L’Éternel champ de bataille/02

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L’Éternel champ de bataille
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 79-108).
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L'ÉTERNEL CHAMP DE BATAILLE

II[1]


I. — IMPRESSIONS D’ENFANCE

Pendant les années qui suivirent la guerre, je découvris peu à peu, comme font tous les enfans, mon petit monde natal. J’eus pour compagnon de découverte un bambin de mon âge, que je ne puis désigner autrement que par son nom, tant ce nom est vivant pour moi : il s’appelait Louis Génin.

C’était le fils d’un cultivateur, dont la famille, fortement enracinée dans le pays, offrait un beau caractère clérical. Jamais je n’ai rencontré depuis un être plus étrange, ni plus fantasque. Il y avait en lui de l’innocent, comme on dit dans notre Lorraine, pour signifier les gens un peu simples d’esprit, et, avec cela, de l’exalté et même du poète. Pour autochtone, il l’était autant qu’on peut l’être, et cependant il semblait venir d’ailleurs. A de certains momens, il avait l’air de tomber de la lune. Ce qui nous rapprochait, outre notre âge, notre voisinage et aussi notre prénom, c’était un goût commun pour les choses d’église, les chants liturgiques, les cérémonies, les ornemens du culte. J’avais d’ailleurs conscience de le dominer, de lui faire faire à peu près tout ce que je voulais, et ainsi j’attachais du prix à son amitié. Mais il arrivait que, pendant des journées entières, les rôles étaient intervertis. Soudain une flamme singulière passait dans ses prunelles couleur de chanvre, il bredouillait des paroles incohérentes, évoquait devant mes yeux je ne sais quels mirages de choses inconnues, et aussitôt, d’un air fou, il prenait sa course. Sa folie me gagnait. Je le suivais, comme on suit un voyant, et nous courions, nous courions de toute la vitesse de nos petites jambes, sans savoir où, ni pourquoi, — pour rien, pour la beauté de l’aventure…

Nous poussions des reconnaissances dans tous les quartiers du village. Dès qu’un recoin nous plaisait, nous en prenions possession, nous n’en voulions plus bouger pendant des jours et des semaines. Et puis brusquement une lubie surgissait dans nos cervelles : nous déménagions, comme une tribu nomade, et, après une nouvelle course d’exploration, nous allions nous installer ailleurs. A la manière des jeunes chats qui s’éprennent des perchoirs les plus extravagans, nous élisions domicile dans des endroits absolument quelconques dont le charme était une énigme, même pour nous. Sans doute, les lieux illustres, comme l’église ou la mairie, ne laissaient pas que de nous attirer. Mais on y était moins tranquilles et moins à l’aise qu’au fond d’une ruelle ou sous une arche de pont. C’est ainsi que nous n’approchâmes de l’église qu’assez tardivement. Les fourrés d’orties, qui en défendaient les abords, nous tenaient en respect, et peut-être aussi le cimetière, qui entourait la nef, et où l’on célébrait d’inquiétans mystères, aux jours d’enterremens.

Nous préférions jouer sur les marches de la chapelle, qui s’élevait tout en haut du village, après les dernières maisons. C’était un édicule, en forme de kiosque de jardin, qui ne recevait le jour que par le judas grillagé d’une lourde porte hérissée de clous et toujours close : on ne l’ouvrait que pour les solennités de la Fête-Dieu et de l’Assomption. Notre grande joie consistait à nous écraser le nez contre le grillage, pour contempler, dans la pénombre du réduit, la figure rubiconde d’une Vierge campagnarde, qui tenait sur son bras un Enfant Jésus aux joues rondes et poupines. La Mère et le Fils devinrent bientôt nos amis. Nous leur apportions en offrande des cornouilles et des fleurs champêtres. Nous disposions les fleurs et les petites baies rouges sur la pierre du seuil, de manière à former des dessins, qui ressemblaient à des colliers de corail, ou aux arabesques d’une tapisserie. Et ce jeu nous passionnait tellement que la volupté nous en paraissait inépuisable. Plus rien au monde n’existait pour nous : nous en avions, pensions-nous, pour toute notre vie…

Et puis un beau soir, comme un hâle accablant pesait sur la campagne et que le village était désert, tout à coup Louis Génin ramassa ses cornouilles sur la marche disjointe de la chapelle, les glissa dans sa poche, et, avec cet air inspiré, qui, pour moi, était irrésistible, il s’élança, en me criant : — « Je m’en vas à la Rue-haut ! » comme on chante : « Le jour de gloire est arrivé ! » Quel accent fit-il passer dans ces simples mots ? J’avais vu la flamme de la découverte briller dans ses yeux gris. Tête baissée, je le suivis, et, tout en galopant derrière lui, je me répétais : « la Rue-haut, la Rue-haut ! » trouvant, pour la première fois, dans ces syllabes, un son étrange, et, tandis que je les prononçais, je voyais je ne sais quoi resplendir devant nous…

Pourtant, elle était bien prosaïque, cette Rue-haut, et même d’une malpropreté repoussante, avec ses fumiers entassés devant les portes des maisons comme des écuries, ses mares de purin, son abreuvoir pleurant au milieu des bouses et des flaques boueuses. Mais je courais derrière Louis Génin, sans rien apercevoir de tout cela. Enfin, il s’arrêta au bout de la rue, devant un autel de pierre, adossé au mur d’une grange et surmonté d’une colonne ronde, que terminait un crucifix entre deux personnages agenouillés. Tout autour de la croix, des crottes blanchâtres maculaient le sol, souillaient même la pierre de l’autel et le banc aménagé contre le mur du logis. De gros pigeons ventrus roucoulaient sous le toit de la maison, dont tous les volets étaient tirés.

À cause de ces oiseaux, on appelait les propriétaires du logis : les Collin-des-Pigeons. C’était une famille de cultivateurs cossus et dévots. Pour les processions, la mère Collin-des-Pigeons dressait un reposoir dans l’angle de sa grange, sur la table de pierre surmontée de la croix, et le fils Collin, qui avait de belles moustaches rousses et qui était grand chasseur, tirait, avec son fusil, des salves en l’honneur du Saint-Sacrement.

Ce soir-là, tout le monde devait être aux champs pour les « regains » d’automne. Aucun bruit dans la maison, ni dans les écuries. Alors nous prîmes possession de l’autel et de ses dépendances, et chacun de nous se mit à arranger, sur la table de pierre, les cornouilles et les fleurs fanées que nous avions apportées de la chapelle. Quand la décoration fut achevée, on se recula pour juger de l’effet. Et, soudain, Louis Génin, mû par ses voix intérieures, commença à entonner de vagues oremus. L’émulation m’entraîna. Dans le silence lourd de la sieste, nous nous grisions de nos psalmodies discordantes. Bientôt, tout le pieux répertoire y passa, tout ce que nous avions entendu chanter au lutrin, les gloria patri, les sicut eral in principio, estropiés par nos mémoires enfantines. Cependant, quelqu’un bougonnait derrière les volets clos : une voix irritée nous enjoignit de nous taire. Mais, emportés par l’inspiration, nous continuâmes à brailler de plus belle. La clenche d’une porte sonna furieusement, et, des profondeurs du corridor, nous vîmes surgir la mère Collin-des-Pigeons, qui brandissait un balai, en criant :

— Auront-ils bientôt fini de me faire endéver comme ça !…

Telles des volailles apeurées, nous nous dispersâmes au plus vite, oubliant sur l’autel nos cornouilles et nos fleurs. Nous dévalions éperdument les pentes pierreuses de la Rue-haut. Quand nous fûmes hors de portée du balai et que la terrible vieille fut rentrée dans son corridor, nous nous arrêtâmes tout palpitans, comme pour tenir conseil. Aussitôt, Louis Génin, sur le ton des résolutions désespérées, me déclara, sans même me regarder :

— Je m’en vas au Faubourg !

Pour moi, j’avais horreur du Faubourg, comme du quartier le plus crotté du village, d’ailleurs plein de surprises et de dangers. Mais, lui, il avait dans le Faubourg des cousines et des tantes donneuses de tartines et même, les jours où l’on cuisait le pain, de galettes au lard. C’est à cause de cela, sans doute, qu’il me quittait, au lieu de rester avec moi, pour maudire la cruauté de la mère Collin-des-Pigeons et nous consoler ensemble de nos désastres. Rien ne put l’attendrir. Il me répéta, d’un air inflexible :

— Je m’en vas au Faubourg !

La mort dans l’âme, je le regardai partir vers cette région redoutable, et, songeant à l’autel et à nos bouquets abandonnés, à nos chants interrompus, à notre amitié si fragile, je sentis toute mon exaltation tomber, et je restai là, le cœur bien gros, comme devant l’effondrement d’un rêve.


