L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 12

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Schleicher Frères & Cie (p. 234-258).


CHAPITRE XII

La force d’attention volontaire.


Les auteurs qui ont traité de l’attention et de son mécanisme au point de vue de la psychologie générale ont jugé que l’explication complète de cette fonction importante ne pouvait être donnée que si on prenait en considération non seulement l’attention volontaire, réfléchie, hautement élaborée, mais l’attention spontanée dans ses formes les plus humbles. Sans doute, on a eu raison, au point de vue de la psychologie générale, d’employer cette méthode dite génétique. Mais il en est tout autrement, je crois, pour la psychologie individuelle ; ici, ce qu’il importe d’étudier, ce n’est pas la forme primitive et spontanée, mais bien la forme complexe et réfléchie ; car dans la constitution d’un caractère, le développement de la force volontaire d’attention tient une place des plus importantes, tandis que la disposition à l’attention spontanée est presque négligeable. C’est l’attention volontaire qui exprime la maîtrise de soi, la coordination de tout l’être, et qui est juste l’opposé, dans le domaine intellectuel, de l’éparpillement, des caprices et de l’aboulie. Aussi doit-on en psychologie individuelle remettre les choses en place ; quand on s’occupe d’attention, c’est surtout presque exclusivement d’attention volontaire qu’on doit parler.

Or, l’attention volontaire est un effort, un effort est toujours pénible ; l’attention volontaire doit donc s’exercer contre une résistance ; elle suppose une direction nouvelle à l’activité, des voies à frayer, ou une lutte contre des activités anciennes. Il est clair que toute expérience de l’attention volontaire manquera son but si elle n’est pas fatigante ou au moins fastidieuse. À ce point de vue, il ne sera pas sans intérêt de remarquer que la plupart des expériences de psychologie qu’on pratique dans un laboratoire sont ennuyeuses pour les sujets, et, exigeant d’eux un effort, sollicitent leur attention volontaire ; il en résulte que, dans ces expériences, ce qu’on étudie d’ordinaire ce n’est pas seulement telle fonction déterminée, mais cette fonction et en plus un état d’attention volontaire. C’est, en d’autres termes, l’étude des phénomènes psychologiques sous leur forme volontaire.

D’autre part, lorsqu’on fait des expériences sur l’attention, en sollicitant un effort compliqué, il ne faut pas oublier que la répétition d’un même acte en facilite parfois l’exécution, et que par conséquent l’effort devient moindre. Tel test, par exemple celui de la division de l’attention entre deux travaux simultanés, qui au début était difficile, devient à la longue presque entièrement automatique, et à ce moment-là, ce n’est plus un test d’attention.

Je rappelle, avant d’aborder nos tests qui contiennent des essais de mesures, que les deux fillettes sont séparées par 18 mois ; il est donc naturel que la cadette ait des chiffres de mesure inférieurs à ceux de l’aînée mais les inégalités tenant à une différence d’âge aussi petite ne sont pas grandes, quand on examine les moyennes d’enfants, dans les écoles.

Les tests d’attention que j’ai employés sont ceux que j’ai décrits dans une étude d’ensemble appelée « Attention et Adaptation[1] » ; je n’ai du reste eu recours qu’à un petit nombre de ces tests.

I

correction d’épreuves

L’épreuve consiste à rayer certaines lettres, toujours les mêmes, dans un texte imprimé ; il faut aller le plus vite possible, commettre le moins d’erreurs possible et ne jamais revenir en arrière. C’est un travail intellectuel qui, à plusieurs points de vue, est mesurable, et c’est là ce qui fait son intérêt pour la psychologie individuelle ; on peut mesurer la vitesse moyenne du travail, son exactitude, ses progrès, la durée et les caractères de la période d’adaptation. Dans une étude que j’ai publiée précédemment[2], j’ai montré que cette expérience est un des meilleurs tests pour l’étude de l’aptitude à l’adaptation ; si on prend dans une classe suffisamment nombreuse les 5 élèves les plus intelligents d’après leurs succès scolaires, et les 5 élèves les moins intelligents, et qu’on leur donne à faire cette expérience, on trouvera qu’en moyenne le groupe intelligent est bien supérieur au second groupe pour la vitesse du travail et son exactitude. C’est que ce travail, s’il finit par devenir automatique et facile, présente au début une certaine difficulté intellectuelle ; il ne s’agit pas, sans doute, d’une difficulté de compréhension, mais d’exécution, il faut avoir présente à l’esprit une certaine direction, il faut reconnaître les lettres à barrer, aller vite et sans se tromper ; il n’est pas étonnant que les enfants les plus intelligents montrent plus d’habileté à s’adapter.

Voici exactement comment j’ai fait les expériences avec les deux fillettes : quoique l’épreuve soit de celles qu’on peut à la rigueur faire collectivement, j’ai pris chaque fillette isolément dans mon cabinet ; elle devait rayer des lettres dans une page imprimée dont les lignes ont 9cm, 5 de long, et dont les lettres sans jambages ont 1mm,5 de hauteur ; il y a trois lignes dans 1 centim. de hauteur ; cet espacement permet de barrer les lettres sans peine ; et il est nécessaire de ne pas employer des caractères plus petits pour ne pas créer une difficulté purement graphique et qui embarrasserait dans la numération des erreurs. Le texte est français, il appartient à un article de pédagogie. Les lettres à barrer sont a e d r s ; je les ai rendues aussi nombreuses pour augmenter la difficulté intellectuelle de l’épreuve ; elles ont été écrites à la main dans le blanc de la page pour que le sujet les eût constamment sous les yeux. Le travail dure 10 minutes, et à chaque minute, je donne un signal et le sujet fait une marque à l’endroit où le signal le surprend. On ne fait qu’une expérience par jour.

Marguerite a exécuté beaucoup mieux qu’Armande le travail, comme le montrent les chiffres suivants ; le nombre moyen de lettres barrées par minutes est supérieur chez Marguerite, et le pourcentage d’erreurs commises est à peu près le même pour les deux sœurs.

