L’évolution dans les sciences biologiques

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Alfred GIARD.



L’ÉVOLUTION DANS LES SCIENCES BIOLOGIQUES[1]

« D’une merveilleuse fécondité, ferment puissant dans d’autres domaines, l’idée d’évolution domine aujourd’hui toutes les sciences biologiques ». Émile Picard, Rapport sur les sciences. Exposition universelle de Paris, 1900. Paris, 1902, pp. 97 et 102.


Dès les temps les plus reculés, les hommes ont étudié, ne fût-ce que dans un but d’utilité pratique, les êtres vivants qui les entouraient. Les livres d’Aristote, si souvent cités et encore dignes d’être lus aujourd’hui, nous montrent jusqu’à quel point l’antiquité grecque avait poussé cette étude. Mais l’idée de réunir en un corps de doctrine et de grouper sous un même vocable tout ce qui concerne la vie des animaux et des plantes n’est pas très ancienne ; elle fut émise pour la première fois et simultanément en France et en Allemagne, par Lamarck[2] et par Tréviranus, en 1802.

Si Lamarck n’a pas défini d’une façon explicite le sens qu’il entendait donner au mot Biologie, il avait annoncé dans son cours de 1803 son intention de publier un ouvrage portant ce titre et il est certainement inexact de dire « qu’il n’a ni développé ni précisé ses vues et qu’il est resté sur ce point sans influence sur les travaux ultérieurs »[3].

« La vie, dit Lamarck, est un ordre et un état de choses dans les parties de tout corps qui la possède qui permettent ou rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique, et qui, tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort »[4].

Cette définition est, comme l’a fait remarquer Is. Geoffroy Saint-Hilaire, en partie empruntée à Bichat[5]. Mais il convient d’ajouter, comme le fait Geoffroy St-Hilaire lui-même, que tout en ayant établi très nettement la distinction des sciences physiques et des sciences physiologiques, Bichat n’a pas compris dans ces dernières exactement ce que Lamarck et les auteurs modernes ont placé dans les sciences biologiques. Car il laisse en dehors des sciences physiologiques et considère comme constituant un groupe à part les sciences biologiques descriptives.

Lamarck s’était bien gardé de tomber dans cette erreur qui fut plus tard celle de Claude Bernard et de nombreux physiologistes.

Instruit par ses longues recherches sur la classification des plantes et des animaux, il proclame l’utilité des études systématiques :

« Il n’y a que ceux qui se sont longtemps et fortement occupés de la détermination des espèces et qui ont consulté de riches collections qui peuvent savoir jusqu’à quel point les espèces, parmi les corps vivants, se fondent les unes dans les autres, et qui ont pu se convaincre que dans les parties où nous voyons des espèces isolées, cela n’est ainsi que parce qu’il nous manque d’autres espèces qui en sont plus voisines et que nous n’avons pas encore recueillies. (Discours de l’an XI, p. 534 de la réimpression).

D’autre part le côté dynamique de l’histoire naturelle le préoccupe non moins vivement :

« Or je compte prouver dans ma Biologie que la nature possède dans ses facultés tout ce qui est nécessaire pour avoir pu produire elle-même ce que nous admirons en elle ; et, à ce sujet, j’entrerai alors dans des détails suffisants qu’ici je suis forcé de supprimer ». (Même Discours, p. 539)[6].

En même temps que Lamarck, le naturaliste allemand Gottfried Reinhold Treviranus employait de son côté le mot Biologie qu’il définissait ainsi :

« La Biologie est l’étude des différentes formes que revêt la vie organique, des conditions et des lois qui président à son existence, des causes qui déterminent son activité »[7].

Malgré ce qu’elle peut avoir d’imprécis, cette définition montre bien que, pour Treviranus comme pour Lamarck, il existe dans la science biologique deux points de vue différents correspondant à d’anciennes divisions dont les contours deviennent chaque jour moins tranchés :

Le point de vue statique qui est celui des sciences morphologiques : Anatomie et Embryogénie descriptives ; Biotaxie, Taxonomie ou Systématique ; Géonémie ou Chorologie, etc. ;

Le point de vue dynamique qui correspond à la Physiologie (interne ou externe) et aux sciences connexes : Mécanique embryonnaire, Psychologie, etc.

Il est intéressant de constater que les deux naturalistes qui eurent les premiers cette conception unitaire très nette de l’ensemble des sciences biologiques, furent en même temps deux précurseurs de la théorie moderne de l’évolution, deux transformistes d’une valeur très inégale d’ailleurs, car les idées de Treviranus sur la descendance des êtres sont beaucoup moins claires et beaucoup moins justes que celles de J.-B. Lamarck.

Mais quelle que soit la façon dont on suppose établie la filiation des organismes, le seul fait d’admettre l’existence nécessaire de cette filiation suffit pour donner aux lois qui régissent les sciences naturelles les mêmes caractères de généralité et de permanence que l’on connaissait depuis longtemps dans les sciences physico-chimiques.

Au lieu d’une succession discontinue et arbitraire de phénomènes dus au caprice de puissances extérieures à la nature observable par les sens, l’histoire de notre globe n’est plus qu’une lente évolution sans cataclysmes, sous l’action de causes dont nous pouvons journellement encore étudier l’activité.

À mesure que le climat et les conditions d’ambiance se modifient, les espèces se transforment graduellement. Les individus aussi varient à chaque instant pendant toute leur existence, et l’homme lui-même n’échappe pas à cette loi. « Le temps, dit Pascal, guérit les douleurs et les querelles parce qu’on change, on n’est plus la même personne. » Dans l’œuf animal ou végétal, les parties de l’embryon apparaissent tour à tour conditionnées les unes par les autres, et les ressorts tendus dans le protoplasme germinal des générations antérieures se déclanchent successivement, grâce à un automatisme coordonné, pour la formation des générations futures.