Je n’aimais pas le Faubourg, parce qu’il résumait pour moi toutes les laideurs et toutes les brutalités de la vie campagnarde. Les fumiers s’y épanouissaient. Les fientes, les ordures de toute sorte envahissaient la chaussée. Il fallait enjamber, sur des planches branlantes, de véritables gouffres de purin. Les fumiers surtout atteignaient à une importance que je ne leur ai vue nulle part ailleurs. Hauts et talutés comme des forteresses, les valets d’écurie avaient besoin d’une échelle pour y grimper. Au sommet, sous les yeux ronds des coqs rengorgés, les poules stupides et voraces se pouillaient la tête d’un furieux et comique mouvement de patte. Et partout alentour, sans cesse diluée par la pluie, la boue tenace, où les semelles s’engluaient, le fleuve boueux de la Woëvre, qui stagnait dans les rues, pendant la majeure partie de l’année.

Il est certain que nos villages lorrains sont plus malpropres que de raison. Si c’est la faute du climat, c’est aussi celle des habitans. Dans la partie annexée du pays, les Allemands sont arrivés à leur imposer la propreté à coups d’amendes et de procès-verbaux. Mais les fumiers sont particulièrement réfractaires. Aux environs de Metz, à Woippy et à Saulny, j’en ai encore aperçu quelques-uns, qui narguaient les arrêtés préfectoraux. Là, du moins, cette obstination dans les vieux usages pouvait passer pour de la résistance patriotique. A Spincourt, ils étaient sans excuse.

Outre sa malpropreté, le Faubourg avait, à mes yeux, un autre inconvénient : c’était un lieu plein de bêtes, — des bêtes dangereuses et méchantes. Les poulains, lâchés des écuries, vagabondaient dans la rue, et, dès qu’on les approchait, ils bondissaient au galop, en détachant des ruades. Plus directe et plus acharnée était l’agression des oies, qui, sous la conduite du jars, assaillaient les pauvres bambins et leur pinçaient cruellement les mollets. Quand on longeait leurs mares d’eau trouble, instantanément elles jetaient leur cri d’alarme : vingt becs siffleurs se dressaient menaçans, et c’était un long ramage imbécile, on aurait dit automatique, qui, parmi les embuscades sournoises des bêtes et des choses, exprimait pour moi la tristesse morne, l’épaisse et obscure matérialité de tout ce qui m’environnait. Le passage des troupeaux de vaches, taureaux en tête, était une autre calamité. Leurs gros yeux injectés de sang, leurs cornes baissées et fouillant le sol hantaient mes cauchemars. Et puis enfin il y avait le bouc, — le bouc qui, dans nos imaginations d’enfans, était un personnage à la fois légendaire et réel, comme la mère La Gelée et le loup-garou, en tout cas un être presque humain, avec sa barbiche diabolique et ses prunelles phosphorescentes où rougeoyait un étrange regard. On nous disait :

— Si tu n’es pas sage, tu seras signé par le bouc !

Etre signé, c’était recevoir un coup de tête de cette hideuse bête velue et malodorante. Le mot, qui est certainement d’origine germanique, devrait sans doute s’écrire et se prononcer ziqué (comme ziege, en allemand), mais le fait est que nous disions : « siqué. »

Nous prenions toute espèce de précautions pour éviter la rencontre du répugnant animal. Or, en dépit de nos ruses, il arriva, un jour, que Louis Génin fut siqué par le bouc. Du haut du terre-plein de l’église, j’assistai à cette catastrophe. Je vis mon petit ami tomber à la renverse au milieu de la rue, les deux bras étendus en croix, dans son sarrau bleu. Ce spectacle m’émut extrêmement, et, plus tard, lorsque je lus, dans mes livres de prix, des histoires de martyrs livrés aux bêtes, je voyais toujours Louis Génin siqué par le bouc et gisant, les bras en croix, au milieu de l’arène…

Cette promiscuité avec les bêtes, où l’on est forcé de vivre dans les villages, c’est peut-être ce dont je souffrais le plus, dès que je m’aventurais hors du logis paternel. Toute cette animalité bruyante, caquetante, barbotante, ruminante et ruante nous envahissait, nous débordait. Le souffle chaud et l’odeur fade de l’étable se répandaient dans les cuisines toutes proches et jusque dans les chambres, où le lait caillé s’aigrissait derrière les volets des taques. La basse-cour lâchée régnait en maîtresse à travers les jardins, les cours, et même les maisons. Si les oies m’inspiraient une sorte de crainte respectueuse, je n’avais qu’un mépris dégoûté pour les poules. Ces odieuses bestioles se faufilaient partout, salissaient les corridors et les rebords des fenêtres. D’ailleurs, j’avais remarqué qu’elles ressemblaient, en général, aux personnes que je détestais. Les poules sévissaient toute la journée. Matin et soir, à l’heure de la rentrée des champs, les autres bêtes, en troupeaux, s’emparaient de la rue. Il n’y a en avait plus que pour elles. Tout juste haut comme la botte du vacher, je m’indignais d’être obligé de céder le pas au cortège somnolent des vaches, qui s’avançaient en balançant leurs gros ventres ballonnés, ou de me réfugier dans une embrasure de porte, pour esquiver le coup de pied d’un étalon qui s’ébrouait.

A vrai dire, je ne constatais pas, chez mon ami, Louis Génin, cette répugnance pour les bêtes. Il en avait plus l’habitude que moi. Et même, chez ses parens, il était déjà capable d’attacher un cheval à l’écurie, tout comme un homme, ou de pousser vers l’étable, en faisant de grands gestes des bras, les vaches récalcitrantes. Mais il accomplissait tout cela sans gaité ni entrain, comme une besogne ennuyeuse, à laquelle on ne peut pas se soustraire. Il savait bien que, lui aussi, un jour ou l’autre, il tiendrait la charrue comme son père, ses oncles et ses cousins, et il n’était nullement pressé d’en tâter. Bêtes et gens de la campagne lui apparaissaient comme les figurans nécessaires et inévitables de la scène qu’il aurait sous les yeux jusqu’à son dernier souffle : il serait toujours temps de s’en occuper et de s’y mêler !

C’est que la vie des champs, — surtout dans ces durs pays du Nord et de l’Est, — est beaucoup plus rude que les gens des villes ne peuvent se l’imaginer. Lors de mon dernier voyage à Spincourt, je disais, en riant, à un camarade d’enfance, propriétaire et agriculteur, que j’enviais son existence, que je voudrais être à sa place. Je parlais en déraciné et en homme de lettres, qui a perdu la notion de son milieu originel et qui voit les choses du dehors, par le côté pittoresque. Il me répondit, avec un accent de commisération, qui me fit rentrer en moi-même :

— Mon pauvre ami ! Tu ne sais pas ce que c’est qu’un train de culture !

Dans ces mots « train de culture, » j’avais entendu le roulement de toute la charretterie campagnarde, le piétinement de toutes les écuries et de toutes les étables, le trainement lent et lourd de toutes les galoches ferrées. La succession monotone et harassante des travaux et des jours s’était évoquée devant mon esprit. A nos yeux d’enfans, cette vie paysanne ne représentait que de la peine, et encore de la peine. Il faut qu’elle soit bien pénible, en effet, pour que la plupart des gars de chez nous lui préfèrent celle des usines. Quelle différence avec la vie rustique dans les pays du Midi ! Chaque année, en Languedoc et en Roussillon, j’assiste au départ des vendangeurs. Les charrettes sont pavoisées. Les colliers des chevaux sont tout éclatans de pompons et de guirlandes. Dans chaque groupe, il y a au moins un joueur de mandoline. On part dans un grand tapage de claquemens de fouet, de rires et de chansons. Jamais rien de pareil dans notre pays. Là, vraiment, le travail est une punition céleste, inexorable, sous laquelle l’homme sue et ahane jusqu’à l’épuisement de la vieillesse ou de la maladie. Jamais il ne viendrait à l’idée de personne d’en faire un jeu. Souvent, dans ses momens de répit, l’ouvrier ou le paysan du Midi se regarde vivre : il se sent en parade, presque en beauté. Il n’y a qu’à transcrire ses gestes ou ses paroles, pour obtenir une ébauche, qui est déjà de la poésie. Nous sommes à mille lieues d’une telle tournure d’esprit. Quand nos bonnes femmes en hâlettes vont porter la soupe aux faucheurs et aux moissonneurs, on voit trop, à leur mine, que c’est une chose sérieuse et que, là-bas, au pied des meules, nul chemineau troubadour ne leur chantera sa chanson.


Les émotions de cette prosaïque existence étaient rares. Cependant, il y avait des heures où, comme une vague de fond, toute la tristesse accumulée et stagnante sous la médiocrité de notre vie, remontait au choc d’une impression, et, d’un brusque flot noir, nous noyait le cœur.

