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L’Île aux trente cercueils/13

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XIII

« ÉLI, ÉLI, LAMMA SABACTHANI ! »



Les préparatifs ne furent pas longs, et Vorski s’y employa lui-même avec activité. Il appuya l’échelle contre le tronc de l’arbre, passa l’une des extrémités de la corde autour de sa victime et l’autre autour d’une des branches supérieures, et, juché au dernier échelon, il enjoignit à ses complices :

« Tenez, vous n’avez plus qu’à tirer. Mettez-la debout d’abord, et que l’un de vous la maintienne en équilibre. »

Il attendit un moment. Mais, Otto et Conrad s’entretenant à voix basse, il s’exclama :

« Dites donc, vous pourriez vous hâter… d’autant que j’offre une cible un peu trop commode, si l’on s’avisait de m’envoyer une balle ou une flèche. Ça y est ? » Les deux acolytes ne répondirent pas.

« Eh bien, elle est raide celle-là ! Qu’y-a-t-il encore ? Otto… Conrad… »

Il sauta à terre et les rudoya.

« Vous en avez de bonnes tous les deux. Avec un pareil système, nous y serons encore demain matin… et tout sera manqué. Mais réponds donc, Otto. » Il lui colla la lumière sur le visage.

« Voyons, quoi ? serait-ce que tu refuses ? Faudrait le dire ! Et toi, Conrad ? On fait grève alors ? »

Otto hocha la tête.

« Grève… c’est aller un peu loin. Mais Conrad et moi, nous ne serions pas fâchés d’avoir quelques explications.

— Des explications ? Et sur quoi, abruti ? Sur la dame qu’on exécute ? Sur l’un ou l’autre des deux gosses ? Inutile d’insister, camarades. Je vous l’ai dit en vous proposant l’affaire : « Marchez-vous les yeux fermés ? Il y aura une rude besogne à accomplir, beaucoup de sang à verser. Mais, au bout du compte, la forte somme.

— C’est là toute la question, dit Otto.

— Précise, ahuri.

— C’est à vous de préciser et d’en revenir aux termes mêmes de notre accord. Quels sont-ils ?

— Tu les connais mieux que moi.

— Justement, c’est pour vous les remettre en mémoire que je vous demande de nous les répéter.

— Ma mémoire est fidèle. Le trésor pour moi, et sur le trésor un prélèvement de deux cent mille francs à vous partager.

— C’est ça, et ce n’est pas ça. Nous y reviendrons. Commençons par causer du fameux trésor. Voilà des semaines qu’on s’esquinte, que l’on vit dans le sang et dans le cauchemar de toutes sortes de crimes… et rien à l’horizon ! »

Vorski haussa les épaules.

« De plus en plus bête, mon pauvre Otto. Tu sais qu’il y avait d’abord un certain nombre de choses à accomplir. Elles le sont toutes, sauf une. Dans quelques minutes, celle-là le sera à son tour, et le trésor nous appartiendra.

— Qu’en savons-nous ?

— Crois-tu donc que j’aurais fait tout ce que j’ai fait si je n’avais pas été sûr du résultat… comme je suis sûr de vivre ? Tous les événements se sont déroulés dans un ordre inflexible et marqué d’avance. Le dernier se produira à l’heure dite, et m’ouvrira la porte.

— La porte de l’enfer, ricana Otto, ainsi que j’ai entendu Maguennoc l’appeler.

— Qu’on l’appelle de ce nom ou d’un autre, elle ouvre sur le trésor que j’aurai conquis.

— Soit, fit Otto, que la conviction de Vorski impressionnait, soit. Je veux croire que vous avez raison. Mais qui nous affirme que nous aurons notre part ?

— Vous aurez votre part, pour ce simple motif que la possession du trésor me fournira des richesses si fantastiques, que je n’irai pas me créer des ennuis avec vous pour une misère de deux cent mille francs.

— Donc, nous avons votre parole ?

— Évidemment.

— Votre parole que toutes les clauses de notre accord seront respectées ?

— Évidemment. Où veux-tu en venir ?

— À ceci, c’est que vous avez commencé à nous rouler de la façon la plus ignoble, en ne respectant pas l’une des clauses de cet accord.

