L’Île à hélice/Première Partie/Chapitre IX

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J. Hetzel (p. 120-133).

IX

L’ARCHIPEL DES SANDWICH.

Il existe, en cette portion du Pacifique, une chaîne sous-marine dont on verrait le développement de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est sur neuf cents lieues, si les abîmes de quatre mille mètres, qui la séparent des autres terres océaniennes, venaient à se vider. De cette chaîne, il n’apparaît que huit sommets : Nühau, Kaouaï, Oahu, Molokaï, Lanaï, Mauï, Kaluhani, Havaï. Ces huit îles, d’inégales grandeurs, constituent l’archipel havaïen, autrement dit le groupe des Sandwich. Ce groupe ne dépasse la zone tropicale que par le semis de roches et de récifs qui se prolonge vers l’ouest.

Laissant Sébastien Zorn bougonner dans son coin, s’enfermer dans une complète indifférence pour toutes les curiosités naturelles,
L’ADMIRATION DES HAWAÏENS EST SANS BORNES.
comme un violoncelle dans sa boîte, Pinchinat, Yvernès, Frascolin raisonnent ainsi et n’ont pas tort.

« Ma foi, dit l’un, je ne suis pas fâché de visiter ces îles havaïennes ! Puisque nous faisons tant que de courir l’océan Pacifique, le mieux est d’en rapporter au moins des souvenirs !

— J’ajoute, répond l’autre, que les naturels des Sandwich nous reposeront un peu des Pawnies, des Sioux ou autres Indiens trop civilisés du Far-West, et il ne me déplaît pas de rencontrer de véritables sauvages… des cannibales…

— Ces Havaïens le sont-ils encore ?… demande le troisième.

— Espérons-le, répond sérieusement Pinchinat. Ce sont leurs grands-pères qui ont mangé le capitaine Cook, et, quand les grands-pères ont goûté à cet illustre navigateur, il n’est pas admissible que les petits-fils aient perdu le goût de la chair humaine ! »

Il faut l’avouer, Son Altesse parlait trop irrévérencieusement du célèbre marin anglais qui a découvert cet archipel en 1778.

Ce qui ressort de cette conversation, c’est que nos artistes espèrent que les hasards de leur navigation vont les mettre en présence d’indigènes plus authentiques que les spécimens exhibés dans les Jardins d’Acclimatation, et, en tout cas, dans leur pays d’origine, au lieu même de production. Ils éprouvent donc une certaine impatience d’y arriver, attendant chaque jour que les vigies de l’observatoire signalent les premières hauteurs du groupe havaïen.

Cela s’est produit dans la matinée du 6 juillet. La nouvelle s’en répand aussitôt, et la pancarte du casino porte cette mention télautographiquement inscrite :

« Standard-Island en vue des îles Sandwich. »

Il est vrai, on en est encore à cinquante lieues ; mais les plus hautes cimes du groupe, celles de l’île Havaï, dépassant quatre mille deux cents mètres, sont, par beau temps, visibles à cette distance.

Venant du nord-est, le commodore Ethel Simcoë s’est dirigé vers Oahu, ayant pour capitale Honolulu, qui est en même temps la capitale de l’archipel. Cette île est la troisième du groupe en latitude. Nühau, qui est un vaste parc à bétail, et Kaouaï lui restent dans le nord-ouest. Oahu n’est pas la plus grande des Sandwich, puisqu’elle ne mesure que seize cent quatre-vingts kilomètres carrés, tandis que Havaï s’étend sur près de dix-sept mille. Quant aux autres îles, elles n’en comptent que trois mille huit cent-douze dans leur ensemble.

Il va de soi que les artistes parisiens, depuis le départ, ont noué des relations agréables avec les principaux fonctionnaires de Standard-Island. Tous, aussi bien le gouverneur, le commodore et le colonel Stewart que les ingénieurs en chef Watson et Somwah, se sont empressés de leur faire le plus sympathique accueil. Rendant souvent visite à l’observatoire, ils se plaisent à rester des heures sur la plate-forme de la tour. On ne s’étonnera donc pas que ce jour-là, Yvernès et Pinchinat, les ardents de la troupe, soient venus de ce côté, et, vers dix heures du matin, l’ascenseur les a hissés « en été de mât », comme dit Son Altesse.

