de donner leurs tristes fêtes, les rideaux baissés, pourront, « là-bas », jouir en pleine liberté. Si cette émigration s’effectue avec leur concours, le capital sera réhabilité chez nous, dans le nouveau pays, attendu qu’il aura montré son utilité dans une œuvre sans précédent. Si les Juifs les plus riches commencent à construire « là-bas » leurs châteaux, que l’on regarde déjà d’un œil si jaloux en Europe, il sera bientôt de mode d’aller y occuper de somptueuses demeures.


DE QUELQUES FORMES DE LA LIQUIDATION


La Jewish Company succède aux Juifs dans la possession ou l’administration de leurs immeubles.

Cette tâche est facile à remplir lorsqu’il s’agit de maisons et de biens-fonds. Mais comment faudra-t-il procéder avec les maisons de commerce, les fabriques, etc. ?

Il y faudra employer des formes variées et que l’on ne saurait par avance énumérer. Et cependant cela n’offre pas de difficultés non plus. Car, dans chaque cas particulier, le propriétaire d’une maison de commerce, lorsqu’il se décide de plein gré à émigrer, s’entendra avec les succursales de la Compagnie de son ressort relativement à la forme de liquidation la plus favorable pour lui.

En ce qui concerne les plus petits commerces, dans l’exploitation desquels l’action personnelle du propriétaire est le principal, et où l’arrangement du peu de marchandises qui s’y trouvent est l’accessoire, le transfert de la fortune s’effectue avec une grande facilité. La Compagnie crée pour l’émigrant un champ d’activité assuré, et son minuscule matériel peut être remplacé « là-bas » par un bien-fonds avec un crédit pour l’acquisition de machines.

Nos gens, qui sont ingénieux, se seront bientôt mis au courant, car les Juifs, on le sait, s’adaptent vite à toutes les espèces d’industries. C’est ainsi que beaucoup de marchands peuvent devenir de petits industriels agricoles. La Compagnie peut même consentir, avec des pertes apparentes, à prendre à son compte l’avoir immobilier des plus pauvres, pour obtenir la culture gratuite de certaines parcelles de terrain, ce qui augmente la valeur de ses autres parcelles.

Dans les exploitations moyennes, où l’organisation spéciale est tout aussi importante ou même déjà plus importante que l’action personnelle du propriétaire, et où le crédit de celui-ci joue un rôle décisif, on peut recourir à différentes formes de liquidation. C’est là aussi un des principaux points qui intéressent la migration intérieure des chrétiens. Le Juif qui se retire ne perd pas son crédit personnel, mais il l’emporte et l’emploiera utilement « là-bas » à son établissement. La Compagnie lui ouvre un compte courant. Il peut donc, à son choix, vendre sa maison ou la confier à des gérants, sous la surveillance de la Compagnie. Le gérant peut figurer comme fermier. Il peut aussi, par des paiements partiels, préparer l’achat successif. La Compagnie assure par ses inspecteurs et ses avocats la bonne administration de la maison de commerce abandonnée et la régularité des paiements.

La Compagnie figure ici comme curatrice des absents. Mais, si un Juif ne peut pas vendre sa maison de commerce, s’il ne la confie pas non plus à un mandataire, et si, néanmoins, il ne veut pas l’abandonner, eh bien ! il reste dans son actuelle résidence. D’ailleurs, même ceux qui restent n’empirent pas leur situation : ils sont allégés de la concurrence de ceux qui se sont retirés, et l’antisémitisme, avec son sacramentel : « N’achetez pas chez les Juifs ! » a cessé d’exister.

Si le propriétaire d’un fonds de commerce, qui émigre, veut exploiter « là-bas » le même commerce, il peut s’organiser d’avance à cet effet. Démontrons cela par un exemple : La raison sociale X. est une importante maison de modes. Son propriétaire veut émigrer. Il établit tout d’abord, dans son futur lieu d’habitation, une succursale à laquelle il cède ses marchandises de rebut. Les premiers émigrants pauvres constituent sa première clientèle. Mais, peu à peu, des gens s’en vont là-bas qui demandent des marchandises supérieures. Alors X. y envoie des articles nouveaux, puis les plus nouveaux. Sa succursale devient déjà d’un bon rapport pendant que la maison principale existe encore. X. possède enfin deux maisons. Il vend l’ancienne ou il en confie la gérance à son représentant chrétien, et lui-même s’en va là-bas dans sa nouvelle maison.

Un exemple plus grand : Y. et fils ont un gros commerce de charbons, comprenant des mines et des usines. Comment s’y prendre pour liquider une affaire de cette importance ? La mine de charbon, avec tout ce qui s’y rattache, peut être tout d’abord achetée par l’État dans lequel elle se trouve. Elle peut aussi être acquise par la Jewish Company, qui paie le prix d’achat en partie avec des terres situées là-bas, en partie en argent comptant. Une troisième possibilité serait la fondation d’une Société par actions « Y. et fils ». Une quatrième, la continuation de l’exploitation sur la base actuelle. Seulement, les propriétaires émigrés, même s’ils retournaient, à l’occasion, pour l’inspection de leurs biens, seraient des étrangers, des étrangers jouissant comme tels, dans les pays civilisés, de l’absolue protection des lois. Cela se voit d’ailleurs tous les jours dans la vie. Il y a une cinquième possibilité tout particulièrement féconde et grandiose, mais que je me borne à indiquer parce qu’il n’existe encore en sa faveur que des exemples peu nombreux et peu probants, quelque proche du reste qu’elle soit déjà de notre conscience moderne. Y. et fils peuvent céder leur entreprise, contre dédommagement, à l’ensemble de leurs employés actuels. Les employés se constituent en société avec responsabilité limitée, et peuvent peut-être arriver, à l’aide de la banque nationale qui ne prend pas d’intérêt usuraire, à payer à Y. et fils le prix de rachat. Les employés amortissent ensuite l’emprunt qui leur a été accordé par la banque nationale, par la Jewish Company ou par Y. et fils eux-mêmes.

La Jewish Company liquide les plus petits comme les plus grands. Et ce, pendant que les Juifs émigrent tranquillement, qu’ils créent la nouvelle patrie, la Compagnie est là, qui, en sa qualité de grande personne juridique, dirige le départ, garde les biens abandonnés, se porte caution du bon ordre de la liquidation par sa fortune visible, palpable, et répond d’une façon durable pour les émigrés.


LES GARANTIES DE LA COMPAGNIE


Sous quelle forme la Compagnie garantira-t-elle qu’il ne se produira, dans les pays abandonnés, ni appauvrissements, ni crises économiques ?

Il a déjà été dit que d’honnêtes antisémites devront être associés à l’œuvre pour y exercer en quelque sorte un contrôle populaire, tout en conservant leur entière liberté, précieuse pour nous.

Mais, de son côté, l’État a aussi des intérêts fiscaux qui peuvent être lésés. Il perd une classe peu importante au point de vue civique, mais très estimée comme contribuable. Il faut que, pour cela, une compensation lui soit offerte. Nous la lui offrons indirectement — en laissant dans le pays les maisons de commerce et les industries créées par la sagacité et l’application propres à notre race, en facilitant aux citoyens chrétiens l’occupation des positions par nous abandonnées, et en rendant ainsi possible l’avènement au bien-être de masses entières — ce qui est sans exemple par ce temps de paix.

La Révolution française avait montré en petit quelque chose de semblable. Mais, pour cela, le sang avait dû couler à torrents sous la guillotine, dans toutes les provinces du pays, et sur les champs de bataille de l’Europe. Et, dans ce but, les droits hérités et acquis avaient dû être brisés. Pourtant, par là, ne s’étaient enrichis que les rusés acheteurs des biens nationaux. Dans sa sphère d’action, la Jewish Company procurera aux différents États des avantages directs. Partout pourra être assurée aux gouvernements, aux conditions les plus favorables, la vente des biens abandonnés par les Juifs. Les gouvernements, à leur tour, pourraient employer en grandes masses ces amiables expropriations à certaines améliorations sociales.

La Jewish Company prêtera son concours aux gouvernements et aux parlements qui voudront diriger la migration intérieure des citoyens chrétiens, et elle paiera ainsi des taxes considérables.

Ainsi que cela a été dit, la Compagnie aura son siège social à Londres, parce qu’elle doit être, par rapport au droit privé, sous la protection d’une grande puissance actuellement non antisémite. Mais, si on l’appuie officiellement et officieusement, la Compagnie fournira en tous pays une vaste surface à l’impôt. Elle créera partout des succursales imposables. En outre, elle offrira l’avantage d’une double inscription immobilière, c’est-à-dire qu’elle paiera des droits doubles. Même là où elle ne figure que comme agence immobilière, elle se donnera les apparences passagères de l’acheteur. Et elle se trouvera un instant dans le Grand Livre comme propriétaire, même si elle ne veut pas posséder.

Il est vrai maintenant que c’est là une pure affaire de calcul. Il faudra examiner de proche en proche et décider jusqu’où la Compagnie peut aller dans cette voie sans compromettre son existence. Elle s’expliquera loyalement à ce sujet avec les ministres des Finances, qui, voyant clairement sa bonne volonté, accorderont partout les facilités nécessaires à la réalisation, dans des conditions favorables, de la grande entreprise.

Une autre concession à obtenir directement est celle relative au transport des marchandises et des personnes. Là où les chemins de fer appartiennent à l’État, la chose ne souffrira aucun doute. Des chemins de fer privés, la Compagnie obtiendra des faveurs comme tout grand expéditeur. Elle devra naturellement faire voyager nos gens et transporter leurs effets à aussi bon marché que possible, attendu que chacun se rendra là-bas à ses propres frais. Pour les classes moyennes, il y a le système Cook ; pour les classes pauvres, existe le tarif réduit. La Compagnie pourrait beaucoup gagner par la réduction obtenue sur les voyageurs et sur les marchandises. Mais son principe doit être, ici aussi, de ne retirer que les frais de son entretien.

L’industrie des transports est dans beaucoup d’endroits entre les mains des Juifs. Les maisons d’expédition sont les premières dont la Compagnie aura besoin et les premières qu’elle liquidera. Les propriétaires de ces maisons entreront au service de la Compagnie ou s’établiront là-bas à leur compte. Le lieu d’arrivée a besoin d’expéditeurs de réception. Or, comme c’est là une excellente industrie, et que là-bas on peut et l’on doit gagner aussitôt, les hommes entreprenants ne manqueront pas.

Il est inutile de nous étendre sur les détails purement commerciaux de cette émigration en masse, lesquels veulent être rationnellement appropriés au but qu’il s’agit d’atteindre. A la solution logique de cette question doivent s’employer et s’emploieront beaucoup d’esprits sagaces.