— Hein ! Qu’est-ce que tu chantes ? Sais-tu bien à qui tu parles ?

— À toi, Vorski. »

Vorski empoigna son complice.

« Qu’est-ce que c’est ! Tu oses m’insulter ! me tutoyer, moi, moi !

— Pourquoi pas, puisque tu m’as bien volé, toi ? »

Vorski se contint et reprit, la voix frémissante :

« Parle et fais bien attention, mon petit, car tu joues un rude jeu. Parle.

— Voici, déclara Otto. En dehors du trésor, en dehors des deux cent mille francs, il était convenu entre nous, — tu avais levé la main en guise de serment, — il était convenu que toute somme d’argent liquide trouvée par l’un de nous au cours de l’affaire serait partagée en deux : moitié pour toi, moitié pour Conrad et pour moi. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Alors, donne, fit Otto en tendant la main.

— Te donner quoi ? Je n’ai rien trouvé.

— Tu mens. Tandis qu’on expédiait les sœurs Archignat, tu as trouvé sur l’une d’elles, dans son corsage, le magot qu’on n’avait pas pu dénicher dans leur maison.

— En voilà une histoire ! dit Vorski, d’un ton où perçait l’embarras.

— C’est la pure vérité.

— Prouve-le.

— Sors donc le petit paquet ficelé que tu as épinglé là, à l’intérieur de ta chemise. »

Et Otto toucha du doigt la poitrine de Vorski en ajoutant :

« Sors-le donc, le petit paquet, et aligne donc les cinquante billets de mille. »

Vorski ne répondit pas. Il était stupéfait, comme un homme qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et qui cherche vainement à deviner comment l’adversaire s’est procuré des armes contre lui.

« Tu avoues ? lui demanda Otto.

— Pourquoi pas ? répliqua-t-il. J’avais l’intention de régler le compte plus tard, en bloc.

— Règle-le tout de suite. C’est préférable.

— Et si je refuse ?

— Tu ne refuseras pas.

— Si, je refuse ?

— En ce cas, gare à toi.

— Qu’est-ce que je crains, vous n’êtes que deux.

— Nous sommes trois au moins.

— Où est le troisième ?

— Le troisième est un monsieur qui n’a pas l’air du premier venu, à ce que vient de me dire Conrad… bref, celui qui t’a roulé tout à l’heure, l’homme à la flèche et à la tunique blanche.

— Tu l’appellerais ?

— Parbleu ! »

Vorski sentit que la partie n’était pas égale. Les deux acolytes l’encadraient et le serraient fortement. Il fallait céder.

« Tiens, voleur ! tiens, bandit ! s’écria-t-il en tirant le petit paquet et en dépliant les billets.

— Pas la peine de compter, fit Otto qui lui arracha la liasse par surprise.

— Mais…

— C’est ainsi. La moitié pour Conrad, la moitié pour moi.

— Ah ! brute ! Voleur de voleur ! tu me le paieras. Je m’en fiche de l’argent. Mais me piller comme dans un bois ! Ah ! je ne voudrais pas être dans ta peau, mon bonhomme. »

Il continua à l’injurier, puis, soudain, il éclata de rire, un rire méchant et forcé.

« Après tout, ma foi, c’est bien joué, Otto ! Mais où et comment as-tu pu savoir cela ? Tu me le raconteras, hein ? En attendant, plus une minute à perdre. Nous sommes d’accord sur tous les points, n’est-ce pas ? et vous marchez ?

— Sans rechigner, puisque vous prenez la chose si bien, dit Otto. »

Et le complice ajouta, d’un ton obséquieux :

« Vous avez tout de même de l’allure, Vorski ?… Un grand seigneur !

— Et toi, un valet que l’on paye. Tu es payé, dépêche-toi. L’affaire est urgente. »


L’affaire, comme disait l’affreux personnage, fut rapidement exécutée. Remonté sur son échelle, Vorski répéta ses ordres auxquels Conrad et Otto se conformèrent docilement.

Ils mirent la victime debout, puis, tout en la maintenant en équilibre, ils tirèrent sur la corde. Vorski reçut la malheureuse, et, comme les genoux s’étaient ployés, il les contraignit brutalement à s’allonger. Ainsi plaquée sur le fût de l’arbre, sa robe serrée autour de ses jambes, les bras pendant à droite et à gauche et à peine écartés du corps, elle fut attachée par la taille et par dessous les bras.