Le commodore Ethel Simcoë s’y trouvait déjà, et, prêtant sa longue-vue aux deux amis, il leur conseille d’observer un point à l’horizon du sud-ouest entre les basses brumes du ciel.

« C’est le Mauna Loa d’Havaï, dit-il, ou c’est le Mauna Kea, deux superbes volcans, qui, en 1852 et en 1855, précipitèrent sur l’île un fleuve de lave couvrant sept cents kilomètres carrés, et dont les cratères, en 1880, projetèrent sept cents millions de mètres cubes de matières éruptives !

— Fameux ! répond Yvernès. Pensez-vous, commodore, que nous aurons la bonne chance de voir un pareil spectacle ?…

— Je l’ignore, monsieur Yvernès, répond Ethel Simcoë. Les volcans ne fonctionnent pas par ordre…

— Oh ! pour cette fois seulement, et avec des protections ?… ajoute Pinchinat. Si j’étais riche comme MM. Tankerdon et Coverley, je me paierais des éruptions à ma fantaisie…

— Eh bien, nous leur en parlerons, réplique le commodore en souriant, et je ne doute pas qu’ils fassent même l’impossible pour vous être agréables, »

Là-dessus, Pinchinat demande quelle est la population de l’archipel des Sandwich. Le commodore lui apprend que, si elle a pu être de deux cent mille habitants au commencement du siècle, elle se trouve actuellement réduite de moitié.

« Bon ! monsieur Simcoë, cent mille sauvages, c’est encore assez, et, pour peu qu’ils soient restés de braves cannibales et qu’ils n’aient rien perdu de leur appétit, ils ne feraient qu’une bouchée de tous les Milliardais de Standard-Island ! »

Ce n’est pas la première fois que l’île rallie cet archipel havaïen. L’année précédente, elle a traversé ces parages, attirée par la salubrité du climat. Et, en effet, des malades y viennent d’Amérique, en attendant que les médecins d’Europe y envoient leur clientèle humer l’air du Pacifique. Pourquoi pas ? Honolulu n’est plus maintenant qu’à vingt-cinq jours de Paris, et quand il s’agit de s’imprégner les poumons d’un oxygène comme on n’en respire nulle part…

Standard-Island arrive en vue du groupe dans la matinée du 9 juillet. L’île d’Oahu se dessine à cinq milles dans le sud-ouest. Au-dessus, pointent, à l’est, le Diamond-Head, ancien volcan qui domine la rade sur l’arrière, et un autre cône nommé le Bol de Punch par les Anglais. Ainsi que l’observe le commodore, cette énorme cuvette fût-elle remplie de brandy ou de gin, John Bull ne serait pas gêné de la vider tout entière.

On passe entre Oahu et Molokaï. Standard-Island, ainsi qu’un bâtiment sous l’action de son gouvernail, évolue en combinant le jeu de ses hélices de tribord et de bâbord. Après avoir doublé le cap sud-est d’Oahu, l’appareil flottant s’arrête, vu son tirant d’eau très considérable, à dix encablures du littoral. Comme il fallait, pour conserver à l’île son évitage, la tenir à suffisante distance de terre, elle ne « mouillait » pas, dans le sens rigoureux du mot, c’est-à-dire qu’on n’employait pas les ancres, ce qui eût été impossible par des fonds de cent mètres et au delà. Aussi, au moyen des machines, qui manœuvrent en avant ou en arrière pendant toute la durée de son séjour, la maintient-on en place, aussi immobile que les huit principales îles de l’archipel havaïen.

Le quatuor contemple les hauteurs qui se développent devant ses yeux. Du large, on n’aperçoit que des massifs d’arbres, des bosquets d’orangers et autres magnifiques spécimens de la flore tempérée. À l’ouest, par une étroite brèche du récif, apparaît un petit lac intérieur, le lac des Perles, sorte de plaine lacustre, trouée d’anciens cratères.

L’aspect d’Oahu est assez riant, et, en vérité, ces anthropophages, si désirés de Pinchinat, n’ont point à se plaindre du théâtre de leurs exploits. Pourvu qu’ils se livrent encore à leurs instincts de cannibales, Son Altesse n’aura plus rien à désirer…

Mais voici qu’elle s’écrie tout à coup :

« Grand Dieu, qu’est-ce que je vois ?…

— Que vois-tu ?… demande Frascolin.

