L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 27

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 133-137).


XXVII

« PIÈCES DE HUIT ! »


La chute du schooner sur son flanc gauche avait eu naturellement pour conséquence d’incliner les mâts de telle sorte qu’au lieu d’être perpendiculaires à la surface de la mer ils fissent avec elle un angle aigu. Aussi, mon poste élevé dans la grande vergue se trouvait-il directement au-dessus de l’eau. Hands, arrivé moins haut que moi, était tombé entre le navire et la verticale de mon corps. Je le vis remonter un instant, dans un bouillonnement d’écume sanglante ; puis il s’enfonça pour toujours. Quand la tranquillité de l’eau fut rétablie ; je pus le voir gisant sur le sable fin, dans l’ombre projetée par le flanc du navire. Un ou deux poissons frôlèrent son corps, et le frémissement de l’eau lui rendit l’apparence de la vie, comme s’il avait encore tenté de se soulever. Mais il était mort et bien mort, et devait servir de pâture aux poissons, à la place même où il avait voulu me mettre…

À peine eus-je acquis cette certitude, que je me sentis saisi d’un malaise et d’une terreur inexprimables. Mon sang coulait tout chaud sur mon épaule. Le poignard de Hands, qui m’avait cloué au mât, brûlait comme un fer rouge. Et cependant ce n’était pas la douleur physique qui me faisait trembler, — c’était l’horreur de me dire que si mes forces m’abandonnaient, j’allais tomber du haut de la vergue dans cette eau verte et tranquille, à côté du cadavre…

Un instant cette vision m’épouvanta au point que je fermai les yeux pour résister au vertige, en me retenant aux vergues avec une telle force, que les ongles m’entraient dans la paume des mains. Peu à peu le sang-froid me revint ; mon pouls battit plus calme, et je pus réfléchir sur ce que j’avais à faire.

Ma première pensée fut de me délivrer du poignard, en l’arrachant ; mais je le trouvai planté si profondément, et l’effort me coûta une douleur si vive, que je lâchai prise avec un violent tressaillement.

Chose bizarre, ce mouvement même me tira d’affaire. Le poignard avait été bien près de me manquer, car il ne me retenait que par une pincée de peau sur le dessus de l’épaule : le tressaillement la fit se déchirer, et je me trouvai débarrassé. Le sang coulait de plus belle, cela va sans dire ; mais enfin j’étais libre de mes mouvements et cloué seulement par ma veste et ma chemise.

Une secousse acheva de me dégager en déchirant ces vêtements. Il ne me resta plus qu’à redescendre sur le pont, par les haubans de tribord. Car, pour rien au monde, je n’aurais voulu, tremblant comme j’étais, m’aventurer sur ceux que les mains de Hands venaient à peine de lâcher.

Arrivé en bas, mon premier soin fut de panser tant bien que mal ma blessure, qui me faisait beaucoup souffrir et continuait à saigner. Elle était d’ailleurs sans gravité et ne m’empêchait pas de me servir de mon bras.

Me voyant maître du schooner, je songeai alors à le débarrasser de son dernier passager, — le cadavre d’O’Brien. J’ai déjà dit comment il était tombé sur le bastingage de bâbord, où il avait l’attitude d’une horrible et effrayante marionnette de grandeur naturelle. Cela me laissait peu de chose à faire pour achever de le pousser par-dessus bord. Mes aventures tragiques commençaient à m’avoir singulièrement aguerri contre la terreur des morts. Je pris le corps par la taille comme un sac de son, et avec un grand effort je réussis à le faire basculer. Il plongea avec un bruit sinistre et s’en alla lentement tomber sur le sable du fond, à deux pas du cadavre de Hands. Le béret rouge surnagea. Quand l’eau se fut calmée, je vis des poissons aller et venir autour de cette épave.

