L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 9

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 48-53).


IX

LA POUDRE ET LES ARMES.


L’Hispaniola était à l’ancre assez loin du bord. Nous eûmes donc à passer en canot sous la poupe ou l’avant de plus d’un navire, dont les amarres tantôt frôlaient la quille de notre embarcation, tantôt se balançaient au-dessus de nos têtes. Enfin, nous accostâmes l’escalier du schooner où nous fûmes accueillis avec un salut militaire par le second, M. Arrow, un vieux marin bronzé qui portait des boucles d’oreilles et louchait effroyablement. Le squire et lui étaient déjà les meilleurs amis du monde ; mais je remarquai bientôt qu’il n’en était pas de même entre le squire et le capitaine.

Celui-ci était un homme à l’air avisé, qui semblait être en colère avec tout, à bord, — colère dont nous devions bientôt connaître la raison. À peine étions-nous descendus dans le petit salon, qu’un matelot nous y suivit.

« Le capitaine Smollett désire parler à M. Trelawney, dit-il.

— Je suis aux ordres du capitaine, répondit le squire. Faites-le entrer.

Le capitaine arriva à l’instant et commença par fermer la porte derrière lui.

« Eh bien, capitaine, qu’avez-vous à me dire ? Tout va bien, j’espère ? Tout est en bon ordre et prêt pour l’appareillage ?

— Ma foi, Monsieur, répondit le capitaine, il vaut mieux parler franc, n’est-ce pas, même au risque d’offenser ?… Eh bien, je dois vous avouer que je n’aime pas beaucoup cette expédition ; je n’aime pas l’équipage ; et je n’aime pas le second que vous m’avez donné. Voilà qui est clair, j’espère ?

— Pendant que vous y êtes, vous pourriez peut-être dire aussi que vous n’aimez pas le schooner ? répliqua le squire avec l’accent d’un homme que la colère commence à mordre.

— Je ne parle pas du schooner, ne l’ayant pas encore vu à l’œuvre, dit le capitaine. Il semble bien construit et obéissant à la barre : c’est tout ce que je puis déclarer pour le moment.

— Peut-être est-ce le propriétaire du schooner qui ne vous plaît pas non plus ? demanda le squire.

Mais ici le docteur Livesey s’interposa :

— Voyons, voyons, dit-il, à quoi bon envenimer la discussion par des questions personnelles ? Le capitaine, à mon sens, a trop dit ou il a dit trop peu. Il nous doit une explication de ses paroles. Vous semblez entreprendre ce voyage, à contre-cœur : pourquoi cela, capitaine ?

— Mon Dieu, Monsieur, le voici. J’ai accepté ce que nous appelons une commission cachetée, en d’autres termes, j’ai consenti à prendre le commandement de ce navire pour le mener où l’ordonnera Monsieur, qui en est le propriétaire. Fort bien. Or, en arrivant à bord, je m’aperçois que tous les hommes de l’équipage en savent plus long que moi sur le but de l’expédition. Cela vous paraît-il juste ?

— Non, déclare le docteur, assurément non.

— Après cela, reprit le capitaine, j’apprends qu’il s’agit d’aller chercher un trésor : — c’est par l’équipage que je l’apprends ; — veuillez noter ce point… C’est toujours un métier hasardeux que la recherche des trésors. Les expéditions de ce genre ne sont pas mon fort, je le déclare… mais spécialement quand elles sont censées secrètes et que tout le monde connaît le secret, tout le monde, même les perroquets.

— Le perroquet de John Silver, sans doute ? demanda ironiquement M. Trelawney.

— C’est une façon de dire qu’on en parle sans se gêner, reprit le capitaine. Je suis parfaitement convaincu que ni l’un ni l’autre, Messieurs, vous n’avez la moindre idée du danger auquel vous allez vous exposer de gaieté de cœur… Eh bien, voulez-vous que je vous le dise, c’est tout simplement un danger de mort !

— Voilà qui est clair, répliqua le docteur. Mais nous nous en doutions bien un peu, capitaine. Nous acceptons ce danger, c’est notre droit. Passons au second point : vous dites que l’équipage n’est pas de votre goût. N’est-il pas composé de bons matelots ?