DE QUELQUES TRAVAUX DE LA COMPAGNIE


Plusieurs de ces travaux auront en quelque sorte un caractère cooperatif. Un seul exemple : successivement la Compagnie commencera à produire au début, dans ses établissements, des articles industriels, tout d’abord pour nos propres émigrants pauvres : vêtements, linges, souliers, etc. Car, dans les lieux de départ européens, nos pauvres gens seront habillés de neuf. On ne leur fera pas ainsi un cadeau, parce qu’ils ne doivent pas être humiliés. On leur échangera seulement leurs vieux effets contre des effets neufs. Si la Compagnie y perd quelque chose, elle l’inscrira dans ses livres comme perte commerciale. Ceux qui sont dénués de moyens seront, pour l’habillement, débiteurs de la Compagnie, et la paieront là-bas par des heures de travail supplémentaires, dont il leur sera fait remise pour leur bonne conduite.

Ici, les sociétés d’émigration existantes auront d’ailleurs l’occasion d’intervenir secourablement. Tout ce qu’elles avaient l’habitude de faire pour les Juifs émigrants, elles devront, à l’avenir, le faire pour les colons de la Jewish Company. La forme de cette intervention sera facile à trouver.

Déjà, dans le nouvel habillement des émigrants pauvres, il doit y avoir quelque chose de symbolique : « Vous commencez à présent une nouvelle existence ! » La Society of Jews prendra ses mesures pour que, longtemps avant le départ et même en route, on entretienne un état d’âme sérieux et grave par des prières, des conférences populaires, des leçons sur le but de l’entreprise, des prescriptions hygiéniques pour les nouveaux lieux d’habitation et des instructions relatives au travail futur. Car la Terre Promise est la terre du travail. A leur arrivée, les émigrants seront reçus solennellement par nos premières autorités, sans folle joie, car la Terre Promise doit d’abord être conquise. Mais déjà, il faut que ces pauvres gens voient qu’ils sont chez eux.

L’industrie du vêtement de la Compagnie ne produira pas au hasard. La Compagnie devra apprendre en temps utile de la Society of Jews, qui en sera informée par les groupes locaux, le nombre, le jour d’arrivée et les besoins des émigrants. De la sorte il lui sera possible de procéder avec prévoyance.


IMPULSION INDUSTRIELLE


La tâche de la Jewish Company et celle de la Society of Jews ne peuvent, dans ce projet, être exposées tout à fait séparément. De fait, ces deux grands organes devront incessamment agir de concert. La Compagnie ne pourra se passer de l’autorité morale et de la protection de la Société, de même que la Société ne pourra se dispenser du concours matériel de la Compagnie. Dans la direction très méthodique du vêtement, par exemple, se trouve déjà le faible commencement de l’expérience faite en vue d’éviter les crises de la surproduction.

Et partout où la Compagnie se présentera comme industrielle, elle procédera de la même façon.

Mais, en aucun cas, elle ne doit écraser de sa supériorité les entreprises indépendantes. Nous ne sommes collectivistes que là où l’exigent les énormes difficultés de la tâche. Pour le reste, nous soignons et cultivons l’individu avec ses droits. La propriété privée doit se développer chez nous, libre et respectée, comme la base économique de l’indépendance. Aussi nous empressons-nous d’élever nos premiers unskilleds à la propriété privée.

Il faut que l’esprit d’entreprise soit secondé de toutes les manières. L’établissement de nouvelles industries sera favorisé par une politique douanière rationnelle, par l’obtention de matières premières à bon marché et par un bureau de statistique industrielle publiant ses travaux.

L’esprit d’entreprise peut être stimulé de saine façon. Les hardiesses spéculatives sans méthode doivent être évitées. L’établissement de nouvelles industries est rendu public en temps opportun, de sorte que les entrepreneurs qui s’avisent, six mois plus tard, de se consacrer à une industrie donnée, ne soient pas entraînés dans la crise, dans la misère. Comme le but de tout nouvel établissement doit être porté à la connaissance de la Société, la situation des affaires industrielles peut, en tout temps, être exactement connue de chacun.

En outre, on procure aux entrepreneurs les bras ouvriers centralisés. L’entrepreneur s’adresse au bureau central de placement, qui, pour ses bons offices, ne percevra qu’un droit nécessaire à son propre entretien. L’entrepreneur télégraphie : « J’ai besoin demain, pour trois jours, trois semaines, ou trois mois, de cinq cents unskilleds ». Et demain arrivent à son exploitation agricole ou industrielle les 500 ouvriers demandés, que le bureau central de placement réunit en les faisant venir de partout où ils sont disponibles. Le primitif et lourd système de la Sachsengaengerei[5] se transforme ici en une institution judicieuse, militairement organisée. Il va sans dire qu’on ne fournit pas des esclaves de travail, mais seulement des ouvriers travaillant sept heures par jour, qui conservent leur organisation spéciale, et pour qui, même lorsqu’ils changent de localité, le temps de service continue, avec ses grades, avancement, et droit à la retraite. L’entrepreneur particulier a aussi la faculté de se procurer ailleurs ses bras ouvriers, s’il le veut. Mais il le pourra difficilement. La Société saura empêcher que l’on attire dans le pays des esclaves de travail non Juifs par un certain boycottage des industriels récalcitrants, par des difficultés apportées à la circulation et autres de même nature. Il faudra donc prendre des ouvriers de sept heures. Et c’est ainsi que nous nous approchons presque sans effort de la journée normale de sept heures de travail.


LES ARTISANS


Inutile d’ajouter que ce qui est vrai des unskilleds l’est aussi et à plus forte raison des artisans. Les ouvriers des fabriques peuvent, eux aussi, être compris dans la même catégorie. Le bureau central de placement les procure également.

En ce qui concerne les artisans établis, les petits maîtres — que nous cultiverons soigneusement en vue des futurs progrès de la technique, à qui nous inculquerons des connaissances technologiques même lorsqu’ils ne seront plus des jeunes gens, et à l’usage desquels des fils électriques conduiront la force hydraulique et la lumière — ces ouvriers indépendants devront également être cherchés et trouvés par le bureau central de placement de la Société. Ici, le groupe local s’adresse au bureau central : « Nous avons besoin de tant et tant de menuisiers, de serruriers, de verriers, etc. » Le bureau publie cette indication. Les hommes s’annoncent. Ils partent avec leurs familles pour la localité où l’on a besoin d’eux et y restent à demeure, nullement écrasés par une concurrence mal ordonnée. La patrie durable et bonne est née pour eux.


L’OPÉRATION FINANCIÈRE


On a supposé, comme capital social de la Jewish Company, une somme fantastique. Le chiffre véritablement nécessaire devra être fixé par des spécialistes financiers. Il sera, en tous les cas, énorme. Comment cette somme peut-elle être réunie ? Elle peut l’être par trois moyens différents, que la Société aura à examiner. La Société, cette grande personne morale, le Gestor des Juifs, se compose de nos hommes les plus purs, les meilleurs, qui ne peuvent ni ne doivent tirer aucun profit matériel de l’affaire. Bien qu’au commencement la Société ne dispose que d’une autorité morale, celle-ci suffira cependant pour accréditer la Jewish Company auprès du peuple juif. La Jewish Company n’aura vraiment des chances de réussite commerciale que lorsqu’elle aura reçu en quelque sorte l’estampille de la Société. Pour former la Jewish Company, il ne suffira donc pas qu’un groupe quelconque de financiers se réunissent. La Société examinera, choisira, décidera, et, avant de donner son approbation à la fondation, elle s’entourera de toutes les garanties nécessaires à la réalisation consciencieuse du projet. Il ne saurait être fait des expériences avec des forces insuffisantes, car cette entreprise doit réussir du premier coup. L’insuccès de la chose compromettrait l’idée pour des années et peut-être la rendrait pour toujours impossible.

Les trois moyens par lesquels on peut réunir le capital social sont : 1° la haute banque ; 2° la banque intermédiaire ; 3° une souscription nationale.

La fondation par la haute banque serait la plus facile, la plus rapide et la plus sûre. L’argent nécessaire peut être trouvé dans le plus bref délai, au sein des grands groupes financiers existants, par simple délibération. Cela aurait le grand avantage que le milliard — pour nous en tenir à ce chiffre supposé — n’aurait pas besoin d’être versé immédiatement en totalité. Il aurait en outre cet autre avantage que le crédit de ces très importants groupes financiers serait acquis à l’entreprise.

Dans la puissance financière juive sommeillent encore beaucoup de forces politiques inutilisées. Cette puissance financière est représentée par les ennemis du judaïsme, comme étant aussi active qu’elle pourrait être, ce qu’elle n’est pas en réalité. Les Juifs pauvres n’éprouvent que la haine que provoque cette puissance financière, mais le profit, l’allègement de leurs maux qui pourrait en résulter, les Juifs pauvres ne l’ont pas. Le crédit des grands Juifs de la finance devrait être mis au service de l’idée nationale. Mais si ces messieurs, naturellement très satisfaits de leur situation, n’éprouvent pas le besoin de faire quelque chose pour leurs frères de race, que l’on rend, à tort, responsables des grandes fortunes de quelques-uns, alors la réalisation de ce projet offrira l’occasion d’effectuer une séparation marquée entre eux et le reste du judaisme.

La haute banque ne sera d’ailleurs nullement invitée à fournir, par bienfaisance, une somme aussi énorme. Ce serait une folle prétention. Les fondateurs et actionnaires de la Jewish Company doivent bien plutôt faire une bonne affaire, et ils pourront d’avance juger des chances en perspective. Car la Society of Jews sera en possession des documents propres à leur permettre de se rendre un compte exact de l’avenir réservé à la Compagnie. La Society of Jews aura étudié avec soin l’étendue du nouveau mouvement juif et sera à même de faire connaître d’une façon absolument sûre aux fondateurs de la Compagnie quelle sera la participation sur laquelle celle-ci pourra compter. Par l’établissement de la nouvelle statistique universelle des Juifs, la Société accomplira pour la Compagnie des travaux analogues à ceux que les « Sociétés d’études » ont l’habitude d’exécuter en France, avant que l’on passe à l’opération financière d’une grande entreprise.

Néanmoins, la chose n’aura peut-être pas le précieux suffrage des magnats de la finance juive. Ceux-ci essaieront peut-être même, par leurs valets et leurs agents secrets, d’engager la lutte contre notre mouvement. Une pareille lutte, nous la soutiendrions, comme toutes celles qui pourraient nous être imposées, avec une âpreté exempte de tout ménagement.

Les magnats de la finance se contenteront peut-être aussi d’expédier l’affaire par un sourire d’excuse.

Elle est réglée par cela ?

Non pas !