— Là-bas… des clochers…

— Oui… et des tours… et des façades de palais !… répond Yvernès.

— Pas possible qu’on ait mangé là le capitaine Cook !…

— Nous ne sommes pas aux Sandwich ! dit Sébastien Zorn, en haussant les épaules. Le commodore s’est trompé de route…

— Assurément ! » réplique Pinchinat.

Non ! le commodore Simcoë ne s’est point égaré. C’est bien là Oahu, et la ville, qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés, c’est bien Honolulu.

Allons ! il faut en rabattre. Que de changements depuis l’époque où le grand navigateur anglais a découvert ce groupe ! Les missionnaires ont rivalisé de dévouement et de zèle. Méthodistes, anglicans, catholiques, luttant d’influence, ont fait œuvre civilisatrice et triomphé du paganisme des anciens Kanaques. Non seulement la langue originelle tend à disparaître devant la langue anglo-saxonne, mais l’archipel renferme des Américains, des Chinois, — pour la plupart engagés au compte des propriétaires du sol, d’où est sortie une race de demi-Chinois, les Hapa-Paké, — et enfin des Portugais, grâce aux services maritimes établis entre les Sandwich et l’Europe. Des indigènes, il s’en trouve encore, cependant, et assez pour satisfaire nos quatre artistes, bien que ces naturels aient été fort décimés par la lèpre, maladie d’importation chinoise. Par exemple, ils ne présentent guère le type des mangeurs de chair humaine.

« Ô couleur locale, s’écrie le premier violon, quelle main t’a grattée sur la palette moderne ! »

Oui ! Le temps, la civilisation, le progrès, qui est une loi de nature, l’ont à peu près effacée, cette couleur. Et il faut bien le reconnaître, non sans quelque regret, lorsqu’une des chaloupes électriques de Standard-Island, dépassant la longue ligne de récifs, débarque Sébastien Zorn et ses camarades.

Entre deux estacades, se rejoignant en angle aigu, s’ouvre un port abrité des mauvais vents par un amphithéâtre de montagnes. Depuis 1794, les écueils qui le défendent contre la houle du large, se sont exhaussés d’un mètre. Néanmoins il reste encore assez d’eau pour que les bâtiments, tirant de dix-huit à vingt pieds, puissent venir s’amarrer aux quais.

« Déception !… déception !… murmure Pinchinat. Il est vraiment déplorable qu’on soit exposé à perdre tant d’illusions en voyage…

— Et l’on ferait mieux de demeurer chez soi ! riposte le violoncelliste en haussant les épaules.

— Non ! s’écrie Yvernès toujours enthousiaste, et quel spectacle serait comparable à celui de cette île factice venant rendre visite aux archipels océaniens ?… »

Néanmoins, si l’état moral des Sandwich s’est regrettablement modifié au vif déplaisir de nos artistes, il n’en est pas de même du climat. C’est l’un des plus salubres de ces parages de l’océan Pacifique, malgré que le groupe occupe une région désignée sous le nom de Mer des Chaleurs. Si le thermomètre s’y tient à un degré élevé, lorsque les alizés du nord-est ne dominent pas, si les contre-alizés du sud engendrent de violents orages nommés kouas dans le pays, la température moyenne d’Honolulu ne dépasse pas vingt et un degrés centigrades. On aurait donc mauvaise grâce à s’en plaindre sur la limite de la zone torride. Aussi les habitants ne se plaignent-ils pas, et, ainsi que nous l’avons indiqué, les malades américains affluent-ils dans l’archipel.

Quoi qu’il en soit, à mesure que le quatuor pénètre plus avant les secrets de cet archipel, ses illusions tombent… tombent comme les feuilles millevoyennes à la fin de l’automne. Il prétend avoir été mystifié, quand il ne devrait accuser que lui-même de s’être attiré cette mystification.

« C’est ce Calistus Munbar qui nous a une fois de plus mis dedans ! » affirme Pinchinat, en rappelant que le surintendant leur a dit des Sandwich qu’elles étaient le dernier rempart de la sauvagerie indigène dans le Pacifique.

Et, lorsqu’ils lui en font des reproches amers :

« Que voulez-vous, mes chers amis ? répond-il en clignant de l’œil droit. C’est tellement changé depuis mon dernier voyage que je ne m’y reconnais plus !

— Farceur ! » riposte Pinchinat, en gratifiant d’une bonne tape le gaster du surintendant.