Il en résulte qu’on ne peut guère parler de Biologie statique qu’à la façon dont les géomètres parlent de la droite, du cercle et des autres figures dont ils étudient les propriétés, c’est-à-dire d’une manière purement abstraite ; car tout est en continuel mouvement dans les êtres animés, et c’est par une généralisation momentanée, par une simple convention que le naturaliste parle de type spécifique, de genre, de famille, etc., alors qu’il ne connaît que des individus et qu’il considère seulement l’animal ou le végétal à un moment donné et dans une ambiance déterminée.

Telle est bien en effet la pensée de Lamarck : « La nature, par la succession des générations et à l’aide de beaucoup de temps et d’une diversité lente, mais constante, dans les circonstances, a pu produire dans les corps vivants de tous les ordres les changements les plus extrêmes et amener peu à peu, à partir des premières ébauches de l’animalité et de la végétalité, l’état des choses que nous observons maintenant[8].

« Parmi les corps vivants, la nature n’offre donc, à proprement parler, que des individus qui se succèdent les uns aux autres par la génération et qui proviennent les uns des autres. Les espèces parmi eux ne sont que relatives et temporaires[9] ».

Si cette vérité n’est pas plus généralement admise, c’est parce que la chétive durée de l’homme lui permet difficilement d’apercevoir les mutations considérables qui ont lieu à la suite de beaucoup de temps[10].

« L’origine de cette erreur, dit Lamarck, vient de la longue durée, par rapport à nous, du même état de choses dans chaque lieu ».

« Cette apparence de stabilité des choses dans la nature sera toujours prise par le vulgaire des hommes pour la réalité, parce qu’en général on ne juge de tout que relativement à soi[11] ».

Et c’est par des considérations de cette nature que le grand naturaliste est conduit à cette définition de l’espèce, la meilleure peut-être qu’on ait donnée jusqu’aujourd’hui :

« L’espèce est une collection d’individus semblables, que la génération perpétue dans le même état tant que les circonstances de leur situation ne changent pas assez pour faire varier leurs habitudes, leur caractère et leur forme[12] ».

Ainsi la conception moderne de la Biologie est intimement liée par un nexus logique originel à la théorie du transformisme, dont elle est en quelque sorte l’illustration et le résumé.

Toutefois, il serait injuste de ne pas reconnaître que l’idée d’une science générale de la vie avait été préparée, indépendamment de toute vue théorique, par le puissant essor des sciences naturelles et l’important progrès réalisé dans les méthodes d’investigation vers la fin du xviiie siècle et au début du xixe.

Longtemps dominés par les influences scholastiques du moyen âge, les naturalistes n’avaient guère augmenté le bagage d’observations généralement très superficielles recueillies par les anciens. Ce n’est pas sans étonnement qu’on voit encore, presque à l’aurore du siècle dernier, des encyclopédistes comme Bruguière discuter longuement sur des textes et contester la valeur d’affirmations précises, telles que celles de Gaertner relatives à l’organisation des Ascidies composées, alors qu’il suffisait, pour trancher le débat, d’un voyage au bord de la mer sur les côtes de France où abondent les Botrylles, les Distomes, etc.

Cependant la méthode expérimentale, entrevue dès le xiiie siècle par le moine anglais Roger Bacon, puis brillamment exposée, en 1620, par son homonyme le chancelier François Bacon qui d’ailleurs, s’il la recommandait, ne la pratiquait guère, avait trouvé peu à peu des adeptes convaincus : Harvey, Pallas, Daubenton, Haller, Camper, Hunter, Spallanzani, pour l’étude de l’organisation et des fonctions des animaux ; Hales, Duhamel, Sprengel pour l’anatomie et la physiologie végétales.

Bientôt Vicq d’Azyr, Cuvier et Ét. Geoffroy Saint-Hilaire en France, Meckel et K.-E. von Baer en Allemagne, R. Owen en Angleterre, donnèrent un puissant essor aux recherches de Morphologie comparée, et le perfectionnement des instruments d’observation permit à Schwann, Raspail et Schleiden d’asseoir sur des bases désormais inébranlables la théorie cellulaire déjà entrevue par Leuwenhœck et Malpighi.

En même temps, reprenant l’étude depuis si longtemps abandonnée des animaux marins, J. Mueller, Savigny, H. Milne-Edwards, déterminèrent la création de laboratoires maritimes où l’organisation et le développement des formes si nombreuses d’invertébrés furent élucidés jusque dans leurs détails les plus minutieux.

On comprend dès lors qu’en possession de moyens dont la fécondité semblait loin d’être épuisée, et désireux d’ailleurs de réagir contre les tendances des philosophes de la nature qui détournaient sans profit pour la science les forces vives des naturalistes vers de vaines spéculations, les glorieux fondateurs de la Société de Biologie de Paris, la première au monde qui ait pris pour objet exclusif de ses travaux la science instaurée par Lamarck et Treviranus, les biologistes les plus complets du siècle dernier, Ch. Robin, Rayer, Claude Bernard, Brown-Séquard, se soient cantonnés étroitement sur le terrain stérile du positivisme, malgré leur souci de la recherche des relations de causalité, malgré leur désir de faire triompher la conception mécanique de l’univers et leur foi en l’expérience comme instrument par excellence de la découverte scientifique.

