L’Éternelle Allemagne/01

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L’ÉTERNELLE ALLEMAGNE
D’APRÈS LE LIVRE DE M. LE PRINCE DE BÜLOW

I

L’EMPIRE ET LES NATIONS


Dans son numéro du 1er octobre, la Revue a déjà rendu justice à la traduction et à l’édition françaises que M. Maurice Herbette, chez l’éditeur Lavauzelle, nous a récemment données du livre du prince de Bülow : la Politique allemande. Mais des deux parties qui composent ce livre, Politique extérieure et Politique intérieure, la Revue n’a parlé alors que de la première, dont les circonstances faisaient et font encore la principale. Reste l’autre, à laquelle les événemens de demain rendront, je crois, le plus d’importance.

Car, en cette seconde partie, M. de Bülow ne s’est pas contenté de nous faire le tableau et l’apologie de sa politique intérieure durant les neuf années (1900-1909) qu’il fut à la tête de la chancellerie impériale. Il tenait sans doute à démontrer qu’il avait eu grand’raison et plein succès dans les trois entreprises capitales de son ministère : 1° lois douanières de 1902 pour le salut de l’agriculture ; 2° formation du Bloc, entre Conservateurs et Libéraux, pour la lutte électorale contre le Centre et le Socialisme ; 3° reprise, dans les Marches de l’Est, de la colonisation allemande et de la persécution contre les Polonais. Le Tarif douanier de 1902, la Politique du Bloc, la Lutte pour le Sol : ces trois chapitres, entre plusieurs autres, sont un plaidoyer personnel, où l’habileté de l’auteur se donne carrière, où son talent d’exposition, sa dialectique de finesse, d’ironie, de mesure, son ton de grand seigneur et sa preste élégance lui gagnent, sinon l’adhésion, du moins l’applaudissement de tous les connaisseurs.

Mais ces chapitres n’ajoutent presque rien à ce que nous savions déjà. Pour le lecteur français, ils sont loin de valoir le lumineux exposé que faisait ici même M. André Tardieu en septembre 1909 ; c’est encore là qu’il nous faut chercher tous les renseignemens sur ces neuf années de politique allemande, que M. de Bülow résume et apprécie plus qu’il ne les expose. M. de Bülow adressait à un public fort averti cette sorte de « Discours à la nation allemande » sur les conditions vitales de l’Empire ; il pouvait se passer des explications détaillées et s’en tenir aux grands sujets : quelles sont les conditions de toute politique intérieure dans l’Allemagne unifiée ? quelles nécessités inéluctables dominent la vie de l’Empire ? quelles difficultés permanentes la traversent ? quels obstacles y opposent « le Passé politique du Peuple allemand » (c’est le titre d’un chapitre) et « l’Esprit séparatiste dans le nouvel Empire allemand » (c’est le titre d’un autre) et « l’Intérêt de Parti en face de l’Intérêt d’État » (c’est celui d’un troisième) ? quelles sont « l’Intelligence et la Sentimentalité politiques » des peuples allemands ? quelles doivent être les relations entre « le Gouvernement et les Partis, » entre « l’État prussien et la Social-Démocratie ? » que doit être « le vrai Remède au Socialisme ? » etc.

Il est probable que, depuis Bismarck, ni l’Allemagne, ni l’Europe n’ont eu beaucoup d’hommes d’État qui fussent capables de procéder à pareil examen. M. de Bülow, mieux qu’aucun autre, était à même de motiver ses réponses sur une parfaite connaissance de l’Allemagne dans le présent et dans le passé et sur une longue expérience des nations étrangères : il avait une compréhension assez intime, en particulier, des nations latines, dont les idées en politique, étant tout juste le contraire des idées allemandes, peuvent le mieux servir à éclairer celles-ci par leur contraste même.

Né au lendemain des journées révolutionnaires de 1848-1849, dans l’Allemagne du Nord, en plein Mecklembourg féodal ; élevé dans la libérale Allemagne du Sud, puis dans les Universités du Centre et de la Suisse, M. de Bülow est arrivé à l’âge d’homme quand les victoires de 1870 faisaient succéder aux Allemagnes d’autrefois l’Allemagne nouvelle. Il a débuté dans les ministères impériaux de Berlin, où son père était le collaborateur et le confident du grand chancelier. Sa carrière de diplomate l’a promené ensuite, vingt-trois années durant (1874-1897), de Rome à Pétersbourg, à Vienne, à Paris, à Bucarest, à Pétersbourg et à Rome de nouveau, pour le ramener enfin à ce ministère des Affaires étrangères où son père était mort à la tâche. Douze années comme ministre (1897-1900) ou chancelier (1900-1909) l’ont, au plein de son âge viril et de sa force intellectuelle, mis au courant de toute la politique intérieure et extérieure de l’Empire. Son mariage avec une Italienne, après avoir complété le sens et le respect de la latinité que lui avaient donnés ses longues années de séjour dans les capitales latines, l’a ramené prendre sa retraite en un palais de Rome, le jour où la rancune de Guillaume II le libéra du pouvoir. Quatre années (1909-1913), il a vécu silencieux, en cette studieuse et digne retraite, en face du Palatin, devant les ruines de ce qui fut, durant quatre siècles, le palais des divins Empereurs, des maîtres de Rome et du monde.

Sa jeunesse s’était écoulée à l’ombre de Bismarck, dont il continue de se proclamer l’humble disciple. La vieillesse lui est venue sous les ombrages d’une villa romaine. Rome et Bismarck : à fréquenter tour à tour deux grandeurs si pareilles et si différentes, il est impossible qu’un esprit alerte n’ait pas reçu quelques grandes leçons. Le Chancelier de Fer était le meilleur des exemples pour apprendre comment on fonde les Empires. Le Palatin est peut-être le meilleur des observatoires pour embrasser du même regard les Empires du présent et ceux du passé.

C’est après quatre années de méditations sur l’Aventin (1909-1913) qu’avant de rentrer en grâce et en fonctions et de redevenir ambassadeur auprès du Quirinal, M. de Bülow a écrit son livre, non par besoin seulement de se raconter et de se faire valoir, mais bien plutôt, je pense, par le même sentiment du devoir patriotique, qui, en novembre 1908, lui faisait dire de si cruelles vérités à son Maître. Comme en 1908, il a voulu, en 1913, mettre et l’Empereur et l’Empire en garde contre les dangers qu’une politique trop personnelle faisait courir à l’œuvre de Bismarck, à la fragile unité de l’Allemagne. Il est probable que le nouvel ambassadeur ne tient plus aux Romains de 1915 le même langage que l’ancien chancelier aux Allemands de 1913. Ses auditeurs d’aujourd’hui feront bien de relire les multiples et excellentes raisons qu’il avait, hier encore, de mettre en doute la durée de la tyrannie prussienne sur l’Allemagne et sur l’Europe. En sourdine et comme en refrain, il est une pensée qui revient à la fin de tous ses chapitres : autant M. de Bülow avait de confiance dans la force militaire de la Prusse, autant il avait de défiance dans la faiblesse politique de l’Allemagne, et tout le livre aboutit à cette conclusion pessimiste que, la monarchie des Hohenzollern ayant fait l’unité artificielle et provisoire des États allemands, leur union profonde et durable ne pourrait être obtenue que par un changement radical du tempérament germanique. Pour M. de Bülow, « l’esprit allemand » et « la monarchie prussienne » s’opposent comme deux termes antinomiques, dont la conciliation serait pourtant indispensable au salut de l’empire bismarckien : toute l’histoire germanique, depuis les lointaines origines jusqu’à l’heure présente, tout le développement interne de l’éternelle Allemagne servait d’argument à l’ancien chancelier pour démontrer à ses lecteurs la nécessité, mais aussi la quasi-impossibilité de cette entreprise.

