L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 22

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Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 259-278).

CONVERSATION XXII.


DE LA DÉPENSE.

De la manière de disposer du revenu. — De la dépense des individus. — Effets de la consommation du capital. — L’accroissement du revenu d’un pays est avantageux à toutes les classes du peuple. — Excepté dans le cas ou le gouvernement se mêle de la disposition du capital. — Des lois somptuaires. — du luxe. — L’industrie est excitée par le luxe. — Passage de Paley sur le luxe. — Un accroissement soudain de richesse est préjudiciable aux classes travaillantes. — Passage du traité de Bentham sur la législation. — Le luxe des Romains n’était pas le résultat de l’industrie laborieuse. — Des désavantages qu’entraîne un luxe excessif.
MADAME B.

Je pense que vous entendez à présent la manière dont le capital s’accumule, et les différentes manières de l’employer pour produire un revenu. Il nous reste à examiner comment on dispose de ce revenu.

CAROLINE.

Je sais déjà qu’il peut être dépensé ou accumulé et converti en capital ; et que plus un homme économise dans le but d’opérer cette conversion, plus il s’enrichit.

MADAME B.

Cette observation n’est pas moins applicable au capital de tout un pays ; il croit par le travail et la frugalité ; la prodigalité le dissipe.

CAROLINE.

Il me semble que vous disiez que le capital d’un pays n’était que le capital des habitants pris collectivement ?

MADAME B.

Cela est vrai ; mais prenez garde d’estimer le revenu d’un pays de la même manière, car vous tomberiez dans des calculs erronés. Supposons, par exemple, que mon revenu soit de 10 000 liv. ster. par an, et que j’en paye 500 pour la rente ou le loyer de la maison ; il est clair que ces 500 liv. st. sont une portion du revenu de mon propriétaire de maison ; puis donc que la même propriété, pour cela seul qu’elle est transférée de l’un à l’autre, peut devenir successivement le revenu de plusieurs individus, le revenu du pays ne peut pas être estimé par la somme des revenus de tous les individus.

CAROLINE.

Le même raisonnement ne s’applique-t-il pas à la dépense du pays ; puisque 500 liv. st. par an, que vous dépensez au loyer, seront ensuite dépensées, de quelqu’autre manière, par votre propriétaire de maison ?

MADAME B.

Il est vrai, car dépenser de l’argent n’est autre chose qu’échanger une chose contre une autre d’égale valeur ; c’est donner, par exemple, un shelling contre un pain, ou cinq guinées pour un habit. Au lieu du shelling, ou des cinq guinées, vous aurez le pain ou l’habit ; ainsi on est tout aussi riche après qu’avant les achats faits.

CAROLINE.

Si cela est, pourquoi donc s’appauvrit-on en dépensant son argent ?

MADAME B.

Ce n’est pas en achetant, mais en consommant les choses achetées, que l’on s’appauvrit. Quand nous avons mangé le pain et usé l’habit, nous sommes plus pauvres d’un shelling et de cinq guinées que nous n’étions auparavant.

Un boulanger n’est pas plus pauvre pour acheter cent sacs de farine, ni un tailleur pour acheter cent pièces de drap, parce qu’ils ne consomment pas ce qu’ils achètent.

Quand un homme achète des marchandises en vue de les revendre, il fait un commerce, et c’est son capital qu’il place de la sorte. Mais quand il achète des marchandises pour s’en servir et les consommer, cela s’appelle dépenser. Ainsi la dépense suppose toujours consommation.

CAROLINE.

J’entends très-bien cette différence. L’un emploie son capital dans le dessein de revendre ses marchandises avec profit. L’autre dépense son argent en vue de consommer ce qu’il achète, et dont il perd la valeur.

MADAME B.

C’est bien cela. Vous voyez que la même somme d’argent peut servir à transporter des marchandises plusieurs fois d’une personne à l’autre, mais que les marchandises mêmes ne peuvent être consommées qu’une fois.

Il suit de là que la consommation d’un pays peut s’estimer, ainsi que son capital, par la consommation en somme de tous ses habitants. La grande question relativement à la prospérité du pays, est de savoir jusqu’à quel point cette consommation est productive et jusqu’à quel point elle est improductive.

CAROLINE.

C’est assurément le point important ; car dans le premier cas elle augmente la richesse, et dans le second elle la détruit.

Oui, madame B., en supposant un homme assez prodigue pour dépenser, non seulement tout son revenu, mais même son capital, s’il l’employait à l’entretien d’ouvriers productifs, il pourrait se ruiner lui-même, mais je ne crois pas qu’il fit aucun tort à son pays ; car qu’un homme applique son capital à l’entretien d’ouvriers productifs pour en tirer du profit, ou qu’il le dépense à acheter les fruits de leur industrie pour en jouir, je n’y vois, pour le pays même, aucune différence ; dans les deux cas, il y a un même nombre d’hommes employés, et par conséquent une même richesse produite.