Elle ne semblait pas s’être éveillée de son étourdissement, et elle n’eut aucune plainte. Vorski voulut lui dire quelques mots, mais, ces mots, il les bredouilla, incapable d’articuler. Puis il chercha à lui redresser la tête, mais il y renonça, n’ayant plus le courage de toucher à celle qui allait mourir, et la tête retomba sur le buste, très bas.

Aussitôt, il descendit et balbutia :

« L’eau-de-vie, Otto… Tu as la gourde ? Ah ! crédieu, l’ignoble chose !

— Il est encore temps, objecta Conrad. »

Vorski avala quelques gorgées et s’écria :

« Encore temps… de quoi faire ? De la délivrer ? Écoute-moi, Conrad. Plutôt que de la délivrer, j’aimerais mieux… oui, j’aimerais mieux prendre sa place. Abandonner mon œuvre ? Ah ! c’est que tu ne sais pas quelle est cette œuvre et quel est mon but ! Sans quoi… »

Il but de nouveau.

« Excellente eau-de-vie, mais, pour me remettre le cœur d’aplomb, je préfèrerais du rhum. Tu n’en as pas, Conrad ?

— Le reste d’un petit flacon…

— Donne. »

Ils avaient voilé la lanterne de peur d’être vus, et ils s’assirent tout contre l’arbre, résolus au silence. Mais cette nouvelle flambée d’alcool leur montait au cerveau. Vorski, très excité, se mit à pérorer.

« Des explications, vous n’en avez pas besoin. Celle qui meurt là, inutile que vous connaissiez son nom. Qu’il vous suffise de savoir que c’est la quatrième des femmes qui devaient mourir en croix, et que le destin l’avait spécialement désignée, elle. Mais il y a une chose que je puis vous dire, à l’heure où le triomphe de Vorski va éclater à vos yeux. J’ai même quelque orgueil à vous l’annoncer, car si tous les événements ont jusqu’ici dépendu de moi et de ma volonté, celui qui va se produire dépend des volontés les plus puissantes, des volontés travaillant pour Vorski ! »

Il redit à plusieurs reprises, comme si ce nom flattait ses lèvres :

« Pour Vorski !… pour Vorski !… »

Et il se releva, l’exubérance de ses pensées l’obligeant à marcher et à gesticuler.

« Vorski, fils de roi, Vorski élu du destin, prépare-toi. Voici ton heure. Ou bien tu n’es que le dernier des aventuriers et le plus criminel de tous les grands criminels que le sang des autres ait souillés, ou bien tu es vraiment le prophète illuminé que les dieux couronnent de gloire. Surhomme ou bandit. Voici l’arrêt du destin. Les battements de cœur de la victime sacrée qu’on immole aux dieux marquent les secondes suprêmes. Écoutez-les, vous deux qui êtes là. »

Escaladant l’échelle, il cherchait à les percevoir, ces pauvres battements d’un cœur épuisé. Mais la tête, inclinée à gauche, l’empêchait de coller son oreille contre la poitrine, et il n’osait y toucher. Un souffle inégal et rauque rompait seul le silence.

Il dit tout bas :

« Véronique, tu m’entends ?… Véronique… Véronique… »

Après un moment d’hésitation, il continua :

« Il faut que tu saches… oui, ça m’épouvante moi-même ce que je fais. Mais c’est le destin… Tu te rappelles la prédiction ? « Ta femme mourra sur la croix. » Mais ton nom lui-même, Véronique, c’est cela qu’il évoque !… Souviens-toi que sainte Véronique essuya la figure du Christ avec un linge, et que sur ce linge resta marquée l’image sacrée du Sauveur… Véronique, tu m’entends, Véronique ?… »

Il redescendit en hâte, arracha le flacon de rhum aux mains de Conrad et le vida d’un coup.

Alors, il fut pris d’une sorte de délire qui le fit divaguer pendant quelques instants dans une langue que ses acolytes ne comprirent point. Puis il se mit à provoquer l’ennemi invisible, à provoquer les dieux, à lancer des imprécations et des blasphèmes.