C’est ainsi que l’élite des naturalistes français laissa sans écho l’appel du génial auteur de la Philosophie zoologique et que plus tard, suivant l’exemple des successeurs de Cuvier, elle refusa longtemps d’entrer dans le magnifique mouvement des esprits que provoqua le transformisme renaissant sous une forme nouvelle avec Ch. Darwin et R. Wallace, lors de la publication, en 1859, du livre de l’Origine des espèces.

Ce fut, comme on l’a dit fort justement[13], la rançon de l’esprit qui présida à la fondation d’un groupement qui devait d’ailleurs montrer sa puissance en travaillant avec Claude Bernard à un développement de la Physiologie aussi rapide et aussi merveilleux que celui de la Biologie statique ; car il est permis de penser avec Paul Bert, le successeur de Cl. Bernard à la présidence de la Société de Biologie, « que la multiplicité des sujets traités dans le sein de cette Société, la diversité des points de vue, l’intérêt général des problèmes, le défilé des aspects variés que présente l’étude des êtres vivants, ont puissamment agi sur l’esprit du maître et entraîné ses méditations au delà de l’atmosphère relativement restreinte d’un laboratoire de vivisection[14]. »

Cette double et magnifique poussée de l’arbre de la Biologie dans le sens morphologique et dans le sens physiologique s’est prolongée, toujours vivace, jusqu’à nos jours, et elle peut continuer longtemps encore sa frondaison et produire les meilleurs fruits. À condition toutefois qu’on ne pense pas, avec quelques esprits à courte vue, que le dernier mot est dit sur telle ou telle partie de la science et qu’on ne cherche pas à établir de subtiles distinctions entre ceux qui usent de différents procédés de recherche, entre ceux qui observent l’être vivant dans la nature et ceux qui l’interrogent dans les laboratoires, entre les tenants du microscope et du rasoir, et ceux de la pince et du scalpel.

Et pour reprendre une comparaison expressive dans sa trivialité, il ne faut pas non plus que le maçon qui travaille à la cave jalouse les ouvriers qui bâtissent les étages supérieurs, ni que ceux-ci regardent avec envie le couvreur qui fait au-dessus de leur tête un excellent travail[15].

Certains vont clamant : « L’Anatomie est morte, la Zootomie se meurt ! ne faisons plus de monographies ! Il est temps d’abandonner ces études terre à terre qui ne peuvent conduire à rien ! »[16].

C’est là un fâcheux état d’esprit.

Dire qu’une science est finie c’est prendre pour les limites de cette science les limites de nos connaissances à un moment donné. L’histoire est là pour nous prouver que les faits les plus vulgaires, ceux qui paraissent avoir donné toutes les conséquences qu’on en pouvait attendre, acquièrent soudain une nouvelle signification, une valeur imprévue, des applications non espérées, avec le perfectionnement de l’outillage et le progrès des observations.

Les phénomènes d’osmose, le mouvement brownien, l’attraction des corps légers par l’ambre et la résine, la phosphorescence des sels d’urane n’ont été longtemps que des objets de curiosité sur lesquels il semblait que tout eût été dit quand on les avait signalés. Qui pourrait supputer aujourd’hui l’importance des résultats déduits par nos contemporains de l’étude de ces faits élémentaires, soit pour l’explication des mécanismes les plus obscurs de la Biologie, soit même pour l’établissement d’une théorie générale de l’Univers !

C’est dans l’observation intelligente de détails parfois minutieux, mais dont l’importance morphologique générale dépasse souvent de beaucoup la valeur anatomique, que se trouve la clef de maint problème relatif aux adaptations. En travaillant ainsi, nous n’avons fait, a-t-on dit, que préparer des matériaux pour ceux qui plus tard sauront résoudre la question[17]. Et que faisons-nous jamais, qu’apporter notre pierre à l’édifice toujours inachevé des connaissances humaines, et n’est-ce pas une compensation à la triste constatation du peu d’efficacité actuelle de nos efforts que de songer qu’ils serviront à nos successeurs, et qu’à la conception moderne, profondément égoïste, du travail individuel, se substituera plus tard l’idée altruiste d’une collaboration intentionnelle non seulement entre les travailleurs d’une même génération, mais aussi entre les générations successives ?

Il est consolant de répéter le mot de Pascal : « Toute la suite des hommes doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ».

Avant donc que d’accuser une science de stérilité et de la condamner à mort, il convient de se demander si l’on a bien envisagé dans leur vraie position, et dans leurs rapports avec les idées nouvellement acquises d’autre part, les problèmes qu’elle place devant nos yeux.

Si trop longtemps en France on a étudié les mêmes choses, si on a ajouté toujours de nouvelles monographies aux anciennes, de nouveaux faits aux faits accumulés[18], sans grand profit pour la philosophie naturelle, c’est que, malgré les avertissements d’esprits mieux avisés, on s’obstinait dans certains laboratoires à tenir les volets fermés quand, depuis des années déjà, la grande lumière du Darwinisme éclairait le ciel de la Biologie.

Sans doute des monographies poursuivies sans idée directrice, telles que celles de la Tortue par Bojanus, de la chenille du Cossus, par Lyonnet, ou du Hanneton, par Strauss-Durckheim, constamment présentées comme des modèles inimitables par les derniers représentants de l’École de Cuvier, ne pourraient désormais avoir qu’une utilité restreinte et un intérêt des plus médiocres.

Chaque fois que pour la solution d’un problème de Biologie générale on est amené à consulter les travaux de ce genre c’est vainement qu’on y cherche le renseignement désiré. L’auteur a passé sans l’apercevoir à côté du détail intéressant : l’organe rudimentaire lui a échappé ; les homologies n’ont pas été comprises ; l’anatomie non interprétée a perdu toute signification précise. L’œuvre n’est qu’un jeu de patience sans valeur scientifique.