Expériences consistant à barrer des lettres.
Moyenne des lettres barrées par minute Pourcentage des lettres oubliées
Armande Marguerite Armande Marguerite
1re Expérience 23,1 53,4 9,5 6,7
2e Expérience 37,2 65 1 1,07
3e Expérience 37,2 70,3 0 0,56
4e Expérience 65,6 90 0 1,10


Pour les 3 premières expériences, ces chiffres représentent des moyennes calculées sur 10 minutes ; pour la quatrième expérience, la moyenne n’a été calculée que sur 3 minutes. Le pourcentage des lettres oubliées a été calculé sur le nombre de lettres barrées. Ainsi, Marguerite, dans un même temps, barre un plus grand nombre de lettres, en faisant un pourcentage équivalent d’oublis. La supériorité sur sa sœur est manifeste. Toutes deux gagnent en vitesse, à mesure que l’expérience se répète ; elles se conforment du reste à une règle que j’ai toujours rencontrée dans mes expériences[3], seulement cette courbe de progrès est loin d’avoir la même régularité chez les deux sœurs.

Marguerite augmente régulièrement, d’une expérience à l’autre, ce qui nous prouve qu’elle apporte chaque fois la même application. Armande, au contraire, quoique placée dans les mêmes conditions matérielles et morales, ne progresse pas régulièrement, mais par à-coup : grands progrès entre la 1re et la 2e expérience, rien entre la 2e et la 3e, grand progrès brusque entre la 3e et la 4e. Évidemment, elle ne s’applique pas avec la même régularité d’attention que sa sœur. Enfin, dernier trait assez inattendu : il se produit chez Marguerite pendant le travail rapide des signes manifestes d’énervement ; ce sont des soupirs bruyants, des plaintes continuelles sur les erreurs qu’elles commet et ne peut pas éviter. Elle est toujours mécontente de ce qu’elle a fait ; Armande, au contraire, travaille dans un silence parfait et, à la fin de son travail, s’en déclare satisfaite. J’extrais de mes notes quelques observations prises sur Marguerite.

« Entre la 2e et la 3e ligne, Marguerite soupire, s’aperçoit qu’elle en a oublié, regrette de ne pas revenir en arrière, paraît énervée ; elle tressaute quand je donne le signal des minutes. Elle dit souvent après la 4e minute : « Je ne peux plus ! » ; au 5e signal, elle se lamente : « Oh ! la la »(soupirs). « Je ne peux plus ! Oh ! non ! la la ! » 6e signal. « Oh ! » : elle paraît un peu plus calme. 7e signal : « Oh ! je ne me dépêche pas assez ; » elle va un peu moins vite : soupirs. 8e signal, elle ne dit rien : plus calme. 9e signal, plus calme, ne dit plus rien. Si ce n’est une fois : « Oh ! non, je me suis trompée ! »

Le travail fini, elle avoue qu’elle a été énervée. Dans la suite, le travail est devenu plus machinal, mais jamais aussi silencieux que celui de sa sœur ; Marguerite restait plus loquace. Cela est curieux, cet énervement qui accompagne une grande et régulière continuité de l’effort intellectuel. On se serait plutôt attendu à ce qu’il se produisît chez Armande, qui a l’esprit plus capricieux, l’humeur plus changeante.

L’impatience nerveuse de Marguerite ne se manifeste pas seulement par son attitude et ses paroles involontaires ; elle se marque curieusement dans de très petits détails ; ainsi, Marguerite s’est souvent trompée en barrant les lettres ; elle en barrait certaines qui ne lui avaient pas été signalées ; puis, s’apercevant de suite de son erreur, elle la corrigeait ; elle a fait 13 de ces ratures. Armande, plus calme, a commis seulement 6 erreurs dans la totalité des quatre épreuves, et ne les a point corrigées, soit qu’elle ne les ait pas aperçues, soit qu’elle ait jugé inutile de revenir là-dessus. La forme des traits est aussi assez différente ; ceux d’Armande sont courts, réguliers, frappant la lettre en plein, et légèrement inclinés de haut à droite (en sens inverse de l’inclinaison de l’écriture) ; la longueur moyenne des 20 derniers traits qu’elle a tracés est de 2mm, 4 ; elle oscille entre 2 et 3mm. Marguerite marque des traits plus longs, plus irréguliers, plus inclinés de haut à droite, frappant la lettre avec moins de précision ; leur longueur moyenne, pour les 20 derniers traits de la 4e séance, est de 3mm,06, et oscille entre 2 et 6mm. Ces différences de régularité et de précision proviennent en partie de ce que Marguerite se hâte davantage ; elles doivent aussi provenir de ce qu’elle est plus énervée, car j’ai remarqué dans des expériences analogues sur des enfants d’école que lorsque ce travail les énerve, ils allongent beaucoup le trait. J’ai fait la même constatation sur mes deux fillettes, en les obligeant, à la fin de la 4e séance à barrer d’autres lettres que celles qui leur étaient devenues habituelles ; ce changement d’habitude est la chose du monde la plus énervante, quand on veut conserver la vitesse de travail. Mes fillettes ont alors allongé le trait ; celui de Marguerite est devenu de 4mm et celui d’Armande de 3mm3. Je m’excuse d’entrer dans ces petits détails, en faisant remarquer que des expériences analogues, faites sur l’exécution de traits dans des conditions mentales bien définies, seraient du plus haut intérêt pour les progrès de la graphologie.

En résumé, Marguerite a eu l’avantage sur sa sœur ; elle montre plus de vitesse, plus de régularité dans les progrès par l’exercice ; la qualité du travail est à peu près la même, seulement Marguerite s’énerve beaucoup plus facilement.

II

répétition immédiate des chiffres

Voici un test qui est déjà assez ancien, qui a été employé par maint expérimentateur, et dont la signification véritable, longtemps cherchée, ne commence à apparaître que dans ces derniers temps.

