L’Évangéliste/VI

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E. Dentu, éditeur (p. 107-128).


VI

L’ÉCLUSE


« Romain !… Voilà Romain !… »

Ce cri de joie de la petite Fanny, au moment où le train s’arrêtait à la gare d’Ablon, mit aux portières une rangée de têtes allumées, tapageuses, têtes de Parisiens échappés faisant leur première partie de campagne de la saison dans l’air vif et le gai soleil d’un joli lundi de Pâques ; et l’aspect rigolo du petit homme, son rire de sapajou ouvert jusqu’aux oreilles, répondant à la bonne humeur générale, ce fut d’un bout à l’autre du train le même appel retentissant, modulé, sur tous les tons, des « Voilà Romain !… Bonjour, Romain !… Ohé, Romain, ohé !… » qui donnèrent pour une minute à l’éclusier, debout tout flambant sur le quai de la gare, l’assourdissante ivresse de la popularité.

« Eh ! bon Dieu, qu’est-ce qu’ils ont donc après toi, mon pauvre homme ? » fit Sylvanire épouvantée, sautant du wagon la première, la petite Fanny dans ses bras.

« Ils sont contents, ils s’amusent…, mais, cré cochon !… j’ai encore plus d’agrément qu’eux. »

Et se hissant jusqu’aux joues vermeilles de sa femme, il les fit claquer d’un gros baiser qui redoubla les rires aux portières ; puis il s’élança pour donner la main à Mme Ebsen et à sa fille, mais, Lorie qui était dans le wagon, l’avait déjà prévenu et faisait descendre ces dames du geste respectueusement anéanti dont il recevait jadis l’impératrice Eugénie débarquant sur le quai de Cherchell.

« Et Maurice ?… » demanda Fanny cherchant son frère aux côtés de Romain.

« M. Maurice est à l’écluse, mamzelle. Je l’ai laissé avec Baraquin pour aider à la manœuvre… Par ici la sortie, monsieur, mesdames… »

Chargé des manteaux, des parapluies de tout le monde, d’un petit pas alerte et serré où l’on sentait le désir retenu de courir, de gambader, l’éclusier se précipita vers la barrière, pendant que le train secouait sa fumée au départ, en criant de ses mille voix gamines :

« Romain ! Ohé, Romain ! »

C’était une idée de Sylvanire, devant la mine abrutie et lamentable de l’élève du Borda toujours le nez allongé sur ses livres, de l’envoyer se distraire au bon air de la campagne ; et Lorie avait d’autant mieux consenti qu’avec son sens utilitaire de la vie, il voyait là pour le jeune homme une occasion de pousser ses études navales du côté pratique. Maurice était à l’écluse depuis trois semaines, lorsque, profitant d’un jour de vacances, sans leçons ni ministère, on avait fait la partie de venir le voir en bande. Quelle fierté pour Romain de recevoir son ancien préfet et ces deux belles dames, quelle joie de faire à Sylvanire les honneurs de ce domicile conjugal où bientôt peut-être… mais motus ! Ça, c’était un secret entre eux deux.

D’Ablon à Petit-Port il n’y a guère plus de trois kilomètres que parcourt un omnibus à tous les trains ; mais l’éclusier, pour faire mieux les choses, avait pris son bateau de service, un large bachot vert, repeint de frais, où tout le monde s’installa, la petite fille à l’arrière entre Éline et Mme Ebsen, Lorie sur la banquette en face, Sylvanire à l’avant, qu’elle emplissait avec sa robe de ce bleu de bonne qui semble une livrée et sa coiffe blanche tuyautée à la paille. Romain, leste comme un rat, sauta le dernier en poussant la berge du pied, et prit les rames. La barque était chargée, la Seine lourde.

« Vous allez vous fatiguer, mon brave…

– Pas peur, monsieur Lorie. »

Et le petit homme souquait ferme, riant, grimaçant au soleil, renversant sa tête crépue jusque sur les genoux de sa femme, et, par une singulière manœuvre, tirant vers le milieu du fleuve où le courant semblait bien plus rude.

« Petit-Port est donc de l’autre côté, Romain ?