Mais en peut-on dire autant des recherches anatomiques inspirées par la théorie de l’évolution et notamment du magnifique ensemble monographique formé par les innombrables travaux anatomiques dont l’Amphioxus a été l’objet, depuis qu’en 1867 A. Kowalewsky démontra l’importance de ce minuscule animal pour l’origine des Vertébrés ?

Et des résultats tels que ceux obtenus par Maupas sur le développement des Infusoires et des Nématodes, ou encore les faits étonnants de polyembryonie récemment découverts par P. Marchal chez les Hyménoptères, ont-ils une valeur moindre parce qu’ils ont été obtenus par l’emploi des méthodes anciennes d’observation, et sans le moindre souci de procédés expérimentaux compliqués et inédits ?

Aveuglés par des préjugés du même genre, certains naturalistes ont failli compromettre, en croyant les servir, les progrès de la Biotaxie ou Biologie taxonomique, quand s’affirma, il y a cinquante ans, le succès de la théorie de la descendance. D’une part les systématistes de profession, ceux qui, par leurs patientes recherches, établissaient d’une façon solide ce qu’on pourrait appeler le vocabulaire de notre science, ont paru craindre, au début, que les nouvelles idées sur l’instabilité de l’espèce ne fussent une menace de dépréciation de la valeur de leurs travaux. D’autre part, les zoologistes officiels, ceux qui détenaient les chaires et les laboratoires d’enseignement supérieurs, semblaient, il y a quelques années encore, professer à l’égard des travaux de classification et d’histoire naturelle descriptive, un mépris peu déguisé et s’inspirer d’idées analogues à celles que nous venons de critiquer chez certains anatomistes.

L’événement a prouvé que jamais l’étude patiente et minutieuse des formes n’était apparue plus nécessaire et n’avait été mieux comprise que depuis le triomphe des idées évolutionnistes.

Les promoteurs de ces idées, J.-B. Lamarck et Ch. Darwin, furent eux-mêmes, avant tout, d’admirables spécificateurs, et le naturaliste qui a le plus contribué à répandre par ses écrits généraux la théorie de la descendance modifiée, le professeur Ernest Haeckel, d’Iéna, nous a donné les monographies les plus parfaites et les mieux illustrées de groupes zoologiques où la forme est le plus difficile à définir, les Radiolaires, les Foraminifères, les Éponges calcaires, les Méduses et les Siphonophores.

Bien plus, le souci de préciser le sens et l’étendue des variations possibles à un moment donné et dans un lieu déterminé a fait naître une branche nouvelle et très importante déjà des sciences biologiques, la Biométrie. Quételet, Galton, Pearson, nous ont appris comment il était possible d’appliquer aux êtres vivants les méthodes statistiques et les formules délicates du calcul des probabilités. Et tout en nous défiant un peu de certaines exagérations, tout en redoutant, avec C. Emery, les effrayants grimoires du dilettantisme biométrique[19], nous devons reconnaître que maniés habilement, mis en œuvre par un Wheldon, un Davenport, un Camerano, ces nouveaux procédés d’investigation ont donné déjà des résultats qui ne sont pas sans valeur et promettent pour l’avenir une moisson plus riche encore.

En Taxonomie comme en Anatomie, il reste beaucoup à faire ; ce n’est pas la besogne en elle-même qui est méprisable, mais l’esprit dans lequel elle est parfois accomplie par certains systématistes qui, sans mandat, prétendent s’établir comptables de la science et, sous prétexte de purisme grammatical, font métier de piraterie, substituant avec impudence leur nom obscur à ceux des naturalistes les plus méritants.

Mais une tâche plus digne nous incombe si, modestement et laborieusement, nous nous efforçons d’alléger pour le cerveau de nos successeurs le fardeau chaque jour plus écrasant de la spécification.

La réforme de la systématique ne doit pas être cherchée dans l’établissement d’une nomenclature trinominale ou plurinominale qui par sa complication nous ramènerait aux temps prélinnéens. Les conciles œcuméniques de spécialistes à l’affût de priorités douteuses perdront peu à peu toute autorité. L’avenir appartient à une nomenclature basée sur les lois de variation des formes et des couleurs, tenant compte de ce que R. Baron a appelé les allotropies et anamorphoses diamétrales, de ce que Coutagne a désigné sous le nom de modes morphologiques, et enregistrant les espèces et les variétés dans les diverses régions géographiques par le système décimal de Dewey ainsi que l’a proposé Davenport[20]. Et cela même en abandonnant, s’il le faut, les anciens types quand ils n’auront dû qu’au hasard d’être les premiers rencontrés par les naturalistes l’honneur d’une description antérieure !

Sans doute les futurs mémoires de spécification ressembleront moins à des dictionnaires, et plus à des tables de logarithmes. Les mesures quantitatives remplaceront ou compléteront les descriptions purement qualitatives. À l’arbitraire des appréciations subjectives on substituera les données précises d’un polygone de fréquence ou d’une courbe de variabilité.

Les recherches sur la composition numérique ou la statistique des faunes locales, et leurs modifications selon les années et les saisons, recherches auxquelles d’humbles collectionneurs peuvent collaborer de la façon la plus efficace, sont aussi très recommandables, et des travaux tels que ceux d’Adalbert Seitz[21] et de Fr. Dahl[22], montrent toute la valeur de semblables investigations pour la solution des problèmes les plus importants de la distribution géographique des animaux.