Alors on a recours, pour réunir le capital social, au second moyen, c’est-à-dire aux Juifs de fortune intermédiaire. La banque juive intermédiaire devrait être rassemblée, au nom de l’idée nationale, contre la haute banque, en une seconde et formidable puissance financière. Ce qui aurait l’inconvénient de ne constituer, tout d’abord, qu’une affaire financière, attendu que le milliard devrait être versé intégralement — autrement on ne doit pas commencer — et, comme cet argent n’aurait d’utilisation que lentement, il se produirait, pendant les premières années, toutes sortes d’affaires de banque et de crédit. Et il ne serait pas impossible que le but primitif tombât ainsi peu à peu dans l’oubli. Les Juifs de fortune intermédiaire auraient de la sorte trouvé une nouvelle grande affaire, et la migration juive s’enliserait.

L’idée de cette réunion de capitaux n’est nullement fantastique. A différentes reprises, on a essaye de réunir l’argent catholique contre la haute banque juive. Qu’on puisse aussi la combattre avec de l’argent juif, c’est ce à quoi l’on n’a pas pensé jusqu’à présent.

Mais que de crises tout cela aurait pour conséquence ! Que de préjudices éprouveraient les pays où se produiraient de pareilles luttes financières ! Et combien de progrès y ferait l’antisémitisme !

Cette façon de procéder ne m’est donc pas sympathique. Et, si j’en fais mention, c’est simplement parce qu’elle est dans le développement logique de l’idée.

J’ignore d’ailleurs si les banques intermédiaires saisiront la balle au bond.

En tous les cas, l’affaire n’est pas terminée non plus par le refus des riches intermédiaires. C’est, au contraire, alors qu’elle s’affirme avec force.

Car la Society of Jews, qui n’est pas composée de gens d’affaires, peut en ce cas essayer la fondation de la Compagnie en faisant appel aux éléments nationaux.

Le capital social de la Compagnie peut être trouvé, sans le concours de la haute banque ou du syndicat de la banque intermédiaire, par une souscription immédiate. Non seulement les pauvres petits Juifs, mais encore les chrétiens qui veulent se débarrasser des Juifs, souscriront à cet emprunt, divisé en très petites parts. Ce serait une forme caractéristique et nouvelle du plébiscite, par laquelle quiconque veut se prononcer pour cette solution de la question juive, pourrait exprimer son opinion par une souscription conditionnelle. Dans la condition se trouve la bonne sûreté. Le versement intégral serait à effectuer si toute la somme est souscrite ; dans le cas contraire, le premier acompte serait rendu.

Mais, si la somme nécessaire est couverte dans le monde entier par l’imposition nationale, alors chacune des petites sommes est garantie par les innombrables autres petites sommes.

A cet effet l’appui formel et décisif des gouvernements intéressés serait naturellement nécessaire.


LES GROUPES LOCAUX


Transplantation.

Je me suis borné jusqu’ici à faire voir comment l’émigration peut s’effectuer sans secousse économique. Cependant une pareille émigration ne va pas sans beaucoup de fortes et profondes émotions. Il y a de vieilles habitudes, des souvenirs qui nous attachent aux lieux, car nous sommes des hommes. Nous avons des berceaux, nous avons des tombes, et l’on sait ce que sont les tombes au cœur juif. Les berceaux, nous les emportons avec nous — en eux sommeille, rose et souriant, notre avenir. Nos chères tombes, il nous faut les abandonner ; je crois que c’est d’elles que — peuple avide — nous nous séparerons le plus difficilement. Mais il le faut.

Déjà nous éloignent de nos lieux d’habitation et de nos tombes la nécessité économique, la haine et la pression politique. Déjà, présentement, les Juifs passent à chaque instant d’un pays dans l’autre. Il se produit même un fort mouvement d’émigration par delà l’Océan, jusqu’aux États-Unis — où, non plus, l’on ne nous aime pas. Où nous aimera-t-on, aussi longtemps que nous n’aurons pas de patrie qui nous soit propre ?

Mais nous voulons donner aux Juifs une patrie. Non pas en les arrachant violemment de leur sol. Non, mais en les enlevant prudemment avec toutes leurs racines et en les transplantant dans un sol meilleur. Car, si nous voulons, dans la vie politique et économique, créer des conditions nouvelles, nous entendons, par contre, dans la vie du sentiment, conserver religieusement tout un passé auquel nous sommes si profondément attachés. Je ne veux donner à ce sujet que peu d’indications. Car, ici, le projet court le plus grand danger d’être considéré comme un rêve mystique.

Et cependant cela aussi est possible et vrai. Seulement, dans la réalité, cela apparaît comme quelque chose d’un peu confus et vague, que l’on peut cependant, par l’organisation, rendre rationnel.


LA MIGRATION PAR GROUPES


Nos gens doivent émigrer par groupes, par groupes de familles et d’amis. Personne n’est obligé de se joindre au groupe de son lieu d’habitation. Chacun peut, après avoir liquidé ses affaires, partir et voyager comme il l’entend. Chacun voyageant à ses propres frais, peut choisir, en chemin de fer et en bateau, la classe qui lui convient. Nos trains de chemins de fer et nos bateaux n’auront d’ailleurs peut-être qu’une classe. Car, au cours d’un si long voyage, la différence de possession constitue pour les pauvres quelque chose de pénible à supporter. Et, bien que nous ne conduisions pas nos gens à un amusement, nous ne voulons pas, cependant, gâter leur bonne humeur.

Personne ne voyagera dans la misère. Par contre, l’agrément et l’élégance ne perdent point leurs droits. On s’entendra déjà longtemps à l’avance, car il se passera sans doute encore des années, même dans le cas le plus favorable, avant que le mouvement gagne les différentes classes possédantes. Les personnes aisées se réuniront en sociétés de voyage. On emmènera avec soi toutes ses relations personnelles. Nous savons que, les plus riches exceptés, les juifs n’ont presque pas de relations avec les chrétiens. Dans certains pays, la situation est telle que le Juif qui n’entretient pas quelques couples de parasites, mangeant à sa table et lui empruntant à fonds perdus, — et qu’il considère d’ailleurs comme des valets — ne connaît point de chrétien.

Dans les classes moyennes, on se préparera longuement et soigneusement au voyage. Chaque localité formera un groupe. Dans les grandes villes, plusieurs groupes se constitueront d’après les quartiers et entretiendront les uns avec les autres des relations par l’intermédiaire de représentants élus. Cette division par quartiers n’a rien d’obligatoire. Elle n’est imaginée, à vrai dire, que comme une facilité en vue des moins fortunés, et aussi pour empêcher que, pendant le voyage, aucun malaise, aucune nostalgie ne se produisent. Chacun sera libre de voyager seul, ou de se joindre au groupe qui lui plaira. Les conditions — divisées par classes — sont égales pour tous. Si une société se réunit suffisamment nombreuse, elle obtient de la Compagnie, d’abord tout un train, puis tout un bateau. Le service des logements de la Compagnie aura procuré un abri convenable aux plus pauvres. A l’époque ultérieure où émigreront les classes aisées, le besoin reconnu, parce que facile à prévoir, aura déjà donné lieu à la construction d’hôtels de la part d’entrepreneurs particuliers. Et puis, les émigrants fortunés auront sans doute déjà bâti leurs habitations, de sorte qu’en quittant leur vieille maison, ils n’auront qu’à s’installer dans la nouvelle.

Nous n’avons pas besoin de rappeler leur devoir à nos classes cultivées. Quiconque s’associe à la pensée nationale saura de quelle façon il devra agir sur les gens qui l’environnent, en vue de sa propagation et de sa mise en action. Nous faisons principalement appel au concours de nos pasteurs.


NOS PASTEURS


Chaque groupe a son rabbin, qui marche à la tête de sa communauté. Tous s’assemblent naturellement. Le groupe local se forme autour du rabbin. Autant de rabbins, autant de groupes. Les rabbins seront ainsi les premiers à nous comprendre, à s’enthousiasmer pour la cause, et à communiquer leur enthousiasme aux autres du haut de la chaire. Point n’est besoin, à cet effet, de convoquer des assemblées bavardes. On intercalera ce que l’on aura à dire dans le service divin. Et il faut qu’il en soit ainsi. Nous ne reconnaissons notre nationalité qu’à la foi de nos pères, car nous nous sommes depuis longtemps assimilé de façon indélébile les langues de différentes nations.

Les rabbins recevront régulièrement les communications de la Société et de la Compagnie et les porteront à la connaissance de leurs communautés en les expliquant. Israël priera pour nous et pour lui-même.


LES HOMMES DE CONFIANCE
DES GROUPES LOCAUX


Les groupes locaux constitueront de petites commissions d’hommes de confiance, sous la présidence du rabbin. Dans ces commissions seront discutées et résolues toutes les questions d’ordre pratique.

Les établissements de bienfaisance seront transférés librement par les groupes locaux. Les fondations continueront, là-bas, à demeurer au milieu des anciens groupes. Cependant, d’après mon avis, les édifices ne devront pas être vendus mais consacrés aux indigents chrétiens des villes abandonnées. Dans le partage des terres, là-bas, on en tiendra compte aux groupes en leur accordant gratuitement des terrains à bâtir, et toutes les facilités de construction. À propos du transfert des établissements de bienfaisance, l’occasion s’offre de nouveau comme elle s’est offerte dans maints autres endroits de ce projet de faire une expérience en vue du bien général de l’humanité. Notre actuelle bienfaisance privée, mal ordonnée, accomplit fort peu de bien par rapport aux dépenses faites. Les établissements de bienfaisance peuvent et doivent être systématisés de façon à se compléter réciproquement. Dans une société nouvelle, ces institutions peuvent être organisées conformément aux exigences de la conscience moderne, avec l’utilisation de toutes les expériences sociologiques faites jusqu’à ce jour. La chose est pour nous très importante, parce que nous avons beaucoup de mendiants. Étant donné la pression intérieure, qui les décourage, et la bienfaisance attendrie de nos riches, qui les gâte, les natures faibles parmi nous se laissent facilement aller à la mendicité.

Appuyée par les groupes locaux, la Société consacrera, sous ce rapport, à l’éducation populaire, la plus grande attention. Et par là sera ouvert un champ fertile à beaucoup de forces qui, maintenant, s’étiolent inutilisées. Quiconque est animé de bonne volonté doit être convenablement employé. Celui qui, comme homme libre, ne veut rien faire, sera mis à la maison de travail.

Par contre, nous ne reléguerons pas les vieux à l’hospice des incurables. L’hospice des incurables est un des bienfaits les plus cruels qu’ait inventés notre sotte bonté d’âme. A l’hospice, le vieillard meurt de honte et de mortification. A vrai dire, il est déjà enterré. Mais nous voulons garder jusqu’à la fin la consolante illusion de leur utilité même à ceux qui se trouvent placés aux derniers échelons de l’intelligence. A ceux qui sont inaptes aux gros travaux, il sera assigné des besognes faciles. Il nous faut compter avec les pauvres atrophiés d’une génération en décrépitude. Mais les générations qui suivront devront être élevées autrement, dans la liberté, par la liberté.

