L’Évangéliste/II

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E. Dentu, éditeur (p. 12-33).


II

UN FONCTIONNAIRE


Il y avait déjà quatre ou cinq mois que ces Lorie habitaient la maison, et dans la rue du Val-de-Grâce, une rue de province avec ses commérages au pas des portes, ses murs de couvent dépassés de grands arbres, sa chaussée où les chiens, les chats, les pigeons s’ébattent sans peur des voitures, l’émoi de curiosité causé par l’installation de cette étrange famille n’était pas encore apaisé. Un matin d’octobre, sous la pluie battante, un vrai jour de déménagement, on les avait vus arriver ; le monsieur, long, tout en noir, un crêpe au chapeau, et, quoique jeune encore, vieilli par son air sérieux, une bouche serrée entre des favoris administratifs. Avec lui deux enfants, un garçon d’une douzaine d’années, coiffé d’une casquette de marine à ancre et à ganse dorées, et une petite fille que tenait par la main la bonne en coiffe berrichonne, tout en noir, elle aussi, et brûlée par le soleil comme ses maîtres. Un camion de chemin de fer les suivit de près, chargé de caisses, de malles, de ballots empilés.

« Et les meubles ? » demanda la concierge installant ses locataires. La Berrichonne répondit, très calme « Y en a pas… », et, comme le trimestre était payé d’avance, il fallut se contenter de ce renseignement. Où couchaient-ils ? Sur quoi mangeait-on ? Et pour s’asseoir ? Autant d’énigmes difficiles à éclaircir ; car la porte s’entrebâillait à peine, et si les croisées n’avaient pas de rideaux, leurs volets pleins restaient toujours tirés sur la rue et sur le jardin. Ce n’est pas du monsieur, sévère et fermé jusqu’au menton dans sa longue redingote, qu’on pouvait espérer quelque détail ; d’ailleurs, il n’était jamais là, s’en allait le matin fort affairé, une serviette en cuir sous le bras, et ne rentrait qu’à la nuit. Quant à la grande et forte fille à tournure de nourrice qui les servait, elle avait un certain coup de jupe de côté, une façon brusque de tourner le dos aux indiscrétions, qui tenait le monde à distance. Dehors, le garçon marchait devant elle, la petite, cramponnée à sa robe ; et lorsqu’elle allait au lavoir, un paquet de linge sur sa hanche robuste, elle enfermait les enfants à double verrou. Ces gens-là ne recevaient jamais de visites ; seulement deux ou trois fois la semaine, un petit homme coiffé d’un chapeau de paille noire, espèce de marinier, rôdeur du bord de l’eau, avec des yeux vifs dans un teint de jaunisse, et toujours un grand panier à la main. En somme, on ne savait rien sur eux, sinon que le monsieur s’appelait Lorie-Dufresne, comme le témoignait une carte de visite clouée à la porte :

Charles Lorie-Dufresne
Sous Préfet à Cherchell
Province d’Alger


tout ceci raturé d’un trait de plume, mais incomplètement, comme à regret.

Il venait en effet d’être révoqué, et voici dans quelles circonstances. Nommé en Algérie vers la fin de l’Empire, Lorie-Dufresne avait dû à son éloignement d’être maintenu sous le nouveau régime. Sans convictions bien solides du reste, comme la plupart de nos fonctionnaires, et tout disposé à donner à la République les mêmes preuves de zèle qu’à l’Empire, pourvu qu’on lui conservât son poste. La vie à bon marché dans un pays admirable, un palais pour sous-préfecture avec des jardins d’orangers et de bananiers en terrasse sur la mer, à ses ordres un peuple de chaouchs, des spahis dont les longs manteaux rouges s’envolaient sur un geste, ouverts et allumés comme des ailes de flamants, chevaux de selle et de trait fournis par l’État à cause des grandes distances à parcourir, voyons, tout cela valait bien quelques sacrifices d’opinion.