Qu’ils soient donc les bienvenus, les amateurs pleins de zèle qui, en enrichissant nos musées de spécimens judicieusement classés, nous préparent une Géonémie raisonnée, expression vivante et suggestive de l’histoire de la création.

Qu’ils soient les bienvenus le morphologiste, l’anatomiste, l’embryogéniste patient qui nous donneront dans les moindres détails la connaissance, encore si lacunaire et si désirable pour le progrès de la science, de formes nodales telles que Phoronis ou Rhabdopleura, Balanoglossus ou Cephalodiscus, ou qui nous renseigneront sur la phylogénie, à peine esquissée et peut-être toujours indéchiffrable par l’insuffisante paléontologie, des principaux groupes d’animaux et de végétaux.

Qu’il soit le bienvenu le cytologiste qui, par de délicates observations et à l’aide de la technique la plus raffinée, nous révélera comment ont pris naissance, et comment se sont graduellement compliqués les processus merveilleux de la caryokinèse et les modes plus primitifs, mais encore si peu connus, de la division indirecte des organismes unicellulaires.

Certes, nous pouvons beaucoup attendre pour l’avenir du développement de la Cytologie expérimentale, et nous devons suivre avec un intérêt passionné les recherches d’un Bütschli sur les plasmas artificiels, celle d’un Marcus Hartog sur l’action des champs électromagnétiques dans la polarité du fuseau de division des noyaux, ou celle d’un Stéph. Leduc sur la production, par diffusion, d’images analogues à celles des mitoses cellulaires. Mais avant de pouvoir appliquer en toute sûreté aux plastides organiques les lois et les principes de la physicochimie, combien de mystères restent à élucider touchant l’origine et la signification des chromosomes, des astrosphères et des corpuscules directeurs. Et, là encore, la Morphologie descriptive n’a pas dit son dernier mot.

Plus prochaines peut-être de leur réalisation sont les espérances que nous pouvons fonder sur la nouvelle Chimie des colloïdes, la loi de Le Châtelier, la loi des phases et les idées géniales de Gibbs. Ardemment cultivée par une phalange brillante de jeunes travailleurs, cette partie de la science, en apparence moins étroitement liée à la théorie de la descendance, fournira cependant aux évolutionnistes futurs les renseignements les plus utiles et les plus impatiemment attendus. Pour tout homme qui réfléchit, les hypothèses actuelles sur les produits cellulaires, sur l’existence présumée de ferments empêchants ou favorisants, de cytases, philocytases, kinases, antikinases, ambocepteurs, etc., font songer, dans leur complexité croissante, aux systèmes, de plus en plus compliqués également avec les progrès de la science, par lesquels Ptolémée et les astronomes de l’école d’Alexandrie cherchaient à rendre compte des mouvements apparents des astres avant l’avènement de la théorie héliocentrique. Souhaitons que la Biologie trouve bientôt son Copernic, son Kepler et son Galilée !

Mais c’est surtout dans l’étude longtemps si dédaignée des rapports de l’être vivant avec l’ambiance extérieure, cosmique ou biologique, que les principes nouveaux du transformisme ont fait sentir leur influence. Acceptées, discutées ou combattues, les doctrines évolutionnistes ont posé une foule de problèmes dont le seul énoncé a été le point de départ d’investigations poursuivies en tous sens, d’expériences et d’observations innombrables et fructueuses.

Dès 1849, Ch. Robin plaçait au premier rang parmi les divisions de la Biologie dynamique la science, alors innommée, qui étudie l’influence du milieu, ou, si l’on veut, des agents extérieurs sur l’être vivant.

« Toute idée d’être organisé vivant est impossible, dit-il, si l’on ne prend en considération l’idée d’un milieu. Aussi l’idée d’être vivant et celle de milieu (air, eau, lumière, chaleur,  etc.) sont inséparables. On ne peut concevoir non plus une modification de l’un sans que survienne une modification de l’autre, par une réaction inévitable. Aussi l’étude de l’influence du milieu sur l’être organisé vivant et de celle de l’être sur le milieu sont-elles liées l’une à l’autre. Cette branche de la Biologie, dont on peut prévoir l’importance en se rappelant les travaux de William Edwards, n’a pourtant été étudiée comme partie distincte que par M. de Blainville qui n’a pu que l’ébaucher. C’est sur elle qu’est en grande partie fondé l’art de conserver la santé, l’Hygiène, et cependant elle n’a depuis lors jamais été envisagée méthodiquement ; aussi les matières qu’elle doit comprendre sont-elles éparses dans les livres où elles ne devraient figurer qu’à titre d’emprunt à la science mère ; le plus souvent même il n’en est pas question. Il est vrai que par la suite, lorsque l’action des agents extérieurs sur les êtres vivants sera plus approfondie, cette science pourra être réunie à la Physiologie dont elle fournirait la première partie. Mais jusqu’à cette époque peu prochaine on ne saurait trop faire ressortir la nécessité d’étudier cette science méthodiquement, sous les divers points de vue qu’elle comporte, chez les végétaux et les animaux isolés ou réunis en masses considérables, etc. »

N’est-il pas curieux de voir l’irréductible adversaire du transformisme que fut Ch. Robin[23] parler ainsi de l’inévitable réaction des organismes sous l’influence des modifications du milieu, et insister si vivement sur l’intérêt de l’étude de ces réactions ?

Bientôt l’observation des mœurs des êtres vivants, de leurs rapports avec le milieu biologique et avec le milieu cosmique, cette Physiologie externe dont les travaux de Réaumur et de de Geer nous ont laissé de si parfaits modèles, prenait à son tour un développement extraordinaire. De Blainville lui avait donné le nom de Zooéthique[24]. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire changea cette désignation en celle d’Éthologie, assez généralement adoptée depuis, et qui a l’avantage de s’appliquer à la fois aux animaux et aux végétaux[25].