L’Introduction à la Politique intérieure débute ainsi : « L’histoire de notre politique intérieure, abstraction faite de rares périodes lumineuses, est une histoire d’erreurs politiques, » et M. de Bülow ajoute un peu plus loin : « Il coulera beaucoup d’eau sous nos ponts jusqu’à ce que les faiblesses et les défauts innés de notre tempérament politique disparaissent. Le destin, qui, au su de tous, est un mentor distingué, mais coûteux, pourrait bien entreprendre de nous éduquer par le dommage que nous causeront encore les faiblesses inhérentes au caractère de notre peuple… Espérons qu’elles ne seront pas trop cuisantes, les épreuves qui ajouteront le talent politique aux dons nombreux et brillans que nous avons reçus de la nature… Je m’entretenais un jour à ce sujet avec un des directeurs du ministère, feu Althoff : « Ah ! que demandez-vous là ? répondit-il avec son humour coutumière. Nous autres, Allemands, nous sommes le peuple le plus savant de la terre et, en même temps, le plus capable à la guerre. Nous avons fait merveille dans tous les arts, dans toutes les sciences : les plus grands philosophes, les plus grands écrivains, les plus grands musiciens sont des Allemands. En ce moment, nous sommes au premier rang pour les sciences naturelles et dans tous les domaines techniques ; par-dessus le marché, nous sommes arrivés à un essor économique prodigieux ; comment pouvez-vous vous étonner que nous soyons des ânes en politique ? Il faut bien que quelque chose cloche. »

Malgré l’humour de feu Althoff, M. de Bülow n’a jamais pris son parti de l’ « ânerie » en politique. Il a voulu la combattre chez son peuple et chez d’autres encore. Il était un sujet trop respectueux et, malgré sa disgrâce, un diplomate et un courtisan trop anxieux de déplaire pour dire ou seulement laisser entendre que les faiblesses du peuple se retrouvaient en très haut lieu. Mais si nous connaissions par le menu, comme son infaillible mémoire les connaît encore, les conversations et les correspondances que, durant dix années de faveur, il eut avec le Maître, je crois qu’en nombre de phrases du présent livre, nous découvririons des allusions ou des réminiscences que le Maître, lui, n’a pu manquer de saluer au passage, comme on salue involontairement les premiers obus qui passent sans encore éclater.

En octobre 1900, Guillaume II fondait à Saalbourg un musée d’antiquités romaines, dans l’un de ces petits forts romains, castella, dont les ruines jalonnent les ruines du Limes romanus, du « Seuil romain, » de ce long rempart de terre et de pieux, que les Augustes avaient tendu, entre le coude du Rhin à Mayence et le coude du Danube à Ratisbonne, pour protéger la Germanie du Sud romanisée contre les ruées de la barbarie nordique. Au-devant de ce castellum, scientifiquement restauré, l’empereur Guillaume avait fait dresser la statue de l’empereur Antonin, scientifiquement copiée de l’antique, mais moins scientifiquement dédicacée À l’Empereur des Romains, T. A. Hadrianus Antoninus, l’Empereur des Germains, Guillaume II, — Imperatori Romanorum, T. A. Hadriano Antonino, Guilelmus secundus, Imperator Germanorum. Trop heureux, sans doute, d’une occasion de télégraphier en latin, Guillaume II envoyait « à l’incomparable historien de Rome, Th. Mommsen », cette belle dépêche : Theodoro Mommseno, antiquitatum romanarum investigatori incomparabili…, salutem dicit Guilelmus Germanorum Imperator.

Germanorum Imperator ! Empereur des Germains ! Il semble que ce solécisme prussien ait fait bondir le vieil et irascible « antiquaire de Lietzelbourg. » Car, de sa bonne encre latine, Th. Mommsen, antiquarius Lietzelburgensis, télégraphia ses remerciemens au Prince des Germains, Principi Germanorum, voulant rappeler à cette Majesté, — qui d’ailleurs ne comprit pas la leçon, — que le monde n’a jamais connu qu’un Empire et qu’un Empereur, l’Empire romain, l’Imperator romanus. Cet Empire, à travers les siècles, a pu transporter son siège occidental de Rome à Arles, à Trêves, à Ravenne, à Aix-la-Chapelle, à Ratisbonne, à Francfort, à Paris, à Berlin. Il a pu avoir des titulaires de nation italique et syrienne, illyrienne et gauloise, gothique et grecque, germanique et tchèque, anglaise et castillane, française et prussienne : d’Auguste à Guillaume II, la suite des Césars passe par Éliogabale, Charles-Quint et Napoléon. Mais si Guillaume II a le titre impérial dans le monde d’aujourd’hui, il n’est toujours en Allemagne que le premier des Germains, le princeps des Allemands.

« À Guillaume le Second, prince des Allemands, Guilelmo secundo, principi Germanorum, a Celui qui se croit l’Imperator d’une Respublica germanique, comme Auguste était le chef de l’État romain, ou comme Napoléon fut l’empereur de la République française, à Celui qui n’est toujours que la tête du corps germanique, le premier des rois allemands, le Kriegsherr, le chef de guerre des Germains, et non leur magistrat unique et suprême : » telle devrait être, je crois, la dédicace du livre de M. de Bülow. Maints développemens et plus d’un chapitre ne font que paraphraser la dépêche du vieil antiquaire de Lietzelbourg.

En 1900, quand cette dépèche fut envoyée, M. de Bülow était chancelier déjà. Mais je doute qu’il l’eût présente à l’esprit quand, en 1913, il écrivit cette Politique allemande. En revanche, on sent partout, derrière les axiomes juridiques ou les allusions historiques de son texte, la présence invisible, mais réelle, de réminiscences, de lectures, de citations érudites. L’auteur ne nous renvoie jamais aux sources : il est prince et se garde de pédantiser. Mais il est savant tout de même et l’on peut, de-ci, de-là, retrouver les savans auteurs d’Allemagne, d’Angleterre et de France auxquels il emprunta ce dont il fit son bien. On sait à quelles disputes des théoriciens et des commentateurs est en proie le droit constitutionnel des Allemagnes, le Staatsrecht germanique, et quelles furieuses batailles on s’est livrées sur lui depuis des siècles, — on s’en livrait déjà au xiiie siècle, au temps des Hohenstaufen, — entre « latinisans » et « germanisans », entre importateurs du droit romain et défenseurs du vieux droit germanique. Sans avoir fait la moindre allusion à ces querelles d’érudits, M. de Bülow sera rangé quelque jour parmi les « latinisans : » M. J. Huret[1] nous avait déjà dit l’estime où le chancelier tenait la « netteté latine » et les plus romains de nos législateurs.

Au cours de ses études universitaires et de ses loisirs diplomatiques autrefois, aux jours de sa puissance après, pour vérifier sa propre expérience enfin, M. de Bülow a connu et pratiqué les traités allemands qui racontent les origines de l’Allemagne, les conditions et les vicissitudes du pouvoir impérial à travers les siècles : une phrase de Treitschke sert d’épigraphe à tout son ouvrage, et dans cette Histoire de l’Allemagne, il trouve non seulement « un sens historique profond, mais aussi une signification politique très moderne. » Néanmoins, de César et Tacite à James Bryce et Fustel de Coulanges, il semble avoir médité surtout les ouvrages des étrangers. Soit dans le texte anglais, soit dans la traduction française, il a dû lire et relire le Saint Empire romain germanique et l’Empire actuel d’Allemagne de James Bryce, et je ne doute pas qu’il estime à sa juste valeur l’Histoire des Institutions de notre grand Fustel de Coulanges. Je crois même qu’ayant à expliquer à des lecteurs français telle formule concise et taillée à facettes, dans laquelle M. de Bülow a résumé la suite de plusieurs siècles ou les interminables déductions des théoriciens, on ne saurait mieux faire que mettre en regard telle page ou tel chapitre de Fustel : après les injures que lui prodiguèrent les « germanisans » de France et d’Allemagne, le chef de nos « latinisans » eût goûté quelque plaisir à retrouver, sous la plume du chancelier de Guillaume II, du seul chancelier qu’ait eu le nouvel Empire après Bismarck, des phrases qui ne sont que des comprimés de sa propre doctrine.