Maintenu le Seize-Mai, Lorie ne vit sa position menacée qu’après le départ de Mac-Mahon ; mais il échappa encore, grâce à son nouveau préfet, M. Chemineau. Ce Chemineau, un ancien avoué de Bourges, futé et froid, très souple, de dix ans plus vieux que lui, avait été pour Lorie-Dufresne, alors conseiller de préfecture, ce type idéal que les jeunes gens adoptent en commençant la vie et sur lequel ils se façonnent presque à leur insu, à l’âge où il faut toujours copier quelque chose ou quelqu’un. Il grima sa jolie figure sur la sienne, lui prit ses airs gourmés, finauds, son sourire discret, la coupe de ses favoris et jusqu’au sautillement de son binocle au bout du doigt. Longtemps après, lorsqu’ils se retrouvèrent en Algérie, Chemineau crut revoir l’image de sa jeunesse, mais avec quelque chose de naïf et d’ouvert dans le regard, que M. le préfet n’avait jamais eu ; et c’est à cette ressemblance toute flatteuse que Lorie dut sans doute la protection de ce vieux garçon, aussi sec, aussi craquant et inexorable que le papier timbré sur lequel il grossoyait autrefois ses procédures.

Malheureusement, après quelques années de Cherchell, Mme Lorie tomba malade ; une de ces cruelles blessures de femmes qui les frappent aux sources mêmes de la vie, et que développe vite ce climat excessif où tout pousse et fermente terriblement. Sous peine de mourir en quelques mois, il fallait revenir en France, dans une humidité d’atmosphère qui pourrait prolonger longtemps, sauver même cette existence si précieuse à toute une famille. Lorie voulait demander son changement, le préfet l’en empêcha. Le ministère l’oubliait ; écrire, c’était tendre le cou. « Patientez encore… Quand je passerai l’eau, je vous la ferai passer avec moi. »

La pauvre femme partit seule, et vint s’abriter à Amboise, en Touraine, chez des cousins éloignés. Elle ne put même emmener ses enfants, les vieux Gailleton n’en ayant jamais eu, les détestant, les craignant dans leur maison étroite et proprette, à l’égal d’une nuée de sauterelles ou de toute autre horde malfaisante. Il fallut bien se résigner à la séparation ; l’occasion était trop belle de ce séjour sous un ciel merveilleux, avec un semblant de famille, la pension moins chère que dans un hôtel. D’ailleurs, ils n’en auraient pas pour longtemps, Chemineau n’étant pas homme à moisir en Algérie. « Et je passerai l’eau avec lui… », disait Lorie-Dufresne qui ramassait les mots de son chef.

Des mois se passèrent ainsi ; et la malade se désespérait, sans mari, sans enfants, livrée aux taquineries idiotes de ses hôtes, aux sourds lancinements de son mal. C’était, de semaine en semaine, des lettres déchirantes, une plainte toujours la même, « mon mari…, mes enfants… », qui traversait la mer et faisait chaque jeudi, jour du courrier, trembler jusqu’à la pointe de ses favoris le pauvre sous-préfet guettant à la longue-vue du cercle le paquebot qui venait de France. À un dernier appel, plus navrant que les autres, il prit un grand parti, s’embarqua pour aller voir le ministre, une démarche lui paraissant en ce cas moins dangereuse qu’une lettre. Au moins on parle, on se défend ; et puis il est toujours plus facile de signer de loin un arrêt de mort que de le prononcer en face du condamné. Lorie avait raisonné juste. Par hasard, ce ministre était un brave homme que la politique n’avait pas encore gelé jusqu’au ventre et qui s’émut à cette petite histoire de famille égarée parmi son tas de paperasses ambitieuses.

« Retournez à Cherchell, mon cher monsieur Lorie… Au premier mouvement, votre affaire est sûre. »

S’il était content, le sous-préfet, en franchissant la grille de la place Beauvau, en sautant dans le fiacre qui le conduisait à la gare pour l’express de Touraine ! L’arrivée chez les Gailleton fut moins gaie. Sa femme l’accueillit de sa chaise longue qu’elle ne quittait plus, passant tristement ses journées à regarder devant elle la grosse tour du château d’Amboise, dont la rondeur massive et noire s’étalait en face de sa tristesse de captive. Depuis quelque temps, elle n’habitait plus la maison des Gailleton, mais à côté, chez leurs « closiers » chargés de conduire le vignoble qui joignait le jardin.

