L’Île d’Orléans/16

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Augustin Côté & Cie (p. 133-carte).

XVI

CONCLUSION


Enfin, notre tâche est achevée. Nous ne nous proposions que de grouper quelques notes sur l’intéressante île d’Orléans ; mais nos souvenirs historiques nous ont entraîné au-delà des bornes que nous nous étions tracées. Nous en demandons bien pardon aux lecteurs, heureux si, par l’intérêt des événements que nous relatons ici, nous avons pu leur faire oublier la longueur de notre récit. Nous n’avons pas eu l’intention de faire une description pompeuse de cet heureux coin de terre, ni de demander à l’imagination de faire tous les frais de notre travail. Il ne s’agissait pas, en effet, de chanter la délicieuse vallée de Tampée, les pentes fleuries de l’Hymette, ou les rives de l’Eurotas qui émurent jadis la sensibilité des poètes. Nous savons, d’ailleurs, que le plus beau ciel a ses orages, et le rivage le plus riant ses tristesses et sa mélancolie. Mais sans dépasser les limites du réel, et du vrai, nous croyons que les douceurs, les charmes et les plaisirs variés qu’offre le séjour de l’île d’Orléans, en font un des points les plus agréables de notre province. Sans être un Bernardin de Saint-Pierre, si passionné pour les frais paysages, et les vallons fleuris, ni un Delisle, qui donnait à croire que l’Olympe enviait à la terre ses riantes verdures :

Ô champs de la Limagne !
Ô champs aimés des Dieux !

il faut avouer qu’à la campagne plus qu’ailleurs, brille la grandeur et la puissance de Dieu, et que, comme le dit un adage anglais : la campagne plutôt que la ville est l’œuvre du Créateur :

God made the country, and man made the town

Avant la cession du pays, les seigneurs français, ou plutôt les bourgeois et les rentiers de la capitale, allaient passer à l’île d’Orléans la belle saison. C’était là que se réfugiaient, pendant les chaleurs de la canicule, bon nombre de citadins, qui n’avaient pas de manoirs aux environs de Québec.

De nos jours, les choses sont bien changées ! À part quelques familles, qui ont conservé fidèlement les traditions et les mœurs simples d’autrefois, on aime mieux aller chercher au loin le repos et la santé. C’est à Cacouna, à Rimouski, au Bic, à Métis même, que dis-je ? C’est à Pictou, à Shédiac, à Ristigouche qu’on croit humer l’air qui rend immortel. C’est là qu’on va chercher des bains et des sources, qui doivent remplacer celles d’Hypocrène et de Jouvence. Si les goûts de nos pères s’étaient conservés, l’île d’Orléans serait maintenant une terre enchantée, où chacun aurait sa villa, coquettement encadrée d’arbres, de jardins, de fleurs de toutes sortes, une espèce de terre promise, où toutes les beautés de la nature et de l’art se seraient données rendez-vous. Québec aurait eu alors, comme New-York, son Staten-Island ! Mais avec les allures de nos messieurs du bon ton, avec les invitations si séduisantes des touristes du bas du fleuve, il y a toute apparence que la génération qui grandit autour de nous, ne verra pas de sitôt la classe aisée y étaler tant de merveilles.

On a dit et répété que, dans les premières années du XVIIIe siècle, et même pendant une bonne partie de celui-ci, l’île d’Orléans était une colonie pénale, un lieu d’exil et de détention pour les délinquants.

C’est une assertion bien hasardée et contre laquelle les documents historiques s’inscrivent en faux. Si nous consultons les pages de notre histoire, il est impossible d’y trouver la preuve de cette grave assertion. Il est vrai que l’on peut citer quelques cas isolés de jugements ordonnant de conduire dans l’Île des femmes qu’il fallait, pour une cause ou une autre, mettre aux arrêts, mais il est clairement démontré par les précautions prescrites par l’agent de l’autorité, que ces personnes étaient placées chez de braves familles, sous la garde de surveillants probes et vigilants, pour un temps déterminé, afin de les ramener plus promptement à leurs devoirs par l’exemple des vertus chrétiennes qu’elles avaient constamment sous les yeux, au milieu de cette population si sage et si religieuse. Il n’y avait alors ni bureaux de police, ni prisons de réforme pour y placer des sujets de ce genre. L’autorité ne doit pas seulement punir, mais elle doit en même temps procéder avec sagesse et entourer la victime de l’erreur des mesures de prudence et de protection que prescrivent les convenances, le sentiment.

Nous ne pouvons mieux terminer notre récit qu’en citant un extrait des Mémoires de feu L.-J. Girouard, écuyer, dans lesquels il peint, avec beaucoup de vérité, les mœurs pures et pacifiques des habitants de l’Île, au milieu desquels il avait passé les plus beaux jours de son adolescence. Il avait résidé au presbytère de Sainte-Famille, pendant plusieurs années, après la mort de son père, chez le respectable monsieur Gatien, curé, son bienfaiteur de tous les temps. On ne lira pas sans intérêt le jugement que portait sur les bons insulaires cet homme estimable à bien des titres, et longtemps regretté par ceux qui ont eu l’avantage de le connaître :

« Les mœurs de ses habitans (de l’Île), étaient d’une grande pureté. Jamais on n’y entendait parler de désordres, et je n’ai jamais vu de gens plus religieux. De mon temps, il n’y avait dans l’Île, ni marchands, ni notaires, ni médecins ?… La plupart du tems les terres se transmettaient de père en fils, tout au plus en vertu d’un testament que le père faisait faire à Québec, en allant vendre ses denrées au marché. Voilà tout. Un médecin eût été encore plus inutile. Les sœurs du couvent de la Congrégation avaient quelques spécifiques, dont elles ne faisaient ni commerce ni mystère ; puis un ramancheur[1] tenait lieu de chirurgien. Le marchand n’y aurait pas non plus fait fortune. On s’habillait des étoffes du pays, fabriquées à la maison ; et, quant aux articles nécessaires, outre ceux-là, on les achetait à Québec quand on y allait vendre son grain, son beurre et ses autres produits. Cette innocence de mœurs excluait naturellement toutes ces professions qui vivent des malheurs ou des vices de la société. »

Mœurs simples et douces heureusement décrites dans ces vers d’un poète :


Heureux celui qui sans soins ni soucis
    Vit dans son modeste héritage !
L’envie et le chagrin n’attristent point ses nuits,
    Il jouit de la paix du sage.

Heureux celui qui sait de ses troupeaux
    Tirer vêtement et lainage :
Qui sait des champs tirer son pain, et des ormeaux,
    L’hiver, le feu ; l’été, l’ombrage !





Carte de la Comté de

St Laurent en la Nle France

mesurée très-exactement (en 1689) par le Sr de Villeneuve

Ingénieur du Roy





  1. Rebouteur.