J’étais maintenant absolument seul à bord. La marée commençait à redescendre, et le soleil était déjà si bas sur l’horizon que les pins de la rive gauche allongeaient leur ombre presque sur le pont du schooner. La brise du soir se levait, et, quoique bien abrités par la colline et les pins de l’Est, les cordages se mettaient à gémir doucement et les voiles à palpiter. Cela pouvait devenir un danger pour le navire. Aussi m’empressai-je de courir aux deux focs et de les abattre. Mais la voile de misaine était plus difficile à manier. Son boute-hors avait naturellement suivi le mouvement du schooner, au moment où il tombait sur le flanc, et trempait maintenant dans l’eau avec deux ou trois pieds de toile. Je pensais bien que cette circonstance même rendait mon intervention plus nécessaire ; mais la tension de la voile sous l’action de la brise était déjà si forte que je n’osais plus entamer la lutte. Je me déterminai à tirer mon couteau et à couper les drisses. Tout s’abattit à la fois, et une bonne moitié de la voile, tombant à la surface de l’eau, y forma une masse flottante par l’effet de l’air qui se trouvait emprisonné ; j’eus beau tirer de toutes mes forces, il me fut impossible de la ramener à bord. J’y renonçai donc. J’avais fait tout ce qui dépendait de moi, et l’Hispaniola devait maintenant s’en remettre à sa bonne étoile.

Déjà le mouillage était plongé dans l’ombre ; les derniers rayons du couchant, passant à travers une éclaircie dans la masse des bois, brillaient comme des rubis et des émeraudes sur les fleurs et les buissons du navire naufragé ; le froid commençait à se faire sentir ; la marée fuyait rapidement vers le large, et le schooner s’enfonçait de plus en plus dans le sable. Je grimpai à l’avant et regardai au-dessous de moi. L’eau semblait tout à fait basse. Empoignant à deux mains l’amarre toujours pendante depuis que je l’avais coupée, je me laissai doucement glisser et je pris pied sur le fond ; le sable était ferme et ondulé par le jusant, de sorte que je n’eus aucune difficulté à marcher, avec de l’eau jusqu’à mi-corps. Ainsi je quittai l’Hispaniola, couchée sur le flanc avec sa voile de misaine étendue à côté d’elle. Le soleil venait de disparaître et la brise soufflait doucement dans les pins.

Je me sentais de la meilleure humeur du monde en prenant terre. Quoi qu’il arrivât désormais, je laissais enfin la mer derrière mes talons. Et je ne revenais pas les mains vides. Le schooner était là, débarrassé des pirates et prêt à repartir avec les fidèles. Il ne me manquait plus maintenant que de les rejoindre et de leur conter mes exploits. Je pouvais m’attendre sans doute à être quelque peu grondé pour mon escapade ; mais je ne doutais pas que la capture de l’Hispaniola ne fût la meilleure des excuses et que le capitaine Smollett lui-même ne fût le premier à convenir que je n’avais pas perdu mon temps. Dans ces dispositions, je me mis en route pour le blockhaus. Me souvenant que le ruisseau qui débouchait à l’Est, dans le mouillage du capitaine Kidd, venait de la colline aux deux pics sur ma gauche, je me dirigeai d’abord de ce côté, afin de pouvoir le franchir plus aisément près de la source. Le bois était peu touffu ; j’eus bientôt tourné les contreforts inférieurs de la colline, et traversé le cours d’eau, en me mouillant à peine jusqu’au genou.

Je me trouvai alors près de l’endroit où j’avais rencontré Ben Gunn, et je commençai à marcher avec plus de précaution. La nuit était tout à fait tombée quand je sortis de la vallée qui séparait les deux pics. J’aperçus à ce moment sur le ciel une lueur que je supposai projetée par le feu de mon homme, en train de préparer son dîner ; et je m’étonnai même un peu qu’il ne craignît pas d’attirer par cette imprudence l’attention toujours en éveil de Silver. Puisque je remarquai cette lueur, pourquoi les gens campés dans le marais ne la verraient-ils pas aussi ?

L’obscurité devenait de plus en plus profonde, et c’est à peine si je pouvais me diriger. La double colline derrière moi et la Longue-Vue sur ma droite s’effaçaient de plus en plus dans les ténèbres. Les étoiles étaient encore pâles et peu nombreuses. Il m’arrivait à tout instant de trébucher dans des fondrières ou de m’embarrasser en des broussailles.

Soudain, une lumière argentée se projeta sur le bas-fond. La lune s’élevait lentement au-dessus de la Longue-Vue et, me suivant à travers les arbres, semblait venir éclairer ma route. Dès lors, il me fut aisé d’avancer, et mon voyage s’acheva promptement. Tantôt courant à perdre haleine, tantôt allant d’un pas moins rapide, je finis par arriver en vue du bosquet qui entourait le blockhaus.