C’était dans ce Faubourg, que je n’aimais pas, — ce Faubourg, patrie des bêtes, où je ne m’aventurais que de loin en loin. À l’endroit où la rue fait un coude, se trouvait un lavoir, où je pénétrais quelquefois derrière les laveuses, à l’époque des lessives. J’y avais remarqué une fontaine, dont l’eau se déversait par une rigole dans le bassin du lavoir. Cette fontaine devait être peu profonde, et je pensais que je pourrais y pêcher à la main quelque beau poisson, comme faisaient, dans les trous de la rivière, les garçons du village : c’est ce qu’on appelle boler. L’heure était propice pour une expédition de ce genre. La nuit tombait, les bêtes venaient de rentrer dans les étables. Par les portes ouvertes des logis, on voyait flamber l’âtre où les femmes préparaient la soupe du soir. Personne, j’en étais sûr, ne viendrait me déranger.

En entrant dans le lavoir, je m’arrêtai d’abord, saisi par le silence et par l’aspect désert du lieu, puis par l’apparence spectrale du ciel crépusculaire qui se découpait dans les hautes baies des murs ouverts à tous les vents. Encadrée par la margelle savonneuse, l’eau morne luisait comme une face lunaire. On n’entendait que le murmure monotone de la rigole. J’avais un peu peur. Mais quoi ? j’étais venu pour boler : il me fallait le poisson convoité.

Avec précaution, je me penchai sur le bord de la fontaine, un trou carré pratiqué sous la muraille aveugle du fond. Elle était ténébreuse comme de l’encre, et son glouglou ininterrompu faisait un bruit de hoquet, qui semblait venir des profondeurs de la terre. J’hésitais à y plonger ma main, et puis, soudain, je rassemblai mon courage, et, la paume étendue comme une serre, je l’abattis sur la proie invisible : une sensation de froid tranchant à me couper le poignet, et, aussitôt, l’horrible contact d’un corps mou, visqueux et glacé : un crapaud sans doute !… Je retirai ma main précipitamment, et, tout frémissant de dégoût, je l’essuyai à mon sarrau. La fenêtre, qui était en face de moi, s’ouvrait sur l’espace incolore, et, par toutes les baies de ses murailles, la masure humide et grelottante semblait béer sur le vide… Une carriole attardée passa dans la désolation de la campagne. Au bruit des roues, un troupeau d’oies, qui somnolait derrière le lavoir, se mit à battre des ailes et à pousser une longue clameur. Elle baissait, pour reprendre avec je ne sais quel accent désespéré. Ce cri des bêtes m’acheva : c’était toute la détresse de la terre, toute l’horreur de l’animalité et toute l’oppression confuse des choses, qui s’exhalaient dans la nuit tombante…


D’autres fois, à la moindre caresse du climat, les plus humbles choses prenaient une grâce souffreteuse. De petits bouquets de sensations doucement nuancées s’ouvraient en vous, et, au premier coup de soleil heureux, qui épanouissait et chauffait tout cela, c’était une soudaine et brève explosion lyrique.

Chez nous, il y a de l’eau partout, l’eau stagnante des étangs, l’eau paresseuse des rivières, l’eau ruisselante et boueuse des pluies. Partout, une humidité glaciale, qui vous transperce jusqu’à l’âme. Mais, pour peu que la grande plaine lugubre se ressuie sous les rafales du vent d’Est, ou sous le soleil éphémère et trop chaud de l’été, le paysage aquatique emprunte une pâle beauté, qui ne laisse pas que d’être touchante. Cela est dénué de ligne ou de couleur, cela manque non pas précisément de caractère, mais de ce je ne sais quoi, qui individualise tout de suite un coin de terre. Beauté plutôt intérieure, qui ne satisfait guère les yeux, mais qui réalise, pendant quelques instans, une sorte de plénitude sentimentale, toujours un peu douloureuse et mélancolique, au fond.

Parmi tous les ruisselets et toutes les lentilles d’eau, qui dorment sous l’herbe des terres marécageuses, nous avons notre rivière, l’Othain, petite rivière rustique, qui n’arrosait jusqu’ici que des lieux sans gloire et à qui la Grande guerre va donner, comme à mon Spincourt et à la plupart des villages de cette région, un lustre sanglant. Pendant la mauvaise saison, l’Othain débordé inonde les prairies, submerge les baquets des lessiveuses au bas des jardins. Un brouillard glacé s’en exhale, rampe très bas sur les cultures. Dès le printemps, la rivière baissée reprend son aspect paisible et modeste de cours d’eau campagnard, qui dessine de sages méandres géographiques dans le vert tendre des prés. Le ruban brillant s’élargit, par endroits, en trous vaseux aimés des écrevisses, et de loin en loin, comme tous ses pareils, disparaît sous un rideau de saules et de peupliers…

À cheval sur l’Othain, à l’entrée du Faubourg, il y avait, de mon temps, un vieux moulin, qui continuait à moudre, sans doute par habitude, pour obliger d’anciennes pratiques. Ce moulin et ses entours étaient, pour nous, des lieux d’enchantement. On ne nous y chassait point à coups de « ramon, » comme dans les quartiers cossus de la Chapelle et de la Rue-haut. Le meunier et la meunière étaient les vieilles gens les plus accueillantes et les plus joviales du monde. Tous deux portaient des boucles d’oreilles ; lui, de minces anneaux, où l’on n’aurait pas pu passer le bout du petit doigt, — elle, de grands cercles, larges comme des écus de cinq francs, et auxquels était enfilée une mignonne boule d’or. Quelquefois, aux fêtes carillonnées, la meunière montrait, dans l’échancrure de son fichu, un jazeron, — la croix d’or suspendue à une chaînette, que les garçons de l’ancien temps avaient coutume d’offrir à leurs fiancées. Sous le bonnet tuyauté, ou le feutre gris saupoudré de farine, ils avaient le même teint vif et frais, des yeux rieurs où flambait de la malice, deux bouches luisantes et sensuelles toujours pleines de gouailleries et de gaudrioles. Ils étaient les survivans d’une époque où les moulins abritaient les buveurs villageois et les réunions, galantes. De fait, on entrait encore chez eux comme au cabaret, et la meunière ne rechignait pas trop à cuisiner des fritures et des omelettes, qu’on arrosait du petit vin des côtes.

En face de chez eux, de l’autre côté de la route, se tassait une masure, qui, pour moi, était le type de la chaumière des livres d’images, bien qu’elle fût couverte non pas de chaume, mais de tuiles rouges bien moussues. Dans un recoin de cette masure, les pêcheurs déposaient leurs engins, balances, nasses et verveux, qui étaient confiés à la garde de la propriétaire, une vieille femme édentée et d’humeur folâtre, qu’on appelait toujours Jeannette, comme à quinze ans. Elle avait dû connaître, celle-là, les beaux jours du moulin, et sans doute aussi, en son jeune temps, elle n’avait pas boudé le plaisir. Un reste de suspicion planait toujours sur sa maisonnette écartée et un peu mystérieuse. Il lui en était demeuré beaucoup de gaité et d’indulgence. Elle aimait les enfans, surveillait nos ébats, supportait nos sottises avec une patience quasi maternelle. Nous nous plaisions chez elle. Pour ma part, j’admirais fort, dans sa cuisine, une antique crédence, où s’alignaient des assiettes toutes peinturlurées de roses et d’œillets rouges et surtout une horloge au cadran historié, dont nous nous amusions à détraquer les poids.

On faisait une foule de découvertes dans cette cuisine, au sol recouvert de terre battue, aux recoins pleins d’ombre, et d’ailleurs mal éclairée par une fenêtre en guillotine. Le long des solives pendaient toujours quelques têtes de maïs, dont les petits grains jaunes nous intriguaient beaucoup. Le maïs est rare en Lorraine, où on l’appelle blé de Turquie. Ce nom seul m’émerveillait. Dans le fond, enveloppé d’une pénombre majestueuse, s’élevait un lit de parade, où l’on ne couchait jamais, et dont les « plumons » entassés montaient jusqu’aux poutres du grenier. Enfin, près du seuil, dans un angle de la pierre à évier, il y avait un seau de bois verdi de moisissures, où l’on puisait, avec un gobelet, une eau glacée, délicieuse à boire, en été.

Au dehors, derrière la maison, s’étendait un jardinet, entouré d’une haie toujours vibrante d’abeilles, et où je ne voyais que les ostensoirs jaunes des tournesols au milieu des carrés de fèves, ou la foison des violettes à demi dissimulées sous l’herbe drue. Cette maison de la vieille Jeannette, c’était un coin de poésie perdue parmi les trivialités du village.