Nous chercherons pour tous les âges, pour tous les degrés de la vie, le bonheur dans le travail. C’est ainsi que notre peuple retrouvera sa vigueur dans le pays de la journée de sept heures.


LES PLANS DES VILLES


Les groupes locaux enverront leurs représentants pour faire le choix des lieux. Dans le partage des terres, on fera le nécessaire afin qu’une transplantation douce et la conservation de tout ce qui veut être conservé puissent s’effectuer.

Dans le local des groupes, se trouveront exposés les plans des villes. Nos gens sauront d’avance où ils vont, dans quelles villes, dans quelles maisons ils habiteront. Il a déjà été parlé des plans de construction, ainsi que des figures facilement intelligibles qui devront être distribuées aux groupes.

A l’inverse de l’administration, qui est fortement centralisée, le principe des groupes locaux est l’absolue autonomie. Ce n’est que de cette façon que la transplantation peut s’effectuer sans douleur.

Je ne me présente pas la chose plus facile qu’elle ne l’est ; il ne faut pas non plus se la représenter plus difficile.


L’ÉMIGRATION DES CLASSES MOYENNES


La bourgeoisie sera involontairement entraînée dans le nouveau pays par le mouvement. Les uns auront là-bas leurs fils comme fonctionnaires de la Société ou employés de la Compagnie. Les jurisconsultes, les médecins, les ingénieurs de toutes branches, les jeunes marchands, tous les Juifs, chercheurs de chemins, qui, maintenant, fuyant les tribulations qui sont leur lot dans leurs patries, s’en iront gagner leur vie sur d’autres continents et se réuniront sur ce sol plein d’espérances. D’autres auront marié leurs filles à des hommes désireux d’améliorer leur situation, d’arriver. Alors, nos jeunes gens feront venir, qui sa fiancée, qui ses parents, ses frères et sœurs. Dans les pays neufs, on se marie de bonne heure. Ce qui ne peut que favoriser la moralité. Nous obtiendrons ainsi de vigoureux rejetons, et non ces faibles enfants de pères mariés sur le tard, qui ont d’abord usé leur énergie dans la lutte pour la vie.

Dans la bourgeoisie, chacun de nos émigrants en attirera d’autres après lui.

Aux plus vaillants appartiendra naturellement ce qu’il y aura de meilleur dans le nouveau monde. Il semble, il est vrai, que ce soit ici la grande difficulté du projet.

Même si nous réussissons à mettre sérieusement la question juive à l’ordre du jour de la discussion universelle ; même si de cette discussion il résulte d’une façon précise que l’État Juif est un besoin du monde ; même si nous arrivons, par l’appui des puissances, à obtenir un territoire ; comment parviendrons-nous, sans contrainte, à emmener les masses juives de leurs lieux d’habitation actuels dans le nouveau pays ? Car l’émigration est bien toujours considérée comme volontaire.


LE PHÉNOMÈNE DE LA FOULE


Il sera à peine utile de faire de grands efforts pour activer le mouvement. Les antisémites s’en chargent. Ils n’ont besoin que de continuer à agir comme ils l’ont fait jusqu’à présent ; le goût de l’émigration chez les Juifs naîtra là où il n’existe pas encore et se fortifiera là où il existe déjà. Si à présent les Juifs restent dans les pays antisémites, c’est pour cette raison que, même ceux d’entre eux qui n’ont que d’imparfaites connaissances historiques, savent que, par nos nombreux changements de lieux, à travers les siècles, nous ne sommes jamais parvenus, à la longue, à améliorer notre situation. S’il y avait aujourd’hui un pays où les Juifs fussent les bienvenus — même si ce pays ne leur offrait que des avantages de beaucoup inférieurs à ceux que leur offre l’État juif — il s’y produirait immédiatement une immigration juive. Les plus pauvres, ceux qui n’ont rien à perdre, s’y précipiteraient. Mais je prétends, et chacun n’aura qu’à s’interroger pour savoir si je dis vrai, qu’à cause de l’oppression dont nous sommes l’objet, le goût de l’émigration existe chez nous, même dans les classes aisées. Déjà les plus pauvres suffiraient à la fondation d’un État. Ils sont même le meilleur « matériel humain » pour l’occupation d’un pays, et cela parce que, pour les grandes entreprises, il faut toujours avoir en soi un petit peu de désespoir.

Mais, en même temps que, par leur apparition, par leur travail, nos desperados augmenteront la valeur du pays, ils feront naître aussi, pour ceux qui possèdent, la tentation de les suivre. Des couches de plus en plus élevées auront intérêt à aller là-bas. La migration des premiers, des plus pauvres, sera dirigée de concert par la Société et la Compagnie, avec, vraisemblablement aussi, l’appui des associations d’émigration et des associations sionistes déjà existantes.

Comment une foule peut-elle être dirigée, sans commandement, sur un point déterminé ?

Il y a certains bienfaiteurs juifs de grand style qui veulent alléger les souffrances des Juifs par des expériences sionistes. Ces bienfaiteurs ont déjà eu à s’occuper de la question, et ils ont cru la résoudre en donnant aux émigrants de l’argent ou du travail. Le bienfaiteur dirait donc : « Je paie les gens afin qu’ils y aillent. »

Cela est radicalement faux, et, avec tout l’argent du monde, impossible à obtenir.

La Compagnie dira au contraire : « Nous ne les payons pas, nous les laissons payer. Seulement, nous leur proposons quelque chose. »

Je vais vous rendre le fait sensible par un exemple plaisant. Un de ces bienfaiteurs, que nous appellerons le baron, et moi, nous voudrions avoir, par une chaude après-midi de dimanche, une foule dans la plaine de Longchamp, près Paris. En promettant à chacun 10 francs, le baron emmènera pour 200.000 francs vingt mille malheureux individus en transpiration, qui le maudiront de leur imposer ce tourment.

Moi, par contre, avec ces 200.000 francs, j’institue un prix pour le cheval le plus rapide. Après quoi, je tiendrai les gens éloignés de Longchamp par des barrières. Qui veut entrer doit payer : 1 franc, 5 francs, 20 francs.

Le résultat sera que j’y conduirai un demi-million de personnes. Le Président de la République s’y rendra en attelage à la daumont, la foule éprouvera du plaisir et se divertira par elle-même. Ce sera là pour la plupart, malgré le soleil ardent et la poussière, un agréable exercice en plein air. Et moi, pour ces 200.000 francs, j’aurai fait, tant comme prix d’entrée que comme droit de jeu, un million de recettes. J’aurai, quand je voudrai, les mêmes gens à Longchamp et le baron ne les aura pour rien au monde.

Je veux, d’ailleurs, montrer aussitôt d’une façon plus sérieuse le phénomène de la foule dans la question du gagne-pain. Que l’on essaie une fois de faire crier dans les rues d’une ville : « Celui qui restera toute la journée debout dans une halle de fer isolée, en hiver, par un froid horrible, en été, par une chaleur étouffante, et qui adressera la parole à tous les passants en leur offrant de la triperie, des poissons ou des fruits, recevra 2 florins ou 4 francs, ou plus encore. » Combien de gens peut-on bien y recevoir ? Et si la faim les y pousse, combien de jours résisteront-ils ? Et s’ils résistent, quel sera le zèle avec lequel ils essaieront de décider les passants à acheter des fruits, des poissons et de la triperie ?

Nous nous y prenons autrement. Sur les points où se dessine un grand mouvement — et ces points, nous pouvons les trouver d’autant plus facilement que c’est nous-mêmes qui dirigeons le mouvement où nous voulons — sur ces points nous érigeons de grandes halles, que nous appelons marchés. Nous pourrions construire nos halles plus mal encore et moins hygiéniquement que celles dont je viens de parler. Et cependant les gens y afflueraient. Mais nous les construirons plus belles et meilleures, avec toute notre sollicitude. Et ces gens, à qui nous n’avons rien promis, parce que, à moins d’être des trompeurs, nous ne pouvons rien promettre, ces braves gens, qui aiment le commerce, effectueront en plaisantant une vente très animée.

Ils feront incessamment valoir leurs marchandises avec intelligence, et, bien que constamment sur pied, ils sentiront à peine la fatigue. Non seulement ils y accourront journellement, de façon à être des premiers, mais ils formeront encore entre eux des associations, des unions et nombre d’autres choses analogues pour pouvoir seulement continuer, sans être troublés, ce genre de métier. Et si, d’aventure, il résulte le samedi que, malgré leur peine, ils n’ont gagné que 1 florin 50 ou 3 francs, ou moins encore, eh bien ! ils attendront cependant avec espoir le jour prochain, qui peut-être sera meilleur.

Nous leur avons donné l’espérance.

Veut-on savoir où nous prendrons les besoins qui nous sont indispensables pour le développement des marchés ? Faut-il vraiment encore que cela soit dit ?

J’ai fait voir précédemment que, grâce à l’assistance par le travail, le gain se trouve multiplié quinze fois. Pour un million, quinze millions ; pour un milliard, quinze milliards.

Parfaitement ; mais est-ce aussi exact en grand qu’en petit ? Le produit du capital n’a-t-il pas une progression décroissante ? Oui, celui du capital dormant, lâchement enfoui, non celui du capital en travail. Le capital en travail a même, en hauteur, une redoutable force de production. Et c’est là que gît la question sociale.

Ce que je dis est-il exact ?

J’en appelle aux Juifs les plus riches. Pourquoi exploitent-ils tant d’industries ? Pourquoi envoient-ils, pour un maigre salaire, au milieu d’effroyables dangers, des gens sous la terre dans le but d’en extraire du charbon ? Je m’imagine que cela n’est pas agréable, pas même pour les propriétaires des mines. Je ne crois pas à la dureté de cœur des capitalistes et je ne fais pas semblant d’y croire. Je ne veux pas exciter, mais concilier.

Ai-je besoin d’expliquer le phénomène à la foule, et comment on l’attire, sur les points que l’on veut, vers de pieux pèlerinages ?

Je ne voudrais blesser les sentiments religieux de personne par des paroles qui pourraient être faussement interprétées. Je me borne à indiquer ce qu’est, dans le monde mahométan, le pèlerinage de la Mecque, ce que sont, dans le monde catholique, Lourdes et d’innombrables autres points, d’où des hommes, grâce à leur foi, reviennent consolés, ainsi que d’avoir contemplé la sainte tunique de Trêves. Et nous donnerons, nous aussi, des objectifs au profond besoin religieux de notre peuple. Nos prêtres seront certes les premiers à nous comprendre et à marcher avec nous.