La maladie s’aggravant, Mme Gailleton avait craint pour son carreau et son meuble le va-et-vient des soins, les tisanes qui poissent, l’huile de la veilleuse. C’est que, de l’aube à la nuit, la vieille femme ne quittait son plumeau, sa brosse, le morceau de cire, menait une existence de frotteur, toujours soufflant, dépeignée, à quatre pattes dans un hideux jupon vert, à entretenir sa chère maison, vrai type de la petite propriété tourangelle, toute blanche et coquette, avec la cocarde rouge d’un géranium à chaque fenêtre. Pour son jardin, l’homme était presque aussi féroce ; et menant le sous-préfet vers sa malade, il lui faisait admirer l’alignement militaire des bordures, toutes les fleurs aussi luisantes que si le plumeau de madame y avait passé : « Et vous comprenez bien, cousin, que des enfants par ici, ça n’aurait pas fait l’affaire… Mais nous voici chez la cousine… Vous allez la trouver changée. »

Oh ! oui, et bien pâle, et les joues bien creuses, comme travaillées au couteau, et son pauvre corps de blessée se devinant diminué et difforme sous la longue robe flottante ; mais Lorie ne s’aperçut pas de cela tout de suite, car la joie de voir entrer son cher mari l’avait faite aussi rose, aussi jeune et vivante qu’à ses vingt ans. Quelle étreinte, lorsqu’ils furent seuls, le Gailleton retourné à son jardinage. Enfin, elle l’avait là, elle le tenait, elle ne mourrait pas sans en embrasser un. Et les enfants, Maurice, Fanny ? Sylvanire, leur bonne, en avait-elle bien soin ? Ils devaient être grandis. Cette méchanceté, pourtant, de ne pas lui permettre au moins sa petite Fanny.

Puis de tout près, bien bas, à cause du râteau de Gailleton qui grinçait sous la fenêtre : « Oh ! emmène-moi, emmène-moi… Si tu savais comme je m’ennuie là, toute seule, comme cette grosse tour m’étouffe ! Il me semble que c’est elle qui m’empêche de vous voir. » Et l’égoïsme tatillon de ces vieux maniaques, leur effarement quand la pension arrivait un jour en retard, le sucre, le pain qu’on lui comptait, les gros doigts de la « closière » qui lui faisaient mal en la portant sur son lit, elle racontait tout, dégonflait les rancœurs de son chagrin d’une année. Lorie l’apaisait, la raisonnait de son air grave, mais au fond bien remué, bien navré, répétait la parole rassurante du ministre : « Au premier mouvement… » et depuis quelque temps, Dieu sait que les mouvements ne sont pas rares. Dans un mois, dans huit jours, peut-être demain, sa nomination serait à l’Officiel. Alors de beaux projets d’installation, tout un mirage de bonheur, de santé, d’avancement, de fortune, comme savait en imaginer ce chimérique fourvoyé dans l’administration, qui n’avait pris à Chemineau que sa bouche rase et son masque important. Et elle l’écoutait, la tête sur son épaule, se berçait, demandait à croire malgré les coups sourds du mal qui la travaillait.

Le lendemain, par un de ces matins clairs et légers des bords de la Loire, ils déjeunaient, la fenêtre ouverte, la malade encore au lit, les portraits des enfants devant elle, quand l’escalier de bois de la maison paysanne craqua sous le pas à gros clous du cousin. Il tenait à la main l’Officiel qu’il recevait par une habitude d’ancien greffier au tribunal de commerce et qu’il lisait respectueusement de la première à la dernière ligne :

« Eh bien ! le mouvement a eu lieu… Vous êtes révoqué. »

Il dit cela brutalement, n’ayant déjà plus sa déférence de la veille pour l’employé supérieur de l’État. Lorie saisit le journal, le lâcha tout de suite pour courir à sa femme dont la figure avait pris une couleur terreuse d’agonie : « Mais non, mais non… ils se sont trompés… c’est une erreur. » L’express allait passer. En quatre heures, il serait au ministère, et tout s’expliquerait. Mais à la voir si changée, la mort sur les joues, il s’effraya, voulut attendre la visite du médecin. « Non… Va-t-en tout de suite… » Et pour le décider, elle jurait qu’elle se sentait mieux, l’étreignait au départ, d’une grande force, avec des bras dont la vigueur le rassura un peu.