MADAME B.

Je soupçonne fort que la difficulté que vous avez à comprendre clairement la différence entre l’emploi et la dépense du capital, vient de ce que vous confondez le capital avec l’argent.

CAROLINE.

Je ne crois pas ; l’idée que je me fais du capital est qu’il se compose de tous les genres de marchandises utiles à l’homme.

MADAME B.

Fort bien ; supposez donc deux hommes possédant des marchandises pour la valeur de 5 000 liv. st. chacun ; que l’un les distribue à des ouvriers laborieux, en leur fournissant la nourriture et les matériaux de leur travail ; et qu’à l’époque où cette distribution a été achevée, les ouvriers aient donné à ces marchandises une forme nouvelle de valeur supérieure à ce qu’ils ont consommé. Que l’autre distribue son capital à ses domestiques ; qu’en retour ceux-ci amusent celui qui les emploie par des spectacles, des feux d’artifices, et d’autres plaisirs, qui ne laissent, après la consommation des marchandises, que le souvenir de leur existence. N’apercevez-vous aucune différence entre ces deux cas ?

CAROLINE.

Oh ! oui, j’en vois une essentielle : un des capitaux de 5 000 liv. st. est détruit, et celui qui l’a consommé, sans rien faire, est réduit à la mendicité. Mais ce n’est pas le cas dont je parlais. Que le prodigue, au lieu de consommer son capital de la manière que vous venez de dire, le dépense dans des ateliers ou dans des boutiques, qui lui fournissent des choses propres à lui plaire, tels que de beaux habits, de brillants équipages, des festins somptueux. Il a remplacé, par son capital, celui que les ouvriers ou marchands ont consommé pour produire les marchandises qu’il leur a achetées ; et ce capital, mis en remplacement, sera de nouveau utilement employé à produire des marchandises de même genre.

MADAME B.

Il est vrai ; et jusque-là le prodigue n’a point fait de mal. En dépensant son capital chez les marchands et artisans, il a échangé les biens qu’il possédait pour d’autres de même valeur ; en sorte que son capital subsiste en même quantité qu’avant qu’il eût fait aucun échange. Mais que fera le prodigue des nouveaux fonds qu’il a acquis ?

CAROLINE.

Il les emploiera à satisfaire ses désirs. Il jouira des festins avec ses amis, il se servira de ses équipages, et employera ses riches habits à se vêtir, lui et ses gens.

MADAME B.

Ne vous apercevez-vous pas que vous n’avez fait que reculer le mal d’un pas ? Le prodigue et ses amis consommeront, au milieu de leurs gens et de leurs clients, en splendides fêtes et en divertissements de tout genre, ce que les ouvriers ou marchands ont donné au prodigue en échange de ce qu’ils ont reçu de lui ; et le même capital sera perdu, pour lui et pour la communauté, que dans ma première supposition. La dépense du capital est une consommation stérile ; son emploi, une consommation productive.

CAROLINE.

Mais si l’on ne dépensait pas ainsi son argent, qu’est-ce que le marchand ou l’ouvrier ferait des objets de luxe qu’il a préparés dans le but de satisfaire à la demande des personnes qui dépensent pour jouir ?

MADAME B.

Ces marchands ou ouvriers auraient certainement moins d’emploi ; mais vous n’en conclurez pas que la communauté eût à en souffrir. Vous avez vu ci-devant, que le capital ne peut donner un revenu qu’en étant consommé ; s’il est consommé par des gens industrieux, qui travaillent en consommant, il y aura une production supérieure en valeur ; et ce produit, quel qu’il soit, s’échangera contre d’autres ; il se distribuera à quelque autre ordre d’industrieux, et donnera précisément le même encouragement à produire, quoique peut-être dans un genre différent. Tout ce qui est soustrait à la vaine consommation et aux profusions du riche est un fonds destiné à procurer du bien-être aux classes moyennes et inférieures.

CAROLINE.

Cependant combien de fois n’ai-je pas entendu dire, qu’une dépense noble et libérale, quoique nuisible à l’individu, est la source où les classes moyennes et inférieures puisent leur subsistance ?

MADAME B.

Il n’y a pas d’illusion plus dangereuse en fait d’économie politique. Cette folle prodigalité, dont nous venons de nous occuper, dissipe et détruit le capital qui devrait fournir annuellement aux ouvriers des moyens de subsistance, et réduit les industrieux à l’oisiveté et à la misère. Ils sont couverts de haillons, parce que le prodigue se parc de riches habits ; ils errent privés de domicile, parce que le prodigue s’est bâti des palais ; ils meurent de faim, parce que les aliments, qui les auraient nourris, ont été dilapidés dans de somptueux festins.