« Dans l’histoire de l’Allemagne, dit M. de Bülow, l’union nationale est l’exception : la règle, c’est le particularisme sous les diverses formes appliquées aux circonstances ; cela est vrai du présent comme du passé. » L’unité allemande a été proclamée, il y a près d’un demi-siècle, « sous le baptême de feu de Kœniggraetz et de Sedan ; » mais l’union allemande n’est pas encore faite et ne sera pas faite de longtemps encore, si l’on entend par union nationale le groupement volontaire de la nation consciente en un État unifié : « En 1871, par la fondation de l’Empire, dit M. de Bülow, nous avons conquis une existence d’État nationale. Notre développement politique a pris par là une voie nouvelle et sûre ; mais il n’est pas encore arrivé à son terme : la tâche, assurément commencée, mais non pas achevée, doit être l’unité de notre vie intellectuelle et politique. »

M. de Bülow dit ailleurs : « La tendance propre à l’humanité de se coaliser en syndicats, corporations et communautés, cette inclination naturelle atteint en politique la forme la plus haute dans le groupement de la nation en un État. Là où cette forme suprême est réalisée en connaissance de cause, les formes inférieures perdent de plus en plus leur importance, l’ensemble de la nation se subordonne les groupemens de moindre dimension, et cette subordination se fait, non par la violence et tout d’un coup, mais au fur et à mesure que s’étend la conscience nationale… Les peuples à esprit politique vigoureux vont au-devant de cette évolution : l’Allemand s’est souvent mis en garde contre elle. »

Dans le présent comme dans le passé, l’Allemand en est toujours resté, il désire toujours en rester aux formes inférieures : c’est aux fédérations de voisinage ou de sympathies, aux communautés laïques ou religieuses, aux corporations de métiers ou de classes, aux syndicats d’études ou de conquêtes, aux associations locales ou personnelles, bref aux Vereine de goûts, d’intérêts, de sentimens, qu’aujourd’hui comme hier vont toutes ses préférences. Nous pouvons suivre les peuplades germaniques à travers dix-neuf siècles d’histoire : nous les voyons toujours former sur la terre allemande des groupemens particularistes, dont les cadres et les dimensions varient, dont les buts particuliers et les relations réciproques peuvent tendre, mais n’atteignent jamais à « cette forme suprême » où, en pleine liberté de choix, en pleine connaissance de cause, le groupement d’État se subordonne tous les autres, « non par la violence et tout d’un coup, » mais par le vœu et le règne d’une conscience nationale.

« Ce n’est pas mauvais vouloir, ajoute M. de Bülow, ni manque de sens patriotique ; mais, de par son tempérament, l’Allemand se sent plus à son aise, lié aux petites associations, que rangé dans la vaste union nationale. » Voilà, je crois, l’une de ces phrases qui eussent fait la joie de Fustel de Coulanges : quel commentaire il eût donné à chaque mot de cette formule, en opposant le lien personnel, donc fragile et éphémère, des associations germaniques à l’union instinctive, donc permanente et infrangible, des nations latines ou latinisées, la Res publica de celles-ci à « l’hommage » de celles-là !

« Le principe fondamental de tout le droit public à Rome, dit Fustel, était la souveraineté absolue de l’État, de la « chose publique, » res publica. L’État, la res publica, n’était pas chez les Romains une conception vague, un idéal de la raison ; c’était un être réel et vivant qui, bien que composé de tous les citoyens, existait par soi-même et au-dessus d’eux. Les Romains comprenaient l’État comme un être constant et éternel, au sein duquel les générations d’individus venaient passer l’une après l’autre. Aussi cette res publica était-elle à leurs yeux un pouvoir supérieur, une autorité maîtresse, à laquelle les individus devaient une obéissance sans limite… La République ou l’État était une sorte de monarque insaisissable, invisible, omnipotent toutefois et absolu. Tout était sous la surveillance de l’État, même la religion, même la vie privée ; tout lui était subordonné, même la morale[2]. »

À Rome, l’établissement de l’Empire et la souveraineté absolue de l’Empereur ne furent que l’incarnation de la res publica dans un être visible, tangible, auquel l’état déléguait viagèrement tous ses pouvoirs, au lieu de les déléguer, comme autrefois, à plusieurs magistrats annuels. L’Imperator fut désormais l’État fait homme, ou plutôt l’État fait dieu, puisque les autels de la déesse Rome et le culte des divins Empereurs furent établis en chaque province pour semer et entretenir la religion, le fanatisme même de la res publica dans les cœurs de tous les cives romani, — et tous les hommes libres de l’Empire avaient désormais ce rang.

Sans distinction de races ni de langues maternelles, tous étaient les citoyens de la nation impériale, les participans égaux, bénéficiaires et serviteurs tout ensemble, de la communauté romaine. L’égalité devant une loi écrite, l’égalité sous le devoir civique et sous le commandement de l’État, tel était le caractère essentiel de l’Empire romain : tout homme y était l’égal de son prochain, l’homme libre de l’homme libre et l’esclave de l’esclave, et les peuples aussitôt annexés devenaient les frères et cousins du peuple romain, fratres consanguineique populi romani.

Les Allemands ont beau nous présenter leur empire actuel comme l’héritier du Saint-Empire d’autrefois et ce Saint-Empire lui-même comme le continuateur du vieil Empire romain : jamais pour eux État et nation, Empire et res publica n’ont été termes synonymes. À leur gré, deux, trois et dix nations ennemies, les unes asservies, les autres dominantes, peuvent composer un seul État et, dans le même Empire, quinze ou vingt res publicœ indépendantes peuvent conserver leur droit particulier et leurs intérêts rivaux sans les concilier sous l’arbitrage d’une loi unique, mais en les juxtaposant et les superposant sous la médiation d’une diplomatie interne.

Le Bundesrath, cette Chambre haute du nouvel Empire allemand, n’est pas un Sénat, une Chambre des Pairs comme telle assemblée des républiques ou des monarchies voisines : ce n’est toujours, comme la Diète de l’ancien Empire, qu’un Congrès permanent de diplomatie nationale, où les États participans du Bund, de « l’Alliance » impériale, maintiennent au jour le jour l’unité qu’a établie un traité en règle et qu’a souscrite, bon gré mal gré, chacun des contractans. En guerre, Guillaume II donne le même nom de Kamaraden à ses combattans d’Allemagne, d’Autriche et de Turquie. En paix, c’est le même nom de Bundgenossen (alliés) qu’il donnait à ses confédérés du dedans et à ses partenaires de la Triplice. Il n’y a jamais eu de nation allemande. L’Empire d’aujourd’hui, comme celui d’autrefois, n’est toujours qu’une coalition de peuplades, les unes germaniques, les autres étrangères, une Sainte Alliance imposée par la force aux répugnances des Allemands et aux révoltes des Polonais, Danois, Alsaciens, Lorrains et autres « confédérés. »

Les théoriciens du droit germanique ont découvert mille raisons humaines et divines d’en admirer l’essence. De siècle en siècle, catholiques et protestans ont rivalisé de mépris pour le droit païen de Rome, de dévotion pour le droit chrétien de l’ancienne et de la nouvelle Germanie : « Il était dans l’essence du droit germanique, — dit le plus catholique d’entre eux en son apologie du Saint-Empire[3], — d’accorder le plus d’indépendance possible aux diverses classes sociales. Elles étaient libres de diriger et d’administrer librement leurs intérêts privés. Une hiérarchie organique s’élevait de bas en haut. Le père de famille gouvernait sa maison en toute liberté. La réunion des familles formait la commune. Les communes s’organisaient en districts, en cantons, en pays et, dans cette échelle d’associations qui remontait jusqu’à la royauté elle-même, chaque degré ne fournissait au degré suivant que la part de service réclamé par l’intérêt général[4]. »

Pour maintenir cette « hiérarchie organique, » le vieux Dieu allemand fut toujours invoqué comme la source de tout droit et de toute puissance ; l’échelle des associations germaniques est une échelle de Jacob, qui pèse sur la terre et monte jusqu’au ciel : « Toute autorité publique, dit le même théoricien, était considérée comme un pouvoir d’emprunt conféré par Dieu sous la forme d’une charge. Le Roi la recevait de Dieu. Il la transmettait aux membres d’Empire. De ceux-ci, elle passait à leurs hommes-liges et descendait ainsi jusqu’aux plus humbles de ceux qui avaient un droit, une part quelconque au gouvernement. Tout seigneur devait service à un autre seigneur plus grand que lui ; tout subordonné, à son tour, pouvait être seigneur d’un moindre que lui. L’ensemble de la vie sociale reposait sur ces deux principes : commander et servir. »