Haeckel et les naturalistes allemands ont employé de préférence le nom d’Œcologie. Plus récemment encore, Ray Lankester a proposé celui de Bionomie qui a eu quelque succès, surtout en Angleterre. Quel que soit le nom sous lequel on la désigne, la Physiologie externe offre un intérêt capital, et nulle partie des sciences biologiques n’est plus digne de fixer l’attention du naturaliste observateur aussi bien que du philosophe[26].

Il suffit d’ailleurs de parcourir les recueils bibliographiques modernes pour se rendre compte de l’importance qu’ont prise dans ces dernières années les recherches éthologiques[27].

La seule question des rapports des fleurs avec les animaux, et plus spécialement avec les Insectes, dans les phénomènes de fécondation directe et croisée, avait donné lieu, au 1er janvier 1904, à la publication de 3 792 mémoires et notes diverses. Et pour en résumer sommairement les résultats principaux, le Dr Paul Knuth a fait paraître successivement trois volumes grand in-8o de plus de 500 pages chacun, en se limitant aux plantes européennes seulement. Depuis, un supplément en deux volumes consacrés aux plantes exotiques vient d’être mis au jour, grâce aux efforts combinés de Ernest Loew et Otto Appel[28].

Presque aussi abondantes sont devenues dans ces derniers temps les recherches relatives au mimétisme, à la vie pélagique, aux animaux des profondeurs de la mer, à ceux qui vivent souterrainement ou dans les cavernes, etc., etc. Toute une littérature d’un puissant intérêt a été consacrée à l’étude des rapports d’Éthologie sociale, aux changements de régime, à l’allotrophie[29] et aux innombrables états d’équilibre biologique qui vont du prédatisme au parasitisme sous ses formes les plus variées, et du parasitisme le moins équilibré à la symbiose la plus harmonique.

L’étude expérimentale des facteurs cosmiques (température, état hygrométrique, etc.) appuyée sur des connaissances systématiques très étendues a permis à M. Standfuss d’obtenir les brillants résultats que l’on sait sur l’origine des couleurs des Lépidoptères ; à Weismann, à Poulton, à Marshall de nous révéler le mécanisme du dimorphisme saisonnier de ces insectes.

Et chaque jour s’est révélée plus merveilleusement féconde, comme agent de transformation, l’action morphogène que les organismes vivants exercent les uns sur les autres, grâce aux ressorts compliqués mis en jeu par la castration parasitaire dans son infinie variété.

Ainsi se trouvent de mieux en mieux vérifiées les vues géniales de Lamarck :

« Du temps et des circonstances favorables sont les deux principaux moyens que la nature emploie pour donner l’existence à toutes ses productions. On sait que le temps n’a pas de limites pour elle et qu’en conséquence elle l’a toujours à sa disposition.

» Quant aux circonstances dont elle a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier ses productions, on peut dire qu’elles sont en quelque sorte inépuisables.

» Les principales naissent de l’influence des climats, des variations de température de l’atmosphère et de tous les milieux environnants, de la diversité des lieux, de celle des habitats, des mouvements, des actions, enfin de celle des moyens de vivre, de se conserver, se défendre, se multiplier, etc., etc. Or, par suite de ces influences diverses, les facultés s’étendent et se fortifient par l’usage, se diversifient par les nouvelles habitudes longtemps conservées ; et, insensiblement, la conformation, la consistance, en un mot la nature et l’état des parties ainsi que des organes, participent des suites de toutes ces influences, se conservent et se propagent par la génération[30] ».

Lamarck avait donc parfaitement mis en lumière l’importance de ce que j’ai appelé depuis les facteurs primaires de l’évolution, et il avait en outre insisté sur l’importance de la réaction biologique.

Il est bon de faire ressortir combien à ce point de vue il se montre supérieur aux autres précurseurs de la théorie de la descendance, et notamment à É. Geoffroy Saint-Hilaire, qui, lui aussi, avait signalé l’action modificatrice des milieux cosmiques, notamment dans le passage suivant souvent rappelé :

« La respiration constitue, selon moi, une ordonnée si puissante pour la disposition des formes animales, qu’il n’est même point nécessaire que le milieu des fluides respiratoires se modifie brusquement et fortement pour occasionner des formes très peu sensiblement altérées.

» La lente action du temps, et c’est davantage sans doute s’il survient un cataclysme coïncidant, y pourvoit ordinairement. Les modifications insensibles d’un siècle à un autre finissent par s’ajouter et se réunissent en une somme quelconque : d’où il arrive que la respiration devient d’une exécution difficile et finalement impossible, quant à de certains systèmes d’organes ; elle nécessite alors et se crée à elle-même un autre arrangement, perfectionnant ou altérant les cellules pulmonaires dans lesquelles elle opère, modifications heureuses ou funestes qui se propagent et qui influent sur tout le reste de l’organisation animale. Car si ces modifications amènent des effets nuisibles, les animaux qui les éprouvent cessent d’exister, pour être remplacés par d’autres avec des formes un peu changées, à la convenance des nouvelles circonstances »[31].

Ainsi pour Geoffroy le monde ambiant est un modificateur tout-puissant par une altération des corps organisés dans la limite de leur plasticité, et l’illustre anatomiste semble même un instant entrevoir, sans s’y arrêter d’ailleurs et sans en comprendre la valeur, l’idée d’une adaptation progressive et d’une survivance des plus aptes.