– Faites excuse, monsieur Lorie… Mais c’est rapport à la Chaîne… »

On ne comprit ce qu’il voulait dire qu’en le voyant lâcher ses rames tout à coup, et du bout de sa gaffe accrocher le dernier bateau d’un long train de remorque qui passait tous les matins à cette heure-là. Navigation délicieuse, sans fatigue ni secousse. Le battement de la machine et le grincement de la chaîne de touage dévidée sur le pont du remorqueur ne s’entendaient que de très loin, dans un bruit monotone et berceur élargi jusqu’aux deux rives avec les écumes du sillage. Sous le ciel clair, égayé par cette jeunesse du jour et de l’année, la campagne déserte, les maisons blanches espacées de verdure naissante, de lilas bleuissants, se déroulaient des deux côtés dans un bon vent de vitesse.

« Comme on est bien ! » disait Fanny, son bras sous celui d’Éline ; et cette petite voix d’enfant exprimait le sentiment de tous. Ils étaient bien. Pour la première fois depuis leur malheur, la jeune fille retrouvait des couleurs de santé, son frais sourire de fleur entr’ouverte, au contact de la nature qui berce et console. Mme Ebsen, comme tous les gens qui ont longtemps vécu, beaucoup peiné, jouissait tranquillement d’un jour de trêve. Lorie regardait les blonds cheveux follets voltigeant aux tempes, au front, au cou d’Éline, se figurant que c’était un peu son cœur à lui que le bras de son enfant rapprochait du cœur de la jeune fille. Mais le plus heureux était encore Romain assis à l’avant près de sa femme et lui parlant tout bas avec un regard finaud qu’il coulait de temps en temps vers l’arrière.

« Voilà Petit-Port !… » fit-il au bout d’un moment, en montrant un village aux uniformes toits rouges disséminés sur les pentes un peu rases, jardins de maraîchers, carrés de fleurs ou de légumes, qui bordent, au-dessus d’Ablon, la rive gauche de la Seine… Dans un quart d’heure, nous serons à l’écluse… »

Sur la berge, un domaine d’allure ancienne et seigneuriale étalait en longueur ses toits à balustres, ses rangées de persiennes grises, ses charmilles touffues et taillées, avec une demi-lune gazonnée, entourée de bornes reliées de chaînes, en face de la porte d’entrée. Au delà, un parc immense grimpait la côte, une houle de grands arbres d’essences diverses que tranchait au milieu un vieil escalier de pierre, disjoint et piqué d’herbages, à la double rampe se recourbant en arc. Et comme les verdures étaient encore grêles, on apercevait aussi tout en haut la maçonnerie blanche, la croix de pierre lourde et neuve d’un grand tombeau de famille ou d’une chapelle.

« Le château des Autheman… », répondit Romain aux regards qui l’interrogeaient.

« Mais alors, c’est Port-Sauveur ? » fit Éline vivement.

« Tout juste, mamzelle… C’est comme ça qu’ils appellent le château dans le pays. Une drôle de boîte, allez… et leur village donc ! Je crois qu’il faudrait chercher loin en Seine-et-Oise et même par toute la France pour trouver un endroit pareil. »

Un malaise inexplicable envahit tout à coup la jeune fille, ternit pour elle le beau soleil printanier et la pure atmosphère aux senteurs de violettes ; c’était le souvenir de sa visite à la rue Pavée, les reproches de Mme Autheman sur la mort impénitente de grand’mère. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ces rangées de persiennes closes, de ce parc profond et mystérieux que dominait la croix, funèbrement. Quel hasard l’amenait là ? Était-ce bien un hasard, ou peut-être une volonté plus haute, un avertissement de Dieu ?

Mais déjà le coude du terrain, un bouquet d’arbres, la marche du bateau ramassant tout le domaine sur la côte, lui ôtaient son caractère fatal d’apparition ; et maintenant l’on apercevait l’écluse coupant le fleuve d’une écume d’argent et d’un grondement sourd, plus fort à mesure que l’on approchait des vannes du barrage, de la petite jetée blanche du bief qui ouvrait sa porte lentement aux appels de la remorque. Romain montra à Sylvanire une petite maison sur le chemin de halage, un dé à jouer, dont les portes et fenêtres figuraient assez bien les points noirs.