Il est aisé de comprendre que lorsqu’une telle conduite prévaut dans un pays, elle ne peut manquer d’amener la décadence de la richesse et de la population.

CAROLINE.

C’est une réflexion bien affligeante ; mais d’un autre côté, un pays ne peut, je pense, faire un pas vers la richesse sans que le pauvre y trouve quelque profit ?

MADAME B.

Sans doute, pourvu toutefois que l’on ne s’oppose point au cours naturel des choses. Là où la propriété est assurée, il y a une tendance générale à l’accumulation du capital. La grande majorité des hommes se gouverne par les règles de la prudence et du bon sens. Les efforts que chacun fait, pour améliorer sa condition et pour obtenir quelques épargnes, font plus que contre-balancer la perte occasionnelle que causent les profusions des dissipateurs. D’ailleurs, si la dépense se dirigeait trop vers les objets de luxe ; et qu’en conséquence le nombre des producteurs en ce genre s’accrût, sans que celui des producteurs de vivres s’accrût en proportion ; la même quantité de vivres devrait se partager entre un plus grand nombre de consommateurs ; les vivres, devenus rares, augmenteraient de prix ; les profits de l’agriculture croîtraient enfin tellement, que le capital appliqué à la production des objets de luxe se reverserait sur l’agriculture, qui lui offrirait un emploi plus avantageux ; et la distribution naturelle du capital se trouverait ainsi rétablie.

CAROLINE.

Plus je suis ce sujet, et plus j’admire cet ordre sage et bienfaisant en vertu duquel les intérêts de toutes les classes sont si étroitement liés.

MADAME B.

C’est surtout dans les ouvrages de la nature, qu’on se plaît d’ordinaire à reconnaître la main de la Providence, mais elle ne se fait pas moins remarquer dans le monde moral ; et il y en a peu d’exemples plus frappants que cet ordre qui prescrit au riche, pour son propre intérêt, de ne pas employer le travail du pauvre à produire du superflu, avant de s’être assuré d’une ample provision des choses nécessaires à la vie.

Mais ces sages dispensations sont souvent subverties par la folie et l’ignorance de l’homme. L’action du gouvernement, par exemple, en intervenant mal à propos, peut donner quelque avantage particulier à l’emploi du capital dans telle ou telle branche d’industrie, au préjudice des autres, et en détruire par-là la distribution naturelle, si essentielle à la prospérité de la communauté.

CAROLINE.

Si jamais la législature peut intervenir utilement, je crois que c’est en faisant quelques règlements relatifs à la dépense. Je serais bien tentée de restreindre l’usage des objets de luxe, afin d’engager ceux qui possèdent des capitaux à les appliquer à l’agriculture et à celles des manufactures du pays qui sont le mieux assorties aux besoins des pauvres : cette mesure ne pourrait manquer de produire une plus égale distribution des jouissances de la vie.

MADAME B.

Des lois somptuaires ont été établies dans ce but en plusieurs pays. Mais après tout ce que nous avons dit des avantages qui résultent de la distribution naturelle du capital, quand aucun règlement ne la gêne et ne la dirige, je suis surprise de vous voir désirer de forcer quelques personnes à préférer tel ou tel emploi de leur capital à tout autre.

CAROLINE.

Mais si cet emploi est le meilleur ?

MADAME B.

En ce cas le capital s’y portera naturellement, sans qu’il soit besoin d’une impulsion étrangère. Soyez assurée que la seule bonne règle est de laisser le soin d’employer le capital à ceux à qui le capital appartient ; ils découvriront très-probablement mieux que qui que ce soit quel est, pour eux, l’emploi le plus avantageux.

CAROLINE.

Quant à leur propre avantage, il n’y a pas de doute ; mais seront-ils aussi vigilants pour les intérêts des pauvres ? Les lois somptuaires me semblent donner un encouragement particulier à la production des objets de première nécessité. Mais leur principal avantage serait de réprimer la dépense du revenu. Et puisqu’il est si désirable que le capital ne soit pas dissipé, il en est sans doute de même du revenu ; ne serait-il pas utile de l’épargner et de le convertir en capital ?

MADAME B.

Vous n’ignorez pas que le capital ne s’est formé que par des épargnes faites sur le revenu ; mais vous savez aussi qu’il doit y avoir une limite à de telles épargnes.

CAROLINE.

Assurément il y a une limite, parce qu’on ne peut pas vivre sans consommer ; mais moins on consomme ou plus on épargne, mieux on fait.

MADAME B.

C’est pousser trop loin le principe : nous accumulons la richesse dans le dessein d’en jouir ; si, par une dépense prudente mais libérale, on cultive les affections sociales, on accroît ou on étend le bonheur des hommes, je ne vois pas de raisons d’empêcher qu’on ne se livre à des sentiments naturels et utiles à développer.