Le moulin, trépidant du grondement des meules, éclaboussé d’eau jaillissante, faisait une autre figure. Dominant la cascade de la rivière, il se reflétait coquettement, avec ses deux arches de maçonnerie et sa double roue ruisselante, dans le bassin naturel formé, en contre-bas, par la chute de l’Othain. Des flottilles de canards cinglaient sous les saules, dont l’ombre épaisse rendait l’eau des berges noire comme l’ébène. En été, cet endroit imposant et gai nous attirait dans son cercle de fraîcheur, d’eaux sonores et toutes crépitantes de reflets.

Outre les mystères qui s’accomplissaient dans la chambre des meules et dans le demi-jour du blutoir, le moulin était alors le théâtre de solennités qui nous mettaient en joie et qui révolutionnaient les alentours. C’était, par exemple, le curage du bief, opération considérable, à propos de quoi les pêcheurs étaient convoqués par le meunier. On levait les vannes, l’eau bourbeuse baissait peu à peu, découvrant un fond de vase et d’herbes aquatiques, où se tordaient des anguilles, où frétillait une quantité prodigieuse de poissons. Cela devenait une véritable pêche miraculeuse. On empilait cette provende dans des « charpagnes » et dans tous les paniers disponibles du moulin. Devant la table de la cuisine, la vieille Jeannette, qui était de la fête, vidait, écaillait les carpes et les brochets, leur remplissait le ventre et les ouïes avec de la poudre de charbon, pour les empêcher de se corrompre. On mettait de côté les plus belles pièces, qu’on disposait soigneusement dans des corbeilles d’osier, sur un lit de roseaux, et qu’on expédiait ensuite aux amis et aux parens du voisinage. La meunière elle-même, la face enflammée entre ses boucles d’oreilles rutilantes, présidait aux fritures. Rieuse et loquace, elle faisait sauter les perches et les chevênes dans une poêle à longue queue, qu’elle replaçait sur un trépied, au milieu de l’âtre embrasé de tous ses feux.

D’autres fois, c’étaient de grandes parties de pêche, auxquelles on conviait des cousins et des cousines, qui arrivaient de Metz ou de Briey et dont les façons citadines nous pénétraient d’une respectueuse admiration. Avec de petits airs dégoûtés, les jeunes filles regardaient tendre les balances, où l’on introduisait des parcelles de viande crue pour les voraces écrevisses, ou bien on suspendait, au bout d’une ficelle, un morceau de pain de chènevis dans les poches compliquées des « verveux. » Et soudain, au milieu des rires et des cris, la bande folle s’égrenait à travers la prairie. Les taches claires des toilettes et des ombrelles papillotaient au soleil ; les effilés et les ceintures flottantes de ce temps-là s’accrochaient aux chardons, ou s’envolaient par-dessus les barrières des pâturages…

Un peu à l’écart de ces ébats qui m’intimidaient, je préférais rester couché dans l’herbe, au bord de la rivière sinueuse, moins occupé à considérer les pêcheurs en train d’immerger leurs lourdes nasses, qu’à cueillir des bouquets d’herbes folles que je déchiquetais ensuite, avec une curiosité passionnée. Il y en avait de bien jolies, qui portaient de plus jolis noms : des amourettes, des cheveux du bon Dieu. Et il y avait enfin des Plus je vous vois, dont les petites corolles d’un bleu tendre me semblaient la chose la plus gracieuse et la plus délicate qu’on pût contempler. Ainsi nommait-on les myosotis, la fleur sentimentale : « Plus je vous vois, plus je vous aime. » Avec quel battement de cœur je les cherchais, ces petites fleurs bleues, dont les touffes rares se blottissaient, au bord de l’Othain, sous des fourrés de roseaux, — des roseaux qu’on appelait des glâs, et dont les feuilles tranchantes comme des couteaux me mettaient les mains en sang.

Quelquefois, — pas souvent, hélas ! — à la fin de ces après-midi d’été, des minutes merveilleuses passaient, que je ne sais comment exprimer, tant le charme en était fugitif, insaisissable, composé de mille influences secrètes qui m’échappaient. Devant moi, la rivière s’arrondissait comme un lac. A travers les hautes herbes, où j’étais étendu, je n’apercevais que la surface de l’eau, tantôt unie, tantôt crêpelée de vaguelettes, qui, parfois, devenaient écailleuses comme des ardoises. Le vent froid de la Woëvre soufflait dans les peupliers des berges, et les feuilles pâles se mettaient à frissonner longuement. Puis, tout s’apaisait. Le ciel du couchant était rose et bleu. Il se reflétait délicieusement dans le miroir de l’eau morte. Tout mon cœur bondissait vers la splendeur trop brève. Je ne sais quelle nostalgie s’emparait de moi, je ne sais quel pressentiment de ciels plus heureux, plus prodigues. C’était vraiment une minute divine. Et puis mes yeux se perdaient dans les profondeurs de l’espace sans horizon. Déjà la féerie s’éloignait. A perte de vue, c’était la désolation des terres mornes et du ciel bas, le vide à l’infini…


Parmi ces émotions extrêmes, celles qui accompagnaient nos retours de Briey étaient peut-être les plus désolantes dont je me souvienne.

On partait dans la joie. Pour nous autres, petits paysans de Spincourt, Briey, c’était la ville avec toutes ses grandeurs et tous ses raffinemens : le pavé, dont parlaient fastueusement mes tantes, la libération de la boue, les pompes religieuses et mondaines. Et puis, enfin, cela nous donnait l’illusion d’un long voyage, un voyage qui prenait une bonne matinée, bien qu’il n’y ait guère plus de sept lieues entre les deux localités. Nous avions beau savoir par cœur les moindres accidens du trajet, les villages, les fermes, les arbres du chemin, et jusqu’aux bornes kilométriques, — à chaque départ, tout nous paraissait neuf, d’un intérêt passionnant et inépuisable.

Le départ était toujours fixé à huit heures, de manière à arriver commodément, et sans trop se presser, pour se mettre à table. Mais le chargement des impedimenta et la mise en route s’éternisaient si bien, que notre patache ne démarrait pas avant neuf heures, et même neuf heures et demie. Par les temps froids, on y entassait des manteaux, des châles et des couvertures : on fourrait sous les banquettes des cruchons d’eau chaude et des chaufferettes portatives. C’était une espèce d’omnibus de famille, au-coffre peinturluré d’un vert acide, et dont les portières étaient si étroites que les gens de Briey, esprits caustiques et mordans, l’avaient surnommé « la voiture cellulaire. » Mais, dans le ravissement du voyage, nous fendions les groupes des mauvais plaisans, sans aucun souci du ridicule.

Fermes crottées, aux vieux portails branlans, bourgades lamentables perdues dans la platitude uniforme des terres labourées, pauvres hameaux, qui aviez l’air de pourrir et de vous diluer sur place, comme vous étiez vivans pour nous, quand nous vous apercevions à travers les petits carreaux de la « voiture cellulaire ! » Nous avions un tel désir de trouver en vous quelque chose qui eût l’air de répondre à notre besoin d’émotions, besoin toujours contrarié, mais tendu jusqu’à la souffrance ! À peine sortis du village, nous quittions la grande route blanche, empierrée de cailloux de la Meuse, et, tout de suite, sur notre gauche, nous voyions se dresser, telle une poutre mal équarrie, le gros clocher trapu d’Houdelaucourt, au milieu des prairies au sol mou et ruisselant comme une éponge, où, dès les premiers jours d’automne, nous allions cueillir les veilleuses. Encore quelques tours de roue, et, bien qu’on s’y attendit, on s’écriait, avec l’accent de la surprise :

— Ah ! voici la petite église d’Haucourt !

C’était, en effet, une petite église lilliputienne, qui semblait tombée d’une boîte de Nuremberg et posée là par le caprice d’un enfant : église pour rire, où l’on ne disait la messe qu’une fois l’an, le jour de la fête. Tandis que nous la contemplions de loin, mélancoliquement, comme un joujou trop cher, et que nous ne pourrions jamais acheter, la voiture dévalait vers un bas-fond, où se terrait un pauvre village plein de fumiers et de mares croupissantes : Avillers, que signalait tout de suite son clocher pointu. Celui d’Haucourt était renflé comme une courge, celui d’Avillers, élancé et mince comme un parapluie sorti de sa gaine. Les ai-je contemplés, les ai-je aimés, ces clochers de mon pays, baroques et débonnaires, et qui semblaient faire vraiment tout ce qu’ils pouvaient pour avoir une tenue convenable sous leur vêtement d’ardoise aux couleurs sombres, comme les redingotes de deuil et de mariage de nos paysans ! Ces humbles clochers, c’était presque toute notre poésie visible !