Nous laisserons, là-bas, chacun faire son salut à sa façon, aussi et avant tout nos chers libres esprits — notre immortelle légion, qui ne cesse de conquérir de nouveaux domaines à l’humanité.

Il ne doit être imposé à personne d’autre contrainte que celle indispensable à la conservation de l’État et au maintien de l’ordre. Et ce minimum nécessaire ne sera point déterminé alternativement par le bon plaisir d’une ou de plusieurs personnes, mais il sera basé sur des lois d’airain. Veut-on, maintenant, justement conclure des exemples choisis par moi que la foule ne peut être attirée que passagèrement vers ses objectifs de foi, de profession ou de plaisir ? Eh bien, la réfutation de cette objection est simple. Un pareil objectif ne peut qu’attirer les masses. Tous ces points d’attraction à la fois sont propres à les fixer et à les satisfaire de façon durable. Car ces points d’attraction réunis forment une grande unité longtemps cherchée, après laquelle notre peuple n’a jamais cessé de soupirer, pour laquelle il s’est conservé et a été conservé par l’oppression : la patrie libre ! Lorsque le mouvement se produira, nous attirerons les uns et nous nous ferons suivre par les autres, les troisièmes seront entraînés avec violence dans notre course et les quatrièmes seront poussés derrière nous.

Ces derniers, les ultimes traînards, seront dans la posture la plus fâcheuse, ici comme là-bas.

Mais les premiers, ceux qui s’en iront pleins d’enthousiasme et de vaillance, auront les meilleures places.


NOTRE « MATÉRIEL HUMAIN »


Sur aucun peuple n’a été répandu autant d’erreurs que sur les Juifs. Et nous avons été à tel point déprimés et découragés par nos souffrances historiques, que nous répétons nous-même ces erreurs, auxquelles, à l’exemple des autres, nous croyons. Une de ces fausses allégations est celle suivant laquelle les Juifs auraient un goût immodéré pour le commerce. Eh bien, on sait que partout où nous pouvons suivre le mouvement ascensionnel des classes, nous nous éloignons précipitamment du commerce. C’est de là que provient ce qu’on est convenu d’appeler la « judaïsation » des professions libérales. Mais même dans les couches pauvres, notre goût pour le commerce n’est pas aussi prononcé qu’on se l’imagine. Dans les pays de l’Europe orientale, il y a de grandes masses de Juifs qui ne sont point commerçants et qui ne reculent pas devant les travaux pénibles. La Society of Jews sera à même de préparer une statistique scientifique exacte de nos forces humaines. Les nouvelles tâches et les perspectives qui attendent nos gens dans le nouveau pays satisferont tous ceux qui s’adonnent présentement aux travaux manuels et feront des ouvriers de beaucoup d’actuels petits commerçants.

Un colporteur qui s’en va à travers la campagne avec son paquet sur le dos ne s’estime pas aussi heureux que le croient ses persécuteurs. Par la journée de sept heures, tous ces gens peuvent être transformés en ouvriers. Ce sont de si braves gens, méconnus, et qui, maintenant, souffrent peut-être le plus. D’ailleurs la Society of Jews s’occupera, dès le commencement, de leur éducation comme ouvriers. Le goût du gain devra être sagement stimulé. Le Juif est économe, ingénieux et animé de l’esprit de famille le plus fort. De pareils hommes sont propres à toutes les industries. Et il suffira de rendre le petit commerce improductif pour en éloigner même les actuels colporteurs. On atteindrait ce but en favorisant, par exemple, la création de grands magasins, dans lesquels on trouverait tout. Les grands magasins étouffent déjà présentement le petit commerce dans les grandes villes. Dans un pays neuf, ils en empêcheraient même la naissance. Leur établissement aurait en même temps l’avantage de rendre le pays aussitôt habitable pour des gens ayant des besoins supérieurs.


PETITES HABITUDES


Est-il compatible avec le sérieux de cet écrit, que je parle, ne fût-ce qu’en passant, des petites habitudes et commodités de la vie quotidienne ? Je crois que oui. Cela est très important. Car ces petites habitudes sont comme mille fils dont chacun, pris isolément, est mince et faible ; réunis, ils forment une corde incassable.

C’est là un point au sujet duquel il importe aussi de se débarrasser des idées étroites. Quiconque a vu quelque chose du monde sait que, surtout, les petites habitudes de tous les jours peuvent maintenant être transplantées avec facilité. Oui, les acquisitions techniques de notre temps, que ce projet voudrait utiliser en vue des besoins humains, ont été, jusqu’à ce jour, principalement mises au service des petites habitudes. Il y a des hôtels anglais en Égypte et au sommet des montagnes de la Suisse, des cafés viennois dans l’Afrique du Sud, des théâtres français en Russie, des opéras allemands en Amérique, et la meilleure bière bavaroise à Paris. Si nous émigrons encore une fois de Mizraïm, nous n’oublierons certes pas les marmites.

Dans chaque groupe local, chacun retrouvera ses petites habitudes, seulement dans des conditions meilleures, plus belles, plus agréables.


CHAPITRE III


LA « SOCIETY OF JEWS »
ET L’ÉTAT JUIF




« NEGOTIORUM GESTIO »


Cet écrit n’est pas destiné aux jurisconsultes de profession. C’est pourquoi je ne puis qu’indiquer, comme je l’ai fait pour tant d’autres choses, ma théorie de la base légale de l’État.

Cependant, je dois ajouter quelque importance à ma nouvelle théorie, qui se peut sans doute soutenir même dans une discussion savante sur le droit.

La conception déjà vieille de Rousseau donnait comme base à l’État un contrat social. Rousseau dit : « Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout tacitement admises et reconnues… »

La réfutation logique et historique de la théorie de Rousseau n’était pas difficile et continue à ne pas l’être, quelle qu’ait été d’ailleurs son action terrible et féconde. Pour les États constitutionnels modernes, la question de savoir si, avant la constitution, a déjà existé un contrat social avec des clauses « non formellement énoncées, mais immuables », est sans intérêt pratique. En tous les cas, la relation légale entre le gouvernement et les citoyens est réglée maintenant.

Mais avant l’établissement d’une constitution et à l’origine d’un nouvel État, ces principes ont aussi une importance pratique. Que de nouveaux États puissent se former, c’est ce que nous ne saurions ignorer. Des colonies se détachent de la mère patrie, des vassaux s’arrachent à leur suzerain, des territoires nouvellement ouverts se constituent aussitôt en États libres. L’État juif est conçu à la vérité comme une formation nouvelle toute particulière sur un territoire encore indéterminé ; mais ce ne sont pas les étendues territoriales qui constituent l’État. Ce sont les hommes réunis par une souveraineté.

Le peuple est la base personnelle de l’État ; le pays, la base matérielle. Et de ces deux bases, la base personnelle est la plus importante. Il y a, par exemple, une souveraineté sans base matérielle, et elle est la plus respectée : c’est la souveraineté du pape. Dans la science politique domine actuellement la théorie de la nécessité de raison. Cette théorie suffit à justifier la fondation de l’État et ne peut pas être réfutée historiquement comme la théorie du contrat. En tant qu’il s’agit de la fondation de l’État juif, je me trouve sur le terrain de la théorie, de la nécessité de raison. Mais celle-ci évite la base légale de l’État. La théorie de la fondation divine et celle de la puissance supérieure, ainsi que la théorie patriarcale, patrimoniale et contractuelle ne répondent point à l’idée moderne. La base légale de l’État est tantôt trop cherchée dans l’homme (théorie patriarcale, patrimoniale et contractuelle), tantôt purement au-dessus de l’homme (fondation divine), tantôt au-dessous de l’homme (théorie patrimoniale matérielle). La nécessité de raison laisse commodément ou prudemment la question sans réponse. Cependant, une question dont se sont si profondément occupés les philosophes de tous les temps, ne peut être tout à fait oiseuse. En réalité, il y a dans l’État un mélange d’humain et de surhumain. En vue de la situation, parfois difficile, où se trouvent les gouvernés par rapport aux gouvernants, une base légale est indispensable. Je crois qu’elle peut être trouvée dans la negotiorum gestio, par laquelle il faut se représenter l’ensemble des citoyens comme le dominus negotiorum, et le gouvernement comme le gestor.

L’admirable sentiment du droit qu’avaient les Romains a créé dans la negotiorum gestio un noble chef-d’œuvre. Si le bien d’une personne empêchée est en danger, chacun a le droit d’intervenir pour le sauver. C’est le gestor, celui qui prend en main les affaires d’autrui. Il n’a pas mandat à cet effet, tout au moins il n’a pas mandat humain. Son mandat lui a été donné par une nécessité supérieure. Cette nécessité supérieure peut, pour l’État, être formulée de diverses façons, et elle est aussi formulée différemment aux divers degrés de civilisation, suivant l’entendement général de chacun. La gestio est dirigée en vue du bien du dominus, c’est-à-dire le peuple, auquel appartient naturellement aussi le gestor lui-même. Le gestor administre un bien dont il est le copropriétaire. Dans les conditions de copropriété, il puise sans doute la connaissance de la situation critique qui exige l’intervention, le commandement, en temps de guerre et en temps de paix. Mais il ne se donne nullement, en sa qualité de copropriétaire même, un mandat valable. Tout au plus peut-il supposer comme acquis l’assentiment des autres innombrables copropriétaires.

L’État prend naissance dans la lutte d’un peuple pour l’existence. Au cours de cette lutte, il est impossible d’aller tout d’abord d’une façon cérémonieuse demander un mandat en bonne et due forme. Toute entreprise pour la communauté échouerait d’avance, même si l’on voulait obtenir au préalable un vote régulier. Les divisions intérieures rendraient le peuple impuissant contre le péril extérieur. On ne peut pas mettre toutes les têtes sous un même chapeau, comme on dit vulgairement. Voilà pourquoi le gestor met simplement son chapeau à lui, et va de l’avant.

Le gestor de l’État est suffisamment légitimé lorsque la chose publique est en danger et que le dominus est empêché, par l’incapacité de volonté ou pour une autre raison, de se tirer d’embarras.

Mais, par son intervention, le gestor s’oblige à l’égard du dominus comme par un traité. Quasi ex contractu. C’est la position légale préexistante ou, de façon plus exacte : la position légale qui se forme concomitamment dans l’État.

Le gestor doit alors répondre de toute négligence, ainsi que de la non-exécution coupable des affaires dont il s’est chargé et de l’omission de ce qui s’y rattache de manière essentielle, etc. Je ne poursuivrai pas plus loin le développement de la negotiorum gestio en l’appliquant à l’État. Cela nous écarterait trop du sujet proprement dit. Je ne veux ajouter que ceci : Par l’approbation, la gestion des affaires pour le maître devient aussi efficace que si elle avait eu lieu tout d’abord en conformité de son ordre.