Les deux extrêmes de l’épargne sordide et de la prodigalité sont peut-être également pernicieux ; l’un comme destructif des affections sociales et bienveillantes ; l’autre, comme dissipant les objets de première nécessité, que la nature a destinés à l’entretien et à l’emploi des pauvres.

Mais il y a un autre point de vue sous lequel les lois somptuaires se présentent comme ayant une tendance dangereuse. En diminuant les objets de nos désirs, on court quelque risque de porter coup à l’industrie.

Dites-moi, je vous prie, pourquoi les riches emploient les pauvres ?

CAROLINE.

Afin de se faire un revenu des profits de leur travail.

MADAME B.

Et quel usage les riches font-ils de leur revenu ?

CAROLINE.

Ils le dépensent en entier, ou bien ils en épargnent une partie pour accroître leur capital.

MADAME B.

Et pourquoi désirent-ils d’accroître leur capital ?

CAROLINE.

Il y a tant de raisons de désirer d’être riche, que je ne sais trop comment en faire l’énumération. L’orgueil de la richesse est, pour les uns, un motif ; pour d’autres, l’amour de l’indépendance ; la crainte des revers futurs en porte plusieurs à accumuler ; d’autres sont animés par l’espérance de pouvoir faire plus de bien ; le désir de pourvoir aux besoins d’une famille, et de lui laisser du bien est encore un puissant motif ; mais je crois que le plus fort de tous, et celui qui agit le plus généralement, est l’ambition d’améliorer son état et d’accroître ses jouissances en faisant une dépense plus libérale.

MADAME B.

Si donc on fait des lois pour empêcher un homme de dépenser en objets de luxe une partie de son revenu, on lui ôte un des motifs qui le porteraient naturellement à augmenter son capital ; or vous savez que tout accroissement du capital est un accroissement de moyens de subsistance pour le pauvre.

CAROLINE.

Je voudrais interdire seulement ces excès de luxe que vous blâmez comme pernicieux.

MADAME B.

Il est extrêmement difficile de tracer la limite entre les choses nécessaires et les objets de luxe ; c’est une suite graduée qui comprend toutes les jouissances, tout ce qui est commode et agréable ; les nuances sont trop nombreuses et trop insensibles, pour être distinctement exprimées. Nous considérons comme nécessaires les choses que le taux actuel des salaires permet aux classes inférieures d’acheter ; tout ce dont elles ne peuvent habituellement jouir leur paraît un luxe, et cependant on ne pourrait envisager comme un excès quelques-unes de ces jouissances, si elles étaient à leur portée.

L’excès me paraît dépendre moins de la quantité et de la nature des objets de luxe, que de leur rapport aux moyens qu’a l’individu de se les procurer. Un plat de viande tous les jours est un excès de luxe pour la famille d’un simple manœuvre, parce qu’elle n’y est pas accoutumée, et que ses salaires ne le lui permettent pas ; tandis qu’une table garnie de mets chers et délicats n’est pas un excès de luxe pour un homme qui jouit d’un grand revenu, sur lequel cette dépense ne l’empêche pas de faire de fortes économies.

CAROLINE.

Puis donc il est impossible de dire ce qui est luxe et ce qui ne l’est pas, on ne peut tracer à cet égard aucune ligne générale de prohibition.

MADAME B.

La ruine qui est la suite de la prodigalité est aussi la peine naturelle qu’encourt celui qui s’en rend coupable ; elle sert d’avertissement à ceux qui seraient tentés de suivre son exemple. Toute tentative faite dans le but de prévenir ce mal partiel par des lois somptuaires tendrait à affaiblir les efforts de l’industrie. Le désir d’accroître nos jouissances et d’améliorer notre situation est un des sentiments que la nature a gravés le plus profondément dans notre cœur ; et il contribue, je crois, essentiellement au bien général. C’est le zèle actif de chaque individu dans ce qui le concerne, qui, par une salutaire coopération, presse la marche progressive de la société ; il donne l’impulsion, qui amène les améliorations successives. Le désir d’améliorer sa condition est considéré avec raison comme une disposition louable dans un homme pauvre ; et c’est un sentiment qu’il serait dangereux de comprimer dans les autres classes de la société.

CAROLINE.

« L’homme riche et orgueilleux occupe un espace qui suffisait à la subsistance de beaucoup de pauvres ; un espace pour son lac, et pour la vaste étendue de son parc ; un espace pour ses chevaux, ses équipages, et ses chiens : le vêtement de soie, dont il fait usage au sein de l’indolence, a dérobé aux terres voisines la moitié de leur produit : sa résidence, où il se livre seul à ses goûts, écarte avec dédain loin d’elle l’humble chaumière des vertes communes[1].