« Vorski est le plus fort. Vorski domine le destin. Il faut que les éléments et les puissances mystérieuses lui obéissent. Tout se passera comme il l’a décidé, et le grand secret lui sera annoncé dans les formes mystiques et selon les préceptes de la cabale. Vorski est attendu comme le prophète. Vorski sera accueilli avec des cris de joie et d’extase, et quelqu’un, que j’ignore et que je ne fais qu’entrevoir, viendra au-devant de lui avec des palmes et des bénédictions. Qu’il se prépare celui-là ! Qu’il surgisse des ténèbres et qu’il monte de l’enfer ! Voici Vorski ! Qu’au son des cloches et qu’au chant des alléluias, le signal fatidique se produise à la face du ciel, pendant que la terre s’entr’ouvre et projette des tourbillons de flammes. »

Il garda le silence comme s’il eût épié dans l’espace les signes qu’il prédisait. D’en haut tombait le râle désespéré de la mourante. L’orage grondait au loin, et les nuages noirs étaient déchirés par les éclairs. On eût dit que toute la nature répondait à l’appel du bandit.

Ses discours grandiloquents et sa mimique de cabotin impressionnaient vivement ses acolytes.

Otto murmura :

« Il me fait peur.

— C’est le rhum, prononça Conrad. Mais tout de même il annonce des choses effrayantes.

— Des choses qui rôdent autour de nous, déclama Vorski dont l’oreille enregistrait les moindres bruits, des choses qui font partie de l’heure présente et qui nous ont été léguées par la suite des siècles. C’est comme un enfantement prodigieux. Et, je vous le dis à tous les deux, vous allez en être les témoins déconcertés. Otto et Conrad, préparez-vous également : la terre va trembler, et à l’endroit même où Vorski doit conquérir la Pierre-Dieu, une colonne de feu s’élèvera vers le ciel.

— Il ne sait plus ce qu’il dit, marmonna Conrad.

— Et le revoilà sur l’échelle, souffla Otto. Tant pis s’il reçoit une flèche ! »

Mais l’exaltation de Vorski ne connaissait plus de bornes. La fin approchait. Exténuée par la souffrance, la victime agonisait.

D’un ton très bas, pour n’être entendu que par elle, puis d’une voix de plus en plus forte, Vorski reprit :

« Véronique… Véronique… tu achèves ta mission… tu arrives au bout de la montée… Gloire à toi ! Une part te revient dans mon triomphe… Gloire à toi ! Écoute ? Tu entends déjà, n’est-ce pas ? Le canon du tonnerre approche. Mes ennemis sont vaincus, tu n’as plus de secours à espérer ! Voici le dernier battement de ton cœur… Voici ta dernière plainte… Éli, Éli, lamma sabacthani !… Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? »

Il riait comme un fou, comme on rit de la plus folâtre aventure. Puis il y eut un silence. Les grondements de tonnerre s’interrompirent. Vorski se pencha et, soudain, il vociféra, du haut de son échelle :

« Éli, Éli, lamma sabacthani ! les dieux l’ont abandonnée… La mort a fait son œuvre. La dernière des quatre femmes est morte. Véronique est morte ! »

Il se tut de nouveau, puis hurla deux fois :

« Véronique est morte ! Véronique est morte ! »

De nouveau, il y eut un grand silence attentif.

Et tout à coup le sol trembla, non pas d’une commotion produite par le tonnerre, mais d’une convulsion intérieure, profonde, venue des entrailles mêmes de la terre, et qui se répercuta à diverses reprises comme un bruit dont l’écho se propage à travers les bois et les collines.

Et, presque en même temps, tout près d’eux, à l’autre bout du demi-cercle de chênes, un jet de feu jaillit et monta vers le ciel, dans un tourbillon de fumée où fusaient des flammes rouges, jaunes ou violettes.