Et que signifie tout ceci dans notre cas ?

Le peuple juif est actuellement empêché, par l’éparpillement, de s’occuper lui-même de ses affaires politiques. En outre, il se trouve sur différents points dans une situation plus ou moins difficile. Il a besoin avant tout d’un gestor.

Ce gestor ne peut, cela va sans dire, être un seul individu. Un pareil gestor serait ridicule ou — parce qu’il pourrait paraître n’avoir en vue que son propre avantage — méprisable.

Le gestor des Juifs doit être, dans toute l’acception du mot, une personne morale.

Et c’est la Society of Jews.


LE « GESTOR » DES JUIFS


Cet organe du mouvement national dont à présent seulement nous examinons la nature et la tâche, se formera, en effet, avant tout autre. Sa formation sera on ne peut plus simple. C’est dans la sphère des vaillants Juifs anglais, auxquels j’ai communiqué le projet, à Londres, que naîtra cette personne morale.

La Society of Jews est le point central du mouvement juif à son début.

La Société a à remplir une mission scientifique et politique. La fondation de l’État juif, telle que je l’imagine, implique l’existence préalable d’un état de choses scientifique moderne. Si aujourd’hui nous émigrions de Mizraïm, cela ne pourrait pas avoir lieu de la façon naïve du temps jadis. Nous nous rendrions d’abord autrement compte de notre nombre et de notre force. La Society of Jews est le nouveau Moïse des Juifs. L’entreprise du grand vieux gestor des Juifs est à la nôtre ce qu’est un superbe vieil opéra à un drame lyrique moderne. Nous jouons la même mélodie avec infiniment plus de violons, de flûtes, de harpes, de violes de gambe et de basses, de lumière électrique, de décorations, de chœurs, de magnifiques ornements, et avec les premiers chanteurs.

Cet écrit doit ouvrir la discussion générale de la question juive. Amis et ennemis y prendront part, et, je l’espère, non plus dans la forme habituelle de défense sentimentale et d’insultes basses. La discussion doit être approfondie, positive, sérieuse et politique.

La Society of Jews réunira toutes les manifestations des hommes d’État, des parlements, des communautés juives, des associations, qui se produiront par la parole et par la plume, à la tribune, dans les journaux et dans les livres.

De la sorte, la Société apprendra pour la première fois et constatera si les Juifs veulent déjà et doivent émigrer dans la Terre promise. La Société recevra des communautés juives du monde entier les matériaux pour une vaste statistique des Juifs.

Les tâches ultérieures, les études savantes sur le nouveau pays, sur ses ressources naturelles, le plan uniforme de la migration et de l’établissement, les travaux préliminaires, la législation et l’administration, tout cela devra être approprié au but.

A l’extérieur, la Société doit, ainsi que je l’ai dit au commencement, dans la partie générale, essayer d’être reconnue comme puissance politique constituante. Dans la libre adhésion de beaucoup de Juifs, elle peut puiser l’autorité dont elle a besoin vis-à-vis des gouvernements.

A l’intérieur, c’est-à-dire à l’égard des Juifs, la Société crée l’organisation sommaire indispensable pour les premiers temps, la cellule primordiale, pour employer un terme d’histoire naturelle, d’où doit sortir plus tard l’organisme public de l’État juif.

Le premier but est, ainsi qu’il a déjà été dit, la souveraineté, assurée sur la base du droit international, d’une étendue de territoire suffisante à nos légitimes besoins. Après cela, qu’est-ce qui doit être fait ?


LA PRISE DE POSSESSION


Lorsque les peuples émigraient, dans les temps historiques, ils se laissaient porter, pousser, jeter par le hasard. Comme des essaims de sauterelles, ils allaient, dans leur migration inconsciente, s’arrêter n’importe où. Car, aux temps historiques, on ne connaissait pas la terre.

La nouvelle migration juive doit s’effectuer suivant des principes scientifiques. Il y a environ quarante ans, les mines d’or étaient encore exploitées d’une façon étonnamment naïve. Que d’étranges choses se sont passées en Californie ! Sur un simple bruit, les desperados accouraient de toutes les parties du monde, dérobaient la terre, se volaient l’or réciproquement et le jouaient ensuite tout aussi rapacement.

Et aujourd’hui ! Qu’on regarde l’exploitation des mines du Transvaal, Plus de vagabonds romantiques. Des géologues et des ingénieurs réfléchis y dirigent l’industrie de l’or. Des machines ingénieuses détachent l’or de ce qui est reconnu comme pierre. Peu de chose est abandonné au hasard.

De même, le nouvel État juif doit être exploré et occupé à l’aide de tous les moyens modernes.

Aussitôt que le pays nous sera assuré, le vaisseau de prise de possession appareillera pour s’y rendre.

Sur le vaisseau se trouvent les représentants de la Société et de la Compagnie et des groupes locaux.

Les premiers occupants ont trois tâches à remplir : 1° l’étude exacte de toutes les ressources naturelles du pays ; 2° l’organisation d’une administration rigoureusement centralisée ; 3° le partage des terres. Ces tâches se confondent et veulent être remplies d’une manière qui réponde au but déjà suffisamment connu.

Une seule chose n’a pas encore été éclaircie : à savoir comment la prise de possession pourra s’effectuer, en ce qui concerne les groupes locaux ?

En Amérique, lorsqu’on ouvre un nouveau territoire, on procède à son occupation de façon encore bien primitive. Les occupants se rassemblent à la frontière et, à l’heure précise, ils se précipitent tous violemment dessus en même temps.

Ce n’est pas ainsi qu’il faudra procéder dans le nouveau pays juif. Les territoires des provinces et des villes seront vendus aux enchères, non pas pour de l’argent, mais pour des travaux à faire. Il aura été établi, d’après le plan général, quels sont les routes, les ponts, les rectifications de rivières nécessaires aux communications. On réunira cela par provinces. A l’intérieur des provinces, les emplacements des villes seront vendus aux enchères de la même façon. Les groupes locaux contracteront l’obligation d’exécuter le tout convenablement. Ils feront face aux dépenses par des impôts autonomes. La Société sera d’ailleurs en situation de savoir si les groupes locaux n’assument pas de trop lourdes charges. Les collectivités importantes obtiendront de vastes champs d’activité. Les grands sacrifices seront récompensés par certaines faveurs : des universités, des écoles professionnelles, des hautes écoles, des laboratoires, etc. Ceux des établissements de l’État qui ne pourront pas être dans la capitale, seront disséminés à travers le pays.

Le propre intérêt de l’acquéreur, et, au besoin, les impôts locaux, répondront des engagements contractés. Car, de même que nous ne voulons ni ne pouvons supprimer la différence entre les divers individus, de même nous conserverons celle qui existe entre les groupes locaux. Tout s’enchaîne naturellement. Tous les droits acquis seront protégés, tout nouveau développement obtiendra l’espace qui lui permettra de s’effectuer librement.

Nos gens connaîtront exactement toutes ces choses. Ne voulant surprendre ni tromper personne, nous ne voulons pas non plus nous tromper nous-mêmes.

Tout sera établi d’avance d’une façon méthodique. Nos plus vives intelligences prendront part à l’élaboration de ce projet, que je ne puis qu’ébaucher. Toutes les acquisitions sociologiques et techniques du temps où nous vivons, et du temps de plus en plus avancé où écherra la lente réalisation du projet, devront être employées dans ce but. Toutes les découvertes heureuses, celles qui existent déjà et celles qui viendront encore seront à utiliser. De sorte qu’il peut s’agir là d’une prise de possession de pays et d’une formation d’État sans exemple dans l’histoire, et avec des chances de succès comme il n’en a jamais existé.


LA CONSTITUTION


Une des grandes commissions devant être établies par la Société sera le Conseil des jurisconsultes politiques. Ceux-ci devront parvenir à rédiger une constitution moderne aussi bonne que faire se pourra. Je crois qu’une bonne constitution doit être d’une élasticité modérée. Dans un autre ouvrage, j’ai expliqué quelle est la forme d’État qui me paraît la meilleure. Je considère la monarchie démocratique et la république aristocratique comme les plus belles institutions politiques. La forme de l’État et le principe de gouvernement doivent se trouver dans une opposition médiatrice. Je suis un ami convaincu des institutions monarchiques, parce qu’elles rendent possible une politique permanente et représentent l’intérêt, lié à la conservation de l’État, d’une famille historiquement illustre, née et élevée pour régner. Cependant, notre histoire a été si longtemps interrompue, que nous ne pouvons plus songer à renouer la chaîne de l’institution. La seule tentative s’effondrerait sous le ridicule.

La démocratie, sans l’utile contrepoids d’un monarque, est sans mesure dans l’approbation comme dans l’improbation, conduit au bavardage parlementaire et à la vilaine catégorie des politiciens professionnels. Et puis, les peuples actuels ne se prêtent pas à la démocratie absolue, et je crois que, dans l’avenir, ils s’y prêteront de moins en moins. La pure démocratie suppose notamment des mœurs très simples, et nos mœurs se compliquent de plus en plus avec le développement des communications et la marche du progrès. « Le ressort d’une démocratie est la vertu » a dit le sage Montesquieu. Et où trouve-t-on cette vertu, je parle de la vertu politique ? Je ne crois pas à notre vertu politique, parce que nous ne sommes pas autrement que les autres hommes modernes, et parce que, dans la liberté, nous ne tarderions pas à lever la crête, comme on dit vulgairement. Je considère le referendum comme absurde, car, en politique, il n’y a pas de questions simples, qu’on puisse résoudre par un oui ou par un non. D’ailleurs, les masses sont encore pires que les parlements, accessibles à toutes les croyances erronées et toujours bien disposées à l’égard de tous les braillards. Devant un peuple assemblé, on ne peut faire ni politique extérieure, ni politique intérieure.

La politique doit être faite d’en haut. Mais, à cet effet, personne ne doit être tyrannisé. Car chaque Juif peut monter, et chacun voudra monter. De la sorte, il se formera, au sein de notre peuple, un puissant courant ascendant. Chacun en particulier croira seulement s’élever lui-même, et par là sera élevée la collectivité. L’ascension doit être assujettie à une forme morale, utile à l’État et propre à servir l’idée nationale.