Pour Lamarck, les forces extérieures n’agissent pas toujours aussi simplement, sauf peut-être dans le cas des végétaux, et le plus souvent elles déterminent chez l’animal une réaction qui fait entrer en jeu dans la production des variations futures, toutes les données ancestrales de l’hérédité.

La conception éthologique de Geoffroy n’allait pas au delà des autoadaptations qu’on a désignées récemment sous le nom d’allomorphoses, et que le naturaliste américain Cope rapportait à la physiogénèse. Lamarck, quoi qu’on en ait dit, s’est élevé à la notion plus profonde et plus complexe de cinétogénèse, c’est-à-dire des variations intimes non encore coordonnées, mais transmissibles par l’hérédité, d’un organisme placé dans un milieu biologique nouveau (automorphoses de E. Perrier)[32].

Quoi qu’il en soit, le domaine des études éthologiques nous paraît sans limites et il n’y aura jamais pour l’exploiter trop de travailleurs.

On a pu le prophétiser sans invraisemblance :

« Dans un avenir certainement encore lointain, Éthologie et Physiologie ne feront plus qu’un ; les faits de la vie des animaux, leurs conditions d’existence, leurs instincts d’une part, leur évolution morphologique de l’autre, pourront alors être réduits à des sommes de faits physiologiques élémentaires ; des rapports de dépendance mutuelle entre les faits d’observation se montreront toujours plus nombreux, permettant peut-être un jour d’établir de véritables formules, capables d’exprimer, non seulement chaque forme réellement existante, mais en outre toutes les formes possibles, comme les formules chimiques établies sur les corps connus et bien déterminés nous mettent en mesure de prévoir des séries entières de composés encore inconnus et d’établir à l’avance leurs propriétés principales[33]. »

Mais ce sont là de beaux rêves d’une réalisation douteuse car connaîtrons nous jamais le passé ? Pour le moment il est plus sage de limiter notre ambition et de ne demander à l’étude des facteurs primaires que ce qu’elle peut nous donner sûrement : des notions précises sur le mécanisme de quelques processus de variation, d’utiles renseignements sur la distribution géographique des animaux et des végétaux, et quelques indications sur les conditions dans lesquelles ont pu naître, se développer, disparaître ou se transformer les innombrables formes dont les empreintes nous sont révélées par la Géologie.

Peut-être à ce point de vue trouverons-nous un guide précieux dans l’Éthologie des formes embryonnaires actuelles, associée à l’étude de la Paléontologie comprise dans le sens large qu’on lui donne aujourd’hui.

Un exemple fera mieux saisir ma pensée :

Nous savons que beaucoup d’animaux, appartenant à une même espèce et absolument semblables entre eux à l’état adulte, arrivent à cet état après avoir traversé des phases embryonnaires parfois très différentes dans les diverses régions de leur habitat ou, en un même lieu, sous l’influence de conditions diverses de climat. J’ai attiré l’attention des naturalistes sur ce phénomène de développement ontogénique variable que j’ai appelé poecilogonie, et j’ai insisté sur son importance[34]. Si à un instant donné on examine parallèlement les embryons de deux formes distinctes rattachées à une même espèce poecilogonique, on croirait avoir affaire à des types bien distincts. S’il s’agissait d’animaux fossilisables, en présence d’un pareil cas l’embarras d’un paléontologiste serait certainement très grand ; l’on peut même assurer qu’on serait souvent conduit à assigner aux deux formes évolutives isochrones une position systématique différente.

On peut se demander dès lors si, dans le développement phylogénique des espèces anciennes, une semblable conjoncture n’a pas été maintes fois réalisée ; si des individus rapportés sans hésitation à une même espèce ou à des espèces très voisines, ne sont pas issus de genres différents ; si, en un mot, à côté de la pœcilogonie actuelle il ne convient pas d’admettre, par une complication nouvelle du principe de Serres et de Fritz Mueller, la pœcilophylie, c’est-à-dire la poecilogonie des formes ancestrales convergeant vers un même ensemble générique actuel par des voies jalonnées de types anciens génériquement différents.

C’est vers cette conclusion que me paraissent tendre les admirables recherches de l’École de New-York, en Amérique, et en Europe celles des paléontologistes qui, comme L. Dollo et C. Depéret, ont résolument abandonné les voies surannées et les idées trop simplistes défendues par leurs prédécesseurs[35].

Ainsi s’interpréterait la loi polyphylétique si bien mise en évidence par H.-F. Osborn dans la formation des genres Equus et Rhinocéros. Ainsi l’on expliquerait par l’unité d’origine, et sans faire intervenir aucune puissance latente, aucun principe directeur interne ou externe, la loi d’évolution analogue et le principe du potentiel d’évolution similaire d’après lequel, quand certaines structures apparaissent chez des animaux dérivés indépendamment d’une souche commune très éloignée, elles apparaissent en certains points particuliers et nullement au hasard. Telle la genèse d’une corne rudimentaire chez les trois phylums indépendants des Titanothères éocènes, exactement à la même place, à savoir au point de jonction des os frontaux et nasaux sur le côté de la face, juste au-dessus des yeux. Les déviations ontogéniques ou phylogéniques de l’évolution seraient la suite d’oscillations dues aux facteurs primaires et suffisantes pour produire d’importantes modifications transitoires, mais n’altérant cependant pas assez la somme des potentialités ancestrales accumulées dans le plasma germinatif pour empêcher la production ultérieure d’une forme générique commune sous l’influence convergente d’un retour aux mêmes conditions d’ambiance.