Vorski ne prononça pas une parole. Ses compagnons demeuraient confondus. À la fin l’un d’eux balbutia :

« C’est le vieux chêne pourri, celui que la foudre a déjà brûlé. »

En effet, bien que l’incendie se fût éteint presque aussitôt, tous trois gardaient la vision fantastique du vieux chêne, tout embrasé, transparent et vomissant des flammes et des vapeurs multicolores…

« C’est ici l’entrée qui conduit à la Pierre-Dieu, dit gravement Vorski. Le destin a parlé comme je vous l’avais annoncé, et il a parlé contraint par moi, qui fus son serviteur et qui suis son maître. »

Il s’avança, la lanterne à la main. Ils furent surpris de voir que l’arbre n’offrait aucune trace d’incendie et que la masse de feuilles sèches, maintenue comme dans une cuve par l’écartement des quelques branches inférieures, n’avait pas flambé.

« Un miracle encore, dit Vorski. Tout est miracle incompréhensible.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Conrad.

— Pénétrer dans l’issue qui nous est indiquée. Apporte l’échelle, Conrad, et avec la main fouille dans ce tas de feuilles. L’arbre est creux et nous verrons bien…

— Si creux que soit un arbre, dit Otto, il y a toujours des racines, et je ne puis guère admettre un passage à travers les racines.

— Encore une fois, nous verrons bien. Remue les feuilles, Conrad… enlève-les…

— Non, répliqua nettement Conrad.

— Comment non ? Et pourquoi ?

— Rappelez-vous Maguennoc ? Rappelez-vous qu’il a voulu toucher à la Pierre-Dieu et qu’il a dû se couper la main.

— Mais ce n’est pas ici la Pierre-Dieu ! ricana Vorski.

— Qu’en savez-vous ? Maguennoc parlait toujours de la porte de l’enfer. N’est-ce pas cela qu’il désignait ainsi ? »

Vorski haussa les épaules.

« Et toi, tu as peur aussi, Otto ? »

Otto ne répondit pas, et Vorski non plus n’avait pas hâte de risquer l’épreuve, car il finit par dire :

— Ma foi, rien ne presse. Attendons le petit jour. Nous abattrons l’arbre à coups de hache, ce qui nous montrera, mieux que tout, à quoi nous avons affaire et comment il nous faut procéder. »

Il en fut ainsi convenu. Mais, comme le signal avait été perçu par d’autres que par eux et qu’il ne fallait pas se laisser devancer, ils résolurent de s’établir en face même de l’arbre, sous l’abri que leur offrait la table immense du Dolmen-aux-Fées.

« Otto, ordonna Vorski, va nous chercher au Prieuré de quoi boire, et ramène également une hache, des cordes, tout ce qui est nécessaire. »

La pluie commençait à tomber avec une violence extrême. Ils s’installèrent aussitôt sous le dolmen, et, tour à tour, chacun prit la garde, tandis que les autres dormaient.

Nul incident ne marqua cette nuit. La tempête fut d’une grande violence. On entendit le mugissement des vagues. Puis, tout s’apaisa peu à peu. Au petit jour, ils attaquaient le chêne qui bientôt, tiré par les cordes, s’abattait.

Ils s’aperçurent alors qu’à l’intérieur même de l’arbre, parmi les détritus et les pourritures, une sorte de canal avait été pratiqué, qui se prolongeait au milieu du bloc de sable et de pierres amalgamé autour des racines.

À l’aide d’une pioche, ils déblayèrent le terrain. Tout de suite, des marches apparurent, il y eut un éboulement, et ils virent un escalier qui suivait la paroi verticale d’une muraille et qui descendait dans les ténèbres. La lueur de la lanterne fut projetée. Une grotte s’ouvrait au-dessous d’eux.

Vorski se risqua le premier. Les autres le suivirent prudemment.

L’escalier qui, d’abord, se composait de marches en terre soutenues par des cailloux, était ensuite creusé à même le roc. La grotte où ils débouchèrent n’avait rien de particulier et semblait plutôt un vestibule d’accès. Elle communiquait, en effet, avec une sorte de crypte, à voûte arrondie, dont les murs étaient faits d’une grossière maçonnerie de pierres sèches.

Tout autour se dressaient, comme des statues informes, douze petits menhirs dont chacun portait le squelette d’une tête de cheval. Vorski toucha l’une de ces têtes : elle tomba en poussière.

« Nul n’est entré dans cette crypte, dit-il, depuis plus de vingt siècles. Nous sommes les premiers hommes qui en foulent le sol, les premiers qui regardent les vestiges du passé qu’elle contient.