Ce jour-là, Lorie-Dufresne arriva trop tard place Beauvau. Le lendemain, Son Excellence ne recevait pas. Introduit le troisième jour, après deux heures d’attente, il se trouva en présence, non du ministre, mais de Chemineau, installé, en jaquette, tout à fait chez lui.

« Eh ! oui, mon bon, c’est moi… Dans la place !… Depuis ce matin… Vous y seriez aussi si vous m’aviez écouté… Mais non, vous préfériez venir vous faire fendre l’oreille… Ça vous apprendra…

– Mais je croyais… on m’avait promis…

– Le ministre a eu la main forcée. Vous étiez le dernier sous-préfet du Seize-Mai… vous venez dire : Je suis là… Alors ! »

Ils se tenaient debout, l’un devant l’autre, leurs grands favoris face à face, de même coupe et de même longueur, leurs deux binocles sautillant au bout du même doigt, mais avec la distance entre eux d’une copie à un tableau de maître. Lui pensait à sa femme, à ses enfants. C’était sa seule ressource, cette place. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? » demanda-t-il tout bas en étranglant. Chemineau en eut presque pitié, l’engagea à venir de temps en temps au ministère. On lui avait donné la direction de la presse. Peut-être pourrait-il le prendre un jour dans les bureaux.

Lorie rentra à l’hôtel, désespéré. Une dépêche l’y attendait, datée d’Amboise : « Venez vite… elle va mourir. » Mais il eut beau se presser, quelqu’un courut devant, qui allait encore bien plus vite ; et quand il arriva, sa femme était morte, morte seule, entre les deux Gailleton, loin de tout ce qu’elle aimait, avec l’angoisse du lendemain pour ces pauvres chers êtres dispersés. Ô politique sans entrailles !

La promesse de Chemineau le retenait à Paris. D’ailleurs, que serait-il allé faire en Afrique ? Ramener les enfants, la bonne s’en chargerait, et aussi de régler quelques petites notes, d’emballer les papiers personnels, les livres, les vêtements, puisque tout le reste, mobilier, linge, vaisselle, appartenait à l’État. Sylvanire méritait cette confiance ; au service de la famille depuis douze ans, alors que Lorie, nouvellement marié à Bourges, n’était encore que conseiller de préfecture, on l’avait prise comme nourrice du premier-né, quoiqu’elle sortît à peine de la triste aventure commune aux filles de campagne, séduite par un élève de l’école d’artillerie, puis laissée à la borne avec un enfant qui ne vécut pas. Pour une fois, cette charité humaine et simple eut sa récompense. Les Lorie eurent dans leur servante le dévouement naïf, absolu d’une robuste et belle fille, désormais à l’abri des surprises et dégoûtée de l’amour – ah ! ouiche, l’amour… un brancard et l’hôpital ; – très fière avec cela de servir quelqu’un du gouvernement, un maître en habit brodé et chapeau à claque.

De cet air aisé, solide, qu’elle avait de faire toute chose, Sylvanire se débrouilla de ce grand voyage compliqué d’une liquidation plus difficile que Lorie ne l’imaginait, car les économies de la bonne y passèrent. À la sortie du wagon, quand elle émergea de la foule, tenant par la main les deux orphelins dans leur deuil tout neuf, il y eut un moment de grande émotion, un de ces poignants petits drames comme il s’en agite à toute heure dans les gares, parmi le fracas des brouettes, les bousculades du factage et de la douane. On veut se tenir devant le monde, surtout quand on a une belle paire de favoris à la Chemineau ; on affecte de s’occuper des détails matériels ; mais les larmes coulent tout de même, mouillent les mots les plus banals.

« Et les bagages ? » demandait Lorie à Sylvanire en sanglotant ; et Sylvanire, encore plus émue, répondait qu’il y en avait trop, que Romain les enverrait par la pe… e… tite vite… e… sse. – « Oh ! alors, si… c’est Romain… » Il voulait dire : « ce sera certainement très bien fait… » Mais les larmes l’en empêchèrent. Les enfants, eux, ne pleuraient pas, tout étourdis de leur longue route, et puis trop jeunes encore pour savoir ce qu’ils avaient perdu et comme c’est triste de ne plus pouvoir dire « maman » à celle qui pardonne tout.