Ce qu’on peut tenir pour certain, c’est que si des changements se sont produits, cela s’est fait dans des conditions de rapidité extraordinaires. Naguère, les Sandwich jouissaient d’une monarchie constitutionnelle, fondée en 1837, avec deux chambres, celle des nobles et celle des députés. La première était nommée par les seuls propriétaires du sol, la seconde par tous les citoyens sachant lire et écrire, les nobles pour six ans, les députés pour deux ans. Chaque chambre se composait de vingt-quatre membres, qui délibéraient en commun devant le ministère royal, formé de quatre conseillers du roi.

« Ainsi, dit Yvernès, il y avait un roi, un roi constitutionnel, au lieu d’un singe à plumes, et auquel les étrangers venaient présenter leurs humbles hommages !…

— Je suis sûr, affirme Pinchinat, que cette Majesté-là n’avait même pas d’anneaux dans le nez… et qu’elle se fournissait de fausses dents chez les meilleurs dentistes du nouveau monde !

— Ah ! civilisation… civilisation ! répète le premier violon. Ils n’avaient pas besoin de râtelier, ces Kanaques, lorsqu’ils mordaient à même leurs prisonniers de guerre ! »

Que l’on pardonne à ces fantaisistes cette façon d’envisager les choses ! Oui ! il y a eu un roi à Honolulu, ou, du moins, il y avait une reine, Liliuokalani, aujourd’hui détrônée, qui a lutté pour les droits de son fils, le prince Adey, contre les prétentions d’une certaine princesse Kaiulani au trône d’Havaï. Bref, pendant longtemps, l’archipel a été dans une période révolutionnaire, tout comme ces bons États de l’Amérique ou de l’Europe, auxquels il ressemble même sous ce rapport. Cela pouvait-il amener l’intervention efficace de l’armée havaïenne, et ouvrir l’ère funeste des pronunciamientos ? Non, sans doute, puisque ladite armée ne se compose que de deux cent cinquante conscrits et de deux cent cinquante volontaires. On ne renverse pas un régime avec cinq cents hommes, — du moins, au milieu des parages du Pacifique.

Mais les Anglais étaient là, qui veillaient. La princesse Kaiulani possédait les sympathies de l’Angleterre, paraît-il. D’autre part, le gouvernement japonais était prêt à prendre le protectorat des îles, et comptait des partisans parmi les coolies qui sont employés en grand nombre sur les plantations…

Eh bien, et les Américains, dira-t-on ? C’est même la question que Frascolin pose à Calistus Munbar au sujet d’une intervention tout indiquée.

« Les Américains ? répond le surintendant, ils ne tiennent guère à ce protectorat. Pourvu qu’ils aient aux Sandwich une station maritime réservée à leurs paquebots des lignes du Pacifique, ils se déclareront satisfaits. »

Et pourtant, en 1875, le roi Kaméhaméha, qui était allé rendre visite au président Grant à Washington, avait placé l’archipel sous l’égide des États-Unis. Mais, dix-sept ans plus tard, lorsque M. Cleveland prit la résolution de restaurer la reine Liliuokalani, alors que le régime républicain était établi aux Sandwich, sous la présidence de M. Sanford Dole, il y eut des protestations violentes dans les deux pays.

Rien, d’ailleurs, ne pouvait empêcher ce qui est écrit sans doute au livre de la destinée des peuples, qu’ils soient d’origine ancienne ou moderne, et l’archipel havaïen est en république depuis le 4 juillet 1894, sous la présidence de M. Dole.

Standard-Island s’est mise en relâche pour une dizaine de jours. Aussi nombre d’habitants en profitent-ils pour explorer Honolulu et les environs. Les familles Coverley et Tankerdon, les principaux notables de Milliard-City, se font quotidiennement transporter au port. D’autre part, bien que ce soit la seconde apparition de l’île à hélice sur ces parages des Havaï, l’admiration des Havaïens est sans bornes, et c’est en foule qu’ils viennent visiter cette merveille. Il est vrai, la police de Cyrus Bikerstaff, difficile pour l’admission des étrangers, s’assure, le soir venu, que les visiteurs s’en retournent à l’heure réglementaire. Grâce à ces mesures de sécurité, il serait malaisé à un intrus de demeurer sur le Joyau du Pacifique sans une autorisation qui ne s’obtient pas aisément. Enfin, il n’y a que de bons rapports de part et d’autre, mais on ne se livre point à des réceptions officielles entre les deux îles.