Il ajouta avec une emphase croissante :

« C’était la chambre mortuaire d’un grand chef. On enterrait avec lui ses chevaux favoris, et ses armes également… Tenez, voici des haches, un couteau de silex… et nous retrouvons aussi la trace de certaines pratiques funéraires, comme le prouvent ce monceau de charbon de bois et, de ce côté, ces ossements calcinés…  »

L’émotion altérait sa voix. Il murmura :

« Je suis le premier qui pénètre ici… J’étais attendu. Un monde endormi s’éveille à mon approche. »

Conrad l’interrompit :

« Il y a une autre issue, une autre communication, et l’on aperçoit comme une clarté tout au loin. »

Un couloir étroit les conduisit, en effet, dans une autre chambre, par où ils atteignirent une troisième salle.

Les trois cryptes étaient identiquement pareilles. Mêmes maçonneries, mêmes pierres debout, mêmes squelettes de cheval.

« Trois tombes de grands chefs, dit Vorski. Il est évident qu’elles précèdent la tombe d’un roi, et qu’ils étaient les gardiens de ce roi, après en avoir été, de son vivant, les compagnons. Sans doute est-ce la prochaine crypte… »

Il n’osait s’y aventurer, non par peur, mais par excès de trouble et par un sentiment de vanité exaspérée, dont il savourait la jouissance.

« Je vais savoir, déclamait-il ; Vorski touche au but, et il n’a plus qu’à tendre la main pour être payé royalement de ses peines et de ses batailles. La Pierre-Dieu est là. Durant des siècles et des siècles, on a voulu violer le secret de l’île et personne n’y a réussi. Vorski est venu et la Pierre-Dieu lui appartient. Qu’elle se montre donc à moi et me donne la puissance qui m’est promise. Entre elle et Vorski, rien… rien que ma volonté. Et je veux ! Le prophète a surgi du fond des ténèbres. Le voilà. S’il est, dans ce royaume des morts, un fantôme qui soit chargé de me conduire vers la pierre divine et ce me poser sur la tête la couronne d’or, que ce fantôme se dresse ! Voici Vorski. »

Il entra.

Cette quatrième salle était beaucoup plus grande et formait un dôme à calotte un peu déprimée. Au milieu de cette dépression, il y avait un trou circulaire, pas plus large que le trou laissé par un tuyau très mince, et d’où tombait une colonne de lumière à demi voilée qui formait un disque très net sur le sol.

Le centre de ce disque était occupé par un petit billot composé de pierres agencées les unes contre les autres. Et, sur ce billot, comme en exposition, un bâton de métal.

Pour le reste, la crypte ne différait pas des premières, comme elles ornée de menhirs et de têtes de cheval, offrant comme elles des vestiges de sacrifices.

Vorski ne quittait pas des yeux le bâton de métal. Chose étrange, ce métal brillait, comme si nulle poussière ne l’eût couvert. Vorski avança la main.

« Non, non, fit vivement Conrad.

— Et pourquoi ?

— C’est peut-être cela que Maguennoc a touché et qui lui a brûlé la main.

— Tu es fou.

— Cependant…

— Eh ! je ne crains rien, » déclara Vorski en saisissant l’objet.

C’était un sceptre de plomb travaillé fort grossièrement, mais qui révélait pourtant un certain effort artistique. Sur le manche s’enroulait un serpent, tantôt incrusté dans le plomb et tantôt en relief. La tête, énorme et disproportionnée de ce serpent formait le pommeau et se hérissait de clous d’argent et de petits cailloux verts transparents comme des émeraudes.

« Est-ce la Pierre-Dieu ? » murmura Vorski.

Il maniait l’objet et l’examinait en tous sens avec une crainte respectueuse, et il ne tarda pas à s’apercevoir que le pommeau branlait de façon imperceptible. Il le remua, le tourna à droite, puis à gauche, et, finalement, il y eut un déclenchement : la tête du serpent se dévissait.

À l’intérieur, un vide était ménagé. Dans ce vide, une pierre… une pierre menue, de couleur rougeâtre, avec des veines jaunes qui ressemblaient à des veines d’or.