Commander et servir ; être toujours le serviteur ou le maître d’autrui ; mieux encore, être tout à la fois serviteur et maître, homme d’un chef et seigneur d’un vassal ; ne pas être uni au prochain, à l’égal, par ces lois naturelles que le Latin pense trouver en sa conscience et qu’il voudrait formuler et, de siècle en siècle, mieux dégager en ses lois écrites ; mais imposer et subir les ordres oraux de la force ou les liens personnels de l’autorité ; se conformer aux obligations de la coutume ; ne pas croire que le droit puisse sortir de la libre conviction de la communauté, ni que la société puisse reposer sur la libre obéissance des citoyens aux chefs librement élus ; « supposer, avant tout, un ordre de choses supérieur et surnaturel, » dans lequel chacun des hommes a sa place hiérarchique et son rôle prédestiné, avec un droit spécial qui correspond à la mission spéciale de chacun ici-bas ; proclamer que « l’égalité des droits ne consiste nullement à ce que tous soient autorisés à faire ce qui est permis à quelques-uns, mais à ce que chacun soit protégé conformément à sa situation, à son état : » telle est, disent les théoriciens, la loi germanique, parce qu’elle « envisage le droit comme découlant de Dieu même, et non pas seulement comme une règle établie par les hommes pour leur propre avantage[5]. »

Quel contraste entre ces deux conceptions des sociétés humaines ! D’un côté, l’autorité plénière de l’État romain, pouvant aller jusqu’à l’oppression des individus et à la tyrannie des âmes ; de l’autre, la sujétion hiérarchique des hommes de Germanie, pouvant aller jusqu’à l’asservissement des corps et à la servilité des caractères. Là, le devoir national d’obéissance et de dévouement à l’État ; ici, le devoir féodal de service et de fidélité au chef. Là, une libre et égalitaire fraternité ; ici, un obligatoire et militaire enrôlement. Toute la différence entre la « civilisation » latine et la Kultur germanique se ramène, en fin de compte, à cette opposition fondamentale. On en peut constater le prolongement ou les effets, non seulement dans la vie politique des deux groupes, — l’un oscillant toujours du coup d’État à la révolution populaire, l’autre sursautant toujours de l’anarchie au militarisme ; l’un remontant toujours du désordre à la règle, l’autre retombant toujours de la discipline à la confusion, — mais encore dans toute leur vie morale et intellectuelle, et jusque dans les productions de leur pensée, de leur travail et de leurs arts.

Le Latin produit ses grands et petits chefs-d’œuvre par l’incarnation de la conscience nationale en des génies individuels ; le Germain ne présente le plus souvent au monde que des orchestres d’érudits, de travailleurs ou d’artistes sous le bâton d’un chef. Porte-parole de sa nation, l’artiste ou l’artisan latin ne peut produire qu’au sein d’un État vivant et conscient ; nos plus belles périodes d’art, de littérature et d’industrie ont toujours coïncidé avec nos plus clairs réveils de conscience nationale. Pour le Germain, c’est tout justement le contraire : « Nos périodes politiques les plus faibles, dit M. de Bülow, les temps de la plus évidente décadence de l’État allemand nous ont donné précisément la plus belle floraison de notre vie intellectuelle ; les classiques du Moyen Age, comme ceux des temps modernes, ont créé la littérature allemande au milieu des ruines de notre vie politique. »

Ainsi, pour faire œuvre d’art, œuvre humaine, œuvre universelle, il semble que le Latin ait besoin de se sentir plus latin, si l’on peut dire, et que le Germain ait besoin d’être dépouillé ou diminué de son germanisme, de vivre sous la férule ou l’influence de l’étranger. En ses temps de Kultur triomphante, le Germain n’est qu’un homme de guerre et de science, un barbare armé par l’industrie du savant. L’ombre française fait naître en Allemagne les Gœthe et les Schiller. Le soleil impérial n’y fait grandir que les Krupp, auxquels l’université de Bonn décerne ses titres de docteur honoris causa.

Sous le soleil impérial, en dépit de l’éducation la plus latine, l’Allemand le plus cultivé du xxe siècle n’est toujours qu’un Germain. Pour M. de Bülow, État et nationalité ou, comme il dit lui-même, « domaine politique et possession nationale » ne sont pas termes synonymes : « Il faut distinguer entre le territoire sur lequel s’étend la domination politique d’un peuple et le territoire possédé par ses nationaux. S’il y avait moyen de s’arranger sur notre terre de telle sorte que les nationalités puissent se séparer les unes des autres d’une façon aussi nette que les États, on allégerait l’histoire de son problème le plus difficile. Mais les frontières des États ne séparent pas les nationalités. » Ce qui fait l’État, au gré de ce Germain, ce n’est pas le territoire héréditaire, possédé par une nation de citoyens ; ce n’est pas la réunion des individus dévoués à cet « être réel et vivant, éternel et constant » qu’est la nation et pour lequel chaque génération doit travailler et, s’il en est besoin, se sacrifier sans se plaindro : l’État, c’est le domaine conquis par la force, l’agrégat maintenu par la force, l’enclos et le troupeau sur lequel s’exercent la tyrannie et l’exploitation d’un peuple sous le bon plaisir d’un homme. « Dans la lutte des nationalités, dit M. de Bülow, une nation est marteau ou enclume, victorieuse ou vaincue ; il n’y a pas de troisième solution. » Ce que l’on appelle État prussien et Empire allemand, ce ne sont donc pas des communautés égalitaires et fraternelles de citoyens : ce ne sont toujours qu’organisations tyranniques, échelles de victorieux et de vaincus, de seigneurs, d’hommes libres, de captifs, de serfs et d’esclaves, sous la botte d’un chef de guerre et de ses guerriers, de par la volonté du vieux Dieu germanique.

Le maintien des provinces polonaises dans l’État prussien et de la nation polonaise dans l’Empire allemand semble à M. de Bülow un des devoirs cardinaux de toute politique allemande. Il croit néanmoins rendre pleine justice à la nationalité polonaise : « Bien que les Polonais aient perdu toute indépendance politique et se soient montrés incapables, pendant des siècles, de créer un puissant État, il faut que nous ayons du respect et, précisément parce que nous avons une haute idée de notre propre nationalité, il faut que nous ayons de la sympathie pour l’attachement que le Polonais montre à ses souvenirs nationaux. Mais tout notre respect pour la nationalité polonaise ne nous empêchera pas de veiller au maintien et au renforcement du régime allemand dans les territoires qui furent autrefois polonais : c’est le devoir allemand, le droit allemand de l’État prussien de veiller à la protection, au maintien et au renforcement du régime allemand à côté des Polonais. »

Une cervelle latine est incapable d’inventer ni même d’accepter pareille définition de l’État, de l’ordre, du devoir, du droit. À tous les disciples de Rome, les droits et les devoirs semblent universels, humains, et non pas français, allemands ou polonais. Nous croyons qu’en tout pays, les droits et les devoirs de l’homme et du citoyen sont les mêmes, fondés sur l’égalité des charges et des individus. Mais l’Allemand, après dix-neuf siècles de Kultur, conserve son intime pensée qu’il existe un droit allemand, un devoir allemand, sous le joug desquels les hommes « d’à côté » ont le devoir de se ranger et n’ont que le droit de vivre, en mettant leur bonheur et leur vertu dans l’obéissance aux ordres du Germain, interprète de Dieu : « Sous l’administration prussienne, dit M. de Bülow, la situation des Polonais s’est considérablement améliorée… D’autre part, nos concitoyens de Pologne ont vaillamment combattu sous les drapeaux prussiens dans les guerres de 1866 et 1870. » Partant, tout est pour le mieux dans la meilleure des Allemagnes et des Polognes : de quoi se plaignent les « concitoyens » polonais ?

M. de Bülow nous donne une définition encore plus précise de cette « organisation allemande » que les intellectuels d’outre-Rhin offrent non seulement à la Pologne, mais à la Scandinavie, à la Belgique, à la Hollande, à la Suisse, à la France, à l’humanité tout entière, comme le terme de l’évolution humaine : c’est « l’offensive de l’État prussien pour sauver, conserver et, si possible, fortifier le régime allemand » dans l’Est, dans l’Europe, dans l’univers.