— Ils ne me reviennent pas du tout, voilà ce que je puis dire. Sans compter qu’on aurait pu me confier le soin de choisir mes hommes.

— En effet, dit le docteur, mon ami Trelawney aurait peut-être mieux fait de vous consulter en cette matière ; mais la négligence n’est pas intentionnelle, croyez-le bien… Et M. Arrow, votre second, ne vous plaît pas non plus ?

— Non, Monsieur. Je crois qu’il connaît son métier ; mais il est trop familier avec l’équipage. Un second doit savoir tenir son rang, que diable ! Il ne doit pas boire avec les matelots.

— Serait-ce un ivrogne ? demanda le squire.

— Je ne dis pas cela. J’affirme qu’il est trop porté à traiter ses hommes de pair à compagnon.

— Concluons, capitaine, reprit le docteur. Que désirez-vous de nous ?

— Messieurs, êtes-vous toujours décidés à partir ?…

— Assurément ! s’écria le squire.

— Eh bien, puisque vous m’avez écouté patiemment tandis que j’énonçais de simples opinions sans preuves, laissez-moi vous donner un avis. On est en train d’arrimer la poudre et les armes dans le magasin de l’avant. Il y a toute la place nécessaire à l’arrière, sous le salon ; pourquoi ne pas y mettre l’arsenal ? Premier point. Puis, vous emmenez avec vous quatre hommes sûrs et j’apprends qu’ils vont être logés avec l’équipage. Pourquoi ne pas leur donner les couchettes disponibles autour du salon ? Second point.

— Y en a-t-il d’autres ? demanda M. Trelawney.

— Un de plus, reprit le capitaine. On a déjà trop bavardé.

— Beaucoup trop, affirma le docteur.

— Je vais vous répéter ce que j’ai entendu dire, poursuivit le capitaine Smollett. Il paraît que vous avez la carte d’une île, qu’il y a des croix à l’encre rouge sur cette carte pour marquer où sont cachés certains trésors, et que l’île est située par… (Il nomma exactement la longitude et la latitude.)

— Je n’ai jamais dit cela à âme qui vive ! s’écria le squire.

— Pourtant, l’équipage le sait, Monsieur, répliqua le capitaine.

— Livesey, il faut que ce soit vous ou Hawkins ! protesta M. Trelawney.

— Peu importe qui c’est ! » répondit le docteur.

Et je vis bien que ni lui ni le capitaine n’attribuaient grande importance aux dénégations du squire. Moi non plus, à vrai dire : il était si bavard ! et cependant je crois qu’il avait raison, cette fois, et que, pas plus que nous autres, il n’avait indiqué la position de l’île.

« Je disais donc, Messieurs, reprit le capitaine, que j’ignore où et en quelles mains se trouve cette carte. Mais je demande formellement qu’on ne la communique ni à M. Arrow ni à moi. S’il en était autrement, je prendrais la liberté de donner ma démission.

— Si je vous comprends bien, dit le docteur, vous déclinez toute responsabilité à cet égard, et vous demandez que nous fassions de l’arrière une sorte de citadelle, avec les domestiques personnels de M. Trelawney pour garnison, et le monopole exclusif de toutes les armes et munitions… En d’autres termes, vous craignez une révolte.

— Monsieur, répliqua le capitaine, je n’ai pas l’intention de me fâcher, mais il ne faut pas me faire dire ce que je ne dis pas. Un capitaine n’aurait pas le droit de prendre le large s’il avait des raisons positives de craindre pareille chose et, pour mon compte, je ne le ferais pas. Je suis persuadé que M. Arrow est un honnête homme. J’en dis autant d’une partie de l’équipage, et je veux bien croire qu’on pourrait en dire autant du reste, que je ne connais pas. Mais je suis responsable du navire, responsable de la vie du dernier homme qui s’y trouve. Il me paraît que tout ne va pas comme il le faudrait ; je vous demande de prendre certaines précautions ou de me laisser résilier mon engagement, — voilà tout.

— Capitaine Smollett, dit le docteur en riant, avez-vous jamais entendu parler de la fable : la Montagne et la Souris ? Vous me le pardonnerez, j’en suis sûr, mais vous me rappelez cette fable. Je parie ma perruque qu’en entrant ici, tout à l’heure, vous ne comptiez pas vous en tenir à cette conclusion ?