Il consiste à répéter une série de chiffres qu’une personne vous montre ou vous récite ; on doit essayer de répéter exactement, et d’en répéter le plus grand nombre possible. Je me suis soumis moi-même bien des fois à cette expérience, et chaque fois j’ai nettement senti qu’il faut faire un vigoureux effort de concentration d’esprit pour garder les chiffres dans la mémoire pendant le temps nécessaire à leur répétition. La plupart des auteurs sont du reste d’accord pour admettre que c’est là un test d’attention ; cependant, comme il s’agit de répéter en employant sa mémoire, on a cru longtemps que ce test intéresse également la mémoire, et qu’il en donne, grossièrement, une mesure ; cette opinion est restée vraisemblable jusque dans ces derniers temps, où des expériences ont montré à M. Larguier et à moi[4] que ce test mesure plutôt l’attention que la mémoire proprement dite, considérée comme force plastique, pouvoir de rétention.

J’ai donc fait faire à mes fillettes l’expérience de répétition de chiffres en la considérant uniquement comme test d’attention volontaire. J’ai suivi les procédés ordinaires. Je n’ai point montré les chiffres à répéter, je les ai lus à haute voix, en m’efforçant de ne pas les rythmer ni les accentuer ; j’ai préféré les prononcer, parce que je voulais savoir si mes sujets se formaient une représentation visuelle des chiffres entendus ; cette représentation visuelle ne se forme pas ou se forme mal pendant la lecture. J’ai lu à Armande 20 nombres de 5 chiffres chacun, les lui faisant répéter aussitôt après ; elle a commis des erreurs sur 5 nombres ; je lui ai ensuite lu 20 nombres de 6 chiffres, elle a commis des erreurs sur 13 nombres, c’est la preuve que 6 chiffres dépassent un peu sa puissance d’attention volontaire. En les écoutant, elle les voit écrits, mais c’est vague ; ils sont écrits obliquement, en noir, sans qu’elle puisse discerner si c’est au crayon ou à l’encre, et l’image manque de netteté. Marguerite, d’après l’épreuve des chiffres, a un pouvoir d’attention beaucoup plus considérable ; en répétant 15 nombres de 5 chiffres, elle n’a fait qu’une seule erreur ; en répétant 20 nombres de 6 chiffres, elle n’a fait que 3 erreurs. Il est incontestable qu’elle pourrait aller jusqu’à 7 chiffres, peut-être aussi à 8. Elle voit un peu les chiffres écrits ; ils sont plutôt noirs, mais il y en a un, le 3, qui paraît rouge, et le 0 blanc, mais c’est tout à fait vague.

Cette seconde épreuve d’attention confirme la précédente, elle montre qu’il existe chez Marguerite un plus grand pouvoir d’attention que chez sa sœur.

Dans une variante d’expérience, que j’ai déjà signalée dans mon travail sur l’attention, le sujet copie des chiffres ou des mots, et on compte le nombre d’éléments contenus dans chaque acte de copie ; c’est encore un moyen d’explorer la mémoire, à condition qu’on prenne des précautions pour que le sujet ne puisse pas voir le modèle au moment où il reproduit par l’écriture ce qu’il a regardé.

Pour copier 28 chiffres, Armande a fait 9 actes de copie et Marguerite 6 ; pour copier les 14 premières lignes du livre de Mosso sur la Fatigue (traduction française), Armande a fait 23 actes de copie et Marguerite 16. À la vérité, les deux enfants m’ont dit ensuite qu’elles s’étaient douté que je cherchais à mesurer leur mémoire ; aussi ne copiaient-elles pas naturellement, chacune faisait un effort pour copier le plus grand nombre de mots ou de chiffres à la fois ; de là quelques erreurs, qu’elles ont ensuite réparées par des actes de vérification que je compte comme autant d’actes de copie. Mais l’inégalité des deux sœurs reste toujours très grande.

Un autre test d’attention, qui fait aussi intervenir, au moins en partie, la mémoire, consiste dans la copie d’un dessin vu pendant un instant très court à travers un obturateur, ayant 4cm de diamètre et découvrant pendant 7 centièmes de secondes. J’ai fait voir divers dessins, par exemple : une grecque. Il a toujours fallu à Armande un plus grand nombre de perceptions qu’à Marguerite pour arriver à une reproduction correcte du dessin.

III

temps de réaction

C’est avec un peu de mélancolie qu’un psychologue s’occupe aujourd’hui des temps de réaction ; car cette recherche est une de celles qui ont peut-être le plus promis et le moins donné. Le nombre est immense des travaux qui ont été faits, surtout en Allemagne, sur les temps de réaction, et s’il fallait résumer la conclusion obtenue avec cet effort collectif et considérable, on la ferait tenir en quelques lignes. Cependant, je crois que tout n’a pas encore été dit sur cette question. Si on reprend l’étude des temps de réaction en les renouvelant par beaucoup d’introspection, peut-être y trouvera-t-on quelques faits intéressants. Je crois aussi, et j’espère démontrer dans les pages suivantes, que les temps de réaction sont utiles pour la psychologie individuelle, si on les met en relation avec le caractère mental des personnes servant de sujets. Du reste, presque toutes les expériences de psychologie pourront et devront être reprises un jour, au point de vue de la psychologie individuelle.

