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L’Étoile de Prosper Claes/13

La bibliothèque libre.
La Renaissance du livre (p. 184-194).


CHAPITRE XIII



Un matin que Camille achevait la toilette du petit Prosper — qui était à présent un grand garçon de deux ans et demi, plein de santé et de bonne humeur — on frappa à la porte et Adélaïde pénétra dans la chambre :

— Madame Camille, il y a un curé en bas qui demande après vous !

Et dans le ton de la bonne servante, qui n’avait jamais été plus dévote que ses maîtres, perçait tout l’étonnement farouche qu’un pareil visiteur osât se présenter chez eux.

Mais la jeune femme était prévenue depuis la semaine précédente. L’abbé de Boismont, lui avait écrit de Liège pour demander un entretien et fixer la date de son voyage à Bruxelles.

— Je sais ce que c’est, ma chère Adélaïde, répondit-elle avec beaucoup de calme. Vous pouvez introduire ce monsieur dans la pièce du rez-de-chaussée…

Puis, ayant embrassé le marmot, tout rose de son bain matinal :

— Emportez en même temps le petit pour qu’il déjeune avec Bon Papa et Bonne Maman et dites que l’on ne m’attende pas… D’ailleurs, j’aurai vite fait.

Elle était plus émue qu’elle le paraissait et se recueillit un instant avant de quitter la chambre. Pourtant, cette visite inévitable ne la prenait pas au dépourvu. L’orpheline connaissait les dernières volontés de sa marraine et l’obligation que la défunte imposait à sa filleule, d’épouser un belge d’origine allemande, le jeune baron Herman von Schuller, parent de son curé, exécuteur testamentaire par personne interposée. Le parti de la jeune femme était pris depuis longtemps : elle refuserait la succession sans dissimuler à l’ecclésiastique ce qu’elle pensait de son rôle en cette affaire. Non, la soutane ne l’intimiderait pas.

Quel homme pouvait-il être ? Camille ne l’avait jamais vu, la vieille demoiselle L’Hœst étant morte subitement la veille du jour fixé pour l’entrevue de son confesseur avec la jeune fille. C’était quelque gros prêtre sans doute, un de ces vicaires corpulents et surnourris, habiles à s’impatroniser chez les riches bigotes et qui vivent dans leurs maisons en parasites…

Mais il était temps de descendre. Elle n’eut aucun geste de coquetterie devant le miroir et ne s’avisa pas même d’enlever le tablier de coutil qui recouvrait sa robe sombre. Au bas de l’escalier, elle s’arrêta une seconde, puis, délibérément, entra dans la petite salle réservée aux entretiens d’affaires.

— Mademoiselle L’Hœst ? dit le visiteur en se levant.

C’était un grand vieillard, un peu courbé, à la figure fine, aristocratique, encadrée de beaux cheveux blancs et d’une barbe grisonnante, très soignée.

— Excusez-moi, mon enfant, de venir vous déranger à une heure aussi matinale… Mais j’ai tant de visites à faire…

La jeune femme était stupéfaite de ce que le personnage ressemblât si peu au portrait physique qu’en avait tracé son imagination rancunière. Sans le vouloir, elle subissait déjà l’ascendant de ce visage ouvert, de cette voix mélodieuse.

— Asseyez-vous, Monsieur, dit-elle en essayant quand même d’une certaine sécheresse. Puisque votre temps est si précieux, croyez que je n’en abuserai pas… Ma résolution, bien arrêtée, écourtera d’ailleurs un entretien dont je sais l’objet…

Alors, d’un geste paternel, le prêtre, resté debout, posa la main sur le bras de la jeune femme :

— Non, mon enfant, dit-il en l’enveloppant d’un regard plein de bonté, non, vous ne pouvez connaître le vrai but de ma visite… Faites-moi la grâce de vous asseoir près de moi…

Il n’y avait rien dans ces façons qui sentît la mansuétude étudiée et convenue des hommes d’église. Camille hésitait pourtant, en défiance contre la séduction jésuitique qui emprunte toutes les formes, à commencer par celle de la bonhomie.

— Je vous en prie, mon enfant, insista le visiteur avec une sorte de mélancolique supplication, ne craignez rien : c’est plus qu’un ami peut-être qui vient à vous pour causer de vos intérêts et adoucir vos peines…

Elle ne résista pas davantage et prit place à côté du vieillard qui, tout de suite, lui exposa le but de sa démarche. Le vicaire Mullendorf, exécuteur testamentaire de la vieille demoiselle L’Hœst étant récemment décédé, on l’avait désigné, lui l’abbé de Boismont, pour continuer son mandat.

— Vous n’êtes donc pas le confesseur de ma tante !