On arrivait devant le presbytère, et, par la fenêtre sans rideaux, on apercevait, penché sur son établi, le curé, grand amateur de tournage et de découpage, — un ami de notre famille. Nous descendions de voiture pour lui faire nos politesses. Première station : ces pauses se répétaient fréquemment et allongeaient beaucoup la durée du trajet. Tout le long du chemin, foisonnaient les parens et les connaissances. Il fallait bien s’arrêter, et, comme on disait, « leur donner le bonjour, » sous peine de passer pour « des gens fières. » D’autres arrêts forcés étaient à prévoir : il y avait presque toujours un trait qui se cassait, un cheval qui perdait son fer, ou bien, pendant les années qui suivirent la guerre, alors que la région était encore occupée par l’ennemi, une sentinelle ou un douanier qui réclamait le laissez-passer.

A une faible distance d’Avillers, sur le bord d’une côte dénudée, apparaissait un ramassis de vagues masures : cela s’appelait Domprix. Autant que je me rappelle, ce triste hameau n’avait pas de clocher. C’était quelque chose de si bas, de si quelconque, qui se distinguait si peu de la terre, qu’on le traversait dans une sorte d’éclipse de la mémoire. Et, tout de suite après, au bas de la descente, s’égaillait un autre hameau lamentable, qui se dénommait Bertrameix, — on prononçait Bertramé. Nous y avions des cousins au quarantième degré, les cousins Pochon, gros propriétaires campagnards, faisant valoir eux-mêmes leurs terres, gens avaricieuses et d’une ourserie peu commune. Les convenances exigeaient qu’on s’arrêtât chez eux. Mais quoi ? On était très en retard : on n’arriverait jamais à Briey pour déjeuner ! Alors, on décidait de leur brûler la politesse. Au grand trot, la voiture filait devant leur maison, bâtiment cossu et couvert en ardoises comme les clochers des églises. Cependant le cousin Pochon, appuyé sur une fourche, nous regardait, du seuil de l’écurie. On lui criait :

— Excusez-nous, cousin Pochon ! Nous sommes trop pressés aujourd’hui !… Quand on repassera !

Le conducteur fouettait ses bêtes, tandis que le gros homme en culotte bleue et en manches de chemise nous soulevait fort poliment sa casquette, et criait, lui aussi, avec une jovialité de commande :

— Bonjour, cousin ! Bonjour, cousine !… et la compagnie !

Bientôt, nous arrivions à Landres, où l’on rejoignait la grande route nationale. Au sortir des monotones ondulations de la Woëvre, après cette série de bas-fonds et de côtes médiocres, la vue de la grande route apportait comme un soulagement. Il semblait que, là, on eût plus d’air et plus d’espace. Le Haut-Pays commençait. Au bord de la chaussée, les poteaux indicateurs accusaient des distances imposantes et portaient des noms de localités lointaines : Longuyon, Longwy, Arlon. L’imagination s’exaltait. D’ailleurs Briey, lieu d’enchantemens, était proche.

Aujourd’hui, Landres est devenu la capitale ou tout au moins le centre de cette région minière, alors complètement agricole. En ce temps-là, c’était une misérable bourgade de quelques feux, éparpillés à une certaine distance de la route. On disait : « Voici Landres ! » et l’on passait, sans que ce nom éveillât le moindre écho dans nos souvenirs. Mais, l’instant d’après, ma mère se penchait a la portière, et, comme devant une surprise charmante et toujours nouvelle, elle s’exclamait :

— Ah ! voici le château des demoiselles de Bécary !

C’était une simple maison bourgeoise, qui n’était même pas couverte en ardoises (chez nous, l’ardoise anoblit) et qui avait une apparence assez délabrée. Néanmoins, on disait : « le château des demoiselles de Bécary, » sans doute à cause de la particule de ces dames. On ne les voyait jamais. Nul rideau ne se tirait à notre passage, derrière leurs fenêtres presque toujours closes. Mais le mystère qui enveloppait ces deux vieilles filles invisibles et énigmatiques ajoutait au prestige de leur « château » et me faisait longuement rêver.

A partir de ce moment, les surprises se multipliaient, dans la joie de l’arrivée. Nous ne quittions plus les petits carreaux de la voiture :

— Ah ! voici la chapelle d’Anoux !

On se signait dévotement, et l’on coulait un rapide regard vers l’Image enluminée, qui transparaissait confusément entre les barreaux du grillage, où achevaient de se dessécher quelques bouquets rustiques. Anoux s’ébauchait dans le lointain, sur la droite de la route. A gauche, au fond d’un grand creux envahi par toute une végétation forestière, émergeaient des clochers et des toits rouges. On s’émerveillait :

— Voici Mancieulles ! Voici Mance !…

Enfin, sur sa hauteur, parmi les hautes cimes de ses bois, le clocher de Briey surgissait, puis la gloriette de la sous-préfecture, au sommet de la grosse tour et des vieux remparts qui dominent la ville basse et la vallée du Wagot. La route commençait à s’animer. On croisait des carrioles, des camions où s’entre-choquaient des tonneaux. Ma mère disait :

— Ah ! voici les laveuses, qui remontent du Pont-Rouge !

Et, comme notre conducteur craignait d’être en retard, il interpellait les bonnes femmes pliées sous leurs hottes, pour savoir l’heure :

— Midi vont sonner ! criaient les laveuses, en relevant la tête sous leur charge ruisselante.

Cela ne tardait point. Nous entrions dans Briey au branle de la cloche qui sonnait l’Angelus et qui, pour moi, prenait des sonorités de grande fête. C’était bien autre chose, vraiment, que notre chaudron de Spincourt. L’air de la ville me grisait. On sentait l’odeur chaude des brasseries, l’odeur des drèches et du houblon. Sur la place des Tilleuls, les panonceaux du notaire reluisaient tels deux soleils d’or. Tout me paraissait si beau que je n’entendais même pas le sarcasme habituel du pharmacien, qui se promenait sur la place, en bonnet grec et en pantoufles comme M. Homais, et qui ne manquait jamais de ricaner, à la vue de notre équipage :

— Tiens ! voici la voiture cellulaire !


Mais il y avait le retour.

Eté comme hiver, il était navrant, surtout aux environs de Noël ou de la Saint-Nicolas. Une pluie glaciale cinglait les petits carreaux de la voiture, ruisselait à l’intérieur par les interstices des châssis mal joints. Ou bien la neige durcie couvrait la route, comme un immense pavé de marbre blanc. Les chevaux étaient ferrés à glace. On allait au pas presque tout le temps. Sous le ciel opaque et bas des après-midi de décembre, le trajet devenait un supplice sans fin. De loin en loin, entre les branches des peupliers, des corbeaux s’envolaient, en jetant tout à coup un croassement sauvage qui se perdait dans les grands espaces mornes. Une tristesse, pénétrante comme le froid noir de ces lugubres soirs, me contractait le cœur. Pour moi, c’était la fin du rêve, l’emprisonnement, pour de longs jours, dans les laideurs et les trivialités coutumières. Il me semblait que des couches d’ennui morne s’épaississaient sur ma tête, avec les nuages pluvieux, ou lourds de neige, qui rampaient à perte de vue sur les labours dénudés. Mais surtout j’avais froid. En dépit des briques chaudes, des cruchons et des chaufferettes, nous grelottions dans la voiture cellulaire. Nos haleines formaient une buée devant nos bouches, et, sous l’épaisseur de nos moufles fourrées, nous sentions la brûlure cuisante des engelures picotées par le gel. Et, pendant des lieues, au pas traînant de notre véhicule, nous allions, transis et livides, entre la double rangée des peupliers, qui se déroulaient, en un mouvement monotone et perpétuel, comme les cierges d’un interminable enterrement.

Alors, pour nous réchauffer, pour secouer l’ennui opprimant, et aussi parce que c’était une chose due, nous décidions de nous arrêter chez les cousins Pochon. Notre arrivée à l’improviste causait dans leur logis un véritable branle-bas. La vieille cousine, flanquée de sa bru et de son mari, apparaissait sur le perron : le fils était toujours aux champs, ou dans les écuries. Dès le seuil, on se faisait mille politesses, accompagnées, chez les dames de révérences cérémonieuses, mais tout cela sans entrain : pour les uns comme pour les autres, cette visite était trop évidemment une corvée.