Qu’avez-vous à répondre à ces beaux vers, madame B. ? Je crains bien qu’ils ne soient une trop fidèle représentation de l’état de la société.

MADAME B.

Je demanderai d’abord si cet homme riche et orgueilleux dépense son capital, ou s’il en produit un qui suffise à lui procurer ces jouissances. Dans le premier cas, il mérite la censure que nous avons adressée au dissipateur. Dans le dernier, sa richesse peut être augmentée par son travail, plus qu’elle n’est diminuée par son luxe.

CAROLINE.

Il ne fait probablement ni l’un ni l’autre. C’est un homme qui a beaucoup de bien et vit de son revenu. Une manière de vivre si dispendieuse doit fort diminuer, peut-être même entièrement consommer, ce qu’il aurait pu, sans cela, économiser.

MADAME B.

Je ne puis cependant approuver qu’on l’oblige à diminuer sa dépense. S’il est utile d’aiguillonner, d’encourager l’industrie d’un homme, et de l’engager à accumuler, il faut le laisser en pleine liberté de disposer de son bien selon son goût. Tant que les riches ne dépensent pas leurs capitaux et ne s’appauvrissent pas eux-mêmes, ils ne peuvent appauvrir le pays.

CAROLINE.

Ce n’est pas assez ; la question est : Quel est le meilleur moyen d’enrichir le pays ?

MADAME B.

Un homme reste à sa place content de sa petite propriété ; il n’inspire à ses enfants que des vues modestes et des désirs modérés ; chaque année il met de côté quelque chose pour les besoins à venir.

Un autre plus ambitieux, se lève matin, travaille avec ardeur, déploie toutes les facultés de son esprit, pour employer son capital de la manière la plus fructueuse ; il fait aussi des épargnes sur son revenu ; mais cela n’empêche pas que sa richesse, toujours croissante, ne le mette en état d’être, dans sa dépense, toujours plus libéral et toujours moins réservé à se procurer des jouissances ; la première sans doute et la plus chère à son cœur est de sentir qu’il a élevé sa famille et que, par ses talents et son activité, il l’a placée honorablement dans le monde.

CAROLINE.

Tout homme qui aspire à s’enrichir est plus ou moins animé sans doute par l’espérance d’ajouter à ses plaisirs en augmentant son revenu. L’un espère devenir assez riche pour se marier ; un autre, pour avoir un équipage, ou une maison de campagne ; un troisième, pour établir ses enfants d’une manière honorable.

MADAME B.

De tels motifs excitent avec force au travail et à la frugalité ; et ces utiles habitudes survivent à la cause qui les a fait naître ; il n’est point rare de voir des hommes conserver le goût d’accumuler longtemps après qu’ils ont perdu celui de dépenser.

Le docteur Adam Smith observe, qu’avant l’introduction de quelques objets d’un luxe raffiné, les nobles en Angleterre n’avaient d’autre moyen de dépenser leurs richesses, que d’entretenir dans leurs maisons des hommes dépendants d’eux, et voués à la fainéantise, ou dont l’unique emploi était de flatter les goûts et la vanité de leur maître. Tel est encore à un certain point l’usage de la Russie, de la Pologne et de quelques autres pays de l’Europe. La consommation de vivres que faisait, il y a quelques siècles, la maison d’un grand seigneur anglais était peut-être cent fois plus grande qu’à présent. Mais gardez-vous d’en conclure que la terre, qui entretenait cette nombreuse clientèle, produise moins aujourd’hui qu’alors. Ce produit au contraire a augmenté peut-être dans le même rapport qu’a diminué la consommation du ménage. La différence est que ce produit, au lieu de faire subsister une multitude d’oisifs, entretient probablement cent fois plus d’ouvriers indépendants et industrieux, dont une partie travaille à obtenir ce produit même et l’autre à fournir au grand seigneur les objets de luxe qu’il demande. C’est pour se procurer ces jouissances, qu’il a congédié sa suite et amélioré sa terre ; c’est ainsi qu’en ne songeant qu’à contenter ses désirs, il a contribué essentiellement au bien de son pays.

Voici un passage de la Philosophie politique de Paley sur le luxe, qui est digne de toute votre attention.

CAROLINE, lit.

