L’éducation des sens

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Revue pédagogique1, premier semestre (p. 545-549).

L’ÉDUCATION DES SENS.

Une idée généralement admise, quoiqu’elle soit de date récente, c’est que tout enfant qui vient au monde est un travailleur en herbe, un futur apprenti d’une profession encore inconnue à l’heure de sa naissance, mais qui réclamera de lui des aptitudes, une habileté, sans lesquelles il resterait inévitablement au-dessous de sa destinée. Ces aptitudes, il doit les acquérir dès l’enfance, parce que c’est dans cette période de la vie que les organes se forment, se prêtent le mieux aux fonctions pour lesquelles ils sont faits. C’est donc aux mères et aux instituteurs que s’adresse cette tâche, la plus positive, la plus efficace, la plus attrayante de toutes leurs tâches et qui pourtant n’a pas encore assez frappé l’attention publique pour mériter l’honneur d’être inscrite dans les programmes officiels.

On peut affirmer que les exercices qui ont pour objet la culture des sens de l’enfant ne sont nullement un jeu futile, un simple intermède à des études sérieuses ; ils sont eux-mêmes des études très-sérieuses et dont les fruits auront plus tard une importance véritable sur le sort de l’homme fait. L’exactitude et la portée de la vue, la délicatesse et la sûreté de la main, la finesse et la justesse de l’ouïe donnent une plus-value considérable à l’artisan par la rapidité et la perfection du travail qu’elles lui assurent. Rien n’embarrasse un tel homme ; il est pour ainsi dire propre à tout ; ses sens cultivés sont pour lui des instruments dont l’usage est universel. C’est au défaut de culture des sens de l’enfant qu’il faut attribuer toutes les maladresses dont nous avons journellement à souffrir de la part des ouvriers, des domestiques, de mères mêmes, qui, sous ce rapport, n’avaient pas été cultivés plus que les autres. Qui sait poser un clou, un tableau, à la place qu’il doit occuper, sans avoir besoin de recourir à tout un arsenal de mètre, règle, fil à plomb ? Et malgré cela combien de mesures prises, reprises, de coups de crayon à la muraille, pour aboutir à un résultat passable, douteux, qu’un œil exercé qualifie du premier regard. On sait pourtant ce que l’on veut ; l’esprit conçoit nettement son objet, mais l’œil et la main sont inhabiles, et trahissent les intentions.

Pour ne parler que de la vue, combien de myopies acquises, de prétendus daltonismes, qui ne sont que le résultat d’une habitude prise de mal regarder, et l’absence de toute indication à l’égard des couleurs, dans les premières années de la vie ! Pour une infirmité réelle, organique, il y en a peut-être dix qui eussent pu être évitées par l’exercice normal du sens aujourd’hui froissé. Les savants étudient le daltonisme pour le guérir ; ne ferait-on pas bien d’étudier l’éducation de la vue pour prévenir le daltonisme ?

En ce qui concerne le sens de l’ouïe, l’influence de l’éducation est évidente. Tout le monde sait que, dans les familles où les enfants n’entendent jamais chanter, ils grandissent sans savoir s’ils possèdent une voix ; tandis que dans les familles où l’on chante, les petits enfants chantent par imitation. Nous avons entendu un des airs de Guignol chanté par une petite fille de quinze mois !

On alléguerait en vain des défectuosités des organes vocaux ou auditifs. Ces défectuosités comptent en nombre infiniment petit dans la masse des grandes personnes qui ne savent pas chanter ; la preuve s’en fait dans les salles d’asile et les écoles, où tous les enfants chantent, sauf l’infime minorité atteinte de défectuosités natives. Tout le monde sans doute n’est pas destiné à devenir musicien, mais presque tout le monde naît chanteur, car le chant est aussi naturel, aussi instructif que la parole, surtout dans l’enfance. L’aptitude au chant est donc le résultat de sens de l’ouïe.

Quant à l’audition des bruits vulgaires qui résonnent incessamment autour de nous, elle est généralement très-imparfaite. Les plus grosses erreurs se produisent souvent dans les jugements que nous portons relativement à leur nature, à leur origine, et si la vue ne rectifiait, en nombre de cas, les méprises de l’ouïe, nous serions en proie à mille frayeurs, mille superstitions. C’est ce qui arrive habituellement parmi les habitants des campagnes.

Nous ne parlerons pas des sens de l’odorat et du goût, essentiellement voués aux instincts d’alimentation et de conservation. Ces sens, bien que dignes d’attention et de culture si l’on considère l’intégralité des fonctions humaines, n’ont que peu de part à l’exercice des professions.

Nous le répétons, c’est dans le bas âge qu’il faut cultiver les sens du futur travailleur. À cette époque de la vie, l’enfant vit tout en dehors, et ses sens ont une prépondérance considérable dans son déploiement d’activité. « Les enfants sont curieux, ils touchent à tout », cela veut dire qu’ils regardent, écoutent, manipulent avec ardeur, avec passion. La nature les y pousse, et la nature sait ce qu’elle veut. Elle veut se faire des outils capables, affinés, en état de servir à la pensée quand l’âge de la pensée sera venu.

Car ce n’est pas uniquement de leur propre fonds que les enfants tirent, à mesure qu’ils grandissent, l’ensemble de leurs opinions, de leurs habitudes, les mobiles de leurs volontés. À ce qu’ils ont d’inspiration personnelle vient s’ajouter tout ce qui leur est donné par l’éducation de chaque jour : l’école, le commerce de leurs semblables, le milieu où ils se trouvent, les circonstances générales ou accidentelles qui les frappent, c’est-à-dire tout ce qu’ils apprennent, voient, entendent, pratiquent, en un mot tout ce qui leur vient par les sens.

Presque toujours une idée fausse, un préjugé déplorable, semblent justes à la personne qui les professe et les défend. On est porté au bien, au vrai, mais on voit faux, parce que dans son enfance on a vu et entendu faux. Il en est de même en ce qui concerne l’exercice de nos sens. C’est pourquoi il faut habituer les enfants à bien voir et bien entendre.

L’éducation des sens, comme toute œuvre nouvelle réclame des instruments nouveaux. Les bibliothèques sont pour la culture de l’esprit ; des instruments spéciaux sont nécessaires pour l’éducation des sens. Une école mérite d’être outillée au moins aussi bien qu’un atelier, et tous les économistes comprennent la puissance d’un bon outillage. Les maîtres doivent se mettre en devoir de définir l’outillage de l’école. Ce sont eux qui connaissent les besoins des enfants, c’est à eux à demander ce qu’il leur faut. Qu’ils créent donc beaucoup d’instruments pédagogiques. Le programme en est facile : « avoir un objet déterminé, être simple et pratique ». Nous en avons fait quelques-uns pour donner le bon exemple. Nous en dirons l’usage dans le prochain numéro de la Revue.

Marie Pape-Carpantier,
Inspectrice générale des salles d’asile.