Les expériences sur les deux enfants ont eu lieu toutes dans mon cabinet, soit le matin, soit l’après-midi, et toujours à des heures où le milieu extérieur était silencieux ; les bruits venant du dehors — de la rue, du chemin de fer voisin, ou de la maison même — était insignifiants, et n’ont point gêné mes sujets, qui, du reste, y étaient habitués. Je décrirai très brièvement ma technique, c’est celle dont je me sers depuis plusieurs années. Mes sujets sont assis, les yeux fermés. Ils sont complètement novices, n’ayant jamais donné de temps de réaction. Je me sers du chronomètre de d’Arsonval, remonté à fond après 20 réactions. Je fais des excitations tactiles avec le marteau sur la face dorsale de la main gauche, appuyée sur la table. La réaction se fait en abandonnant avec le doigt le bouton de l’interrupteur d’Evald ; le sujet, en attendant la sensation de contact sur la main gauche, appuie l’index droit sur le bouton ; son poignet et son bras étaient d’abord, dans les premiers essais, appuyés sur la table, puis ils ont été relevés ; une pression de 300 gr. exercée par le doigt sur l’interrupteur d’Evald est nécessaire pour l’abaisser ; dès que le signal est perçu, le sujet lève le doigt en l’air ; en fait, il levait non seulement le doigt, mais la main, et quelquefois tout l’avant-bras.

Le signal tactile était fait sur la même région de la main, sur l’extrémité inférieure du métacarpe de l’index gauche. Je m’efforçais d’employer le même genre de contact[5]. Je n’y suis pas toujours parvenu ; parfois la boule du marteau roulait un peu sur la main. Le signal était précédé d’un avertissement verbal, le mot attention ! que je disais 2 à 3 secondes avant le contact. Après chaque réaction j’en inscrivais de suite le chiffre sans rien dire, je ramenais l’aiguille du chronomètre au zéro, et je provoquais une nouvelle réaction. Ces divers soins prennent environ 20 secondes ; je prenais 6 réactions par minute, environ. Après 20 réactions, il y avait un petit intervalle de repos de 2 à 3 minutes, pendant lesquelles le sujet ouvrait les yeux et je lui adressais quelques questions. À la première séance (1er décembre vers 5 heures), je pris sur chaque sujet 100 réactions, coupées par 4 repos de 5 minutes ; à la seconde séance qui eut lieu le surlendemain 3 décembre (le matin) je pris seulement 40 réactions, séparées par un intervalle de repos ; à la troisième séance, le 5 décembre au matin, seulement 40 réactions, et cette fois-ci sans aucun repos ; le 5 décembre au soir, je pris une série de 40, puis après repos, une série de 30. Cette séparation en séries avait pour but d’éviter la fatigue. Le nombre total des réactions a été de 260 pour Armande et de 300 pour Marguerite ; elles ont été prises du vendredi au mardi suivant. Une semaine après j’ai encore pris 40 réactions sur ces sujets. Il y avait silence complet de ma part pendant les séances, je n’ai cherché ni à critiquer, ni à encourager le sujet ; celui-ci avait une attitude recueillie ; jamais de fou-rire. Il n’a eu connaissance d’aucun des chiffres, d’aucun graphique, et aucune des deux sœurs ne m’a rien demandé.

Ma préoccupation, en recueillant les réactions, était de ne pas me contenter de chiffres ; je voulais essayer de me rendre compte de ce qui se passait dans l’esprit de mes sujets, et de la manière dont ils concentraient leur attention ; aussi dès la 41e réaction, je leur demandai de présenter un jugement, à propos de chaque réaction, de me dire si elle leur paraissait rapide ou lente, et pourquoi elle était rapide ou lente, s’ils avaient eu quelque distraction et de quel genre était cette distraction. Il me paraît probable que cette sollicitation à l’analyse continue a dû contribuer à tenir leur attention éveillée, elle m’a en outre donné des renseignements utiles sur leur état d’esprit.

MARGUERITE ARMANDE
No des
expériences
Date Moyenne Variation
moyenne
Nombre des
anticipations
No des
expériences
Date Moyenne Variation
moyenne
Nombre des
anticipations
1 1 XII 00 14.92 2.85 0 1 1 XII 00 16.42 1.95 1
2 id. 15.15 2.84 0 2 id. 16.97 2.52 0
3 id. 11.97 1.67 0 3 id. 15.62 2.46 0
4 id. 12.40 1.53 0 4 id. 12.17 1.50 1
5 id. 13.90 1.60 0 5 2 XII 00 13.60 2.05 1
6 2 XII 00 11.72 1.31 0 6 id. 13.65 1.45 2
7 id. 11.85 1.28 0 7 4 XII 00 15.75 1.20 1
8 4 XII 00 10.92 1.53 4 8 id. 14.60 0.90 0
9 id. 11. » 2.25 4 9 id. 17.25 2.47 0
10 id. 11.82 0.94 3 10 id. 16.45 1.25 0
11 id. 11.27 2.17 4 11 id. 14.07 1.07 0
12 id. 10.15 0.85 5 12 5 XII 00 15.02 0.77 0
13 5 XII 00 9.75 1.37 9 13 id. 14.02 0.93 0
14 id. 9.50 1.95 14 14
15 6 XII 00 10.50 1.30 9 15

Je vais maintenant analyser les résultats en tenant surtout compte des différences entre les deux sœurs.

Les temps de réaction de Marguerite, considérés par moyennes de 20, sont sensiblement plus courts que ceux d’Armande. Le tableau donne tous les détails nécessaires ; il présente, en centièmes de seconde, des moyennes des réactions ; ces moyennes et les variations moyennes sont calculées sur 20 réactions. Le nombre des réactions anticipées est un nombre absolu, noté pendant une série de 20 réactions. Le graphique des temps de réaction des deux sœurs, représenté dans la figure ci-dessous, montre que leur moyenne de la 1re expérience est peu différente ; Marguerite n’a qu’une supériorité de 2 centièmes de seconde ; mais par le prolongement de l’expérience, la différence de vitesse s’accuse beaucoup ; tandis que Marguerite bénéficie beaucoup de l’exercice, Armande reste presque stationnaire ; son éducation s’est faite moins régulièrement.

Graphique des temps de réaction des deux sœurs. Ce graphique exprime seulement les moyennes de séries de 20 réactions. Les temps, inscrits sur la ligne verticale, sont des centièmes de secondes. Les chiffres inscrits sur la ligne horizontale indiquent l’ordre des séries. Le tracé continu est celui de Marguerite, le pointillé appartient à Armande. On voit que la différence de hauteur des deux courbes, faible au début, a augmenté par la prolongation de l’expérience ; on remarque aussi combien la courbe de Marguerite est plus régulière que celle d’Armande.