« Chez nous !… » fit-il tout bas, le regard humide, en détachant sa barque du train et l’amenant à quai. Maurice, fort occupé sur la jetée avec le garçon d’écluse, les vit de loin ; il accourut en poussant des cris de Caraïbe, agitant en l’air sa casquette dont l’eau et le soleil avaient dédoré les galons, lui-même hâlé, bronzé, le nez rougi et grossi, un vrai marinier, disait Romain, et joliment dégourdi sur la manœuvre.

« Hein, Maurice ? le Borda ! » cria le père tout rayonnant, sans voir la figure terrifiée que rendait au pauvre enfant ce brusque rappel à sa vocation. Heureusement, on arrivait à la maison d’écluse, un rez-de-chaussée élevé de quelques marches à cause des grandes crues, cerné d’un potager aux verts sillons bien en ordre. À l’intérieur, une grande pièce avec deux petits lits de fer pour l’éclusier et son garçon dans un coin, le cadran en bois, aiguille, manipulateur, tout l’appareil télégraphique qui relie entre elles les écluses de la Seine. À côté, la cuisine, reluisante d’ustensiles qui n’avaient jamais servi.

« Vous comprenez, » disait Romain, « tant que je suis garçon… », et il raconta qu’il mangeait à l’Affameur, chez Damour, un cabaret de marine à deux pas, renommé pour sa soupe aux légumes et ses tanches à la casserole. C’est là qu’il avait commandé le déjeuner. Il ouvrit encore, en face de la cuisine, une grande pièce noire aux volets clos où il introduisit son monde avec fierté et mystère ; et le jour entrant à flots par la fenêtre ouverte, ce furent des exclamations devant le beau lit en acajou, le petit tapis à roses criardes, la commode surmontée d’une glace qui reflétait un assortiment de bibelots gagnés à la foire, et le papier jaune à fleurs, piqué d’images de magasins. Une surprise, cette chambre ! La chambre de Sylvanire, achetée entièrement des économies de l’éclusier, et sans rien dire à sa femme. Il lui en gardait l’étrenne pour quand… pour quand…

« C’est bon », fit Sylvanire, qui craignait qu’il en dit trop ; et elle l’entraîna, laissant ces dames rajuster devant la glace neuve leurs chapeaux que le vent de la Seine avait un peu fourragés. Restée seule avec Éline et sa mère, la petite Fanny leur dit d’un ton mystérieux :

« Je sais bien, moi, pourquoi Romain est si content… C’est qu’ils vont bientôt se mettre ensemble… dès que nous aurons une autre maman. »

Éline tressaillit :

« Une autre maman !… qui donc t’a parlé de cela ?

– Sylvanire, ce matin, en m’habillant… Mais, chut !… c’est un grand secret. »

Elle courut rejoindre son frère qui l’appelait.

Les deux femmes se regardèrent.

« Cachottier… », dit Mme Ebsen en souriant. Éline s’indignait : « Quelle folie ! se marier, à son âge… » Et sa main tremblait, tout émue, en rajustant la longue épingle de jais dans ses cheveux.

« Mais, Linette, M. Lorie n’est pas vieux… À peine quarante ans… Il ne les paraît même pas… Et si bien, si distingué. »

Quarante ans. Éline l’aurait cru plus âgé. C’était sans doute son air sérieux, ses façons solennelles qui le vieillissaient à ses yeux. Aussi l’annonce imprévue de ce mariage ne la troublait-elle que sur un point, son affection extrême pour la petite Fanny qu’elle s’était habituée à traiter comme son enfant, et que bien sûr cette femme allait lui reprendre. Mais quelle femme ? Lorie n’en avait jamais parlé. Il ne sortait pas, ne voyait personne.