Tous les manifestes des XCIII Intellectuels, toutes les conférences des Ostwald et autres chimistes ou alchimistes de Germanie ne vaudront jamais cette dernière phrase de M. de Bülow pour bien faire comprendre aux générations futures ce qui se débat dans la guerre d’aujourd’hui entre l’Empire de Kultur et les nations civilisées, entre l’Allemagne régimentaire et les hommes libres « d’à côté, » entre l’État prussien, organe de l’oppression germanique, et l’Europe liguée pour la défense du droit national et international, tel que l’entendent le reste de l’humanité blanche et ses disciples de l’humanité jaune. »

La guerre présente n’est que la réponse des peuples consciens, des États nationaux à cette « offensive prussienne pour l’extension du régime allemand. » Ce n’est pas seulement le plus formidable choc d’armées, que le monde ait jamais vu. C’est une rencontre d’idées politiques et morales telle que l’histoire n’en avait pas connu depuis les invasions des Barbares, ou même depuis Marathon et les Thermopyles : M. Asquith eut grand’raison de dire que l’héroïsme des Belges prendra place désormais dans les fastes de l’humanité reconnaissante au même rang que l’héroïsme des Athéniens et des Spartiates. Tout comme les Belges d’aujourd’hui, les libres citoyens de la Grèce d’alors ne faisaient que repousser « l’extension d’un régime » qui croyait représenter le dernier mot de la science, de l’organisation, de la Kultur. L’Asie savante et philosophante de Memphis, de Sidon, de Ninive et de Babylone, l’Asie théocratique, enrégimentée dans les innombrables bataillons du Persan, était, en face de la Grèce artiste et politique, — civile, — le plus formidable arsenal de peuples et de ressources militaires. Alors comme aujourd’hui, la Science barbare rencontrait, sur un champ de massacre, les défenseurs de la Cité : la Science, indispensable moyen de vivre, souverain instrument de combat dans toutes les luttes pour la vie, source inépuisable de forces et de richesses ; la Cité, mère de la justice et de la loi, des arts et du bonheur, de la morale et des « humanités, » comme dirent nos aïeux de la Renaissance, le jour où, sortant du Moyen Age germanique, ils retrouvèrent dans les livres le souvenir et le contact de la Cité grecque.

Entre Européens et Germains d’aujourd’hui, c’est la même rencontre qu’entre Hellènes et Asiatiques du ve siècle avant notre ère. Pour les hommes du xxve ou du xxxe siècle futur, l’histoire se partagera sans doute en quatre grandes périodes : Temps primitifs jusqu’à Marathon ; Temps anciens, de Léonidas à l’invasion des Barbares ; Temps modernes, des Barbares à Albert Ier ; Temps nouveaux depuis la fuite du Roi des Rois germaniques. Nous sommes à l’un de ces carrefours de l’histoire où se rencontrent et se coupent les routes venues du plus lointain passé.

C’est que tous les peuples consciens de l’Europe nous arrivent de la Cité grecque par l’intermédiaire de la res publica romaine, devenue la double res publica chrétienne d’Occident et d’Orient. Tous ont partagé les vicissitudes ou reçu les leçons de ce double Empire romain, que l’invasion du christianisme dissocia en Cité de César et Cité de Dieu et que l’invasion des Barbares disloqua en nos États nationaux. Tous ont la même conception gréco-romaine du droit et de la loi pour avoir longuement vécu sous l’obéissance ou l’obédience romaines, soit dans les anciennes provinces de la Rome occidentale, soit dans les terres ou l’Église de la Rome byzantine. Tous ont hérité de Rome la même notion et comme le même sens, et le même instinct de l’État. En face des Germains, peuplades d’enrôlement, tous ces romanisés sont des peuples d’État, et c’est là ce qui fait l’unité profonde de la coalition européenne contre le Kriegsherr allemand et ses vassaux germaniques. Russes, Anglais, Français, Belges et Serbes ne vivent pas sous le même régime politique : pourtant, les monarchies anglaise, belge et serbe, la république française et le tsarisme russe sont de même essence, sortis du même tronc gréco-romain.

Aristote définissait l’homme un « animal politique, » c’est à-dire un être qui n’atteint son plein épanouissement et sa fin que dans une communauté urbaine et policée, dans cette polis, cette ville-cité des Grecs qui fut la première ébauche de la res publica des Romains et qui resta toujours la première cellule de tout État romanisé. Les peuples d’État sont encore aujourd’hui des peuples de cité. C’est vers la polis grecque qu’ils se tournent encore comme vers la source de toute leur civilisation et vers l’un des modèles de toute leur politique. La définition d’Aristote reste toujours valable à leurs yeux : le sauvage, bête fauve, vit dans ses bois, sa grotte ou son désert, en troupes ou en solitaire ; le rustre, bête inculte, ne vit que dans ses champs ; l’esclave, bête dégénérée, vit dans les palais ou les domaines de son maître, en troupeau comme les autres bêtes domestiques ; mais l’homme vit dans sa polis.

M. de Bülow nous dit en son Introduction : « À côté d’une riche abondance de grandes qualités et de précieux avantages, accordés au peuple allemand, le don politique lui a été refusé. Nous ne sommes pas un peuple politique. Ce n’est pas que nous ayons jamais manqué de pénétration d’esprit pour saisir l’enchaînement des forces religieuses, morales, sociales et économiques qui déterminent la politique. Cette science, nous l’avons toujours possédée, proportionnellement à l’état des connaissances du temps, et même au delà. Mais le grand art de passer de la compréhension directement à l’application, ou même le talent plus grand de faire ce qu’il faut, en obéissant à un sûr instinct créateur et sans réfléchir longtemps ni se creuser la tête, voilà ce qui nous a fait défaut et ce qui nous fait encore défaut maintes fois… En politique, nous vivons dans une évidente disparité entre savoir et pouvoir, par défaut de sens politique. »

Qu’est-ce donc que ce sens politique, dont le défaut a toujours fait l’infériorité des peuplades allemandes, quand on les compare, non pas seulement aux grandes nations, aux peuples supérieurs de l’Angleterre et de l’Amérique, mais aux Continentaux les moins enviables, « Tchèques, Slovènes, Magyars, Polonais, Français, Italiens même, » comme dit M. de Bülow, en une énumération dédaigneuse ?

« Le sens politique, répond M. de Bülow, est le sens des généralités. Les peuples bien doués, agissant tantôt et plutôt par instinct, au bon moment et sous la pression d’une situation critique, placent les intérêts de la nation avant les tendances et les desiderata des particuliers. Or, il est dans le tempérament allemand d’exercer son énergie surtout dans le particulier, de placer l’intérêt général après l’intérêt plus restreint et plus directement saisissable, de le lui subordonner même. C’est là ce que vise Gœthe dans sa cruelle phrase, souvent citée, que l’Allemand est capable dans le détail et piteux dans l’ensemble. »

L’intérêt local, l’intérêt privé, l’intérêt individuel prenant le pas devant l’intérêt commun, public, général : ce phénomène, qui, dans les États nationaux, dénote une crise ou une décadence, est et a toujours été la règle dans les communautés allemandes. Rome ne voulait tenir compte des individus que dans la mesure où ils servaient l’État. L’Allemagne ne tolère l’État que dans la mesure où il sert les individus. Rome interdisait toute coalition des particuliers contre le peuple souverain : la « conjuration » des citoyens était à ses yeux le premier des crimes de lèse-majesté ; elle cloua au pilori de l’histoire et abattit comme un fauve ce conjuré de Catilina ; elle persécuta et jeta aux bêtes ces coalisés de chrétiens. Le serment d’homme à homme, la coalition assermentée, la conjuration d’intérêts ou d’ambitions fut le seul lien de la société germanique au Moyen Age et reste encore la plus chère habitude de l’Allemagne actuelle.

