L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 24

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 117-121).


XXIV

LE VOYAGE DE LA PIROGUE.


Il était grand jour quand je me réveillai, pour me trouver flottant à l’extrémité sud-ouest de l’île. Le soleil était déjà au-dessus de l’horizon, mais la Longue-Vue me le cachait encore ; entre la montagne et moi, j’apercevais de hautes falaises. À une portée de fusil, vers ma droite, se dressait le cap de Tire-Bouline et, plus loin, le Mât-de-Misaine : la colline noire et nue, le cap bordé de rochers.

Ma première idée fut naturellement d’empoigner la pagaie et de m’en servir pour reprendre terre. Mais je ne tardai pas à abandonner cette pensée. En avant des rochers, les brisants écumaient et hurlaient ; de soudaines réverbérations, des gerbes d’écume s’élançant dans les airs et retombant à grand bruit, m’avertissaient du péril. Je me vis précipité sur les rochers, déchiré et mis en pièces par l’irrésistible puissance des vagues, ou m’épuisant en vains efforts pour leur échapper.

Et ce n’était pas tout, car, rampant sur les écueils ou se laissant retomber avec fracas dans les flots, je vis d’énormes monstres marins, des espèces de limaces molles et gluantes, d’une taille incroyable, réunis par groupe de trente à quarante et qui remplissaient l’air de leurs mugissements. On m’a dit depuis que c’étaient des veaux marins parfaitement inoffensifs. Mais leur aspect, ajouté aux difficultés que présentait l’approche du rivage, fut plus que suffisant pour m’ôter l’envie de débarquer là. Je crois que je serais plutôt mort de faim en pleine mer que de tenter l’aventure.

J’avais d’ailleurs dans la tête la carte de l’île, et je me rappelai fort bien qu’après le cap de Tire-Bouline la côte s’infléchissait en forme de golfe et laissait à découvert à marée basse une longue bande de sable jaune. Plus au Nord encore venait un autre cap, désigné sous le nom de cap des Bois, à cause des grands sapins verts qui le couvraient en descendant jusqu’à la mer. Je savais aussi qu’un courant longe la côte ouest de l’île, en se dirigeant vers le Nord ; et voyant, d’après ma position, que j’étais déjà sous l’influence de ce courant, je préférai laisser le cap de Tire-Bouline derrière moi et réserver mes forces pour tenter d’atterrir vers le cap des Bois.

La mer était assez grosse, mais, par bonheur, la brise soufflait du Sud, de sorte qu’il n’y avait pas lutte entre elle et le courant ; et que les vagues se soulevaient et retombaient sans se briser. S’il en eût été autrement, j’aurais infailliblement péri depuis longtemps. Mais, dans l’état des choses, mon petit bateau flottait avec une légèreté et une immunité surprenantes. Par instants, couché comme je l’étais au fond de la pirogue et ne laissant dépasser qu’un œil au-dessus du bord, je voyais une énorme montagne bleue se soulever tout près de moi ; mais la pirogue ne faisait que bondir un peu plus haut, danser comme sur des ressorts, et, légère, comme un oiseau, glisser dans la vallée.

Je finis par m’enhardir et m’asseoir pour m’essayer à la manœuvre de la pagaie. Mais le plus léger changement dans la répartition du poids peut produire d’étranges différences dans la manière dont se comporte une pirogue. À peine avais-je modifié mon assiette que l’esquif, abandonnant son doux balancement, se mit à descendre comme une flèche sur la pente liquide et, en se relevant, alla piquer sa pointe droit dans le flanc de la vague suivante.

Trempé et terrifié, je retombai sans plus tarder dans mon attitude première. Sur quoi, la pirogue retrouva immédiatement son équilibre et se remit à me porter aussi doucement qu’auparavant parmi les vagues. Je vis bien qu’il ne fallait pas songer à la guider. Et alors quel espoir me restait-il de jamais regagner la terre ?