« Il faut le faire causer, » dit la mère… « Nous avons toute la journée pour ça. »

Quand elles vinrent les rejoindre sur la petite jetée, Romain expliquait à M. Lorie le système de l’écluse, les vannes levées ou baissées à l’aide d’un levier, les crampons de fer dans la pierre, par lesquels il descendait, vêtu d’un scaphandre, réparer sous l’eau les portes du bief. Fameuse invention, cré cochon, que ces écluses ! Autrefois, pendant trois mois d’été, les pauvres mariniers chômaient ; et dans la langue de la rivière, ce temps perdu où les femmes et les enfants pleuraient la faim, où les hommes se soûlaient, l’estomac vide, au cabaret, s’appelait l’Affameur ; d’où le nom de l’auberge voisine. À présent, l’eau marchait toute l’année et le travail avec…

Lorie suivait la démonstration, de l’air entendu et grave d’un sous-préfet inspectant des travaux d’arrondissement. Éline n’écoutait pas, songeant à cette enfant venue juste à point dans sa vie pour en combler le vide et suffire à cet instinct de maternité qui commençait à s’agiter en elle. Pour Fanny, elle avait tout d’une mère, la patience infatigable, l’inquiétude, les soins coquets, ne s’occupant pas seulement des études, mais de la coupe des petites robes, de la nuance du chapeau et du ruban noué dans les cheveux. Cela la regardait seule, Sylvanire ayant abdiqué devant son bon goût et sa grâce. Et maintenant…

La Chaîne siffla. Les mariniers, leur repas fini, regagnaient le bord ; et bientôt le remorqueur, sa cheminée blanche et noire haletante, floconnante, ses flancs rougis au minium touchant presque de leur bordage les deux berges du bief, défila lentement, suivi de son train de bateaux. Les vantaux de l’écluse se refermèrent, refoulant l’énorme masse d’eau ; et le grincement de la Chaîne s’éloigna avec la remorque qui ondulait, diminuée, amincie jusqu’au dernier bachot, comme la queue d’un cerf-volant. Avant de quitter la jetée, l’éclusier présenta Baraquin, celui qu’il appelait son garçon, un nom un peu jeunet pour la face tannée, crevassée, les rides malicieuses de ce vieux marinier de Seine-et-Oise, tordu par les rhumatismes et marchant de biais à la façon d’un crabe. Le vieux grogna quelques mots de bienvenue qui semblaient sortir d’un cuveau de vendange ; on ne l’écouta pas longtemps.

Romain, lui, et c’était là le trait décisif de cette figure d’ancien matelot, ne buvait jamais une goutte de vin ni d’eau-de-vie. Jeune homme, il avait été pourtant, comme il disait, non sans orgueil, « le plus grand soûlaud de la flotte » ; mais ayant cogné le capitaine d’armes, un jour de ribotte, et risqué le conseil de guerre avec tout ce qui s’ensuit, il fit le serment de ne plus boire et se tint parole malgré les plaisanteries de son escouade, les paris, les tentations. À présent, rien que la vue d’un verre de vin lui retournait l’estomac ; en revanche, il avait pris le goût des douceurs, des cafés au lait, bavaroises, sirops d’orgeat. Et ce n’était vraiment pas de chance pour lui d’être tombé sur un compagnon toujours dans les vignes.

« Mais qu’est-ce que vous voulez ?… » disait l’éclusier tout en guidant ses convives vers le déjeuner… « C’est pas sa faute à ce pauvre vieux… C’est celle du château… Depuis qu’ils l’ont adjuré, il a toujours plus d’argent qu’il ne lui en faut.

Adjuré ?… Comment ça ?…

– Ben oui… Chaque fois qu’il va au temple et qu’il communie, la dame de Petit-Port lui donne quarante francs et une redingote… C’est ça qui le perd, ce garçon. »

*

L’auberge de l’Affameur, un peu au-dessus de l’écluse, se voit de loin, perchée sur sa terrasse qu’ornent à chaque coin des tonnelles en treillage et tout un étalage de jeux en plein vent, tir aux macarons, jeux d’anneaux, de tonneau, le portique vert d’une balançoire où pendent le trapèze et la corde à nœuds. Accueillis en entrant par la bonne odeur du pot-au-feu qu’on mettait tous les jours pour la Chaîne, les invités trouvèrent l’hôtesse, Mme Damour, en train d’installer leur couvert dans une petite salle réservée, aux murs crépis, très propres. L’hôtesse, fort nette aussi, avec une figure sérieuse, presque dure, ne se déridait que pour Romain, « son pensionnaire chéri ».