L’Allemand se ligue pour satisfaire ses goûts et ses besoins, servir ses préférences ou ses idées. Il éprouve même le besoin d’être toujours ligué dans le plus grand nombre possible d’associations, de Vereine. C’est la race du Verein et même du Verein pour le Verein, comme d’autres sont les races du speech pour le speech ou de l’art pour l’art. Mais toute association allemande, dit M. de Bùlow, est plus ou moins séparatiste ; tout Verein dirige son activité instinctive ou consciente contre la souveraineté et les intérêts du public : « Même quand une association poursuit un but élevé de nature économique ou politique, ses membres et, notamment, ses chefs ne tardent pas à voir en elle le point d’appui d’un Archimède pour soulever hors de ses gonds tout le monde politique. »

Et M. de Bülow de citer encore la boutade d’un spirituel député (à lire M. de Bülow, on découvre que le parlementaire allemand est le plus spirituel du monde entier) : « Le défunt député de KardorfF me disait peu de temps avant sa mort : « Voyez quels fanatiques d’associations nous sommes ! En France, l’Alliance française a réuni des millions pour fonder à l’étranger des écoles françaises ; mais elle n’a jamais songé à prescrire au gouvernement les lignes directrices de sa politique. Notre Ligue pangermaniste a beaucoup fait pour stimuler le sentiment national ; mais elle se considère comme la plus haute juridiction dans les questions de politique étrangère. Notre Ligue navale a fait de grandes choses pour populariser l’idée d’une flotte ; mais elle n’a pas toujours résisté à la tentation de tracer les voies de la politique navale au gouvernement et au Reichstag… Nous nous imprégnons si fort de l’idée de notre association que nous ne voyons plus rien en dehors d’elle… Plus un but est spécial, plus vite se fonde un club allemand, et pour longtemps. Plus les fins à atteindre sont générales, plus les Allemands mettent de temps à s’unir, et plus ils sont disposés à renoncer, et rapidement, et pour des motifs insignifians, à la communauté péniblement constituée. »

Tels sont les Allemands après quinze et vingt siècles de Kultur politique, c’est-à-dire de laborieux efforts pour essayer de modeler leur sauvagerie primitive sur la civilisation gréco-romaine. Depuis quinze cents ans, depuis deux mille ans qu’ils essaient de se cultiver, ils se sont mis à l’école politique des peuples étrangers, de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de Rome et de la Grèce, pour suppléer par l’étude et la science au défaut congénital de la race : « Nous n’avons jamais manqué, dit M. de Bülow, de reconnaître nos singulières infirmités politiques ; nous pouvons être fiers actuellement de notre floraison de sciences politiques ; pendant que j’exerçais mes fonctions, je me suis vivement intéressé au développement de cet enseignement.) Mais il faudra longtemps avant que nous sentions les effets de cette érudition sur la pratique politique : il coulera beaucoup d’eau sous nos ponts jusqu’à ce que les faiblesses et les défauts innés de notre tempérament politique disparaissent par ce procédé. » Qui nous expliquera ce miracle ? Pourquoi ni de longs siècles de souffrances, ni l’exemple des peuples civilisés, ni les efforts des Germains eux-mêmes et leur désir de se modifier, ni les méthodiques assauts de cette érudition omnipotente, qui croyait renverser tous les obstacles devant elle, pourquoi rien n’a-t-il encore triomphé de ce tempérament germanique ? Serait-ce que, façonné durant des millénaires par certaines conditions d’habitat et de vie, le Germain soit resté comme une cire malléable sous la pression toujours maintenue et l’empreinte toujours pareille d’une nature et d’un entourage qui, jusqu’au second tiers de notre xixe siècle, n’a presque pas changé ?

Parmi ces conditions naturelles, il en est une au moins, — et la plus importante, semble-t-il, — qui n’a jamais échappé à l’œil des géographes, ni même au premier regard des voyageurs. Mme de Staël, au début du xixe siècle, ouvrait son livre De l’Allemagne par cette phrase : « L’Allemagne est une forêt. » C’est ce qu’Ératosthène et Strabon, César et Tacite disaient déjà de la Germanie d’il y a deux mille ans. Plus puissante que leur effort kultural, il semble que leur terre forestière ait toujours conservé les Germains tels qu’ils étaient au premier jour où les Grecs et les Romains les connurent, tels qu’ils étaient encore cinq et six cents ans plus tard, au temps de Clovis et de Théodoric, lorsque la grande invasion jeta nombre de leurs peuplades sur les terres de la res publica, dans l’unanimité de l’Empire et de la paix romaine. Unanimitas imperii, pax romana : l’unanimité, la paix ! Deux biens que Gaulois avant César, Germains et Slaves avant le dernier siècle, les blancs de la forêt septentrionale n’avaient jamais connus, pas plus que les nègres de la forêt tropicale ne les connaissaient hier encore, car les dissensions et les guerres quotidiennes étaient l’état naturel de ces demi-nomades aussi bien que des vrais nomades de la steppe ou du désert : on dit encore tueries de nègres et querelles d’Allemands.

De César à Clovis, les trouées des voies romaines, la plantation du vignoble sur les pentes et l’assèchement des bas-fonds pour la culture intensive des céréales avaient policé la forêt gauloise : la Gaule était entrée dans la paix unanime de l’Empire romain ; le Gaulois était devenu un citoyen de la res publica. Mais la Germanie : c’est au xixe siècle seulement que les chemins de fer, les canaux, la culture intensive de la pomme de terre et de la betterave transformèrent l’Allemagne prussienne comme les chemins de pierre, les ponts, la vigne et le blé avaient transformé la Gaule romaine. Après quarante ans d’un immense travail de force et de science, le sol germanique est aujourd’hui conquis sur l’arbre et le marais ; l’homme germanique commence à se libérer de la vieille emprise forestière ; nos petits-fils connaîtront sans doute des Germains civic style. Mais jusqu’à nous, c’est la forêt marécageuse qui continua de régner sur la Germanie : pour être jadis resté en dehors du « Seuil romain, » le Germain continua durant des siècles de rester ce que César et Tacite l’avaient connu.

C’était toujours l’homme des bois et des marais, vivant dans sa clairière ou sur son îlot, de sa chasse, de sa pêche, de sa cueillette, de ses maigres cultures, de ses troupeaux de cochons forestiers. Toujours en garde ou en lutte contre les fauves et les brigands du voisinage, il n’avait pour toute organisation politique et sociale que le groupement local par famille, par clan, par peuplade, suivant l’étendue de sa clairière ou de ses terres émergées. Sur chaque groupe, un roi patriarcal, distributeur des communaux de pâture et de culture, distributeur aussi des coutumes de justice et de paix, réunissait en sa personne tous les pouvoirs, mais ne les exerçait que dans la mesure de sa force ou de son influence personnelles, dans le rayon de sa popularité ou de son poing.

Une clairière ou un îlot, gau ; un roi, könig ; la juridiction de celui-ci dépendant de l’étendue de ceux-là et s’arrêtant aux fourrés ou aux marécages du pourtour ; un ou plusieurs groupes de familles et de huttes dans le gau ; une ou plusieurs assemblées intermittentes de chefs de familles autour du roi ; les terres du gau appartenant héréditairement, non pas à tels individus, mais à telle famille, tel clan ou tel peuple, aussi longtemps que les possesseurs avaient la force de les défendre contre les reprises de la forêt ou du marais et contre les invasions de leurs hôtes ; le roi exerçant et léguant à sa race sa précaire autorité aussi longtemps que lui et les siens étaient capables de la défendre contre la révolte ou la désaffection de leur peuple ; une indiscernable confusion des droits, des devoirs, des intérêts, des biens ; un fourré de res publica et de res privata ; un tumulte de fantaisies individuelles, d’anarchie populaire et de prétentions royales : tel était en paix ce régime de la forêt, que l’on a voulu décorer, que les « germanisans, » décorent toujours du nom de « libertés germaniques, » en l’opposant à la discipline rigide et permanente, à la « tyrannie » de l’État romain.

Encore ce régime de paix était-il traversé et bouleversé par l’organisation et par les conséquences de la guerre, laquelle était au moins annuelle soit à l’intérieur du gau entre hommes libres ou factions, soit entre gaus ou fédérations de gaus, de clairière à clairière, d’îlot à îlot, de région à région, sans compter les lointaines croisières de brigandage et de conquête. Gaulois et Germains d’autrefois, Éthiopiens et Soudanais d’aujourd’hui, ces gens des bois ne vivent que dans la haine et la défiance du voisin. Les guerres personnelles, familiales et civiles ne sont interrompues entre eux que par la guerre de voisinage ou, de loin en loin, par quelque coalition pour la guerre étrangère. Une « éternelle discorde » les met aux prises dans la forêt, œternum discordant. Une éternelle envie de nuire ou de profiter les jette sur les champs du dehors. Ils ont toujours soif de meurtre réciproque, in mutuam cædem inhiant[6] ; leur grande joie est la Schadenfreude (plaisir de nuisance) undique se barbaræ nationes vicissim lacérant et excidunt.

