L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 189-203).

CHAPITRE XI

LE SIÈGE ET L’ORIGINE DE LA FORCE ÉLECTROMOTRICE DANS LA PILE


Abordons maintenant le troisième grand problème de l’électrochimie : quel est le siège de la force électromotrice dans la pile ? Quelle est son origine ? Quand Volta étudia les phénomènes découverts par Galvani, il eut le grand mérite d’en dégager la partie purement physique, et d’expliquer, par le contact des différents conducteurs, les phénomènes électriques connus de son temps, de sorte qu’on put croire la question résolue dans ses principes. Volta démontra qu’il fallait au moins trois conducteurs différents, deux métaux et un liquide, pour obtenir des phénomènes électriques. On reconnut bientôt qu’un métal et deux liquides, ou même trois liquides pouvaient produire des phénomènes électriques.

Si l’on forme une chaîne avec deux métaux et un liquide, il y a trois contacts, savoir : deux contacts métal-liquide et un contact métal-métal. Volta chercha à fixer où se trouve le siège de l’électricité, qui doit être à l’un de ces trois contacts.

Il se convainquit d’abord qu’il était impossible de faire des chaînes actives avec des métaux seulement. En arrangeant comme on voulait des conducteurs quelconques de la première classe, on n’obtenait jamais d’action électrique. Il était naturel de conclure qu’il n’existe pas de force électromotrice au contact de deux métaux. Il fallait donc chercher la force électromotrice aux contacts métal-liquide.

Mais c’était en contradiction avec une expérience, qui faisait partie intégrante de l’enseignement de la physique, avec l’expérience fondamentale de Volta, qui, parce qu’elle ne réussit pas souvent, fut un souci éternel pour les professeurs. Volta la fit d’abord en prenant deux plaques bien polies de métaux différents, par exemple, cuivre et zinc ; il les amenait en contact, puis les éloignait l’une de l’autre, aussi parallèlement que possible, et ensuite il étudiait leur état électrique. Quand l’expérience réussit, le zinc est positif, le cuivre négatif.

Dans la forme plus simple qu’il lui donna pour faire des essais de mesures, Volta isola l’un de l’autre les deux plateaux placés parallèlement l’un à l’autre, les réunit un instant par un fil métallique, puis enleva le fil et éloigna les plateaux l’un de l’autre. Les plaques parurent alors chargées électriquement. En mesurant la tension électrique qui existe entre elles quand elles sont placées en face l’une de l’autre, on trouve à peu près les mêmes valeurs que si on plongeait dans de l’eau les deux métaux, et mesurait la tension de cette chaîne. Voici comment Volta, et après lui d’innombrables physiciens interprétèrent ces expériences, qui semblaient contradictoires. Du fait qu’on ne peut pas construire de chaîne active avec des métaux seuls, il semble résulter qu’il n’y a pas entre eux de force électromotrice ; par contre, l’expérience fondamentale montre que toute la force électromotrice de la chaîne doit être attribuée au contact métal-métal, car elle ne fait pas intervenir de conducteur liquide. Pour accorder ces deux résultats, on est obligé d’admettre qu’il existe bien des forces électromotrices entre métaux, mais que ces forces sont liées entre elles, de telle sorte que, dans les chaînes formées uniquement par des métaux, elles se neutralisent. Formons une chaîne fermée avec les trois métaux, A, B, C. Sur cette chaîne se trouvent les trois forces électromotrices A : B, B : C et C : A. Il faut donc que A : B + B : C + C : A = 0 ou encore que A : B + B : C = A : C puisque A : C = − C : A, le sens de la tension se renversant avec la direction dans laquelle on l’observe : si C est négatif par rapport à A d’une certaine quantité, A est positif par rapport à C de la même quantité. L’équation A : B + B : C = A : C montre que la tension entre deux métaux a la même valeur, que ces métaux soient directement en contact ou qu’ils soient réunis par l’intermédiaire d’un autre métal. On montrerait de même que, dans le cas d’une chaîne composée d’un plus grand nombre de métaux quelconques, la différence de tension entre les deux métaux extrêmes est absolument indépendante des métaux intermédiaires.

Dans la théorie de Volta, la force électromotrice de la pile a son siège au contact des deux métaux, tandis qu’aux contacts métal-liquide il n’y a que des forces électromotrices nulles ou insignifiantes. Les expériences ultérieures ont conduit à admettre l’existence de forces électromotrices au contact du métal et du liquide, mais on considérait ces forces, la plupart du temps, comme beaucoup plus petites que les forces électromotrices au contact des métaux.