Voilà pourquoi je songe à une République aristocratique. Cela répond aussi à la disposition ambitieuse de notre peuple, laquelle, maintenant, a dégénéré en folle vanité. Plus d’une ancienne institution de Venise est présente à mes yeux. Mais tout ce par quoi Venise a péri doit être évité. Nous nous instruirons aux fautes historiques des autres comme à nos propres fautes. Car nous sommes un peuple moderne, et voulons devenir le plus moderne. Notre peuple, auquel la Société apportera le nouveau pays, acceptera aussi avec reconnaissance la constitution qu’elle lui donnera. Mais là où des résistances se produiront, la Société les brisera. Elle ne peut se laisser distraire de son œuvre par des individus bornés ou mal intentionnés.


LA LANGUE


Quelqu’un pensera peut-être qu’il y aura une difficulté dans ce fait que nous n’avons plus de langue commune. Nous ne pouvons cependant pas parler hébreu entre nous. Qui de nous sait assez d’hébreu pour demander en cette langue un billet de chemin de fer ? Cela n’existe pas. Et cependant la chose est très simple. Chacun garde sa langue, qui est la chère patrie de sa pensée. En ce qui concerne la possibilité du fédéralisme de langues, la Suisse nous offre un exemple décisif. Nous resterons aussi là-bas ce que nous sommes à présent, et nous ne cesserons jamais d’aimer avec une douce mélancolie nos patries, d’où nous avons été écartés.

Les jargons rabougris et corrompus dont nous nous servons présentement, ces langues de ghetto, nous nous en déshabituerons. C’étaient les langues clandestines des prisonniers. Nos instituteurs consacreront à cela leur attention. La langue la plus utile à la circulation générale s’établira sans contrainte comme langue principale. Notre communauté ethnique est particulière, unique ; à vrai dire, nous ne nous reconnaissons comme appartenant à la même race qu’à la foi de nos pères.


THÉOCRATIE


Aurons-nous donc à la fin une théocratie ? Non ! Si la foi nous maintient unis, la science nous rend libres. Par conséquent, nous ne laisserons point prendre racine aux velléités théocratiques de nos ecclésiastiques. Nous saurons les maintenir dans leurs temples, de même que nous maintiendrons dans leurs casernes nos soldats professionnels. L’armée et le clergé doivent être aussi hautement honorés que leurs belles fonctions l’exigent et le méritent. Dans l’État qui les distingue, ils n’ont rien à dire, car autrement ils provoqueraient des difficultés extérieures et intérieures.

Chacun est aussi complètement libre dans sa foi ou dans son incrédulité que dans sa nationalité. Et s’il arrive que des fidèles d’une autre confession, des membres d’une autre nationalité habitent aussi chez nous, nous leur accorderons une protection honorable et l’égalité des droits.

Nous avons appris la tolérance en Europe. Je ne dis même pas cela par ironie. L’actuel antisémitisme ne peut passer que dans quelques lieux isolés pour de la vieille intolérance religieuse. C’est le plus souvent, chez les peuples civilisés, un mouvement par lequel ils voudraient chasser le spectre de leur propre passé.


LES LOIS


Lorsqu’approchera la réalisation de l’idée de l’État, la Society of Jews fera faire, par une commission de jurisconsuites, des travaux préliminaires de législation. Pour la période de transition, on peut admettre le principe que chacun des Juifs immigrés devra être jugé d’après les lois de son ancien pays. Bientôt, il faudra tendre à l’unité de législation. Ce doivent être des lois modernes, et là aussi il faut employer partout ce qu’il y a de meilleur, ce qui peut donner une codification modèle, pénétrée de toutes les justes exigences sociales du temps présent.


L’ARMÉE


L’État juif est conçu comme État neutre. Il n’a besoin que d’une armée composée de professionnels — pourvue, à la vérité, de tous les moyens modernes de la guerre — pour le maintien de l’ordre à l’intérieur comme à l’extérieur.


LE DRAPEAU


Nous n’avons pas de drapeau. Il nous en faut un. Quand on veut conduire beaucoup d’hommes, il faut élever un symbole au-dessus de leurs têtes. J’imagine un drapeau blanc avec sept étoiles d’or. Le champ blanc signifie la vie nouvelle et pure ; les sept étoiles sont les sept heures d’or de notre journée de travail. Car c’est sous le signe du travail que les Juifs s’en vont dans le nouveau pays.


TRAITÉS DE RÉCIPROCITÉ ET D’EXTRADITION


Le nouvel État juif doit être fondé honnêtement, car nous songeons à notre honneur futur dans le monde. C’est pourquoi toutes les obligations contractées dans les anciens lieux d’habitation doivent être loyalement remplies.

La Society oj Jews et la Jewish Company n’accorderont de voyage à bon marché et des faveurs relatives à l’établissement là-bas qu’à ceux qui apporteront à leurs autorités un certificat disant : « Parti en bon ordre ».

Toutes les demandes de droit privé qui datent encore des pays abandonnés peuvent être plus facilement introduites devant les tribunaux de l’État juif que partout ailleurs. Nous n’attendrons point de réciprocité. Nous ne ferons cela que par égard pour notre honneur. De la sorte, nos demandes trouveront aussi les tribunaux mieux disposés qu’ils ne le sont peut-être parfois actuellement.

Il va de soi, d’après ce qui a été dit jusqu’ici, que nous livrerons plus facilement les criminels juifs que tout autre État, jusqu’au moment où nous exercerons le pouvoir judiciaire d’après les mêmes principes que les autres peuples civilisés. Une période de transition est donc supposée pendant laquelle nous n’admettrons nos criminels qu’après qu’ils auront subi la peine. Mais, dès le moment qu’ils l’auront subie, nous les admettrons sans restriction.

Même pour les criminels, une vie nouvelle doit commencer parmi nous.

C’est ainsi que, pour beaucoup de Juifs, l’émigration peut être considérée comme la terminaison heureuse d’une crise. Les mauvaises conditions extérieures, au sein desquelles plus d’un caractère s’est corrompu, seront améliorées et des hommes perdus pourront être sauvés. Je voudrais raconter ici succinctement une histoire que j’ai trouvée dans un rapport sur les mines d’or de Witwatersrand. Un jour, un homme arriva au Rand, s’y établit, essaya différentes affaires, sans s’occuper toutefois de la recherche de l’or. Enfin, il fonda une fabrique de glace qui prospéra, et il gagna bientôt, par son honnêteté, l’estime générale. Alors, après des années, il fut subitement arrêté. Il avait commis à Francfort, comme banquier, des tromperies, s’était enfui, et il avait recommencé au delà des mers, sous un faux nom, une nouvelle existence. Mais lorsqu’on l’emmena prisonnier, les hommes les plus considérables vinrent à la gare, lui dirent cordialement adieu et au revoir ! Car il reviendra. Cette histoire est on ne peut plus instructive ! Une nouvelle existence peut améliorer même les criminels. Et pourtant nous avons relativement très peu de criminels parmi nous. Qu’on lise à cet effet une intéressante statistique : « La Criminalité des Juifs en Allemagne », par le docteur P. Nathan, de Berlin, — statistique qui a été établie à la demande du Comité pour la défense contre les attaques antisémites — sur des documents officiels. Mais il est vrai que ce travail bourré de chiffres part, comme maintes autres « défenses », de l’erreur qui consiste à croire que l’antisémitisme peut être réfuté à l’aide de la raison. Car on nous hait vraisemblablement autant à cause de nos qualités que de nos défauts.


LES AVANTAGES DE L’ÉMIGRATION JUIVE


J’imagine que les gouvernements, volontairement ou sous la pression des antisémites, accorderont quelque attention à cet écrit, et peut-être même, par-ci par-là, accueillera-t-on, dès le commencement, le projet avec sympathie et en donnera-t-on aussi des preuves à la Society of Jews.

Car, par l’émigration des Juifs, que j’ai en vue, on n’a à redouter aucune crise économique. De pareilles crises qui devraient fatalement se produire à la suite des persécutions contre les Juifs, seraient, au contraire, empêchées par la réalisation de ce projet. Une grande période de prospérité commencerait dans les pays actuellement antisémites. Ainsi que je l’ai déjà dit souvent, une migration intérieure des citoyens chrétiens aura lieu dans les positions des Juifs, lentement et méthodiquement abandonnées. Si non seulement on nous laisse faire, mais si encore on nous aide, le mouvement sera partout fécond en bons résultats. C’est aussi une idée étroite, dont il faut se débarrasser, que celle qui veut que le départ de beaucoup de Juifs ait pour conséquence l’appauvrissement des pays abandonnés. Un départ par suite de persécutions où, à la vérité, des biens sont détruits, tout comme dans le désordre d’une guerre, et la retraite paisible et volontaire de colons, dans laquelle tout peut se passer au grand jour, franchement et ouvertement, avec le respect des droits acquis et en pleine légalité, sous les yeux des autorités et sous le contrôle de l’opinion publique, sont deux choses bien différentes. L’émigration de prolétaires chrétiens dans d’autres parties du monde serait arrêtée par le mouvement juif.

Les États auraient en outre l’avantage que leur commerce d’exportation s’accroîtrait puissamment, car, pour longtemps encore, les Juifs émigrés là-bas en seraient réduits aux produits européens, et devraient nécessairement se les procurer. Par les groupes locaux, un système de compensation équitable serait créé, et, pendant de longues années, il faudrait encore pourvoir aux besoins ordinaires dans les endroits habituels.

L’un des plus grands avantages serait sans doute l’allègement social. Le mécontentement social pourrait être apaisé pour un temps qui durerait peut-être vingt ans, peut-être plus longtemps, mais qui, en tous les cas, se maintiendrait pendant toute la durée de la migration juive.

Le développement, ou, pour mieux dire, la solution de la question sociale, ne dépend que du progrès des moyens techniques. La vapeur a rassemblé les hommes dans les fabriques, autour des machines, où ils sont pressés les uns contre les autres et rendus malheureux les uns par les autres. La production est énorme, sans choix, sans méthode, conduisant à chaque instant à de graves crises, dans lesquelles, avec les patrons, succombent aussi les ouvriers. La vapeur a comprimé les hommes les uns contre les autres. L’application de l’électricité les dispersera vraisemblablement à nouveau, et, peut-être, les placera dans des conditions de travail plus heureuses. En tous les cas, les inventeurs techniques, qui sont les vrais bienfaiteurs de l’humanité, continueront à travailler, après comme avant le commencement de la migration des Juifs, et, il faut l’espérer, à trouver des choses aussi merveilleuses que jusqu’à présent, voire même de plus en plus merveilleuses.

Déjà le mot « impossible » semble avoir disparu de la langue de la technique. Si un homme du siècle dernier revenait, il trouverait toute notre vie remplie d’inexplicables enchantements. Partout où nous apparaissons, nous autres hommes modernes, avec nos moyens d’action, nous transformons le désert en un jardin. Pour la création des villes, des années nous suffisent là où, aux époques antérieures de l’histoire, il fallait des siècles ; l’Amérique nous en fournit des exemples nombreux. Les distances ont cesse d’être un obstacle. Le trésor de l’esprit moderne contient déjà des richesses inappréciables, que chaque jour augmente. Cent mille cerveaux méditent, cherchent sur tous les points de la terre, et ce que l’un a découvert appartient l’instant d’après à tout le monde.