Le quatuor s’offre quelques promenades très intéressantes. Les indigènes plaisent à nos Parisiens. Leur type est accentué, leur teint brun, leur physionomie à la fois douce et empreinte de fierté. Et quoique les Havaïens soient en république, peut-être regrettent-ils leur sauvage indépendance de jadis.

« L’air de notre pays est libre, » dit un de leurs proverbes, et eux ne le sont plus.

Et, en effet, après la conquête de l’archipel par Kaméhaméha, après la monarchie représentative établie en 1837, chaque île fut administrée par un gouverneur particulier. À l’heure actuelle, sous le régime républicain, elles sont encore divisées en arrondissements et sous-arrondissements.


Tiges-lianes qui s’entremêlent…

« Allons, dit Pinchinat, il n’y manque plus que des préfets, des sous-préfets et des conseillers de préfecture, avec la constitution de l’an VIII !

— Je demande à m’en aller ! » réplique Sébastien Zorn.

Il aurait eu tort de le faire, sans avoir admiré les principaux sites d’Oahu. Ils sont superbes, si la flore n’y est pas riche. Sur la zone littorale abondent les cocotiers et autres palmiers, les arbres à pain, les aleurites trilobas, qui donnent de l’huile, les ricins, les daturas, les indigotiers. Dans les vallées, arrosées par les eaux des montagnes, tapissées de cette herbe envahissante nommée menervia, nombre d’arbustes deviennent arborescents, des chenopodium, des halapepe, sortes d’aspariginées gigantesques. La zone forestière, prolongée jusqu’à l’altitude de deux mille mètres, est couverte d’essences ligneuses, myrtacées de haute venue, rumex colossaux, tiges-lianes qui s’entremêlent comme un fouillis de serpents aux multiples ramures. Quant aux récoltes du sol, qui fournissent un élément de commerce et d’exportation, ce sont le riz, la noix de coco, la canne à sucre. Il se fait donc un cabotage important d’une île à l’autre, de manière à concentrer vers Honolulu les produits qui sont ensuite expédiés en Amérique.

En ce qui concerne la faune, peu de variété. Si les Kanaques tendent à s’absorber dans les races plus intelligentes, les espèces animales ne tendent point à se modifier. Uniquement des cochons, des poules, des chèvres, pour bêtes domestiques ; point de fauves, si ce n’est quelques couples de sangliers sauvages ; des moustiques dont on ne se débarrasse pas aisément ; des scorpions nombreux, et divers échantillons de lézards inoffensifs ; des oiseaux qui ne chantent jamais, entre autres l’oo, le drepanis pacifica au plumage noir, agrémenté de ces plumes jaunes dont était formé le fameux manteau de Kaméhaméha, et auquel avaient travaillé neuf générations d’indigènes.

En cet archipel, la part de l’homme, — et elle est considérable, — est de l’avoir civilisé, à l’imitation des États-Unis, avec ses sociétés savantes, ses écoles d’instruction obligatoire qui furent primées à l’Exposition de 1878, ses riches bibliothèques, ses journaux publiés en langue anglaise et kanaque. Nos Parisiens ne pouvaient en être surpris, puisque les notables de l’archipel sont Américains en majorité, et que leur langue est courante comme leur monnaie. Seulement, ces notables attirent volontiers à leur service des Chinois du Céleste Empire, contrairement à ce qui se fait dans l’Ouest-Amérique pour combattre ce fléau auquel on donne le nom significatif de « peste jaune ».

Il va de soi que depuis l’arrivée de Standard-Island en vue de la capitale d’Oahu, les embarcations du port, chargées des amateurs, en font souvent le tour. Avec ce temps magnifique, cette mer si calme, rien d’agréable comme une excursion d’une vingtaine de kilomètres à une encablure de ce littoral d’acier, sur lequel les agents de la douane exercent une si sévère surveillance.