Bien qu’artificielle, la théorie de Volta réunit bientôt l’accord unanime : cela peut tenir, en partie, aux grandes dignités qui furent alors conférées à Volta, mais la raison principale de son acceptation par les physiciens était sa forme simple. Ni les brillantes découvertes de Davy, ni la théorie électrochimique généralement acceptée de Berzélius n’avaient réussi à édifier une théorie chimique des phénomènes galvaniques.

Une campagne, menée par le physicien génevois de La Rive en faveur d’une théorie électrochimique de la pile, resta sans résultats. Mais quand eut pâli la première splendeur de la théorie de Volta, des doutes plus ou moins conscients se firent jour, parce qu’elle indiquait bien le siège, mais non l’origine de la force électromotrice dans la pile. Aujourd’hui, nous n’hésiterions pas à déclarer que, sans une modification concomitante, un pur contact ne saurait créer le courant de la pile et par lui produire du travail ; pour nous, il faut nécessairement qu’en un endroit quelconque il se dépense une quantité d’énergie corrélative, et nous ne devons chercher cette énergie que dans les phénomènes chimiques qui se produisent entre métal et liquide. Mais nous n’avons pas le droit d’oublier que ces faits se passaient dans les premières années du xixe siècle, et que la loi de conservation de l’énergie n’était encore qu’une vague idée de quelques pionniers d’avant-garde. Chez quelques savants, il y avait bien une répugnance à l’égard des violations flagrantes de cette loi, mais ce n’était qu’une répugnance instinctive, et non la conséquence d’un raisonnement réfléchi.

Les partisans de la théorie chimique ne pouvaient donc prendre leurs raisons dans ce point encore obscur. Ils n’avaient recours qu’à des arguments moins frappants que les contactistes pouvaient repousser avec succès. Par exemple les chimistes faisaient valoir contre l’expérience fondamentale de Volta que la présence inévitable de l’air humide pouvait très bien produire une action chimique ; leurs contradicteurs ripostaient à bon droit que c’était l’affaire des chimistes d’en prouver l’influence, mais, à cette époque, ce n’était pas possible. Ce n’est que tout récemment qu’on a pu en apporter la preuve. D’autre part, les chimistes ne se représentaient pas clairement le lien qui unit les phénomènes chimiques et les phénomènes électriques. Ritter avait déjà dit nettement que seuls les phénomènes chimiques, qui ne peuvent se produire que par l’intermédiaire du courant électrique, sont capables de provoquer des phénomènes électriques et, à l’aide de quelques exemples, il avait mis sous forme concrète ce postulat général. Mais cette indication était tombée dans l’oubli avec les autres travaux de Ritter ; il fallut tout récemment la retrouver à nouveau, et alors la condition générale put être exprimée plus nettement.

En attendant, on admit couramment que l’électricité apparaît aux points de la chaîne où se produit une réaction chimique. Si, par exemple, on plonge dans de l’acide sulfurique du zinc et du cuivre, le zinc se dissout, et on pensait que l’électricité devait par conséquent se dégager sur le zinc. Cette conjecture inexacte aboutit à une contradiction expérimentale de la théorique chimique, et cela parut si convaincant que Berzélius lui-même abandonna la théorie chimique de la pile, quoiqu’il l’eût antérieurement considérée comme exacte, à cause de sa théorie électrochimique des combinaisons.

Si on met le zinc dans un sel neutre quelconque et le cuivre dans de l’acide nitrique, en interposant une cloison poreuse ou simplement en laissant les liquides séparés par leur différence de densités, il se produit une violente réaction, non sur le zinc, mais sur le cuivre. Dans cette chaîne au phénomène chimique renversé, le sens du courant est le même que dans la chaîne zinc-cuivre-acide sulfurique, et le courant y est même plus fort que quand c’est le zinc qui est attaqué. Les partisans de la théorie du contact en concluaient que le phénomène chimique n’a pas d’influence sur le courant, et que celui-ci dépend seulement de la nature des métaux conformément à leur théorie.

Il faut avouer que, si on se place au point de vue des connaissances de cette époque, il n’y a rien à objecter à ce raisonnement, et que Berzélius avait le droit de regarder cette expérience comme une preuve en faveur de la théorie du contact. On ne savait pas alors que l’action chimique violente de l’acide sur le cuivre n’a rien à faire avec la production du courant, ni que, malgré la neutralité du liquide qui l’environne, le zinc s’y dissout quand le courant passe. C’est seulement en s’appuyant sur un grand nombre de découvertes et d’explications venues plus tard, qu’on put établir la théorie chimique de cette expérience.