Une frayeur nouvelle s’empara de moi. Malgré tout, pourtant, je ne perdis pas la tête. D’abord, en prenant soin d’éviter tout mouvement brusque, je commençai par vider le bateau, avec mon bonnet, de l’eau qu’il avait embarquée ; puis, replaçant mon œil au niveau du bord, je me mis à étudier comment s’arrangeait mon esquif pour naviguer si tranquillement sur une si grosse mer.

Je remarquai alors que chaque vague, au lieu d’être la montagne lisse qu’elle paraît être du rivage, ou du pont d’un navire, ressemble parfaitement à une véritable montagne terrestre, avec ses pics, ses plateaux et ses vallées. La pirogue abandonnée à elle-même, tournait en rencontrant le moindre obstacle, enfilait pour ainsi dire son chemin dans ces vallées, évitait les pentes raides, les précipices et les pics sourcilleux.

« Il est donc évident, me disais-je, qu’il faut rester couché comme je le suis, pour ne pas déranger l’équilibre ; mais il est clair aussi que je puis mettre ma pagaie en dehors et, de temps en temps, dans les endroits bien choisis, donner à la pirogue une impulsion vers la terre. »

Aussitôt fait que pensé. Je me soulevai sur mes coudes, dans l’attitude la plus incommode, et je risquai à deux ou trois reprises un faible coup de pagaie dans la direction de la côte. Je n’obtins pas un énorme résultat, mais enfin j’obtins un résultat appréciable ; et quand j’approchai du cap des Bois, je vis que, quoique je dusse infailliblement le manquer, j’avais cependant gagné une centaine de mètres vers l’Est. En fait, j’étais très près du rivage ; je voyais la fraîche et verte cime des arbres se balancer sous la brise, et je me sentais presque sûr d’atteindre le promontoire suivant.

Il était temps, car je commençais à être torturé par la soif. L’ardeur du soleil, l’éclat des rayons réfléchis par les vagues comme par autant de miroirs à facettes, l’eau de mer qui séchait sur moi en couvrant de sel mes lèvres mêmes, tout cela se combinait pour mettre ma gorge en feu. La vue des arbres si près de moi me donnait une envie folle d’y arriver et de m’abriter sous leur ombre. Mais le courant m’emporta bientôt au delà de la pointe et, comme je débouchais dans la baie suivante, j’aperçus un objet qui changea brusquement le cours de mes idées.

Tout droit devant moi, à moins d’un mille de distance, je voyais l’Hispaniola, sous voiles. Évidemment j’allais être pris ; mais j’étais dans une telle détresse, par besoin de boire, que je ne savais plus si je devais être content ou fâché de cette perspective ; et longtemps avant d’en venir à une conclusion, la surprise avait pris possession entière de mon esprit et je ne me trouvais capable que d’écarquiller les yeux d’étonnement.

L’Hispaniola portait sa voile de misaine, avec deux focs, et la toile blanche, frappée par le soleil, resplendissait comme de la neige ou de l’argent. Quand je la découvris, ces trois voiles étaient gonflées par le vent et elle allait vers le Nord-Ouest. J’en conclus que les hommes qui se trouvaient à bord cherchaient à faire le tour de l’île pour revenir au mouillage. Tout d’un coup, elle se mit à porter vers l’Ouest, ce qui me fit croire que j’avais été vu et qu’on se préparait à me donner la chasse. Mais finalement elle tomba droit contre le vent et, s’arrêtant court, elle resta un instant comme indécise, ses voiles battant les mâts.

« Les brutes ! me dis-je. Je gage qu’ils sont encore ivres-morts !… »

Et je me représentai comme le capitaine Smollett les aurait fait danser, en pareil cas.

Cependant, le schooner avait graduellement tourné sur lui-même et repris le vent ; ses voiles s’étant de nouveau gonflées, il vogua assez vite pendant deux ou trois minutes, puis s’arrêta court, comme la première fois. Cela se répéta à plusieurs reprises. Allant et venant, ici, de là, au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, l’Hispaniola errait à l’aventure, et chaque mouvement se terminait de la même manière, les voiles retombant contre le mât. Il devint certain pour moi que personne ne tenait la barre. Et s’il en était ainsi, où se trouvaient donc les hommes ? Ou ils étaient ivres à ne plus avoir conscience de ce qui se passait, ou ils avaient abandonné le navire.