À cette exclamation, l’ecclésiastique ne put s’empêcher de sourire :

— Mais non, mon enfant ! Je n’ai du reste jamais été le confesseur de personne. Ce n’est pas ma vocation…

Surprise, elle le regardait maintenant d’une figure moins hostile. Il poursuivit :

— Je n’ai point connu la vieille demoiselle ni son directeur religieux. Une grande partie de mon existence a été consacrée à l’apostolat dans une mission africaine et je ne suis rentré en Belgique qu’aux premiers jours de la guerre…

Il poussa un soupir et resta un moment comme abîmé en de douloureuses réflexions. Puis, se redressant, il posa de nouveau ses fines mains gantées de noir sur le bras de la jeune femme :

— Mon enfant, j’ai pris connaissance des dispositions de votre parente. Elles sont assez embrouillées mais laissent finalement à l’exécuteur testamentaire le droit d’agir selon sa conscience. Vous n’ignorez pas que votre marraine vous a instituée sa légataire universelle à condition d’accepter comme époux un homme imposé, ou agréé du moins, par son confesseur…

À ces mots, Camille ne put réprimer un mouvement d’impatience :

— Et que m’importe la fortune de cette pauvre folle ! dit-elle avec véhémence. Je n’en veux pas et la refuse avec mépris !

— Ce désintéressement vous fait honneur, et je n’en doutais pas, repartit le vieillard d’une voix douce. Mais calmez-vous ; la condition essentielle peut être modifiée sinon supprimée. Pour ma part, je ne vous imposerai personne… C’est vous-même, c’est vous seule qui choisirez le plus digne…

— N’insistez pas ! s’écria-t-elle encore toute frémissante ; je ne me marierai jamais ! Donc j’abandonne cette fortune à qui ne sera pas dégoûté de la prendre !

Alors, le prêtre la fixa de ses yeux pâlis par les brûlants soleils d’outre-mer ;

— Mais, mon enfant, vous ne le pouvez pas !

— Et pourquoi donc, je vous prie ?

Il attendit un moment avant de répondre, comme s’il hésitait à donner sa raison péremptoire :

— Mais pour de nombreux motifs, il est inutile d’abord que ces biens considérables enrichissent des congrégations déjà suffisamment opulentes ou qu’ils soient dévolus en fin de compte à…

— À un Herman von Schuller ! dit-elle d’une voix sourde.

— Je sais, reprit le missionnaire ; oui, l’homme dont vous citez le nom, un naturalisé liégeois d’origine allemande est désigné dans le testament… Mais il n’y a plus à s’en inquiéter. Ce traître, passé à l’ennemi dès l’occupation, n’existe plus… Un des nôtres en a fait justice au moment d’être livré par lui au tribunal de sang. Sachez toutefois, que le feldgrau Herman von Schuller quoique défunt, n’est pas mort officiellement, muni de ses papiers, le soldat qui l’a supprimé travaille aujourd’hui sous son nom et son uniforme pour le compte de notre contre-espionnage… Ne tremblez donc pas si vous apprenez un jour que ce von Schuller est à Bruxelles !

— Ah ! dit-elle, ce m’est un soulagement de penser que cet odieux personnage ne peut plus nous faire tort, mais cela ne change rien à ma décision. Je repousse l’héritage de ma tante : voilà qui rend votre tâche plus aisée et simplifie tout…

Une flamme de tendresse passa dans le regard de l’abbé :

— Mon enfant, l’intérêt que vous m’inspirez est plus profond que vous ne pensez. C’est pourquoi je ne puis vous approuver. Mlle L’Hœst avait de l’affection pour vous et croyait s’entendre mieux que personne à assurer votre bonheur. Elle a voulu que vous fussiez sa légataire. Accomplissez son vœu, puisque la condition qui l’accompagne ne sera plus une contrainte exercée sur vos sentiments…

— Non, monsieur, ce que vous me proposez est irréalisable, encore une fois, je renonce à cette succession.

Le prêtre releva son beau front :

— Eh ! bien, ma fille, vous ne le devez pas… Et je pense que vous ne le pouvez pas…

Il avait prononcé ces paroles avec une certaine solennité qui, loin d’imposer à l’orpheline, lui restitua toute sa nervosité du début :

— Et qui m’en empêchera ? dit-elle avec hauteur. Je suis majeure et libre, je suppose…

— Oui, répondit-il en la regardant avec bonté, vous êtes maîtresse de vos actes…

Et, baissant la voix :

— Mais, Madame, vous avez un fils…



Frappée de stupeur, elle fixait le missionnaire avec une expression d’angoisse indicible. Comment cet étranger connaissait-il le mystère de sa vie ?

Mais le vieillard, violemment ému lui-même, s’était emparé de ses mains :

— Oh, n’ayez aucune crainte, ma chère Fille ! De ce que je sais votre secret, celui-ci n’en restera pas moins impénétrable à tous ceux qui ne sont pas dignes de le connaître… Il ne m’a d’ailleurs été révélé que par une personne qui avait reçu mandat de le faire en cas d’absolue nécessité, par un héroïque soldat appartenant au régiment de ligne où je m’étais enrôlé au début de la campagne en qualité d’aumônier… Après une terrible rencontre, ce jeune homme, grièvement blessé, fut transporté nuitamment dans une cabane de pêcheur perdue au milieu des dunes… C’est là que je reçus ses dernières volontés, dans un moment tragique et lorsqu’il paraissait sur le point d’expirer…

Camille écoutait avec émotion. Sans nul doute, c’était Victor De Bouck qui avait informé le prêtre des vœux de Prosper lorsque l’interne était tombé en recherchant le corps de son malheureux ami.