En face de ce va-et-vient sans résultat, les découvertes de Faraday apportèrent un progrès essentiel, en montrant qu’il existe une relation fixe entre la conductibilité et la décomposition, lors du passage du courant dans les électrolytes. Nous n’avons guère besoin d’une affirmation spéciale et explicite pour savoir que Faraday se plaçait résolument du côté des chimistes. Nous ne décrirons pas dans le détail les nombreuses expériences qu’il fit pour soutenir sa manière de voir. La conséquence qu’on tire de la théorie de Volta se défendait contre elles aussi. Dans cette théorie, on pouvait toujours par des hypothèses convenables, pour la plupart d’ailleurs tout à fait artificielles, interpréter les faits. Cela tient à ce que dans toutes les expériences, on considérait la somme de plusieurs tensions en différents points de contact. Alors le nombre des diverses tensions est toujours plus grand que celui des mesures distinctes possibles, et on peut toujours faire sur une tension particulière une supposition quelconque, qui permet ensuite de calculer les autres tensions, sans entrer en contradiction avec les faits.

C’est seulement à la fin de ses recherches électrochimiques que Faraday proposa une idée, que nous avons déjà mentionnée comme décisive. Il dit que le courant peut fournir du travail. Dès lors si, comme le prétendait Volta, le courant était dû au simple contact, il y aurait là une création à partir de rien, ce qui serait absurde.

Rappelons-nous qu’il exprimait cette considération en 1840, deux ans avant que Mayer énonçât la loi de la conservation de l’énergie. Ce qui nous apparaît maintenant comme banal était alors plus qu’une idée neuve, c’était une idée contestée par les plus zélés partisans de la théorie de Volta. En Allemagne, Pfaff, professeur de physique à Kiel, déclarait qu’une vraie force naturelle était par essence inépuisable. Faraday n’en est que plus digne d’éloges, pour avoir pressenti avec un sûr instinct le principe de la conservation de l’énergie, bien que les publications ultérieures nous montrent qu’il n’arrivait pas sur ce point à une clarté parfaite. Il a d’ailleurs constamment fait usage, pour ses recherches expérimentales si nombreuses et si variées, de cette notion que les diverses forces naturelles peuvent se transformer les unes dans les autres.

On fit bientôt l’application consciente de la loi de l’énergie à la pile. Indépendamment l’un de l’autre, William Thomson et Helmholtz développèrent la même idée : l’énergie électrique est le produit de la masse électrique par la tension. Le premier facteur est donné par la loi de Faraday ; le passage de quantités d’électricité égales dans des circuits quelconques transforme chimiquement des masses équivalentes des corps correspondants. Les différentes valeurs de la force électromotrice sont dues à la différence des énergies chimiques de ces phénomènes, dont la production directe dégage des quantités de chaleur différentes. D’après cela, on obtient la force électromotrice en divisant la quantité de chaleur, dégagée dans la réaction, par la quantité d’électricité, qui, d’après la loi de Faraday, correspond à la masse considérée des corps.

William Thomson fit ce calcul pour la pile de Daniell, et c’était alors assez compliqué à cause de la grande variété des unités. La réaction chimique de la pile de Daniell est la transformation du sulfate de cuivre et du zinc métallique en cuivre métallique et sulfate de zinc. On peut déterminer le dégagement de chaleur de cette réaction en plongeant tout simplement du zinc dans du sulfate de cuivre : alors l’énergie chimique ne se transforme pas en énergie électrique, elle donne immédiatement de la chaleur. Cette détermination fut faite par Joule, et le calcul aboutit à une confirmation brillante de la théorie.

On a reconnu dans la suite que cette théorie trop simple était incomplète, et on a dû la remplacer par une autre un peu plus compliquée, qui montre la nécessité d’un terme de correction. Par hasard, pour l’élément Daniell, ce terme de correction est nul, de sorte que l’accord observé pour cette pile ne se retrouve pas pour la plupart des autres exemples étudiés depuis. C’était néanmoins un pas très important, qui fixa définitivement la théorie chimique de la pile.

Les deux hommes auxquels nous devons ce progrès ne croyaient pas qu’il contredisait les idées de Volta. Pour eux, l’énergie du courant dans la pile provenait assurément du phénomène chimique, mais les tensions pouvaient être rangées, comme Volta l’avait supposé ; il suffit que leur somme satisfasse à la relation théorique. Ne connaissant pas les tensions isolées, on peut toujours admettre qu’il en est ainsi. Tant est forte la tradition, même chez les esprits originaux, chez les hommes qui guident les autres.

Le point essentiel de ce progrès était d’établir une relation déterminée et univoque entre la force électromotrice et les phénomènes chimiques. Pour chaque dispositif fonctionnant comme pile, on devait se demander quels phénomènes chimiques s’y passent. En conséquence, les piles, où les phénomènes chimiques sont indéterminés ou variables, ne peuvent présenter de force électromotrice constante. En d’autres termes, si la pile de Daniell est constante, c’est que les corps s’y trouvent aux places convenables pour le phénomène parfaitement déterminé qui s’y produit quand le courant passe. On peut construire à volonté beaucoup de piles constantes, si on a soin que cette condition soit remplie.