« Il paraît que l’emploi d’une moitié du genre humain est de mettre l’autre à l’ouvrage ; c’est-à-dire, de faire faire des choses qui, en excitant les désirs, aiguillonnent l’industrie ; de provoquer ainsi l’activité de ceux, qui, par leur travail et leur habileté, pourvoient à tous les besoins de l’homme. Il n’importe pas au but principal du commerce, que les objets qu’il fournit soient ou ne soient pas superflus ; que le besoin qu’on en a soit réel ou imaginaire ; qu’il soit fondé sur la nature ou sur l’opinion, sur la mode, l’habitude, ou l’émulation ; il suffit qu’ils soient désirés et recherchés. Des villes florissantes sont élevées et alimentées par le commerce du tabac ; de populeuses cités subsistent par des manufactures de rubans. Une montre peut être un complément fort peu nécessaire de la toilette d’un paysan, mais si le paysan laboure la terre dans le but de se procurer une montre, la fin du commerce est remplie ; et l’horloger, au moment où il polit la boîte, ou lime les roues de la montre, contribue à la production du grain, moins directement, mais aussi efficacement, que s’il maniait la bêche ou la charrue. Si le pêcheur jette le filet, ou si le marin va chercher du riz au loin, pour se procurer le plaisir de faire usage de tabac, le marché est fourni de deux utiles denrées, à l’aide d’une marchandise qui n’a d’autre usage que de flatter un palais vicié. »

Ceci me rappelle une anecdote des Œuvres du docteur Franklin. Il peint l’admiration qu’excita le bonnet neuf d’une jeune fille à l’église de Cape May. Cet objet de luxe venait de Philadelphie ; et pour en avoir un pareil, les jeunes filles se mirent toutes à tricoter des mitaines, qui étaient demandées à Philadelphie, et dont la vente les mettait en état de contenter leur désir.

MADAME B.

On entend souvent reprocher aux pauvres d’aspirer à des choses qui sont au-dessus de leur état ; mais pour moi j’avoue que c’est avec un extrême plaisir que je les vois s’efforcer d’embellir leurs chaumières ; de faire croître quelques fleurs dans leurs jardins, à côté des légumes et des plantes potagères, de tapisser leur chambre, ne fût-ce que de quelques pièces de porcelaine cassées, de verres et d’assiettes, ou de quelques estampes enluminées ; cela annonce le désir de se montrer d’une manière décente, et de prétendre à quelque chose de plus que le pur nécessaire.

CAROLINE.

Le désir d’améliorer son état n’est cependant pas, dans tous les cas, un motif suffisant pour exciter l’industrie des classes inférieures. J’ai connu un propriétaire de terre indulgent, qui, n’ayant point l’ambition d’accroître son revenu, ne put jamais se résoudre à hausser les rentes de sa terre ; ses fermiers, voyant qu’ils pouvaient le payer et entretenir leurs familles sur un aussi bon pied que leurs voisins en travaillant moins qu’eux, négligèrent leurs fermes, et tombèrent dans la paresse et le désordre, au point que cette terre se trouva être la moins productive de toute la province.

MADAME B.

Le pays souffrit de l’indulgence mal entendue de ce propriétaire.

CAROLINE.

Mais pourquoi l’industrie de ces fermiers ne fut-elle pas excitée par le désir d’atteindre à un état supérieur, puisque l’indulgence du propriétaire leur permettait de le faire ?

MADAME B.

À la longue probablement cet effet aurait eu lieu ; mais quand des hommes privés d’éducation acquièrent quelque richesse, le premier usage qu’ils en font est ordinairement de suivre leurs goûts et de prendre plus de loisir. Lorsqu’ils ont bien vu que la paresse ramène la pauvreté, alors seulement ils commencent à mieux employer le bien qu’ils ont acquis. Ceux qui ont été élevés avec plus de soin ont rarement besoin en ce cas des leçons sévères de l’expérience ; mais, dans les classes inférieures, il n’est pas rare de voir une grande augmentation et surtout une augmentation subite de richesse se terminer par la ruine.

CAROLINE.

Il y a de fréquents exemples de pauvres gens ruinés par un gros lot à la loterie.

MADAME B.

Et plus le pauvre qui l’a gagné est dans un état d’ignorance et de dégradation mentale, plus sa ruine est inévitable. L’état différent des basses classes en Angleterre, en Écosse et en Irlande, est fortement caractérisé sous ce rapport. Si l’on donne une guinée à un paysan écossais, il s’occupe longtemps à réfléchir au meilleur emploi qu’il en peut faire ; il finira peut-être par en acheter un porc ou quelque autre chose profitable. Un paysan anglais ne porte pas ses vues si loin ; il voudrait cependant tirer parti de cette guinée pour se procurer quelque avantage substantiel ; il l’emploierait probablement à faire à sa cabane quelques réparations, ou à acheter quelques pièces de vêtement à ses enfants. Mais l’Irlandais, qui serait des trois le plus réjoui d’un don si inattendu de la fortune, irait, selon toute apparence, l’employer à boire de l’eau-de-vie avec ses amis, et par conséquent à se mettre hors d’état de travailler le lendemain.

CAROLINE.

Croyez-vous qu’une hausse soudaine et considérable dans les salaires eût, pour le pauvre ouvrier, les mêmes pernicieux effets ?

MADAME B.