Nous-mêmes, nous voudrions, dans le pays des Juifs, utiliser, continuer toutes les nouvelles expériences. Et comme, par la journée de sept heures, nous en faisons une en vue du bien général des hommes, nous entendons prendre les devants pour tout ce qui concerne les intérêts humains, et représenter, comme pays neuf, un pays d’expérimentation, un pays modèle.

Après le départ des Juifs, les établissements créés par eux resteront où ils étaient. Et jusqu’à l’esprit d’entreprise des Juifs lui-même sera présent là où il est bien vu. Le capital juif mobile cherchera, également dans l’avenir, son placement là ou la situation est bien connue de ses possesseurs. Et, tandis qu’à présent, à cause de la persécution, l’argent juif va joindre à l’étranger les entreprises les plus lointaines, il contribuera alors, grâce à cette solution pacifique, à l’essor ultérieur des pays qui ont été jusqu’ici les lieux d’habitation des Juifs.


CONCLUSION


Dans cet écrit, que j’ai médité longuement et souvent remanié, beaucoup de choses cependant ont été omises. On y rencontre encore toujours des négligences nuisibles, des lacunes, et aussi des répétitions inutiles.

Le lecteur de bonne foi, assez avisé pour ne pas se borner à la lettre qui tue, mais qui aura en vue l’esprit qui vivifie, ne se laissera pas dégoûter par les lacunes. Il se sentira bien plutôt incité à consacrer sa perspicacité et sa force à l’amélioration d’une œuvre qui n’est point personnelle à un seul individu.

N’ai-je pas expliqué des choses qui s’entendent d’elles-mêmes et laissé échapper des considérations importantes ?

J’ai essayé de réfuter quelques objections, je n’ignore pas qu’il y en a encore beaucoup d’autres, il y en a d’élevées et de terre à terre.

Au nombre des objections élevées se trouve celle d’après laquelle la détresse des Juifs n’est point la seule qu’il y ait dans le monde. Mais je pense cependant que nous devons toujours commencer à faire disparaître un peu de misère, ne fût-ce que, provisoirement, notre propre misère à nous.

On peut dire, en outre, que nous ne devrions pas créer de nouvelles différences entre les hommes, qu’au lieu d’élever de nouvelles frontières, nous devrions bien plutôt faire disparaître les anciennes, j’estime que ceux qui pensent ainsi sont des rêveurs dignes d’amour, mais que le vent aura déjà dispersé à jamais leurs os, sans en laisser de traces, alors que les sentiments patriotiques fleuriront encore toujours. La fraternité universelle n’est même pas un beau rêve. L’ennemi est utile pour les suprêmes efforts de la personnalité.

Mais comment ? Les Juifs n’auraient sans doute plus d’ennemis dans leur propre État ; or, comme ils s’affaiblissent dans la prospérité et disparaissent, c’est surtout alors que le judaïsme périrait. Mon avis est que, comme toutes les autres nations, les Juifs auront toujours assez d’ennemis. Mais lorsqu’ils se trouveront sur leur propre sol, ils ne pourront plus jamais être dispersés dans le monde. Aussi longtemps que la civilisation ne s’écroulera pas, la dispersion des Juifs ne pourra plus se répéter. Cette éventualité, un niais seul peut la redouter. La civilisation actuelle a assez de puissance pour se défendre.

Les objections terre à terre sont innombrables, de même qu’il y a aussi plus d’hommes terre à terre que d’esprits élevés. J’essaie d’avoir raison de quelques idées étroites. Celui qui veut se placer derrière le drapeau blanc aux sept étoiles doit coopérer à cette lutte pour la diffusion des lumières. Peut-être la lutte devra-t-elle être entreprise tout d’abord contre certains Juifs méchants, bornés et sans générosité.

Ne dira-t-on pas que je fournis des armes aux antisémites ? Pourquoi ? Parce que je conviens de ce qui est vrai ? Parce que je ne prétends pas que nous n’ayons que des hommes excellents parmi nous ?

Ne dira-t-on pas que j’indique une voie par laquelle on pourrait nous nuire ? Je le conteste de la façon la plus absolue. Ce que je propose ne peut s’exécuter que par le libre consentement de la majorité des Juifs. On peut nuire à certains Juifs individuellement, même aux groupes des Juifs actuellement les plus puissants, mais jamais plus, par l’État, à tous les Juifs. On ne peut plus supprimer l’égalité des droits des Juifs là où elle a été consacrée par la loi. Car la première tentative faite dans ce but jetterait tous les Juifs, pauvres ou riches, dans les partis révolutionnaires. Déjà, le commencement d’injustices officielles contre les Juifs a partout comme conséquence des crises économiques. On ne peut donc pas, à vrai dire, entreprendre grand’chose d’efficace contre nous, si l’on ne veut pas se faire mal à soi-même. Par là, la haine ne cesse de grandir. Les riches n’en éprouvent que peu d’effet. Mais nos pauvres ! Que l’on demande à nos pauvres, qui, depuis le renouvellement de l’antisémitisme, ont été épouvantablement prolétarisés.

Quelques Juifs aisés penseront-ils que l’oppression n’est pas encore assez grande pour émigrer, et que, même lors des expulsions violentes, l’on a vu avec combien peu d’empressement nos gens s’en sont allés ? Oui, parce qu’ils ne savent où diriger leurs pas ! Parce qu’ils ne sortent d’une misère que pour se précipiter dans une autre. Mais nous leur montrons le chemin de la Terre Promise. Et contre la terrible puissance de l’habitude doit combattre la superbe puissance de l’enthousiasme.

Les persécutions ne sont plus aussi malignes qu’au moyen-âge. Oui, mais notre sensibilité s’est accrue, de sorte que nous ne sentons pas la diminution de la souffrance. La longue persécution a surexcité nos nerfs.

Et, dira-t-on encore : l’entreprise est désespérée, même si nous obtenons le pays et la souveraineté, parce que seuls les pauvres s’en iront ? Eh ! mais ce sont justement ceux-là dont nous avons tout d’abord besoin ! Les desperados seuls sont bons comme conquérants.

Quelqu’un dira-t-il : oui, si cela était possible on l’aurait déjà fait ?

Autrefois ce n’était pas possible. Mais c’est possible maintenant. Il y a encore cent ans, cinquante ans, c’eût été une rêvasserie. Aujourd’hui, tout cela est la réalité. Les riches qui possèdent une si délicieuse vue d’ensemble sur les acquisitions techniques, savent très bien tout ce qui peut être fait avec de l’argent. Et c’est ainsi que cela se passera : justement les pauvres et les simples, qui ne se doutent point du pouvoir que l’homme a déjà sur les forces de la nature, croiront le plus fortement au nouveau message. Car ils n’ont point perdu l’espérance en la Terre Promise.

La voilà, Juifs ! Pas de fable, pas de tromperie ! Chacun peut s’en convaincre, car chacun apporte là-bas un morceau de Terre Promise : l’un dans sa tête, l’autre dans ses bras, l’autre enfin dans son bien acquis.

Maintenant, cela pourrait paraître comme une entreprise de lente réalisation. Même dans le cas le plus favorable, le commencement de la fondation de l’État se ferait encore attendre nombre d’années. Pendant ce temps, les Juifs seront raillés, battus, écorchés, pillés et assommés dans mille endroits à la fois. Non, il suffit seulement que nous commencions à réaliser le projet, pour que l’antisémitisme cesse aussitôt et partout. Car c’est la conclusion de la paix.

La nouvelle de la formation de la Jewish Company, lorsque cette dernière pourra être considérée comme un fait accompli, sera portée en un jour, par l’étincelle de nos fils, aux points les plus éloignés du globe.

Et aussitôt, on sentira l’allègement. Sur l’heure, se produira, dans notre bourgeoisie, l’écoulement de la surproduction en intelligences moyennes. Cette surproduction s’en ira là-bas, dans notre organisation initiale, former nos premiers ingénieurs, nos officiers, nos professeurs, nos employés, nos avocats, nos médecins. Le mouvement se continuera rapidement et cependant sans secousse. On priera dans les temples pour la réussite de l’œuvre. Mais dans les églises aussi ! C’est la fin d’une vieille oppression sous laquelle tous ont souffert.

Mais, tout d’abord, il faut que la lumière se fasse dans les cerveaux. Il faut que la pensée vole jusqu’aux derniers nids lamentables où habitent les nôtres. Ils se réveilleront de leur rêve brumeux. Car pour nous tous commencera une vie nouvelle — avec de nouvelles destinées. Il suffit que chacun pense à soi, pour que le courant se développe, impétueux.

Et quelle gloire attend les champions désintéressés de cette cause !

C’est pourquoi je crois qu’une génération de Juifs admirables sortira de terre. Les Macchabées ressusciteront.

Je répète une fois encore le mot du commencement : « Les Juifs qui le veulent auront leur État. »

Nous devons enfin vivre en hommes libres sur notre propre motte de terre et mourir tranquilles dans notre propre patrie.

Le monde sera délivré par notre liberté, enrichi de nos richesses et grandi de notre grandeur.

Et ce que nous tenterons là-bas en vue de notre prospérité particulière agira puissamment et heureusement, au dehors, pour le bien de l’humanité.


TABLE DES MATIÈRES

Introduction, par Baruch Hagani 
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 33
 88
 125
 211
 214
 215
 216
 227


ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 31 MAI 1926
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE (SOMME).



  1. La version française parut d’abord dans la Nouvelle Revue Française Internationale (numéros de décembre 1896 et de janvier 1897) que dirigeait Mme Lœtitia de Rute. Il en a été fait un tirage à part avec pagination spéciale. Ce tirage est épuisé depuis longtemps.
      Par un sentiment de piété que nos lecteurs comprendront, nous avons respecté, malgré ses imperfections grammaticales, la langue de cette version, qui est, sans doute aucun, celle que Herzl fit lui-même, ou qu’il fit faire sous ses yeux.
  2. Une seconde édition, également épuisée aujourd’hui, a été faite en 1923 par les soins du journal Pro Israël de Salonique.
  3. Mi-juillet 1895.
  4. Voir Léon Kellner. Theodor Herzl’s Lehrjahre. R. Lôwit Verlag, Wien-Leipzig, 1920, p. 108.
  5. Mot intraduisible qui signifie à peu près : les « allées et venues des Saxons », et qui se dit par allusion au déplacement des ouvriers agricoles saxons et elbiens qui vont annuellement faire les moissons dans l’Allemagne du Sud.