Ainsi, Armande a obtenu son maximum de vitesse à la 4e série, puis elle n’a cessé de perdre à partir de ce moment-là, et sa courbe a été fort irrégulière : au contraire Marguerite a très régulièrement abrégé ses réactions depuis la 1re série jusqu’à la 5e ; la seule exception à cette abréviation est fournie par la 8e série ; j’en attribue l’allongement à un peu de fatigue, les cinq séries ayant été prises dans la même matinée ; si on ne tient pas compte de cette 5e série, on constate une très grande régularité chez Marguerite.

La variation moyenne est à peu près la même de part et d’autre et ne présente rien de bien caractéristique ; mais, fait beaucoup plus important à remarquer, le nombre des réactions anticipées est très différent chez les deux sœurs. Armande a fait dès le début une réaction anticipée ; elle a fait dans les séries 4 à 7 quelques réactions anticipées ; nous rangeons sous ce titre non seulement les anticipations franches, c’est-à-dire précédant le signal, mais les réactions ayant moins de 9 centièmes de seconde ; à cette limite, il peut évidemment y avoir doute sur la nature de la réaction, mais pour des réactions de 7, de 6, et au-dessous, on doit très probablement les considérer comme anticipées. Armande a, du reste, plusieurs fois reconnu qu’elle avait la tentation de réagir avant le signal et cette tendance a produit tantôt des réactions trop courtes, tantôt des réactions très longues. Le nombre de réactions anticipées qu’elle a ainsi commises est de 5 pour 260 réactions ; c’est un nombre extrêmement faible. Marguerite fait ici contraste avec sa sœur. Jusqu’à la 8e série, elle n’a fait aucune réaction anticipée, ce qui signifie, d’après la définition ci-dessus de l’anticipation, qu’elle n’a eu aucune réaction inférieure comme temps à 9 centièmes de seconde, ni de réaction précédant le signal ; mais à partir de la 8e série, les réactions anticipées sont devenues très nombreuses, et elles n’ont manqué dans aucune des séries subséquentes ; nous en comptons 52, c’est un nombre énorme, qui est égal au tiers des réactions[6]. Et même, ce nombre énorme est encore au-dessous de la réalité. En prenant les réactions, j’ai constaté bien des fois que je pouvais augmenter presque à volonté ce nombre des réactions anticipées. Il me suffisait pour cela de prolonger de quelques secondes l’intervalle que je laissais écouler entre l’avertissement « Attention ! » et le contact sur la main ; il se produisait aussitôt une réaction anticipée ; si je recommençais la même manœuvre, en répétant mon avertissement, la réaction anticipée se produisait de nouveau ; j’en ai eu ainsi jusqu’à trois en succession immédiate ; lorsque le mouvement d’anticipation ne se produisait pas, il se produisait en revanche une ébauche très nette d’anticipation, Marguerite avait un mouvement de tout le bras, elle penchait même le corps en avant, mais elle réussissait à se retenir et ne relevait pas le doigt appuyé sur l’interrupteur.

Supposant que Marguerite se trouvait, par hasard, au cours de ces expériences, sous quelque influence inconnue, j’ai laissé passer une huitaine de jours sans expériences, je les ai reprises ensuite, et j’ai encore trouvé la même abondance d’anticipations. C’est là un trait bien caractéristique.

Que signifie-t-il ? Comment pouvons-nous l’expliquer ? Nous n’avons jamais dit à Marguerite, pas plus qu’à Armande, qu’elle devait se garder de partir avant le signal. Cependant, pendant la 14e série, elle nous demande, tout en faisant les réactions : « Il ne faut pas partir avant ? » et nous lui avons répondu : « II vaut mieux ne pas partir avant ; » mais, malgré notre affirmation, elle a encore fait dans cette série et dans la suivante beaucoup de réactions anticipées. En théorie, on peut admettre que l’anticipation des réactions provient d’un excès de zèle, plus précisément que ce phénomène suppose à la fois un grand désir de réagir vite, un peu de surexcitation, et une faiblesse de coordination, un défaut de volonté comme frein. Cette explication toute théorique conviendrait peut-être au cas de Marguerite, mais à quelques nuances près. Tout d’abord, nous remarquons qu’une fois, la pendule ayant sonné, elle a confondu le signal tactile avec le coup de timbre, et réagi au coup de timbre ; c’est bien un signe d’attention surexcitée. En outre, nous avons fait, en quelque sorte, à satiété la remarque que Marguerite n’était jamais contente de la rapidité des réactions ; tandis qu’Armande acceptait avec une tranquille philosophie ses réactions telles qu’elles étaient, Marguerite était toujours dans un sentiment de regret et de désolation ; elle se reprochait de ne pas aller assez vite, et même, chose comique, elle trouvait trop lentes des réactions qui sont en réalité extrêmement rapides, par exemple des réactions de 9 centièmes de seconde. Je transcris quelques-unes de ses réactions, avec les réflexions dont elle les faisait suivre, et que je notais au moment même. Ces extraits sont faits à la 14e série.

Durée de la réaction.
(en centièmes de seconde).
Réflexions des sujets (marguerite).
8 C’est trop lent.
8,5 Même chose, c’est trop lent.
10,5 Oh ! Je ne peux pas plus vite.
9,5 Un peu plus vite. Cela va mieux quand tu appuies davantage.
6 Presque en même temps.
11,5 Ça ne va pas.
Anticipé.
10 C’est trop lent.
9,5 C’est trop lent.
7 Je ne peux pas plus vite.
Anticipé.
13 C’est beaucoup trop lent.
14 C’est trop lent.
10,5 Trop lent ! Pourquoi est-ce que je ne peux pas, ce matin ?
9 Un peu plus vite.
9,5 Je ne peux plus ! Je suis d’une lenteur, ce matin !
8 Ça ne va plus.
Anticipé.
11,5 Ça ne va pas, c'est ennuyeux.
9 Non, ça ne va pas.
9,5 Peut-être un peu plus vite.
10,5 Même chose.
11 C’est encore trop lent.
10 Un peu plus vite.
8,5 Plus lentement.
Anticipé.
9 Un peu plus vite, n’est-ce pas ?
Anticipé.
11 Oh ! c’est trop lent ! etc., etc.