Oui, probablement au premier moment. Dans les manufactures, on observe en général qu’une hausse accidentelle des salaires, provenant d’une demande subite d’ouvriers, produit l’intempérance et le désordre ; on a présenté ce fait comme une objection générale à la hausse des salaires ; mais ce mauvais effet n’a guère lieu que quand l’augmentation a été soudaine et imprévue ; et il cesse aussitôt que les forts salaires sont établis d’une manière régulière. Vous pouvez presque tenir pour certain, que des hommes mal élevés ne tirent aucun avantage d’une augmentation de revenu qui les sort brusquement de leur train de vie accoutumé. Les bons effets, dont je vous ai entretenue dans une de nos précédentes conversations, comme étant produits par la richesse et la demande de travail croissantes, ne peuvent tourner au profit des classes inférieures, qu’en tant qu’ils opèrent graduellement.

CAROLINE.

Tout ce que vous venez de dire me réconcilie en grande partie avec l’inégale distribution de la richesse ; car quelque grands que soient les biens qu’un homme possède, il est avantageux au pays qu’il désire de les accroître. J’imaginais ci-devant que ce qui s’ajoutait au superflu du riche était pris sur le nécessaire du pauvre ; au contraire je vois que c’est une addition faite au fonds général de la richesse nationale, dont le pauvre profite tout comme le riche.

MADAME B.

Oui ; tout accroissement de richesse doit non-seulement avoir employé des ouvriers à le produire, mais en devra employer d’autres à l’avenir, pour que le propriétaire en obtienne un revenu. Car tout accroissement de capital est l’effet d’une augmentation de produit et la cause d’une nouvelle production future ; ainsi, quelle que puisse être la propriété qu’un homme possède, il doit être encouragé à l’accroître. Je vais vous lire un passage éloquent de la Théorie de la législation de Bentham au sujet du luxe :

« L’attrait du plaisir, la succession des besoins, le désir actif d’ajouter au bien-être, produiront sans cesse, sous le régime de la sûreté, de nouveaux efforts vers de nouvelles acquisitions. Les besoins, les jouissances, ces agents universels de la société, après avoir fait éclore les premières gerbes de blé, élèveront peu à peu les magasins de l’abondance, toujours croissants et jamais remplis. Les désirs s’étendent avec les moyens ; l’horizon s’agrandit, à mesure qu’on avance, et chaque besoin nouveau, également accompagné de sa peine et de son plaisir, devient un nouveau principe d’action ; l’opulence, qui n’est qu’un terme comparatif, n’arrête pas même ce mouvement, une fois qu’il est imprimé ; au contraire, plus on opère en grand, plus la récompense est grande, et par conséquent plus est grande aussi la force du motif qui anime l’homme au travail.

On a vu que l’abondance se forme peu à peu par l’opération continue des mêmes causes qui ont produit la subsistance. Il n’y a donc point d’opposition entre ces deux buts. Au contraire, plus l’abondance augmente, plus on est sûr de la subsistance. Ceux qui blâment l’abondance sous le nom de luxe n’ont jamais saisi cette considération.

Les intempéries, les guerres, les accidents de toute espèce, attaquent souvent le fonds de la subsistance ; en sorte qu’une société, qui n’aurait pas de superflu et même beaucoup de superflu, serait sujette à manquer souvent du nécessaire ; c’est ce qu’on voit chez les peuples sauvages. C’est ce qu’on a vu fréquemment chez toutes les nations, dans les temps de l’antique pauvreté. C’est ce qui arrive encore de nos jours dans les pays peu favorisés de la nature, tels que la Suède, et dans ceux où le gouvernement contrarie les opérations du commerce, au lieu de se borner à le protéger. Mais les pays où le luxe abonde, et où l’administration est éclairée, sont à l’abri de la famine. Telle est l’heureuse situation de l’Angleterre. Des manufactures de luxe deviennent des bureaux d’assurance contre la disette. Une fabrique de bière ou d’amidon se convertira en moyen de subsistance. Que de fois n’a-t-on pas déclamé contre les chevaux et les chiens comme dévorant la subsistance des hommes ! Ces profonds politiques ne s’élèvent que d’un degré au-dessus de ces apôtres du désintéressement, qui, pour ramener l’abondance des blés, courent incendier les magasins. »

CAROLINE.

Nous n’avions pas encore considéré le luxe sous ce point de vue. Je partageais, je l’avoue, l’opinion de ceux qui croient que les chiens et les chevaux dévorent la subsistance de l’homme ; mais il m’est bien plus agréable de penser que la nourriture, destinée par le luxe à l’entretien de ces animaux, se convertit en aliment de l’espèce humaine ; et s’il survenait une famine, ces animaux eux-mêmes pourraient offrir une ressource.

MADAME B.