« Si je pouvais seulement l’aborder, me dis-je, peut-être arriverais-je à le ramener à son capitaine ! »

Le courant entraînait le schooner et la pirogue dans la même direction. Quand aux voiles du schooner, elles agissaient d’une façon si désordonnée et si intermittente, et à chaque temps d’arrêt le navire restait si indécis, qu’il ne gagnait assurément pas sur moi, si même il ne perdait pas. Si seulement j’osais m’asseoir pour pagayer, je me sentais sûr de le rejoindre. Le projet avait un air d’aventure qui me plut, et le souvenir du tonneau d’eau fraîche près de la porte du salon redoubla mon courage.

Je me relevai et je reçus immédiatement comme salut un nuage d’embruns en pleine figure. Mais cette fois, je ne cédai pas, et je me mis à pagayer de toute ma force vers l’Hispaniola. Une fois, un si gros paquet d’eau inonda mon embarcation, que je dus m’arrêter pour la vider, le cœur battant comme un oiseau en cage. Mais, par degrés, je me pénétrai de l’esprit de la chose et je finis par guider assez convenablement ma pirogue parmi les vagues, non sans recevoir de temps en temps un coup sur mon avant ou une gerbe d’écume sur la face. Peu m’importait, car j’avançais maintenant et je gagnais visiblement sur le schooner. Bientôt je vis étinceler les cuivres du gouvernail, comme il battait sur l’arrière. Et toujours personne sur le pont !… J’étais bien obligé de me dire qu’on avait déserté le navire. En tout cas, si les hommes s’y trouvaient encore, ils devaient être ivres dans le salon, et alors il serait peut-être possible de les y enfermer et de faire du schooner ce que je jugerais à propos.

Pendant assez longtemps, il était resté dans la pire position possible pour moi, — immobile, son avant tourné vers le Sud. Il dérivait alors, bien entendu. Bientôt son avant portait à l’Ouest, ses voiles se remplissaient à demi et le ramenaient en un moment droit sous le vent. Et le résultat était qu’il s’enfuyait devant moi au moment où je pouvais me croire sur le point de l’atteindre.

Mais enfin je crus avoir trouvé l’instant favorable. La brise était à peu près tombée pendant quelques secondes ; le courant faisant tourner l’Hispaniola sur elle-même, elle me présenta sa poupe, avec la fenêtre grande ouverte, et la lampe toujours allumée au-dessus de la table, en plein jour. La grande voile tombait le long du mât comme un drapeau. Sauf pour le lent mouvement de progression que lui imprimait le courant, le navire semblait être à l’ancre. Je redoublai d’efforts pour le rejoindre, et je n’en étais pas à cent mètres quand un souffle de brise arriva, tomba dans les voiles par bâbord, et le fit repartir en rasant l’eau comme une hirondelle.

Mon premier mouvement fut le désespoir. Le second fut la joie du triomphe. L’Hispaniola virait et me présentai le flanc ; elle virait encore et revenait sur moi ; elle franchissait la moitié, puis les deux tiers, puis les trois quarts de la distance qui nous séparait. Elle allait m’atteindre. Je voyais les vagues bouillonnant toutes blanches sous sa proue. D’en bas, dans ma pirogue, elle me paraissait effroyablement haute.

Et tout d’un coup je mesurai l’étendue du péril. Mais j’eus à peine le temps de penser, à peine le temps d’agir pour y échapper. J’étais sur le sommet d’une lame quand le schooner plongea son avant dans la plus proche. Son beaupré s’allongeait au-dessus de ma tête. Je me dressai debout et je pris mon élan en repoussant la pirogue sous mes pieds. D’une main je saisis le bâton de foc, tandis que mes jambes, pendues dans le vide, cherchaient et finissaient par trouver aussi un appui sur les barbes de beaupré. Et comme je restais accroché à l’avant, presque sans haleine, un coup sourd m’annonça que le schooner avait frappé et coulé la pirogue. Je restais sur l’Hispaniola, sans retraite possible.