On voit dans ces réflexions la forte volonté de Marguerite d’aller vite, ses regrets, sa désolation, et en même temps son illusion curieuse sur la rapidité véritable des réactions ; comme contraste, je donne une série de réactions d’Armande, accompagnée de ses réflexions.

16 Moyen.
15.5 Un peu moins vite.
17 Plus vite.
16 Même chose.
14.5 Même chose.
13 Plus vite.
14 Moins vite.
16 Même chose.
15 Même chose.
18 Peut-être un peu plus vite.
22 Beaucoup moins vite. J’ai été distraite.
17 Plus vite.
17 Même chose.
18 Moyen.
16 Moyen.
17 Même chose.
17 J’avais envie de partir avant.
17 La même chose.
17 Moyen, plutôt un peu vite.
16 Moyen.

On voit par ces citations l’utilité qu’on trouve à obliger les sujets à parler, au lieu de leur commander, comme on le fait si souvent aujourd’hui, un silence d’automate. C’est précisément par leurs réflexions, notées scrupuleusement au moment même, et avec autant de soin que les chiffres de réaction, que l’on peut arriver à se faire une idée de leur état mental. Il est évident pour moi que toute cette série de réactions s’éclaire singulièrement si on les rapproche de l’enseignement qui nous est fourni par les paroles et réflexions du sujet. D’une part, Armande ne fait pas de très grands efforts de volonté ; l’expérience, en se répétant, lui paraît monotone, elle s’en lasse, elle n’apporte qu’un zèle de politesse ; toutes les réflexions qui lui échappent et que j’ai notées — il y en a à peu près 200 — sont indifférentes et atones. C’est là, à mon avis, ce qui explique en partie la lenteur de ses réactions ; elle ne s’est pas donnée avec toute sa volonté, et la courbe de ses réactions est aussi, en partie, une courbe de caractère. J’ignore, bien entendu, si, dans un moment d’excitation forte de la volonté, elle pourrait donner des réactions beaucoup plus rapides, des réactions de 9 et de 8 centièmes, comme sa sœur le fait si fréquemment. Marguerite a montré, au contraire, une application soutenue, un zèle réel ; le désir répété qu’elle exprime d’aller vite, la régularité de sa courbe de moyenne et la brièveté de ses réactions prouvent une attention fortement concentrée ; mais, d’autre part, ce nombre si élevé de réactions anticipées nous démontre une légère incoordination des mouvements rapides, et une faiblesse de la volonté comme frein ; son émotivité et ses regrets, si vifs quand elle déplore la lenteur de ses réactions, sont des faits bien caractéristiques qui confirment notre interprétation.

En résumé, nous relevons chez Armande une attention normale, sans effort marqué ; chez Marguerite des efforts d’attention continus, extrêmement énergiques, avec des signes d’incoordination. On remarquera en passant combien ce test ressemble, par ces résultats, à celui de la correction d’épreuves : tout indique, du reste, ce rapprochement ; d’une part la plus grande vitesse de Marguerite dans les deux genres d’expériences, et, d’autre part, ses signes d’incoordination, se traduisant, dans un cas, par des lettres barrées à tort, et, dans l’autre cas, par des réactions anticipées ; ajoutons que, dans les deux genres d’expériences encore, les deux sœurs ont eu la même attitude mentale : Armande tranquille, un peu indifférente, Marguerite toujours zélée, prenant le travail à cœur, et se désolant à la moindre faute. On voit que ces deux tests jettent beaucoup de lumière sur le caractère de ces deux enfants, mais c’est à la condition qu’on ne se borne pas à compter des chiffres et à calculer des moyennes.

APPENDICE

réaction sensorielle et réaction motrice

Je leur ai posé à toutes deux, après 100 réactions, la même question : faites-vous plus attention à votre main droite (qui réagit) ou à votre main gauche ? (qui perçoit le signal). Armande répond de suite qu’elle fait plus attention à sa main droite. « J’ai toujours peur, dit-elle, de ne pas pouvoir lever le doigt assez vite, qu’il soit comme engourdi ; alors, je concentre toute mon attention sur la main droite. » Au contraire, Marguerite dit : « Je crois que j’ai fait plus attention à la main gauche. La main droite était un peu mécanique dans ce qu’elle faisait. » Ces deux jeunes filles n’ont jamais entendu parler de la distinction de Lange, et elles n’ont d’autres notions sur cette question que celle, très vague, qui a pu leur être donnée par mon interrogation. On voit que Marguerite, qui appartiendrait au type sensoriel, est plus rapide qu’Armande, qui appartiendrait au type moteur : c’est le contraire de ce qu’on observe ordinairement. Mais je ne suis disposé à tirer aucune conclusion de cette exception à la règle ; de plus, je ne vois pas du tout comment on pourrait rattacher les types sensoriels et moteurs de réaction aux résultats des autres recherches que j’ai faites sur ces deux enfants ; le lien peut exister, mais, pour le moment, il m’échappe.


CONCLUSION


Les résultats des tests précis mais étroits que nous venons d’employer nous amènent à cette conclusion que Marguerite est, comme pouvoir d’attention, supérieure à sa sœur. Avant de discuter cette conclusion, je crois intéressant de mettre ici ce que les observations de tous les jours m’ont appris sur ce point. J’ai observé que d’ordinaire Armande est plus étourdie que Marguerite.