Tout de suite, on affectait de nous conduire dans « le poêle, » la belle chambre au parquet ciré, où l’on n’entrait jamais. Mais les chaises alignées semblaient vissées au mur, indérangeables, et la pièce sans feu était une glacière. On se rabattait sur la cuisine, qui était moins froide, bien que très grande, et où maîtres et domestiques se tenaient du matin au soir. Deux tisons achevaient de brûler dans l’âtre. En notre honneur, on faisait flamber une bourrée de fagots, et on y jetait quelques éclats de hêtre, qu’on appelle chez nous des ételles. La flamme ravivée projetait des reflets intermittens sur les cuivres des chaudrons et des casseroles, et la pénombre de la cuisine en paraissait plus navrante et plus froide. Frileusement, on se rapprochait du manteau de la cheminée. On échangeait des phrases quelconques qui n’intéressaient personne. Mon père et le cousin Pochon, les pieds appuyés aux chenets, parlaient culture ou politique. Les pipes s’allumaient, on crachait dans les cendres. De l’autre côté, la vieille cousine, en caraco et bonnet tuyauté, occupait une chaise basse près de celle de ma mère, et, d’un ton bonnasse, s’informait de l’âge et de la santé des enfans, tandis que la bru, personne effacée, continuait à vaquer aux choses du ménage.

Cela sentait le laitage et les vieilles pommes. De temps en temps, la porte, qui communiquait avec les écuries, s’ouvrait, livrant passage à une servante ou à des gens de journée, et l’odeur fade des étables se répandait dans la cuisine.

L’inhospitalité des paroles, des choses et des gens devait être perçue bien vivement par moi. Car je ne bougeais pas du petit banc de bois où j’étais assis. Devant ce feu lointain, parcimonieux, et qui ne me réchauffait pas, j’étais plus perdu que sur la route déserte, au milieu de la neige et des rafales de pluie. Je ne sais comment m’expliquer cela. C’était sans doute l’insignifiance ou l’opacité des propos, le manque de chaleur et d’élan dans les âmes, la platitude désolante de tout, qui en était cause : mais nulle part au monde, je ne me suis senti plus dépaysé, plus étranger que dans ce triste hameau, parmi ces gens qui se disaient mes consanguins. Dans les plus misérables gourbis du Sud algérien ou du désert de Syrie, devant des Bédouins tatoués, couverts d’oripeaux et d’amulettes, je n’ai pas éprouvé cette impression d’isolement complet, cette sensation de l’abîme infranchissable entre deux espèces d’êtres qui n’ont rien, absolument rien, de commun.

Cependant, la vieille cousine se retournait vers moi, qui grelottais sur mon petit banc, et, pour avoir l’air d’offrir quelque chose, elle me disait d’une voix papelarde, avec le plus bel accent du terroir :

— N’eume donc[2], mon fi, vous prendrez ben un peu d’eau de suc ?

Ma mère protestait que je n’avais besoin de rien, et moi je frémissais à l’idée de la mixture douceâtre. Mais la bonne femme hélait sa bru à l’autre bout de la cuisine :

Leiontine ! Apportez voir un peu d’eau de suc’ pour le petit cousin.

Par politesse, il fallait boire le breuvage glacial, pendant que les paroles gelées continuaient à tomber autour de l’âtre. Dehors, on entendait le balancier d’une pompe, puis un piétinement de sabots. A travers la fenêtre, où déferlaient toutes les noirceurs du crépuscule, j’apercevais la silhouette d’un valet d’écurie qui ramenait de l’abreuvoir une couplée de chevaux. Enfin on se levait. Les politesses recommençaient. De part et d’autre, on poussait comme un soupir de soulagement :

— Allons, au revoir, cousins !

Cela voulait dire : « Allons, c’est bien ! Vous êtes entrés en passant, comme vous le deviez. Maintenant, c’est fini ! On ne vous reverra plus avant trois mois ! C’est très bien !… Au revoir, cousins ! »

Et, quand ma mère les engageait à venir, eux aussi, à Spincourt :

— Merci bien, cousine ! Vous êtes bien honnête ! Mais c’est trop de dérangement.

Mon père insistait cordialement auprès du cousin Pochon :

— Mais non, mais non ! disait le bonhomme. Nous ne voulons pas vous donner de l’embarras !

Et, après ces froids adieux, nous nous empilions de nouveau dans notre voiture cellulaire.

Quatre heures du soir, en décembre, sur la Woëvre ! Le ciel était plus bas et plus fermé, la bise plus pénétrante. En face de nous, sur sa butte terreuse, le lamentable Domprix barrait l’horizon, avec ses masures aplaties et ses mares croupissantes, où le crépuscule d’hiver mettait des rougeurs lugubres d’incendie. Pour moi, c’était la désolation suprême. Ma pensée enfantine abdiquait, s’enfonçait désespérément dans un grand pays noir, plein de froidure et de ténèbre, où tout venait s’éteindre, où il n’y avait plus rien à attendre, — plus rien que la certitude de vivre ainsi toujours, sans chaleur et sans joie.


Pourtant, ce Spincourt, où je rentrais à regret, je lui ai dû les premières joies de ma vie, — toutes les joies que je pouvais avoir alors : des exaltations de tête ou de cœur.

Si, dans ces confuses années d’enfance, j’ai eu quelque pressentiment de la beauté, c’est la pauvre église de mon village qui me le donna. Vraiment, je sentais que là, sur cette petite terrasse hérissée d’orties, derrière ces murs tout nus, sévères jusqu’à la rudesse, s’abritait le refuge des âmes. C’était comme une barrière dressée contre les brutalités de la vie campagnarde. De quelle hauteur ma chère église de Spincourt s’élevait, pour moi, au-dessus des fumiers, des étables, et même des logis les plus cossus d’alentour !

Néanmoins, je ne me familiarisai avec elle qu’assez tard, et, en dehors des offices, nous n’osions guère y pénétrer. Une appréhension à demi consciente, que je ne sais comment formuler, une sorte de crainte de Dieu, au sens biblique du mot, nous en écartait. La piété solide et même austère de nos parens nous entretenait dans ce sentiment. Pour eux, la religion n’était ni un jouet, ni une affaire de mode, ou de convenance : c’était une chose extrêmement sérieuse. On entrait dans une église sans aucun dilettantisme, mais uniquement par devoir.

Chez nous, à Spincourt, rien, assurément, n’y flattait les yeux ou les oreilles. Notre église ressemblait à toutes les églises campagnardes, sauf qu’elle avait un clocher d’une forme singulière, comme quelques autres des environs. Ce clocher était coiffé d’un dôme bulbeux et surmonté d’une lanterne. (Depuis mon enfance, on l’a reconstruit, sans nul égard aux proportions, de sorte qu’il a l’air d’une casquette étriquée posée au sommet d’une poutre.) Je n’ai retrouvé ce modèle qu’en Espagne, et je crois m’expliquer le fait de manière assez plausible. J’ai ouï dire par mon père qu’avant la Révolution, Spincourt était un prieuré dépendant de l’abbaye d’Orval, en Belgique. Il est probable que, sous la domination espagnole, l’influence de cette abbaye se faisait sentir, par les vallées de l’Othain et de la Chiers, sur tout le pays montmédien, et quelque peu au-delà. Montmédy, Senon, Amel, Gouraincourt, Étain, ont des clochers espagnols comme Spincourt.

En tout cas, notre église possédait un vieux mobilier, qui datait, en majeure partie, du XVIIIe siècle et qui trahissait le goût sûr et le luxe discret des moines. Le chœur était revêtu de boiseries d’un assez bon travail, et, autant que je me souvienne, décoré de deux grands tableaux de l’Ecole italienne, lesquels flanquaient un envoi du gouvernement, une laide machine représentant un miracle de saint Pierre, patron de la paroisse. Des autels de style rocaille, avec des colonnes torses, des triangles, des pots à feu, des attributs et des monogrammes dorés sur fond blanc, rehaussaient la nudité des murs. L’ignorance du curé lui a fait troquer ces authentiques valeurs contre une affreuse camelote genre troubadour et toute une statuaire de la rue Saint-Sulpice. Cette statuaire en carton-pâte finit par détrôner de la place d’honneur qu’elles occupaient deux antiques et naïves images de saint Pierre et de saint Paul. Lors de mon dernier passage, après les avoir bien cherchées, je les ai découvertes enfin, au bas de l’église, reléguées dans un coin, près du bénitier.

Cette fois-là, lorsque je l’ai revue, ma pauvre église était déjà fort délabrée. Il n’y restait presque plus rien des humbles choses qui émerveillèrent mes yeux d’enfant. Les effets de la loi de séparation se faisaient partout sentir. Les planches vermoulues du plafond se détachaient par places, découvrant de grands trous noirs dans la charpente. Puissent les bombes allemandes n’avoir pas achevé l’œuvre abominable des sectaires de France !


Autour de l’église se pressait le cimetière, le petit troupeau des tombes serré autour de son berger.

Nous n’en approchâmes aussi qu’assez tard, contenus par la même crainte religieuse qui nous éloignait de l’église. Ce n’était pas précisément les morts, — auxquels nous ne pensions guère. — mais le mystère, la solitude et le silence du lieu, dont nous avions peur.