Et tout bas, pendant qu’elle allait et venait, l’éclusier racontait que personne n’était plus gai dans les temps que ces Damour ; mais ils avaient perdu une fille, une grande belle demoiselle de l’âge de mamzelle Éline. De chagrin, l’homme s’était mis à boire tant et tant qu’il finissait à Vaucluse chez les fous ; et la femme, restée seule, n’avait pas le cœur à rire, cré cochon !

« De quoi donc est-elle morte, cette pauvre petite ? » demanda Mme Ebsen qui couvait de l’œil en tremblant les dix-neuf ans fleuris et veloutés de son Éline.

« Paraîtrait, » fit Romain encore plus mystérieux, « paraîtrait que c’est la dame de Petit-Port qui lui a donné des mauvaises boissons… » Et sur un geste indigné de la jeune fille : « Écoutez donc !… Je dis ce que dit la mère… Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’enfant est morte au château et que, dans le pays, on en cause encore, quoiqu’il y ait des années de ça… »

L’hôtesse apportait dans une casserole toute dorée au feu une tanche superbe, pêchée par Romain dans la réserve réglementaire à deux cents mètres en amont et en aval de son écluse ; et le fumet de ce plat campagnard, les explications de l’éclusier, l’appétit gagné par la course sur l’eau, firent diversion à cette sinistre légende locale, vite évaporée d’ailleurs au vent frais qui venait de la Seine et la rebroussait toute, devant la terrasse, en mille petites écailles d’argent, dont le mouvement et la clarté moiraient de reflets dansants les verres, les carafes, la nappe jaune et rude. Un petit vin de Bourgogne, ce vin que les mariniers donnent en paiement dans les auberges riveraines, achevait d’égayer la fête allumée déjà par les rires des enfants et la joie folle de Romain attablé sur le rebord de la croisée, à côté de Sylvanire.

Qu’il était heureux, le brave petit éclusier, de ce déjeuner en compagnie de sa femme, le premier peut-être depuis deux ans, depuis leur mariage ; un vrai retour de noces. Mais cela ne l’empêchait pas de surveiller la bombance, d’aller de la cuisine à la table où ses invités ne devaient manquer de rien ; et même, le « pensionnaire chéri » voulut faire de ses mains le café à l’algérienne comme l’aimait son ancien maître, tout le marc au fond de la tasse. Il posait triomphalement le plateau sur une table longue servant de dressoir, quand cette table résonna tout à coup sous le linge qui la recouvrait.

« Tiens !… un piano. »

C’était un vieux clavecin acheté à la vente d’un de ces anciens châteaux, comme il en reste encore sur cette côte de la Seine. Après avoir mené des gavottes et des menuets à paniers, le clavecin démodé servait à amuser les Parisiens du dimanche dans une salle de guinguette, épuisant ses derniers sons pour « l’amant d’Amanda » ou « la Fille de l’emballeur ». Mais sous les doigts délicats d’Éline, il retrouva un moment son charme grêle, sa voix mélancolique et courte, bien en rapport avec le jaune ivoire des touches.

Quand la jeune fille, qui n’avait plus joué depuis son deuil, commença la ritournelle du vieil air national : Danemark, avec tes champs et tes prairies splendides… on eût dit que grand’mère elle-même, de son souffle chevrotant et cassé, évoquait sur l’horizon en face les verts pâturages, les blés mouvants, la nature large et lumineuse.

Puis Éline joua du Mozart, de ces vifs ramages d’oiseaux enfermés dans un clavier étroit, auxquels répondaient de la rive les bergeronnettes, les fauvettes sautillant dans les roseaux. La sonate finie, elle en prenait une autre, une autre encore, s’abandonnait au charme du vieil instrument, lorsqu’en se retournant, elle s’aperçut qu’elle était seule avec Lorie. Romain et Sylvanire étaient descendus sur la berge pour amuser les petits, Mme Ebsen pour y pleurer plus librement.