— C’est vrai, répliqua le capitaine. En entrant ici, je m’attendais à une rupture. Je ne pensais pas que M. Trelawney voulût entendre un mot.

— Et vous aviez diantrement raison ! s’écria le squire. Si Livesey ne s’était pas trouvé là, je vous aurais envoyé au diable. Quoi qu’il en soit, je vous ai écouté et je ferai ce que vous désirez. Mais je ne puis dire que ma confiance en vous en soit augmentée.

— À votre aise, Monsieur, dit le capitaine. Il me suffit de faire mon devoir. »

Et sur ce, il prit congé.

« Trelawney, dit le docteur quand il l’eut vu partir, vous avez dépassé toutes mes prévisions ! Je crois, sur ma parole, que vous avez réussi à engager deux honnêtes gens, cet homme et John Silver.

— Parlez de John Silver si vous voulez, riposta le squire. Mais, quant à cet intolérable hâbleur, je déclare que sa conduite est, à mon sens, fort peu digne d’un marin anglais.

— Nous verrons, dit le docteur, nous verrons. »

On monta sur le pont. Les hommes avaient déjà commencé de changer l’arrimage des armes et de la poudre, et procédaient à cette opération en s’accompagnant de leur mélopée ordinaire. Le capitaine la surveillait en personne, avec M. Arrow. J’approuvais entièrement les nouveaux arrangements. Il faut savoir que le plan intérieur du schooner était tout particulier. On avait établi six cabines à l’arrière dans ce qui formait primitivement le tiers postérieur de l’entrepont, et cette suite de cabines ne communiquait avec l’avant que par une coursive grillée, du côté de bâbord. Ces cabines étaient d’abord destinées au capitaine, au second, à M. Trelawney, au docteur, à Joyce et à Hunter. Il resta convenu que Redruth et moi viendrions occuper celles de M. Arrow et du capitaine, qui seraient logés sur le pont, dans la grande cabine, ainsi transformée en une sorte de poste avancé. Il y avait toute la place nécessaire pour y accrocher deux hamacs, et M. Arrow ne dissimula pas la satisfaction que lui donnait cette mesure. Lui aussi, peut-être, il avait ses doutes sur l’équipage. Mais, quelle que fût à cet égard son opinion, nous ne devions pas avoir longtemps le bénéfice de ses lumières, comme on le verra bientôt.

Nous étions encore en train de procéder à ce déménagement, quand les deux ou trois matelots qui restaient à embarquer arrivèrent, en compagnie de John Silver, dans un canot du port. Le cuisinier escalada l’échelle avec l’agilité d’un singe. Il n’eut pas plutôt vu ce qui se passait, qu’il voulut savoir à quoi s’en tenir :

« Holà ! camarades, que faites-vous donc ? demanda-t-il.

— Nous changeons la poudre de place, lui répondit un des matelots.

— Diable !… Mais nous allons manquer la marée ! s’écria John Silver.

— C’est moi qui commande ici, dit le capitaine. Vous ferez bien de descendre à vos fourneaux, mon brave homme. L’équipage ne sera pas fâché de souper tout à l’heure.

— On y va, capitaine, on y va, répondit le cuisinier en tirant en guise de salut une mèche de ses cheveux et se dirigeant vers l’écoutille.

— Celui-ci est un honnête garçon, capitaine, affirma le docteur.

— Je ne demande pas mieux, répliqua le capitaine Smollett. En douceur, mes gars, en douceur ! » poursuivit-il en s’adressant aux hommes qui manipulaient les barils de poudre.

Et soudain, me voyant occupé à examiner l’une des deux coulevrines dont nous étions armés, longue pièce de neuf en cuivre, il me prit à partie :

« Holà, moussaillon, n’as-tu rien à faire, que tu restes là à bâiller aux corneilles ? Fais-moi le plaisir de débarrasser le plancher et d’aller demander du travail au cuisinier… »

Et, comme je détalais sans demander mon reste, je l’entendis qui disait au docteur :

« Je ne veux pas de favoris sur mon navire !… »

J’étais déjà de l’avis du squire sur le capitaine, et je le détestais cordialement.