D’abord, les fleurs des tombes nous apprivoisèrent : il n’y en avait pas beaucoup dans nos jardins campagnards, où les légumes prenaient presque toute la place. On les réservait pour le cimetière. Cependant, je ne me rappelle pas que nous ayons jamais cueilli ces fleurs des morts. Louis Génin et moi, nous nous bornions à les admirer, à contempler leurs belles couleurs. De même, nous admirions, sans y toucher, les couronnes de fausses perles suspendues aux croix de bois ou aux stèles de pierre. Petits sauvages que nous étions, cette verroterie nous enthousiasmait. Une de ces couronnes funéraires est restée dans mon souvenir. Toute en perles bleues, elle se détachait sur le marbre blanc d’une stèle neuve, qui marquait la sépulture encore fraîche d’une cousine de mon petit ami. Je vois encore son nom sculpté en relief sur le marbre : Mélanie Érard, 18 ans. Cette jeune fille, qui appartenait à la famille la plus pieuse du village, était morte en odeur de sainteté. Une de ses parentes venait d’être miraculée à Lourdes. Cela formait autour de sa tombe un modeste rayonnement de piété et de poésie, qui nous touchait obscurément. La stèle immaculée, avec sa couronne de perles bleues, était d’ailleurs unique dans le cimetière. Plus tard, lorsque la Vierge de Lourdes fut intronisée dans notre église, nous n’en éprouvâmes point une très grande surprise : cette blanche figure virginale, à l’écharpe d’azur, nous l’avions vue flotter sur la tombe de Mélanie Erard.

Cependant, la poussée des ossemens, qui, tout autour de nous, perçaient la terre, ne laissait pas que de nous intriguer, A chaque instant, nos souliers heurtaient un tibia, ou un débris de mâchoire qui traînait parmi les herbes. Tout ce petit cimetière, étroit comme les terrasses des temples, à Delphes, ou à l’acropole d’Athènes, était gorgé de cercueils et de débris humains. Les nouveaux morts délogeaient les plus anciens. On rouvrait les vieilles fosses pour faire de la place aux derniers cadavres, et les ossemens exhumés étaient entassés dans le charnier.

Ce charnier nous fascinait et nous épouvantait en même temps. C’était une misérable chapelle sans clôture, adossée au flanc droit de l’église. Au fond, sur un autel à moitié pourri par l’humidité, il y avait une antique statue de sainte Anne guidant la Sainte-Vierge, des chandeliers de bois, des vases peints de couleurs vives, où étaient plantés des bouquets de fleurs artificielles. Mais, par les soins des personnes dévotes aux âmes du purgatoire, un reposoir permanent encombrait les marches et la table de l’autel. On y apportait toutes les fleurs qu’on pouvait trouver et on utilisait pour elles tous les récipiens imaginables. De grosses touffes de bluets et de coquelicots trempaient dans des pots de grès, rehaussés de bariolages bleuâtres, — ces pots où l’on conserve, en Lorraine, le beurre et les marmelades de fruits.

Le reposoir nous attirait, comme un buisson odorant attire les guêpes. Mais nous n’osions pas tourner la tête vers le côté gauche du charnier. Car on y distinguait, dans la pénombre, d’abord le brancard qui servait à porter les cercueils, et, au-dessus du brancard, des rangées de planches, où s’alignaient des têtes de morts, dont les grands yeux vides nous regardaient. Et pourtant, malgré ces funèbres témoins, nous continuions à fréquenter le charnier. C’était un de nos lieux d’élection. Les belles fleurs des reposoirs nous cachaient les crânes grimaçans.

Tout le cimetière, d’ailleurs, était, pour nous, comme une forêt vierge, où nous nous lancions à la découverte, Au fond, derrière le chœur, il y avait de vieilles tombes profondément enfouies sous les orties. Ça et là, des débris de sculptures jonchaient le sol. Pour les ramasser, il fallait se frayer un chemin à travers les orties maudites qui, là aussi, pullulaient. Des poules caquetaient entre les hautes tiges velues et les feuilles hérissées de piquans. Nous avancions bravement… Mais, soudain, une apparition horrifique nous médusait : un dindon colossal hérissait ses plumes à notre approche, secouait son jabot sanglant, en nous dardant un regard furibond sous les écailles rouges de sa crête, et, avec un bruit d’explosion, il déployait ses ailes.

Dans le silence des après-midi d’été et la solitude du cimetière, ce petit incident prenait, pour nous, une importance énorme. Les nerfs secoués désagréablement, nous nous sauvions sur le parvis de l’église ; mais, là, le cœur battant, nous percevions un bruit étrange : le râle continu de l’horloge dans la tour. Des ressorts se déclenchaient brusquement comme des muscles qui se détendent ; et c’était là-haut, dans les profondeurs du noir escalier, où, pour rien au monde, nous n’eussions voulu monter, un bruit de respiration haletante, — la respiration d’un monstre mystérieux et redoutable, accroupi dans les ténèbres du clocher.


Je serais un ingrat, si, après l’église et le cimetière, je ne dédiais une pensée pieuse aux jardins de mon village, pour toutes les joies qu’ils m’ont données.

Ces fleurs, que nous cherchions si avidement autour de l’église, il y en avait bien quelques-unes, même dans nos. « mails » les plus misérables, en bordure des carrés de salades, des planches de fèves ou de petits pois. Il y avait aussi les violettes et les « coucous » des prés, — les coucous jaunes, au cœur rouge ou amarante, dont nous faisions des pelotes, que l’on se lançait en guise de balles. Jouer à la balle se disait, chez nous, « jouer à la pelote. » On jouait à la pelote avec les coucous des prés. Mais rien ne valait, à mes yeux, les rares fleurs de nos jardins. Pauvres fleurs ménagères de l’espèce la plus commune ! C’étaient des flox, des fuchsias, des bégonias, des gueules-de-lion, bonnes pour faire des tisanes, et surtout des pivoines et des œillets d’Inde, — les pivoines et les œillets d’Inde de nos Fête-Dieu.

Une rose était une apparition royale et magnifique. Je me souviens particulièrement de nos roses rouges et de nos roses-mousses, aux calices si largement épanouis. Dilatées, chauffées tout le jour par le soleil de juin, quel parfum pénétrant et fort elles exhalaient ! A côté de nos roses de Lorraine, si précieuses, si aristocratiques, celles de Provence et d’Afrique, dans leur foisonnement printanier, ne sont pour moi qu’un vain amas de beautés vulgaires : elles n’ont pas d’odeur. Dans tous les bazars d’Orient, j’ai vainement cherché des essences de roses, dont le bouquet rappelât, même de loin, l’arôme suave des nôtres.

Au temps des roses, à Spincourt, lorsque je longeais la maison de la repasseuse, j’apercevais toujours, par la fenêtre ouverte, devant la belle fille aux joues fraîches et encore avivées par le feu des fers, une rose-mousse qui trempait dans un verre à pied plein d’eau, sur le bord de la planche à repasser, près du pot d’amidon.

Toujours ce besoin contrarié d’orner un peu la nudité des choses autour de nous, de tirer du moindre brin d’herbe une petite poésie à notre usage ! Pour moi, chaque printemps, les lilas de notre jardin me jetaient dans des extases. J’ai passé des heures de contemplation devant les groseilliers. Avec leurs minuscules grappes rouges ou ambrées, ils m’apparaissaient, dans le grand soleil des après-midi d’été, comme des lustres chargés de rubis et de perles blondes. C’était trop beau pour ne pas y goûter. Je picorais avidement ces friandes merveilles, tout en caressant, d’un œil enchanté et contrit, l’arbrisseau que je dépouillais. Ces groseilles, à la saveur acide et aux couleurs crues, c’est le fruit symbolique de notre Lorraine.

Il y avait aussi, le long d’un mur humide, velouté d’une mousse épaisse, des framboisiers, dont le seul parfum me faisait défaillir de convoitise. Et il y avait, enfin, tout au fond de notre jardin, un arbre d’or, — un cytise géant, — aux branches échevelées qui recouvrait presque un lavoir creusé en contre-bas et revêtu de hauts murs en pierres sèches. C’était comme une fosse de verdure et de fraîcheur, où s’éparpillaient les fleurs jaunes du grand arbre, où luisait mystérieusement l’eau morte du lavoir. A genoux dans la paille du baquet, au bord de la planche glissante, je me penchais sur les profondeurs ténébreuses du bassin, et, à travers les mousses verdâtres, qui flottaient à la surface, je voyais se réfléchir, dans un lointain hallucinant, les grappes d’or du cytise, comme un fourmillement d’étoiles dans un ciel nocturne.