Lui restait là, continuant à l’écouter, remué jusqu’au fond du cœur, et beaucoup plus qu’il ne convenait à quelqu’un de l’administration. Elle était si jolie, animée par la musique, les yeux brillants, les doigts finement déliés et papillonnant sur les touches. Il aurait voulu retenir cette minute délicieuse, demeurer ainsi toujours à la regarder… Soudain un cri d’enfant, un cri de terreur éperdu, brisa le calme ambiant, la sonore atmosphère de l’eau…

« C’est Fanny… », dit Éline s’élançant toute pâle à la croisée. Mais on riait maintenant, on riait à grands éclats. Et Lorie, en se penchant, découvrit la cause de tout cet émoi, Romain revêtu de son scaphandre et s’apprêtant à descendre sous l’écluse.

« Que j’ai eu peur !… »

Éline, à qui les couleurs revenaient dans les battements de sa respiration un moment interrompue, s’appuya au petit balcon, la main au-dessus des yeux, rougissante et nimbée de lumière.

« Que vous êtes bonne pour cette enfant !… » murmura Lorie.

« C’est vrai, je l’aime comme si elle était à moi… Et l’idée qu’il va falloir la quitter me cause beaucoup de chagrin. »

Il s’effrayait, pensant à ces projets de mariage, dont Mme Ebsen avait déjà parlé, et timide, craignant d’apprendre :

« La quitter ?… et pourquoi ?… »

Elle hésita un peu, regardant toujours au loin :

« Puisque vous allez lui donner une autre mère… »

– Qui a dit cela ?… Je n’y ai jamais songé… »

Mais le moyen de résister à ce regard clair, croisant le sien ? Oui, sans doute, il lui arrivait quelquefois… C’est si triste de vivre seul, de n’avoir personne à qui dire sa joie ou son chagrin de la journée… Si triste, un intérieur sans femme… Sylvanire s’en irait un jour ou l’autre ; et puis elle ne remplaçait pas une mère aux enfants. Lui-même, il fallait bien l’avouer, malgré ses facultés d’organisateur, ne s’entendait guère à conduire une maison, tandis qu’il était homme à mener la province d’Alger tout entière.

Il disait cela simplement, un peu confus, avec un bon et naïf sourire ; et certes Éline l’aimait mieux ainsi, dérouté et désarmé devant la vie, qu’avec sa solennité des grands jours.

« … Voilà pourquoi j’avais pensé à me remarier ; mais tout au fond de moi, sans jamais en parler à personne… Et je me demande qui a pu vous dire… »

Éline l’interrompit :

« Est-elle bonne, au moins, celle à qui vous avez songé ?… »

Et Lorie tout tremblant :

« Bonne, jolie… la perfection…

– Aimera-t-elle vos enfants ?

– Elle les aime déjà…

Elle avait compris, et resta tout interdite.

Il lui prit la main, et se mit à parler, très bas, sans savoir bien ce qu’il disait ; mais elle distinguait dans son trouble les tremblements et la musique de l’amour. Et pendant que les tendres protestations, les promesses d’avenir se pressaient sur les lèvres de son ami, toujours rêveuse et le regard au loin, Éline croyait voir sa vie à elle se dérouler, unie et tranquille comme ce paysage de Seine, aux sillons tout tracés, rayés et droits, où le blé pointait à peine, traversés de soleil et d’ombre selon les caprices du ciel. Peut-être avait-elle rêvé autre chose, des espaces plus larges, plus mouvementés. Dans la jeunesse, on aime les obstacles à franchir, les dangereuses forêts du Chaperon-Rouge, la tour branlante où monte l’oiseau bleu. Mais ce mariage qu’on lui offrait ne dérangeait rien à ses affections. Elle garderait Fanny, elle ne quitterait pas Mme Ebsen.

« Oh ! ça, jamais… Je vous le jure, Éline.

– Alors, voilà qui est dit… Je serai la mère de vos enfants. »

Sans trop savoir comment cela s’était fait, ils se trouvèrent accordés, unis en une minute pour l’existence entière ; et Mme Ebsen, apparue sur la terrasse, devina tout, en les voyant la main dans la main, penchés à la fenêtre et surveillant ensemble leurs petits.