Étourdie, voilà un mot bien vague. Il m’a semblé que souvent Armande oublie une commission qu’on lui a donnée, une recommandation qu’on lui a faite ; peut-être est-elle moins soigneuse pour ranger ses affaires, et moins regardante pour économiser l’argent de sa bourse. Est-ce parce qu’elle a une force moindre d’attention ? Je croirais plutôt qu’elle est plus insouciante que sa sœur, moins sensible, par exemple, au petit ennui d’un objet perdu ou égaré.

Je trouve un fait significatif dans des notes anciennes, prises quand Armande n’avait que six ans. On avait condamné pour un temps une porte de l’appartement. Marguerite l’apprit très vite, et ne s’y trompait pas, tandis qu’Armande continua longtemps à aller vers la porte condamnée. Croyant d’abord à un défaut de mémoire de sa part, je l’interrogeai, et elle m’apprit que « cela lui était bien égal de se tromper ». Bien souvent, on attribue à une perte de mémoire des distractions et étourderies de ce genre, qui sont simplement des preuves d’insouciance.

Autre fait.

Marguerite, quand elle entreprend un travail auquel elle n’est pas habituée, a une tendance à se méfier d’elle-même ; elle hésite, se désole, elle est persuadée d’avance qu’elle ne réussira pas.

Ce trait de caractère fait contraste avec l’assurance habituelle d’Armande. Le contraste se produit non seulement pour une expérience de psychologie, mais pour n’importe quel travail intellectuel, et même pour un exercice physique un peu difficile, un tour d’adresse en bicyclette. Marguerite a donc moins de confiance en elle-même ; ce sentiment la fait hésiter parfois dans l’exécution de l’acte, elle est lente, elle n’a cependant pas un doute et une hésitation persistants. Ce n’est pas tout. Hésitante au début, Marguerite montre ensuite beaucoup de continuité et régularité dans le travail ; elle est patiente, capable d’un effort soutenu, elle a de l’esprit de suite. C’est le contraire d’Armande ; plus hardie, celle-ci se rebute plus vite devant une tâche monotone, elle se décourage, et ne continue le travail que de mauvaise grâce, et seulement si on l’y contraint. Ce n’est pas, à mon avis, qu’elle soit incapable d’un effort continu ; je pense que la cause de cette diminution assez rapide d’activité provient d’une humeur changeante. Donc, Marguerite est hésitante et appliquée, Armande est hardie, mais facilement découragée.

Il me paraît incontestable que, dans leur ensemble, ces observations sont d’accord avec les résultats précis des tests. Examinons maintenant ces résultats en eux-mêmes et voyons jusqu’à quel point il est prouvé que les deux sœurs ont un pouvoir inégal d’attention.

Une première objection est toute de détail, et ne nous arrêtera pas longtemps. Nous avons vu que Marguerite a donné dans deux épreuves des signes d’énervement qui contrastaient avec le calme parfait d’Armande.

A-t-on le droit d’en conclure que Marguerite a plus de tendance que sa sœur à l’énervement, à la surexcitation, à l’incoordination ? Peut-être ; mais, dira-t-on, ce sont là des expressions bien vagues ; et, de plus, ceci est l’objection grave, il faut remarquer que les énervements de Marguerite survenaient dans les moments de grands efforts intellectuels ; si Armande ne s’énervait pas, c’est tout simplement qu’elle ne se donnait pas la peine de l’effort. Malgré ces réserves et ces atténuations, il demeure toujours vrai que nos tests ont découvert une différence importante dans l’état émotionnel des deux sœurs pendant l’effort volontaire.

Seconde objection : nous avons montré que Marguerite est supérieure à Armande dans les tests d’attention. Attention, objectera-t-on, c’est vite dit ; le mot est bref et sommaire, et on n’a peut-être pas le droit de l’appliquer sans commentaire à des expériences aussi complexes que les nôtres. Ainsi, les temps de réaction sont présentés comme une mesure de l’attention volontaire ; on admet que plus une même personne est attentive, plus ses réactions sont courtes ; et cela est vrai, sans doute, d’une vérité moyenne ; mais la durée des temps de réaction n’est pas influencée seulement par la concentration de l’attention, elle dépend aussi d’une qualité individuelle qui n’a point de relation avec l’attention, cette qualité est la vitesse naturelle des mouvements ; une personne lente réagira moins vite qu’une personne aux mouvements vifs, quand même les deux prêteraient une forte dose d’attention aux signaux. J’ai en observation une dame, qui a naturellement des mouvements très lents, et qui a des temps de réaction de 20 centièmes de seconde.

De même, la répétition des chiffres, quoiqu’elle soit avant tout sous la dépendance de l’attention, doit être influencée par le développement spécial de la mémoire des chiffres, ce qui fait que j’ai vu Inaudi répéter de suite une série de soixante chiffres, tour de force qui certainement fait honneur à sa mémoire plus encore qu’à son attention.

Le test consistant à barrer des lettres est moins connu dans sa nature, mais probablement si on le connaissait exactement, on découvrirait qu’il met en jeu certaines fonctions spéciales qui sont distinctes de l’attention. Ainsi aucun test n’est d’attention pure ; constamment, une autre fonction y est engagée. Comment, dès lors, faire la part de l’attention, et dire que lorsqu’un sujet, comme Marguerite, triomphe dans l’un de ces tests, il doit cet avantage à la force de son attention ? Voilà l’objection, elle a, ce me semble, une portée générale. Je crois facile d’y répondre. Un test d’attention, pris isolément, ne peut pas donner de conclusion relative au degré d’attention d’une personne ; cela est juste ; mais si un ensemble de tests d’attention, qui sont de nature très variée, et qui sollicitent des fonctions bien différentes, donnent des résultats meilleurs pour un sujet que pour un autre, il est permis d’en conclure que l’élément commun de tous ces tests, c’est-à-dire l’élément d’attention, est plus développé chez l’un des sujets. C’est le cas qui se présente ; la supériorité du pouvoir d’attention de Marguerite n’est pas douteuse, puisqu’elle se manifeste dans les tests d’attention les plus différents.