— Mais, dit-elle, ce jeune homme a pu être sauvé !

Le vieillard parut se recueillir :

— Je l’ignore, dit-il après un moment, car je fus obligé de quitter le soldat au point du jour… Ah ! Dieu veuille qu’il en soit ainsi !

— Mais oui, s’écria-t-elle, on a pu le transporter en Angleterre où il s’est complètement rétabli. Il est attaché aujourd’hui aux ambulances de Furnes. C’est Victor De Bouck, le médecin oculiste, l’ami intime de mon fiancé !

Il se taisait, songeur.

— N’en doutez pas ! poursuivit-elle, surprise de son silence. D’ailleurs, je pourrais vous montrer une lettre récente dans laquelle M. De Bouck m’annonce que l’état civil de mon enfant a été complété par une reconnaissance formelle que Prosper Claes lui avait remise en partant pour le combat où il a trouvé la mort…

— En effet, dit le prêtre redevenu attentif, j’ai pu vérifier le fait à la maison communale du village de Rilly, lorsque je m’y suis rendu porteur d’une pièce identique à moi confiée par le jeune soldat…

— Et bien, c’était Victor De Bouck ! Oh ! j’en suis sûre ! s’écria de nouveau la jeune femme avec exaltation.

— Excusez-moi, fit le missionnaire en passant la main sur son front. Ma mémoire s’est tellement affaiblie… Oui… le blessé portait peut-être le nom que vous dites…

— Mais vous vous rappelez au moins ses traits ?

— Hélas non… Sa figure disparaissait sous les appareils…

Alors, elle traça le portrait du jeune médecin, insistant sur sa taille qui dépassait à peine la moyenne. Cette fois, le vieillard hocha la tête :

— Non, le blessé était plutôt grand et robuste, il me semble… Mais qu’importe son nom, puisque le mandat dont il était chargé a été fidèlement et doublement rempli…

Elle restait muette et ne savait plus que penser. Si le soldat n’était pas le jeune médecin, quel pouvait-il être ?

— Mon enfant, reprit vivement le prêtre comme s’il voulait prévenir de nouvelles questions, j’abuse de vos instants… Pardonnez-moi la longueur de cet entretien… J’espère qu’il ne vous laissera aucune amertume contre moi. Vous savez maintenant qu’on ne vous contraindra pas à un mariage pour lequel vous ne sentiriez que de la répugnance. Vous allez donc réfléchir encore… Certes, votre fortune et celle de vos parents Claes peuvent vous faire dédaigner l’héritage de votre marraine. Mais, songez que nous vivons dans un temps plein d’incertitude, sous un régime de violence et de confiscation. Vous avez un fils… Alors, il vous est peut-être interdit de repousser sans examen toute proposition que je serais amené à vous faire au sujet d’une fortune qui revient légitimement à votre famille…

Elle avait repris son air ombrageux :

— Non, je ne suis pas encore persuadée ; si l’on m’impose le mariage, ma résolution est irrévocable. Je ne me marierai jamais !

— Vous parlez dans toute la sincérité de votre cœur… Vous n’oublierez jamais, je le comprends, j’aime à vous l’entendre dire ! Mais, laissez couler le temps… La douleur n’est pas éternelle. Je reviendrai un jour… Alors, sachant mieux qui je suis, vous consentirez sans doute à réaliser mon désir… celui de faire de vous une femme heureuse…

Il s’était levé. Son visage d’apôtre rayonnait de sagesse et de bonté :

— Je vous bénis, ma chère fille et que Dieu vous garde !

Il se retirait, quand un appel d’enfant retentit dans le vestibule.

— Oh ! dit le prêtre avec un doux sourire, laissez venir à moi le petit garçon !

Camille courut ouvrir la porte au bambin qu’elle prit dans ses bras.

— Eh bien, Péro, tu ne dis pas bonjour à Monsieur l’Abbé ?

L’enfant redressa sa jolie tête bouclée et regarda hardiment l’inconnu ; et tel était le charme que dégageaient les beaux yeux du vénérable missionnaire qu’il lui sourit à son tour en tendant les mains. Et le vieillard l’enleva doucement dans les airs pour le contempler avec cette adoration mystique que prêtent les maîtres aux personnages de la Légende Dorée.

Alors, dans son extase, ces paroles s’échappèrent de sa barbe soyeuse :

— Ah, tu es bien son fils !

Il pressait l’enfant sur sa poitrine tandis que Camille, stupéfaite des mots qu’elle venait d’entendre, fixait sur lui des yeux pénétrants. Était-ce une illusion ? La physionomie de l’apôtre évoquait tout à coup dans sa mémoire les traits d’un visage bien-aimé…

Mais déjà le prêtre avait remis le petit Prosper dans ses bras :

— Adieu, mes chers Enfants !