Pauvres petits Algériens, que Paris leur sembla sinistre, passant de l’azur, du soleil, de la vie large de là-bas à une chambre d’hôtel au troisième, rue du Mail, noire du moisi de ses murs et de la pauvreté de ses meubles ! Puis le dîner de la table d’hôte où il ne fallait pas parler, toutes ces figures inconnues, et pour distraction quelques promenades sous un parapluie avec la bonne qui n’osait aller plus loin que la place des Victoires, de peur de perdre son chemin. Le père, pendant ce temps-là, courait à la recherche d’un emploi, en attendant d’entrer au ministère.

Quel emploi ?

Quand on a vécu vingt ans dans l’administration, on ne s’entend plus guère à faire autre chose, fatigué, banalisé par le ronflant et le vide de l’existence officielle. Personne ne savait mieux que lui tourner une lettre administrative, dans ce style arrondi, incolore, qui a horreur du mot propre, ne doit viser qu’à une chose : parler sans rien dire. Personne ne connaissait plus à fond le formulaire des salutations hiérarchiques, comment on écrit à un président de tribunal, à un évêque, un chef de corps, un « cher ancien camarade » ; et pour tenir haut le drapeau de l’administration en face de la magistrature, son irréconciliable ennemie, et pour la passion du bureau, de la paperasse, fiches, cartons verts, registres à souches, pour les visites d’après-midi à la présidente, à la générale, débiter debout – le dos à la cheminée, en écartant ses basques – toutes sortes de phrases enveloppées, jamais compromettantes, de façon à être avec chaleur de l’avis de tout le monde, louer brutalement, contredire avec douceur, le binocle en l’air : « Ah ! permettez… » ; pour présider au son de la musique et des tambours un conseil de révision, un comice agricole, une distribution de prix, citer un vers d’Horace, une malice de Montaigne, moduler son intonation selon qu’on s’adresse à des enfants, à des conscrits, des prêtres, des ouvriers, des bonnes sœurs, des gens de campagne, bref pour tous les clichés, poses et grimaces de la figuration administrative, Lorie-Dufresne n’avait de pareil que Chemineau. Mais à quoi tout cela lui servait-il maintenant ? Et n’était-ce pas terrible, à quarante ans, de n’avoir pour nourrir et vêtir ses enfants que des gestes d’estrade et des phrases creuses ?

En attendant sa place au ministère, l’ex-sous-préfet en fut réduit à chercher du travail dans une agence de copies dramatiques.

Ils étaient là une douzaine autour d’une grande table, à un entresol de la rue Montmartre, si obscur que le gaz y restait allumé tout le jour, écrivant sans se dire un mot, se connaissant à peine, dans un disparate d’hôpital ou d’asile de nuit ; mais tous des décavés, des faméliques aux yeux de fièvre, aux coudes râpés, sentant le pauvre ou même pis. Quelquefois parmi eux un ancien militaire, bien net, bien nourri, un ruban jaune à la boutonnière, venu pour gagner en quelques heures d’après-midi de quoi compléter sa petite pension de retraite.

Et de la même ronde uniforme, sur du papier de même format, très lisse pour que la plume courût plus vite, ils copiaient sans relâche des drames, vaudevilles, opérettes, féeries, comédies, machinalement, comme le bœuf laboure, la tête basse et les yeux vides. Lorie, les premiers temps surtout, s’intéressait à sa besogne, s’amusait des mille intrigues bizarres défilant au bout de sa plume, et des cocasseries du vaudeville à surprises, et des péripéties du drame moderne avec son éternel adultère, accommodé à tous les piments.

« Où vont-ils chercher tout ça ? » se disait-il parfois, effaré de tant de complications infinies en dehors des réalités communes. Ce qui le frappait aussi, c’était la quantité d’excellents repas que l’on fait dans les pièces, toujours du champagne, du homard, des pâtés de venaison, toujours des gens qui causent la bouche pleine, la serviette sous le menton ; et tout en transcrivant ces détails de mise en scène, lui déjeunait d’un croissant de deux sous qu’il émiettait honteusement au fond de sa poche. D’où il conclut que le théâtre et la vie sont des choses absolument différentes.