Dernière objection. Nous avons dit souvent qu’Armande ne faisait pas un grand effort de volonté dans les expériences qui l’ennuient ou qui se prolongent trop ; cette attitude était bien manifeste pendant les temps de réaction par exemple. Il en résulterait que ce qui a manqué à Armande c’est moins la volonté que la bonne volonté ; elle a peut-être un grand pouvoir d’attention, mais elle ne veut pas s’en servir ; elle peut, mais elle ne veut pas. Une telle conclusion, si elle était démontrée, n’ôterait rien de l’intérêt de notre recherche ; après avoir bien réfléchi à mes résultats, je ne m’y rallie pas ; je ne crois pas qu’il y ait une opposition très grande entre ne pas pouvoir et ne pas vouloir, c’est surtout une opposition de mots. Du moment qu’Armande, dans aucun test d’attention, ne fait jamais un effort aussi vigoureux que ceux de sa sœur, c’est pour moi la preuve qu’il n’est pas dans sa nature de faire des efforts aussi grands ; remarquons, en effet, que pour les temps de réaction elle n’a jamais donné au moins une série un peu courte ; il y a eu nonchalance régulière, constante, sur toute la ligne, et non une de ces défaillances accidentelles auxquelles les plus énergiques se laissent aller. J’admets donc, tout en faisant la part de la sensibilité à l’ennui, du défaut de bonne volonté, et autres facteurs accessoires, etc., qu’il existe une différence constitutionnelle entre le pouvoir d’attention des deux sœurs.

Si enfin on compare ces deux enfants aux enfants d’école, chez lesquels j’ai fait aussi des recherches sur l’attention, on remarquera qu’Armande est sensiblement dans la moyenne comme force d’attention, c’est Marguerite qui est très supérieure à la moyenne.

Pour conclure : la psychologie individuelle peut aujourd’hui faire une mesure de l’attention, mais c’est à la condition d’employer un ensemble de tests et d’interpréter tous les renseignements fournis par l’attitude mentale des sujets, leurs réflexions et leurs réponses. Ce serait une erreur de croire qu’il existe une petite expérience matérielle permettant de mesurer rapidement l’attention comme on compte le pouls.

  1. Année psychologique, VI, p. 248.
  2. Attention et Adaptation. Année psychologique, VI, p. 248.
  3. Attention et Adaptation, Année psychologique, VI, p. 363.
  4. Je reviendrai sur ce point dans le chapitre sur la mémoire.
  5. J’ai eu le tort de ne pas préciser avec grand soin, dès le début, le mouvement que le sujet devait faire, pour signaler qu’il avait perçu le contact en réalité ; mes deux jeunes filles ont employé successivement, et à leur gré, trois genres de mouvement : 1o le poignet appuyé contre le rebord de la table, elles lèvent seulement le doigt à la réaction, et le poignet continue l’appui ; 2o le poignet était appuyé comme il est dit ci-dessus, le sujet en réagissant lève la main et un peu le bras et son poignet abandonne le contact de la table ; 3o le sujet n’appuie pas le poignet, il tient la main et le bras en l’air : l’appui lui est fourni par le doigt posé sur le bouton du manipulateur au moment de la réaction, c’est la main et le bras entier qui font un mouvement d’ascension. En répétant sur moi-même ces 3 genres de mouvements, je trouve que le 3e mouvement non seulement est le plus ample de tous, mais présente pour moi une plus grande facilité d’exécution ; et le 2e mouvement a les mêmes avantages sur le premier. Je ne peux pas dire au juste à quel moment mes deux jeunes filles ont changé de mouvement ; depuis que mon attention a été attirée sur ce point, c’est-à-dire depuis la 200e réaction, je suis certain qu’elles font toujours la 3e espèce de mouvement, sans appui du poignet ; il est probable que déjà vers la 100e réaction toutes deux ont accepté ce mode de réaction. Pour réparer les effets de mon inadvertance, j’ai profité de ce qu’Armande avait obtenu des réactions très régulières, pour la faire réagir alternativement 3 fois de suite avec le poignet au contact (2e mouvement) et 3 fois de suite sans contact du poignet (3e mouvement). J’ai pris ainsi 24 réactions, qui sont très bonnes, car le maximum, qui n’a été atteint qu’une fois, dans cette série, est de 16 et le minimum, qui n’a été atteint que 3 fois est de 12 ; c’est donc une série bien homogène, et inspirant confiance ; les réactions avec le 2e mouvement ont été de 14,79 ; celle avec le 3e mouvement ont été un peu plus courtes, de 13,64 ; il est donc incontestable que le 2e mouvement est moins aisé que le 3e ; la différence moyenne est un peu supérieure à 1 centième de seconde. Dans une recherche analogue de contrôle, j’ai trouvé que chez Armande la réaction avec le doigt (1er genre de mouvements) dure 14 centièmes, quand celle avec la main (3e genre de mouvement) dure 13 centièmes 80. Je ne me dissimule donc pas qu’il y a eu là une cause d’erreur regrettable ; la substitution inconsciente, que le sujet a faite, d’un mouvement commode et facile à un mouvement plus incommode, a dû abaisser à tort sa moyenne de réactions ; d’après ce qui précède, il est vraisemblable que cette diminution de temps de réaction peut être évaluée à 1 centième de seconde ; si importante qu’elle soit, cette erreur ne supprimera certainement pas l’intérêt de nos courbes, car la diminution de vitesse que celles-ci présentent est très supérieure à 1 centième de seconde. Maintenant, je répète qu’après la 200e réaction, le mode de réaction est resté constamment uniforme.
  6. Les réactions franchement anticipées, c’est-à-dire précédant le signal, ne figurent pas dans le nombre de 20 réactions composant chaque série ; elles ne figurent pas non plus dans le calcul de la moyenne et de la variation moyenne.