Tout le long de la margelle, des prunes, tombées de l’arbre et encore luisantes de gommes, se fendillaient, et cela me rappelait soudain l’heure du goûter. C’était l’époque triomphale des tartes. De mon temps, il s’en mangeait de succulentes en Lorraine. On en faisait de toute espèce, — aux quetsches, aux reines-Claude, aux groseilles vertes, aux cerises, à l’angélique, — depuis les grosses pâtes de ménage cuites au four du boulanger jusqu’aux feuilletés croustillans et délicats, qui réclament la chaleur égale d’un four de pâtissier. Enfin, la reine des tartes, — la tarte aux mirabelles, — la plus savoureuse et la plus juteuse de toutes. A Spincourt, les mirabelles étaient rarissimes ; mais nous nous dédommagions à Briey, où elles n’étaient pas non plus très communes, et où les meilleures nous arrivaient de la vallée de la Moselle. Celles de Rombas et de Rosselange avaient une grande réputation. Néanmoins, on les désignait toutes indistinctement sous le nom de mirabelles de Metz.

Une année, paraît-il, la récolte en fut si abondante que, dans les goûters et les sauteries de nos familles bourgeoises, on se bombardait, d’un étage à l’autre, avec des mirabelles. Cent fois, j’ai entendu ma mère rappeler le souvenir de cette récolte miraculeuse, qui, pour elle, est liée à l’apparition sensationnelle de deux jeunes filles extraordinaires dans notre petit monde de Briey. On les appelait, avec une nuance de considération toute spéciale : « Ces demoiselles Launoy d’Arrancy. » L’une d’elles fut la mère d’Henri Poincaré, le mathématicien, et la tante de Raymond, le Président. Tandis que les mirabelles de Metz pleuvaient jusque sur le plancher du salon, les deux demoiselles Launoy d’Arrancy exécutaient, au piano, un morceau à quatre mains, qui les couvrit de gloire et qui révolutionna toute la ville. Ce morceau s’appelait le Tintamarre parisien, et cette histoire lointaine se passait aux environs de 1850…


C’est la destinée de notre pays que des images de guerre se mêlent à tous ses plaisirs. Ceux de ma première enfance furent parcimonieux et mélangés, et c’est encore sur des images de guerre que se clôt, pour moi, cette période de demi-inconscience.

En 1873, nous assistâmes à la retraite des Allemands victorieux, après le paiement intégral des cinq milliards. Nous les avions presque oubliés. Je me souviens qu’à la fin de l’hiver de 1871, un major saxon, lourd colosse à la barbe en éventail, salua ma mère sur le pas de notre porte, et, avec une emphase un peu grotesque, lui déclara :

— Madame, je vous annonce la paix !

La paix ! C’était un mot inconnu, qui entrait dans mon petit vocabulaire puéril. Je n’en comprenais guère le sens, mais, rien qu’à la mine du major, je devinai qu’il s’agissait d’un événement d’importance. C’est pourquoi j’en fus extrêmement frappé. Quelle amère ironie ! Ce mot de paix, c’est par une bouche allemande que je l’ai entendu prononcer pour la première fois. La paix qu’elle nous annonçait, n’était aussi, hélas ! qu’une paix allemande.

Et puis, le village se remit à vivre de sa vie monotone. Les travaux reprirent leur cours avec les saisons. On éprouvait une telle hâte de réparer les maux de la guerre, qu’on ne pensait, pour ainsi dire, plus aux envahisseurs. Pourtant, ils étaient tout près de nous. Ils occupaient encore Verdun. A Etain, à douze kilomètres de Spincourt, ils campaient dans des baraquemens, qui ne disparurent que longtemps après leur départ. Un beau jour, on signala leur approche, avec un peu de l’angoisse trépidante, qui nous avait secoués, lors de leur premier passage. Le branle-bas des réquisitions, et des billets de logement recommença. Le défilé de l’évacuation dura longtemps. Mais, cette fois encore, — il faut le dire bien haut, à la honte de leurs fils et de leurs petits-fils, — ils se montrèrent, somme toute, fort débonnaires.

Entre deux étapes, ils faisaient l’exercice sur la place de l’église, spectacle passionnant pour les gamins de mon âge. Jusqu’à cette époque, nous n’avions jamais vu de soldats français, — pas même pendant la guerre. Je fais exception pour les pantalons rouges, qui m’avaient tant émerveillé, en 1869, sur l’Esplanade de Metz. Mais ce souvenir était alors bien confus dans mon esprit. En réalité, nous ne connaissions d’autre uniforme que celui des Allemands. Pour les enfans de ma génération, être Prussien et être soldat, c’était tout un. Nous disions : « faire le Prussien, » au lieu de : « faire l’exercice. » Durant quelques années, l’usage se maintint. Quand un garçon du pays partait pour son service militaire, nous disions en toute naïveté : « Il est Prussien à Reims, à Charleville. » Et, quand il revenait en permission, avec son bel uniforme de cuirassier ou d’artilleur français, on le saluait de cette phrase admirative : « Ah ! te voilà Prussien ! » Il est vrai qu’on disait aussi : « Il a tombé sur son prussien ! » lorsqu’un de nous tombait sur son derrière. Mais c’était à l’imitation des grandes personnes. Enfans, nous n’avions pas de haine contre nos ennemis parce que nous n’étions point maltraités par eux. Avec nos fusils et nos sabres de bois, nous nous amusions à les singer, lorsqu’ils faisaient l’exercice. Nous leur lancions des obus de sable, que l’on confectionnait avec un mouchoir de poche, ou un morceau de journal. Un jour, nous braquâmes un petit canon à capsule, contre deux Bavarois qui passaient et nous les couchâmes en joue. Nous ne fûmes point fusillés pour cela. Les deux gros garçons se contentèrent de rire niaisement.

J’ignore comment ils se comportèrent ailleurs, pendant cette retraite de 1873, mais le fait est que, chez nous, aucune plainte ne s’éleva contre eux. Nous n’eussions jamais rien su de cette guerre, que nous avions traversée sans la voir, si nos parens et nos maîtres ne nous eussent enseigné, plus tard, les atrocités commises par l’envahisseur dans les autres parties de la France, et dans notre pays même, à deux pas de chez nous. Cela encore, nous ne l’eussions peut-être jamais su non plus, sans l’annexion brutale de nos frères les plus proches, sans cette grande injustice, dont nous allions souffrir pendant toute une adolescence humiliée et tenue continuellement sur le qui-vive.


Si, maintenant, j’essaie de réduire toutes ces impressions menues, et souvent contradictoires, de notre enfance à quelques impressions dominantes, je trouve ceci.

Il y avait, tout au fond de nous, alimentées par la tristesse de notre sol et par la grandeur informe de nos plaines, de profondes sources lyriques, ignorées de nous-mêmes. Mais, sans issues, elles restaient secrètes et stagnantes, comme les étangs de notre pays et les trous d’eau cachés, dans nos prés sous les nénuphars et les glâs aux tiges coupantes.

Manque de pente et manque d’horizon, pauvreté et médiocrité de la vie, toutes ces circonstances contraires nous comprimaient. On se sentait un anneau dans une chaîne, et rien que cela. Rappelés sans cesse au sentiment de notre dépendance, nous subissions, résignés, le niveau commun. La moindre velléité d’affirmation, en dehors des formes et des règles séculaires, nous semblait un acte de démesure.

Et puis, des coups de détresse nous soulevaient, âpres et violens comme les grands vents froids qui labourent nos terres. Un souffle de révolte passait : oh ! s’en aller ailleurs, briser le cercle de médiocrité où nous étouffions !

Mais le bon sens prosaïque de la race dissipait bien vite ces vaines tempêtes. Imaginations, chimères que tout cela ! On n’était pas au monde pour écouter les caprices de sa tête, ou de son cœur. Il fallait se discipliner, prendre sa place dans le rang, faire comme les autres, lutter contre toutes les hostilités permanentes de notre terre, la dureté du climat, l’indigence de la terre, la menace obscure de l’ennemi si proche. La vie était chose sérieuse et triste. Ah ! non, certes, on n’était pas là pour s’amuser. Travailler, se battre, prier, voilà la vie ! Dans mon enfance, je n’ai guère connu, chez nous, que des laboureurs, des soldats et des prêtres.

Discipline rigoureuse, impitoyable à toute fantaisie qui risquait d’étouffer les parties délicates et tendres de nos âmes, pour n’en laisser subsister que les vertus combatives ! Mais, au demeurant, cela était bon et salubre. Cette discipline nous fouettait le sang, comme un air de gel, le matin, sur nos grandes routes, — ces grandes routes blanches de la Meuse, où planait toujours le vol sinistre des corbeaux, et où nous entendions sonner, dans la rumeur du vent, le pas cadencé des cavaliers ennemis.


LOUIS BERTRAND

  1. Voyez la Revue du 15 août
  2. N’est-ce pas donc ?