« C’est elle ! oh ! c’est elle ! » prononça Vorski, bouleversé.

« N’y touchez pas ! répéta Conrad, plein d’effroi.

— Ce qui a brûlé Maguennoc ne brûlera pas Vorski, » répondit-il gravement.

Et par forfanterie, débordant d’orgueil et de joie, il gardait la pierre mystérieuse au fond de sa main fermée, qu’il serrait de toutes ses forces.

« Qu’elle me brûle, j’y consens ! Qu’elle entre dans ma chair, j’en serai heureux. »

Conrad lui fit un signe et mit un doigt sur sa bouche.

« Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il. Tu entends quelque chose ?

— Oui, fit l’autre.

— Moi également », affirma Otto.

De fait, on entendait un bruit rythmé, égal comme cadence, mais avec des hauts et des bas, et tout une sorte de musique irrégulière.

« Mais, c’est tout près d’ici ! marmonna Vorski… On dirait même que c’est dans la salle. »

C’était dans la salle, ils en acquirent bientôt la certitude, et c’était, ils ne pouvaient guère en douter, un bruit qui avait toute l’apparence d’un ronflement.

Conrad, qui avait risqué cette hypothèse, fut le premier à en rire. Mais Vorski lui dit :

« Ma foi, je me demande si tu n’as pas raison… c’est bien un ronflement… Il y a donc quelqu’un ici ?

— Ça vient de ce côté, fit Otto, de ce coin d’ombre. »

La clarté n’allait pas au delà des menhirs. Derrière s’ouvraient autant de petites chapelles obscures. Vorski projeta dans l’une d’elles la lueur de sa lanterne, et, aussitôt, laissa échapper un cri de stupeur.

« Quelqu’un… oui… il y a quelqu’un… regardez… »

Les deux complices s’avancèrent. Sur un tas de moellons, qui s’amoncelaient dans un angle de la paroi, un homme donnait, un vieillard à barbe blanche et à longs cheveux blancs. La peau de sa figure et la peau de ses mains étaient sillonnées de mille rides. Un cercle bleuâtre encadrait ses paupières closes. Un siècle au moins avait passé sur lui.

Une tunique de lin rapiécée et déchirée le revêtait jusqu’aux pieds. Autour du cou, et descendant assez bas sur la poitrine, il avait un chapelet de ces boules sacrées que les Gaulois appelaient des œufs de serpent, et qui sont des oursins. À portée de sa main, une belle hache de jadéite montrait des signes indéchiffrables. Par terre, alignés, des silex tranchants, des grands anneaux plats, deux pendeloques de jaspe vert, deux colliers en émail bleu cannelé.

Le vieillard ronflait toujours.

Vorski murmura :

« Le miracle continue … C’est un prêtre… un prêtre comme ceux d’autrefois… du temps des Druides.

— Et alors ? demanda Otto.

— Alors, il m’attend ! »

Conrad exprima un avis brutal.

« Moi, je propose qu’on lui casse la tête avec sa hache. »

Mais Vorski se mit en colère.

« Si tu touches seulement à l’un de ses cheveux, tu es un homme mort.

— Cependant…

— Cependant, quoi ?

— C’est peut-être un ennemi… c’est peut-être celui que nous avons poursuivi hier soir… Rappelez-vous… la tunique blanche.

— Tu n’es qu’un idiot ! À son âge, crois-tu que c’est lui qui nous aurait fait courir de la sorte ? »

Il se pencha et saisit doucement le bras du vieillard, en disant :

« Réveillez-vous… c’est moi… »

Aucune réponse. L’homme ne se réveillait pas.

Vorski insista.

L’homme se remua sur son lit de cailloux, dit quelques mots, et se rendormit.

Vorski, un peu impatient, renouvela sa tentative, mais avec plus de force et en élevant la voix :

« Eh bien, quoi, voyons ! nous ne pouvons pourtant pas traîner ici plus longtemps. Allons ! »

Il imprima une secousse plus énergique au vieillard.

Celui-ci eut un geste d’irritation, repoussa l’importun, se cramponna quelques instants au sommeil, puis, à la fin, excédé, il se retourna et grogna, d’un ton furieux :

« Ah ! la barbe ! »