À ce métier de copiste, Lorie se faisait des journées de trois ou quatre francs, qu’il aurait pu doubler en travaillant le soir chez lui, mais on ne confiait pas les manuscrits à domicile ; puis il y avait du chômage. Et Chemineau qui le remettait de jour en jour, et la note de l’hôtel qui enflait à faire peur, et les bagages qui arrivaient avec trois cents francs de frais de route… Trois cents francs de colis !… Il n’y voulait pas croire, mais s’expliqua ce chiffre invraisemblable, en voyant sous un hangar de Bercy cette rangée de caisses, de ballots, tous à son adresse. Dans l’impossibilité de faire un triage, Sylvanire avait tout raflé, défroques, paperasses, ce dont les ambulants de l’administration se débarrassent à chaque campement, tout ce qui s’était entassé chez le sous-préfet d’inutilités encombrantes en ses dix ans de séjour, bouquins de droit dépareillés, brochures sur l’alfa, l’eucalyptus, le phylloxera, toutes les robes de madame, – pauvre madame, – jusqu’à de vieux képis brodés, des poignées de nacre d’épées de parade, de quoi ouvrir une boutique de bric-à-brac « AU SOUS-PRÉFET DÉGOMMÉ », le tout solidement ficelé par Romain, cloué, cacheté, à l’abri des accidents de terre et de mer.

Le moyen de remiser cela à l’hôtel ? Il fallut chercher un logement, dénicher ce petit rez-dechaussée de la rue du Val-de-Grâce qui tenta le sous-préfet par le calme, l’aspect provincial de la maison et de la rue, le voisinage du Luxembourg où les enfants pourraient s’aérer. L’installation s’y fit gaiement. La joie des petits d’ouvrir les caisses, de retrouver des objets connus, leurs livres, la poupée de Fanny, l’établi de menuisier de Maurice. Après l’indifférence banale de l’hôtel, l’amusement d’un camp bohème ; tant de choses inutiles pour beaucoup d’autres qui manquaient, la bougie dans un vieux flacon à eau de Cologne, des journaux servant d’assiettes… On rit de bon cœur le premier soir ; et lorsque après un dîner léger, sur le pouce, les matelas déroulés, les caisses en tas, Lorie-Dufresne, avant de se coucher, promena solennellement la bougie sur cet intérieur de commissionnaire en marchandises, il eut un mot qui traduisait bien leur intime bien-être à tous : « C’est un peu dégarni, mais au moins nous sommes chez nous ! »

Le lendemain, ce fut plus triste. Avec les frais de voiturage, l’avance du loyer, Lorie avait vu la fin de son argent, déjà fort entamé par la note des Gailleton, les voyages, le séjour à Paris et l’achat d’une petite concession dans le cimetière d’Amboise, oh ! toute petite, pour quelqu’un qui n’avait jamais tenu beaucoup de place. L’hiver approchait pourtant, un hiver comme il n’en existe pas en Algérie et pour lequel les enfants n’étaient équipés de vêtements ni de chaussures. Heureusement, il y avait Sylvanire. La brave fille suffisait à tout, allait au lavoir, taillait, raccommodait dans les débris d’autrefois, nettoyait les gants de monsieur, rafistolait son lorgnon avec du fil d’archal, car l’ancien fonctionnaire ne négligeait pas la tenue. C’est elle aussi qui trafiquait chez les marchands d’habits de la rue Monsieur-le-Prince, chez les bouquinistes de la rue de la Sorbonne, les vieux livres de droit, les brochures sur la viticulture, et, reliques encore plus précieuses, les habits de parade du sous-préfet, ses redingotes brodées d’argent fin.

Une de ces défroques administratives, dont les marchands n’avaient pas voulu à cause de sa décrépitude, servait à Lorie de robe de chambre, économisait son unique vêtement de sortie ; et c’était quelque chose de le voir, grelottant et digne sous la loque à broderies, arpenter leur logement pour se réchauffer, tandis que Sylvanire s’usait les yeux à la lueur d’une bougie et que les enfants dormaient dans des caisses d’emballage transformées en couchettes, afin de leur éviter le froid du carreau. Non, jamais, dans les pièces qu’il copiait, si bizarres pourtant, si extraordinaires, Lorie-Dufresne n’avait rien vu d’aussi extravagant.