Aussitôt je ralentis mon allure et je n’avançai plus qu’avec prudence. Ce serait couronner tristement mes exploits, me disais-je, que de recevoir par méprise une balle envoyée par mes amis. La lune montait toujours, et sa lumière tombait maintenant presque à pic dans les éclaircies du bois. Je fus surpris de voir tout à coup à travers les arbres une lueur toute différente, ardente et rouge comme celle d’un feu de joie. D’où elle venait, je ne pouvais le comprendre. Il fallut, pour me l’expliquer, que j’arrivasse au bord même de la clairière où s’élevait le blockhaus.

Je vis alors, de l’autre côté de l’édifice, et dans l’intervalle qui le séparait de la palissade, un immense brasier en plein air, d’où provenait cette lueur d’incendie.

Je m’arrêtai surpris et inquiet. Jamais nous n’avions allumé un feu pareil. Nous étions même avares de bois à brûler, par ordre du capitaine… Était-il, par hasard, survenu du nouveau, pendant mon absence ?… Rien ne bougeait et je n’entendais d’autre bruit que le murmure de la brise. Cela me rassura. Je tournai la palissade par le côté est, en ayant soin de me tenir dans l’ombre, et, trouvant un point où je pouvais la franchir sans être vu, à cause de l’obscurité profonde, je me trouvai bientôt dans l’enclos.

Afin de ne négliger aucune précaution, je poussai la prudence jusqu’à me mettre sur les mains et les genoux pour monter la pente, et c’est en rampant ainsi que j’arrivai au coin du blockhaus. Un bruit familier vint tout à coup me rassurer. Ce n’est pas que ce bruit fût bien harmonieux ; il m’est arrivé souvent de le trouver désagréable en d’autres circonstances. C’était le ronflement sonore de deux ou trois dormeurs — et ce témoignage du paisible sommeil que goûtaient mes amis me fut la plus délicieuse des musiques. Le cri de la vigie en mer, le glorieux : All right ! « Tout va bien ! » n’est jamais tombé dans mon oreille avec un accent plus rassurant.

N’empêche qu’ils ont une drôle de façon de monter la garde ! me disais-je. Si Silver et ses hommes se trouvaient à ma place, ces beaux dormeurs auraient un joli réveil !… Voilà ce que c’est d’avoir le capitaine blessé !…

Et je me blâmais intérieurement de les avoir abandonnés dans un danger pareil, quand ils étaient si peu nombreux pour se garder.

Cependant, j’étais arrivé à la porte et je m’arrêtai sur le seuil. À l’intérieur tout était sombre et je ne pouvais rien distinguer. J’entendais mieux que jamais la basse continue des ronflements et de temps en temps une espèce de frôlement, suivi d’un coup sec, qu’il me fut impossible de m’expliquer. Les bras en avant pour ne pas me heurter, je pénétrai dans la salle. Je me disais en riant tout seul qu’il serait drôle de me coucher tranquillement à ma place et de voir la figure que feraient les braves gens en me trouvant là le lendemain matin. En marchant, mon pied toucha la jambe d’un des dormeurs, qui se retourna en grommelant, sans se réveiller.

Mais tout à coup une voix perçante éclata dans les ténèbres.

« Pièces de huit !… criait-elle. Pièces de huit ! pièces de huit !… pièces de huit ! pièces de huit !… »

Et ainsi de suite, sans une pause, sans un changement. C’était le perroquet de Silver, le capitaine Flint !… C’est lui que je venais d’entendre picotant un morceau d’écorce ! C’est lui qui montait mieux la garde que des êtres humains et qui annonçait mon arrivée, de sa voix stridente, avec son cri habituel.

Tous les dormeurs s’étaient réveillés en sursaut. Ils étaient déjà debout avant que je fusse revenu de ma surprise.

« Qui vive ? » demanda la voix de stentor de Silver.

Je me retournai pour fuir. Mais je me heurtai violemment contre quelqu’un qui me repoussa et je retombai dans les bras d’un autre, qui les referma sur moi et me maintint.

« Apporte de la lumière, Dick ! » cria Silver.

Un des hommes sortit et revint presque aussitôt avec un tison enflammé.