Mais comment exprimer cette condition d’une manière générale ? Ici encore les dernières explications ont été apportées par la théorie des ions libres, appliquée par W. Nernst (né en 1864).

La classique pile de Daniell, que nous prendrons encore comme exemple, se compose, comme on l’a vu, d’une plaque de cuivre plongeant dans du sulfate de cuivre, et d’une plaque de zinc plongeant dans du sulfate de zinc. Les deux solutions sont en contact au point de vue électrique par l’intermédiaire d’un vase poreux. Il ne peut se produire avec ce dispositif aucun phénomène chimique immédiat, mais il s’en produit un médiat. Le zinc tend à se dissoudre, et le zinc métallique se transforme en ion-zinc, en prenant la charge électrique positive, par laquelle l’ion se distingue de l’élément ordinaire. Si on porte immédiatement le zinc dans la solution du sel de cuivre, qui contient le cuivre à l’état d’ions, le zinc prend à l’ion-cuivre cette charge, qui lui est nécessaire, et le cuivre est déchargé, c’est-à-dire qu’il se dépose à l’état métallique. Dans la pile de Daniell ouverte, cela ne peut arriver, parce que le zinc n’est pas en contact avec l’ion cuivre. Mais si on ferme la chaîne, c’est-à-dire si on établit une communication conductrice entre les deux métaux, l’ion-cuivre, par l’intermédiaire du conducteur, peut céder sa charge électrique au zinc qui se dissout comme ion chargé, tandis que le cuivre, dépouillé de sa charge, se dépose à l’état métallique. Avec ce contact médiat, le phénomène se passe comme lors d’un contact immédiat, et se continue tant que l’électricité traverse le conducteur intermédiaire. Le phénomène est interrompu dès que l’on coupe ce conducteur. Pourquoi le zinc soustrait-il à l’ion-cuivre sa charge ? Cela tient à ce que la transformation du zinc en ion-zinc dégage beaucoup plus d’énergie libre, que la transformation du cuivre en ion-cuivre. On peut très bien comparer la tendance qu’ont les métaux à passer à l’état d’ions avec la tension de vapeur des liquides volatils. Imaginons un cylindre vide d’air, fermé sur ses deux bases, garni à son intérieur d’un piston mobile, et mis en relation d’un côté avec une chaudière contenant de l’eau, de l’autre avec une chaudière contenant de l’éther. L’éther ayant une tension de vapeur beaucoup plus grande que l’eau refoulera le piston, et la vapeur d’eau se condensera. De même le zinc a une pression d’ion beaucoup plus grande que le cuivre, et l’ion-zinc se forme aux dépens de l’ion-cuivre. À la position du piston correspond ici la quantité d’électricité, et à la différence de pression, la force électromotrice.

Ce schéma simple et intuitif suffit à expliquer la grande variété des piles analogues à la pile Daniell. Remarquons en particulier que, par la loi de Faraday, tout mouvement d’ions (et non pas seulement la formation des ions et leur destruction) est lié à des mouvements correspondants d’électricité, et que nous pouvons calculer les forces électromotrices correspondantes d’après les travaux mis en jeu, qui sont pour la plupart de nature osmotique. On obtient la théorie des autres piles en généralisant convenablement le schéma primitif. Le problème de Volta peut donc être considéré comme résolu, au moins en principe. L’étude expérimentale des cas, pour lesquels le calcul peut se faire, a si bien confirmé la théorie, que, sans garder aucun doute, on peut envisager celle-ci comme généralement applicable.

Pour finir, jetons un coup d’œil d’ensemble sur l’électrochimie. Dans les trois directions, préparations électrolytiques, théorie de la conductibilité, et théorie des forces électromotrices, les résultats obtenus par sa jeune sœur ont apporté à la chimie pure l’aide la plus précieuse. La prédominance exclusive des vues électrochimiques a disparu, mais, actuellement encore, une bonne partie de nos idées générales est déterminée par les faits de l’électrochimie, et, chose très remarquable, par ceux qui n’étaient pas connus au temps de la toute-puissance des théories électrochimiques. La théorie des forces électromotrices nous permet de comprendre de façon de plus en plus générale le problème de l’affinité chimique, et de répondre aux questions suivantes : quels travaux peuvent accomplir les phénomènes chimiques ? dans quelles conditions ? Ce sont les problèmes qui nous occuperont dans les chapitres suivants.