La poudre à cheveux peut être envisagée comme une espèce de grenier où l’on met le froment en réserve ; car bien que la poudre ne pût pas être convertie en nourriture, à moins de la plus urgente nécessité, la quantité de blé produite annuellement pour faire de la poudre à cheveux irait, dans un temps de rareté modérée, chez le boulanger plutôt que chez le parfumeur.

CAROLINE.

Je vous prie, madame B., que pensez-vous du luxe des Romains ? Il est parlé dans Pline d’une dame romaine parée de bijoux dont la valeur s’élevait à 800 000 liv. st. Je me souviens aussi d’un plat de poisson qui avait coûté 64 liv. st.

MADAME B.

Ce ne sont là que des bagatelles en comparaison de quelques autres exemples du luxe et de la profusion des Romains. Marc Antoine dépensa 60 000 liv. st. dans une fête qu’il donna à Cléopâtre. Le souper d’Héliogabale coûtait chaque jour 6 000 liv. st. Rien ne peut être allégué pour excuser le luxe des Romains ; il était un juste objet de censure, parce que leur richesse n’était pas le fruit du travail, mais du pillage. Leurs profusions dissipatrices, loin de servir d’aiguillon à l’industrie, agissaient en sens contraire ; elles encourageaient, chez eux, l’amour de la rapine, et détruisaient l’esprit d’industrie dans les pays soumis à leur domination, parce qu’elles y ôtaient le principal motif qui porte les hommes au travail, la sûreté de la propriété. C’est une observation fort juste de Macpherson que « le luxe des Romains ne peut pas être considéré comme le plus haut degré de l’échelle commune de la prospérité ; l’échelle, pour eux, ne portait qu’une division, qui laissait d’un côté une richesse et un pouvoir immenses ; de l’autre, l’esclavage, la misère et le besoin. »

En considérant les avantages que l’on peut retirer du luxe, il faut se souvenir toutefois que le luxe agit de deux manières ; d’un côté, il encourage l’industrie ; de l’autre, il augmente la dépense ; tant que la faculté productive l’emporte sur les effets destructifs de la prodigalité, c’est un bien ; mais dans le cas contraire, c’est un mal ; et lorsqu’enfin le luxe entame les capitaux, nous avons vu que c’est un très-grand mal.

Le grand objet qu’il faut avoir en vue, pour avancer la prospérité générale du pays, est l’accroissement du capital. Mais la législature n’a aucun autre moyen d’obtenir cette fin, que de pourvoir à la sûreté de la propriété. Toute tentative de sa part pour influer sur la manière de disposer du capital ou sur la nature et la grandeur de la dépense, n’est propre qu’à décourager l’industrie.

CAROLINE.

Quiconque augmente son capital en faisant des économies sur son revenu accroît, à ce qu’il me semble, le fonds général destiné à la subsistance des classes laborieuses ; tandis que celui qui dépense une partie de son capital diminue ce fonds de subsistance, et diminue par-là même les moyens d’employer les classes laborieuses à sa reproduction.

Tout homme doit donc considérer comme un devoir, qui lui est prescrit par la morale, indépendamment même de son propre intérêt, de contenir sa dépense dans des limites que son revenu dépasse toujours ; de sorte que, d’année en année, il puisse constamment faire quelque addition à son capital.

MADAME B.

Si l’on demande quelle doit être cette addition, la réponse dépendra de la grandeur du revenu et des motifs de faire de la dépense. Nous ne pouvons que signaler les extrêmes qu’il faut éviter ; d’un côté, une épargne outrée et peu libérale, de l’autre, une folle prodigalité. Entre ces extrêmes, il y a tant de nuances, que chacun doit tracer la limite pour lui-même, conformément à ce que lui dicteront et le bon sens et la conscience, en consultant au besoin les hommes versés dans la philosophie morale, autant que ceux qui s’occupent d’économie politique. Un père qui a une famille nombreuse à élever et à établir, quoique tenu à une plus sévère économie, ne peut faire, sur son revenu, des épargnes égales à celles d’un homme libre de tel engagement.

Mais quelque grand que soit le revenu dont un homme peut jouir, il n’est jamais excusable de négliger l’économie. L’économie est une vertu prescrite à tous ; un homme riche peut avoir des motifs qui autorisent une dépense libérale, mais il n’y en a aucun qui légitime la négligence et la dissipation ; quelque peu d’importance que la dissipation ait pour lui, il doit l’envisager comme enlevant quelque chose au fonds destiné à l’entretien et à l’emploi des pauvres.


Séparateur

  1. — The man of wealth and pride
    Takes up a space that many poor supply’d ;
    Space for his lake, his park’s extensive bounds ;
    Space for his horses, equipage, and hounds ;
    The robe, that wraps his limbs in silken sloth,
    Has robb’d the neighbouring fields of half their growth :
    His seat, where solitary sports are seen,
    Indignant spurns the cottage from the green.