Pour cette guerre perpétuelle, les blancs de l’ancienne Germanie, comme hier les nègres de Guinée, se groupaient autour d’un « chef de guerre, » d’un Kriegsherr, auquel ils vouaient par serment leurs services, leur vie, dont ils devenaient les « fidèles » et dont ils restaient les « hommes » aussi longtemps que ce chef était assez brave et assez puissant pour leur assurer protection et bénéfices. Il se pouvait que le roi et le chef, le König et le Kriegsherr, fussent une seule et même personne ; il arrivait le plus souvent que, le roi étant choisi pour l’illustration et l’influence de sa race, le chef était élu pour sa bravoure, ses ressources et ses capacités personnelles, reges ex nobilitate, duces ex virtute, dit Tacite : « Noblesse des rois, valeur des chefs. » Il fallait dans le gau faire une place pour le chef à côté du roi et, pour les fidèles, une place au-dessus des hommes libres. D’où nouvelle source de statuts personnels, de rivalités et de privilèges, — de libertés.

La guerre achevée, les vaincus, hommes ou gaus, gens et biens, devenaient la chose, le « bénéfice » des vainqueurs. D’où l’entrée, dans le gau vainqueur, d’esclaves, de captifs, d’hommes sans liberté, auxquels il fallait faire une place au-dessous des hommes libres, sur une échelle de servitude qui allait de la chaîne temporaire à l’esclavage définitif : roi dans son gau, un Germain pouvait être esclave dans un autre ; un chef de fidèles devenait un serf des vainqueurs, tout en conservant sa propre meute de vassaux. Et de même pour les biens : autant d’individus, autant de propriétés et de « bénéfices ; » autant de statuts personnels, autant de droits individuels, de contraintes, de libertés. Aucune règle générale ni permanente. Pour chaque espèce, une définition provisoire, un contrat oral, une promesse ou un serment toujours révocables. Pour l’ensemble, le seul règne de la force et de la fantaisie, de la « liberté, » tempérée soit par le caprice des guerriers, soit par l’absolutisme éphémère du roi ou du Kriegsherr, — bref le « droit du poing, » le Faustrecht, le seul droit que les Germains aient jamais cru le maître du monde.

Celles des peuplades germaniques, qui dépecèrent l’Empire d’Occident, s’installèrent avec ces habitudes de vie dans l’unanimité et la paix romaines, sur les terres du droit écrit et de l’État souverain. Elles voulurent concilier leurs coutumes et leurs instincts avec les exigences de cette res publica, dont leur conversion au christianisme leur faisait admirer la majesté, la beauté et goûter, après tant de siècles de vie sauvage, la douceur. Ces conquérans de l’Empire voulurent devenir romains comme leurs nouveaux sujets, tout en restant germaniques comme leurs ancêtres, devenir des peuples d’État tout en restant des animaux de forêt. Ils n’y réussirent pas du premier coup, ni eux, ni leurs fils ou petits-fils, ni même les arrière-petits-fils de leurs arrière-petits-enfans. Aux nations germano-latines dont l’invasion des Barbares avait couvert les provinces romaines, il fallut plus de quatorze siècles (406-1815) pour découvrir une solution approchée au problème des relations entre l’individu et l’État, entre la souveraineté de celui-ci et la liberté de celui-là.

Sous le nom de féodalité, ce furent les libertés germaniques, les associations locales, les combinaisons individuelles, le régime du serment personnel, de « l’hommage, » qui d’abord l’emportèrent, durant Les huit ou dix siècles du Moyen Age. Par une revanche du droit romain, de la loi écrite et de ses légistes, ce fut ensuite la souveraineté de l’État qui reparut, personnifiée en des monarchies absolues, jusqu’au jour où se dressa, triomphante résurrection de l’Imperator romanus, le divin César corse dont la France jacobine érigea, ou peu s’en faut, les statues sur ses autels. Puis, le dieu jeté bas, les nations germano-latines de l’Occident empruntèrent à la plus germanisée d’entre elles, ; à l’Angleterre, cette conciliation expérimentale et quotidienne de la souveraineté nationale et de la liberté individuelle, qui s’appelle le régime parlementaire.

Depuis un siècle, les unes après les autres, toutes les nations germano-latines, qui vivent sur les terres de l’ancien Empire d’Occident, ont adopté cette solution, et toutes les nations slavo-grecques, issues de la res publica ou de l’Église byzantines, ont suivi ou commencent à suivre cet exemple ; les unes et les autres s’efforcent de plier à ce régime anglais leurs traditions et leurs préférences, — en attendant peut-être qu’entre le socialisme d’État et la rébellion anarchiste, qu’il entraînerait tout aussitôt, recommence la lutte de la res publica romaine et des « libertés » germaniques… Mais, en dehors du Seuil romain, dans les forêts d’outre-Rhin où n’avait pénétré ni la route, ni la vigne, ni la paix de Rome, restait l’homme des bois. Il conservait jusqu’à nous son humeur première et ses coutumes. C’est en vain qu’il était entré dans la communion de l’Église et même dans la dignité d’Empereur d’Occident, en vain que, depuis onze siècles, il revendiquait pour ses chefs de guerre le titre impérial et se posait en continuateur de Charlemagne, d’Auguste et des Romains : il continuait de mettre sa vanité et son devoir héréditaire à transmettre aux générations les pensées et les mœurs des aïeux ; la Germanie de Tacite, fidèle portrait de la sauvagerie forestière, était le miroir politique où les Allemands d’hier encore se complaisaient à se retrouver.

« Certainement, notre peuple aussi, dit M. de Bülow, est capable à un haut degré de mouvemens nationaux d’ordre général, puissans et raisonnés. La conscience nationale, la passion nationale et l’abnégation nationale ne nous ont, Dieu merci, jamais complètement fait défaut. Mais en opposition avec celles des peuples plus heureusement doués en matière politique, les manifestations allemandes d’union nationale sont plus occasionnelles que durables. Nous sommes entrés dans l’histoire comme un peuple divisé en peuplades se disputant entre elles. L’Empire du Moyen Age n’a pas été fondé par la libre union des peuplades, mais par la victoire de l’une d’elles, et les autres ne reconnurent qu’à contre-cœur la domination de la plus forte. De nos jours, l’union dans le nouvel Empire fut aussi obtenue, non par un accord pacifique, mais par des batailles entre Allemands. De même que l’ancien Empire avait été fondé par une peuplade supérieure en force, de même le nouveau fut créé par le plus fort des États, la Prusse… Dans une forme moderne, mais sur l’ancien mode, le peuple allemand a achevé encore une fois l’œuvre qu’il avait jadis accomplie, puis détruite par sa propre faute. Il nous a fallu un millier d’années pour créer, détruire et recréer ce qui, pour d’autres peuples, était déjà, depuis des siècles, le fondement de leur évolution : une vie nationale. »

On ne saurait résumer plus exactement, en formules plus brèves et plus philosophiques, toute la vie intérieure des Allemagnes depuis le jour où Charlemagne les mit en contact intime avec la res publica romaine jusqu’au jour où Bismarck essaya d’établir, sous l’empire du Hohenzollern, une nouvelle forme de res publica germanique. « Dans une forme moderne, mais sur l’ancien mode, » Bismarck et le Hohenzollern ne firent que tenter à nouveau ce que, durant onze siècles, d’autres chefs de peuplades allemandes avaient essayé et ce que le monde avait vu crouler aussitôt que la force, créatrice violente de cette œuvre, n’avait plus été de taille à l’imposer aux peuples germaniques et au monde. Le sol des Allemagnes a d’étranges pouvoirs de résistance et de révolte : à la même époque, avec la même puissance, par les mêmes moyens, un souverain n’arrive pas à dresser là-bas l’édifice politique dont il assure ailleurs l’achèvement et la durée ; mieux encore, il n’arrive à faire produire à cette terre que le contraire des institutions qu’il en avait souhaitées. Disciple des légistes de Bologne, admirateur et fauteur de droit romain, Frédéric II de Hohenstaufen achève au delà des Alpes cette royauté absolue des Deux-Siciles qui, durant six siècles après lui, pourra changer de dynasties, mais non pas de constitution : en Allemagne, c’est sa même politique qui commence la ruine de l’ancien Empire, créé par Charlemagne quatre siècles auparavant (800-1250), et l’anarchie de la Confédération germanique, domptée par Bismarck six siècles après (1230-1870).