Parmi ces excursionnistes, on aurait pu remarquer un léger bâtiment, qui, chaque jour, s’obstine à naviguer dans les eaux de l’île à hélice. C’est une sorte de ketch malais, à deux mâts, à poupe carrée, monté par une dizaine d’hommes, sous les ordres d’un capitaine de figure énergique. Le gouverneur, cependant, n’en prend point ombrage, bien que cette persistance eût pu paraître suspecte. Ces gens, en effet, ne cessent d’observer l’île sur tout son périmètre, rôdant d’un port à l’autre, examinant la disposition de son littoral. Après tout, en admettant qu’ils eussent des intentions malveillantes, que pourrait entreprendre cet équipage contre une population de dix mille habitants ? Aussi ne s’inquiète-t-on point des allures de ce ketch, soit qu’il évolue pendant le jour, soit qu’il passe les nuits à la mer. L’administration maritime d’Honolulu n’est donc pas interpellée à son sujet.

Le quatuor fait ses adieux à l’île d’Oahu dans la matinée du 10 juillet. Standard-Island appareille dès l’aube, obéissant à l’impulsion de ses puissants propulseurs. Après avoir viré sur place, elle prend direction vers le sud-ouest, de manière à venir en vue des autres îles havaïennes. Il lui faut alors prendre de biais le courant équatorial qui porte de l’est à l’ouest, — inversement à celui dont l’archipel est longé vers le nord.

Pour l’agrément de ceux de ses habitants qui se sont rendus sur le littoral de bâbord, Standard-Island s’engage hardiment entre les îles Molokaï et Kaouaï. Au-dessus de cette dernière, l’une des plus petites du groupe, se dresse un volcan de dix-huit cents mètres, le Nirhau, qui projette quelques vapeurs fuligineuses. Au pied s’arrondissent des berges de formation coralligène, dominées par une rangée de dunes, dont les échos se répercutent avec une sonorité métallique, quand elles sont violemment battues du ressac. La nuit est venue, l’appareil se trouve encore en cet étroit canal, mais il n’a rien à craindre sous la main du commodore Simcoë. À l’heure où le soleil disparaît derrière les hauteurs de Lanaï, les vigies n’auraient pu apercevoir le ketch, qui, après avoir quitté le port à la suite de Standard-Island, cherchait à se maintenir dans ses eaux. D’ailleurs, on le répète, pourquoi se serait-on préoccupé de la présence de cette embarcation malaise ?

Le lendemain, quand le jour reparut, le ketch n’était plus qu’un point blanc à l’horizon du nord.

Pendant cette journée, la navigation se poursuit entre Kaluhani et Mauï. Grâce à son étendue, cette dernière, avec Lahaina pour capitale, port réservé aux baleiniers, occupe le second rang dans l’archipel des Sandwich. Le Haleahala, la Maison du Soleil, y pointe à trois mille mètres vers l’astre radieux.

Les deux journées suivantes sont employées à longer les côtes de la grande Havaï, dont les montagnes, ainsi que nous l’avons dit, sont les plus hautes du groupe. C’est dans la baie Kealakeacua, que le capitaine Cook, d’abord reçu comme un dieu par les indigènes, fut massacré en 1779, un an après avoir découvert cet archipel auquel il avait donné le nom de Sandwich, en l’honneur du célèbre ministre de la Grande-Bretagne. Hilo, le chef-lieu de l’île, qui est sur la côte orientale, ne se montre pas ; mais on entrevoit Kailu, située sur la côte occidentale. Cette grande Havaï possède cinquante-sept kilomètres de chemin de fer, qui servent principalement au transport des denrées, et le quatuor peut apercevoir le panache blanc de ses locomotives…

« Il ne manquait plus que cela ! » s’écrie Yvernès.

Le lendemain, le Joyau du Pacifique a quitté ces parages, alors que le ketch double l’extrême pointe d’Havaï, dominée par le Mauna-Loa, la Grande Montagne, dont la cime se perd à quatre mille mètres entre les nuages.

« Volés, dit alors Pinchinat, nous sommes volés !

— Tu as raison, répond Yvernès, il aurait fallu venir cent ans plus tôt. Mais alors nous n’aurions pas navigué sur cette admirable île à hélice !

— N’importe ! Avoir trouvé des indigènes à vestons et à cols rabattus au lieu des sauvages à plumes que nous avait annoncés ce roublard de Calistus, que Dieu confonde ! Je regrette le temps du capitaine Cook !

— Et si ces cannibales avaient mangé Ton Altesse ?… fait observer Frascolin.

— Eh bien… j’aurais eu cette consolation d’avoir été… une fois dans ma vie… aimé pour moi-même ! »