De Charlemagne à Bismarck, des Carolingiens aux Hohenzollern, l’éternelle Allemagne n’a vécu que pour tisser, défaire et tisser à nouveau cette toile de Pénélope que, tour à tour, chacun des prétendans à l’Empire la forçait d’achever, mais qu’elle se hâtait de défaire, sitôt le prétendant ruiné ou disparu. Avec les mêmes ambitions, par les mêmes moyens, pour les mêmes résultats, on vit tour à tour les chefs des Francs (800-919), des Saxons (919-1024), des Franconiens (1024-1125), des Souabes (1125-1250), des Autrichiens (1493-1806) et des Prussiens essayer, « dans une forme nouvelle, mais sur l’ancien mode, » de relever l’œuvre caduque, et Bismarck recommencer ce que n’avaient réussi ni Charlemagne, ni Barberousse, ni Charles-Quint, et Guillaume II de Hohenzollern revivre le rêve et la catastrophe qu’avait vécus Frédéric II de Hohenstaufen.

C’est que, du fond de ses forêts et de ses libertés, le Germain eut toujours des heures d’admiration et de convoitise pour le bel édifice, l’ordre souverain, le chaud abri de la res publica romaine. Kennst du das Land… ? L’Italie pour le Germain n’était pas seulement le pays de la vigne et de l’oranger ; c’était encore la terre du droit écrit et de l’État souverain. Car il ne faut pas croire que l’homme des bois ne se complaise jamais qu’en sa rude vie de pluie et de neige, en sa lutte quotidienne contre les élémens, les voisins et les fauves : ce n’est que dans les fables que le loup dédaigne toujours le bonheur du chien. Chefs et peuples, l’éternelle Allemagne fut presque toujours attirée ou poussée vers la vie des « animaux politiques ; » pour les chefs, comme pour la foule, la res publica prospère, tranquille, confortable, égalitaire, autoritaire, majestueuse avait à certaines heures d’invincibles attraits.

Le chef de guerre, harcelé par les exigences de ses fidèles, et le roi, contrarié par la turbulente anarchie de son gau, voyaient dans l’Imperator le modèle du souverain obéi et du général heureux ; les fidèles voyaient dans les offices impériaux le modèle des « bénéfices » stables et abondans ; les peuples voyaient dans le citoyen l’homme assuré du présent et du lendemain. Tous avaient leurs raisons de souhaiter le règne de ce maître exigeant, mais unique et sans caprices qu’est l’État civil, — le plus raisonnable, le plus régulier, le plus équitable des maîtres, sinon le plus accommodant, ni le moins coûteux. La res publica supprimait quelque liberté, mais assurait l’égalité dans l’exercice des droits. Il était donc des heures, — c’étaient les plus nombreuses, — il était surtout des conditions, — c’étaient les privilégiées, — où le plein exercice de sa liberté pouvait sembler au loup germanique le premier des besoins et des bonheurs. Mais il était des heures aussi où la grande majorité eût préféré la paix égalitaire et l’assurance d’une liberté restreinte aux risques quotidiens de ruine, de captivité et d’esclavage, que faisaient peser sur la forêt tout entière les guerres civiles et extérieures, conséquences des trop complètes libertés.

« Trop souvent, dit M. de Bülow, l’union nationale nous fut imposée par le malheur. » Presque toujours, en effet, c’est pour échapper aux douloureuses conséquences de l’anarchie ou de l’invasion que les peuples allemands se sont mis en quête d’une souveraineté nationale, qui les sauvât d’eux-mêmes et du voisin. Le dernier bâtisseur d’empire allemand, Bismarck, est né sous le joug napoléonien. C’est l’attaque des légions romaines qui fit sortir de la forêt les deux premiers Bismarck, Arminius et Marbod. Marbod surtout fut le premier exemplaire du « libérateur » germanique, essayant de copier la res publica latine pour donner aux Germains une cohésion nationale contre l’étranger.

Marbod le Souabe, — on disait alors le Suève, — essayait, dès les premières années de l’ère chrétienne, de policer la Germanie, en lui inculquant ces habitudes urbaines et ces mœurs politiques qu’il avait appris à admirer durant sa fréquentation de Rome et des Romains. Sur les bords de la Moldau, en forêt, Marbod avait bâti, pour sa royauté et pour son peuple, la première capitale allemande autour d’un palais en planches, derrière un rempart de terre, de pierres et de troncs. Quand il eut recruté une garde soldée et une armée permanente et quand, en de perpétuels exercices, il les eut exercées et disciplinées à la mode romaine, perpetuis exercitiis exercitu paene ad Romanae disciplinae formam redacto, ce Barbare de naissance, mais non de connaissances, natione magis quam ratione barbarus, ne voulut plus se contenter d’un principat anarchique, accidentel, éphémère, dépendant du seul caprice des sujets, tumultuarium, fortuitum, mobilem et ex voluntate parentium constantem principatium, dit excellemment l’auteur latin Velleius Paterculus, en une ligne qui est la définition la plus complète de l’autorité germanique. Marbod voulut acquérir un commandement stable et une royauté efficace, certum imperium vimque regiam.

Une royauté efficace sur son gau, un commandement stable sur tous les gaus de la forêt : telle fut toujours la double ambition des « libérateurs » germaniques. Durant les deux mille ans qui séparent Marbod de Bismarck, une vingtaine ont travaillé, une dizaine ont réussi à dresser sur le tumulte des libertés germaniques ce commandement stable d’un Kriegsherr national et cette royauté efficace d’un König héréditaire. Quelques-uns ont eu la chance de voir leur œuvre durer autant qu’eux-mêmes. La plupart l’ont vue crouler de leur vivant. Aucun n’a jamais pu la fonder pour plus de quatre ou cinq générations. Aujourd’hui le troisième empereur Hohenzollern ruine ce que Bismarck avait élevé. Jadis il avait suffi de trois ou quatre Carolingiens, puis de trois Ottons, puis de trois Hohenstaufen pour consommer la ruine toute pareille de l’éternel édifice, toujours rêvé, toujours entrepris, parfois achevé, toujours renversé.

Éphémère commandement des Allemagnes ! M. de Bülow, dès 1913, semblait prévoir la ruine de l’œuvre bismarckienne. Il redoutait la révolte de « l’esprit allemand » contre la « monarchie prussienne. » Il disait que le particularisme allemand « déteste cette monarchie de l’aigle qui plonge une aile dans le Niémen et l’autre dans le Rhin. » Il ne croyait pas que l’Allemagne sût voir longtemps encore « dans la Prusse, l’État de l’ordre, le cœur et le noyau de l’Empire, l’État sans lequel il n’y aurait pas d’Empire, avec lequel l’Empire restera debout, avec lequel il tombera… » Ainsi parle en 1913 l’ancien chancelier de Guillaume II. C’est la parole d’Otto de Frisingen, l’oncle et l’historien du grand Barberousse, disant : « L’Empire tombera, frappé par sa propre épée, » au temps où le monde du xiie siècle saluait dans les Hohenstaufen les restaurateurs de la gloire germanique et les dominateurs de la chrétienté.


Victor Bérard.
  1. De Hambourg aux Marches de Pologne, p. 483 : « Bismarck, disait M. de Bülow à M. Huret en 1906, Bismarck a toujours dit qu’il est bien plus facile de gouverner les Français libéraux et frondeurs que les Allemands traditionalistes et individualistes. Napoléon, à côté de beaucoup de mal, a fait du bien dans notre pays, en simplifiant avec sa netteté latine l’organisation compliquée qu’il y avait trouvée. »
  2. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions, I, p. 147.
  3. Voir là-dessus le chapitre de Jean Janssen, l’Allemagne et la Réforme, I, p. 408 : « Dès l’apparition des Allemands dans l’histoire, nous voyons en eux une race différente des autres : ils ne forment pas une nation, mais des peuplades distinctes qu’aucun lien politique ne rattache les unes aux autres et qui ont entre elles les rapports les plus divers ; les unes sont alliées, d’autres se combattent, d’autres enfin vivent dans un isolement complet, » etc.
  4. J. Janssen, l’Allemagne et la Réforme, I, p. 410-411.
  5. Voir là-dessus le chapitre de Janssen, auquel j’emprunte ces différentes citations : l’Allemagne et la Réforme, I, p. 419-437.
  6. Voir le chapitre de Fustel, Histoire des Institutions, II, p. 306.