Les causes actuelles récentes déterminent les convergences ; les causes actuelles passées et intégrées dans l’hérédité déterminent l’homœogénèse.

En présence des résultats magnifiques que nous a donnés déjà et de ceux plus importants encore que nous promet l’Éthologie expérimentale, on peut s’étonner du peu de succès qu’ont eu pendant longtemps les idées de Lamarck.

C’est qu’à l’époque où elles furent émises, ces idées représentaient un ensemble d’hypothèses pour la plupart non encore vérifiées, et non un corps de doctrine solidement établi sur des faits acceptés de tous.

Les facteurs primaires de l’évolution n’avaient pas été soumis à une étude méthodique. Les sciences connexes de la Biologie, la Physique, la Chimie, la Géonémie étaient alors dans l’enfance et ne permettaient pas l’analyse des variations. La Paléontologie n’expliquait pas encore le présent par le passé.

Beaucoup des hypothèses proposées par Lamarck étaient insuffisantes ; quelques-unes prêtaient au ridicule, et comme les conclusions auxquelles elles servaient de base troublaient et effrayaient les esprits, comme d’ailleurs elles allaient à l’encontre des doctrines professées alors par des hommes puissants et autorisés, le baron Cuvier et ses successeurs au Muséum et à l’Institut, on comprend l’ostracisme dont les idées nouvelles furent l’objet dans notre pays où, grâce à Buffon, aux encyclopédistes Diderot, Cabanis, etc., et surtout grâce aux travaux d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, le terrain semblait le mieux préparé pour le développement rapide de la théorie de l’évolution.

Vers la même époque, en Allemagne, les vues générales de Gœthe, de Kant, de Treviranus, qui auraient dû logiquement amener les biologistes à la notion du transformisme, n’avaient abouti qu’aux systèmes nébuleux et anti-scientifiques des philosophes de la nature.

Ce n’est pas impunément, en effet, que les naturalistes, abandonnant le terrain solide de l’expérimentation, prétendirent avec Schelling que philosopher sur la nature c’est créer la nature. La science fut bientôt envahie par les conceptions les plus fantastiques, et l’on put craindre un instant un retour au verbalisme fastidieux du moyen âge.

Aussi, par une réaction logique quoique exagérée, les esprits les plus éclairés au milieu du xixe siècle durent chercher un refuge dans l’empirisme solide mais stérilisant du positivisme, et n’accueillirent qu’avec méfiance la renaissance du transformisme, lors de la publication simultanée, en 1858, de l’Origine des espèces de Ch. Darwin et de l’Essai sur la sélection naturelle de A.-R. Wallace.

C’est par une méthode nouvelle que Darwin et Wallace réussirent à faire pénétrer dans les esprits la théorie de la descendance modifiée, au moment où il semblait que le succès de cette théorie fût définitivement compromis.

Abandonnant complètement l’étude analytique des facteurs primaires, Darwin envisage dans son ensemble le problème de la formation des espèces, à l’exemple du physicien qui cherche à établir les lois générales de la théorie cinétique des gaz sans s’inquiéter de la façon dont se comportent individuellement les molécules en mouvement.

Trois faits généraux dont l’évidence ne peut être sérieusement contestée donnent à la théorie de Darwin une base inébranlable.

Le premier de ces faits, de nature à frapper tous les observateurs, est celui de la variation individuelle.

Darwin a consacré deux volumes à l’étude de la variation, dont il cite d’innombrables exemples sans se préoccuper d’ailleurs des causes qui peuvent la déterminer, ou plutôt sans chercher à établir, comme l’avait tenté Lamarck, un rapport de causalité bien net entre telle ou telle variation et le facteur qui la produit. La variation existe ; parmi les individus d’une même espèce, animale ou végétale, aucun n’est exactement semblable à son voisin, même s’il lui est rattaché par des liens de consanguinité. Un berger distinguera toujours individuellement les moutons de son troupeau, et, dans un même milieu, les divers représentants d’une même race présenteront tous des caractères différents.

Le second fait n’est autre que l’hérédité de ces différences individuelles. Sans doute on peut discuter (et on ne s’en est pas fait faute) la transmission héréditaire des différences acquises, qui pour Lamarck et pour bien des biologistes modernes ne paraît pas devoir être mise en question ; mais nul ne conteste l’hérédité des particularités inhérentes aux plasmas ancestraux. L’observation et l’expérience sont d’accord pour nous démontrer cette transmissibilité, dont les exemples sont aussi nombreux dans le domaine de la Pathologie que dans celui de la Physiologie normale.

Le troisième fait est celui de la lutte pour la vie, qu’avaient déjà entrevu les anciens, et qui a fait l’objet d’innombrables constatations de la part des naturalistes descripteurs, en même temps qu’elle a frappé les praticiens sans cesse occupés à tenir en échec les ennemis de leurs cultures et ceux des animaux domestiques.

De l’ensemble de ces trois faits découle, par une nécessité logique, la survivance des plus aptes et par suite la sélection des mieux adaptés, la permanence de certaines formes avantagées, la disparition de celles qui le sont moins, en un mot la délimitation de types spécifiques nouveaux de plus en plus séparés avec le temps de ceux qui leur ont donné naissance.

On éprouve quelque surprise à constater qu’une déduction si évidente et si directe de faits bien connus et facilement observables ait si longtemps échappé à l’attention des naturalistes et des penseurs.

Dans un passage souvent cité, Lucrèce reconnaît bien que certains animaux ont dû disparaître victimes des grands carnassiers et que d’autres n’ont été sauvés que grâce à la protection intéressée de l’homme :

Multaque tum interiisse animantum sæcla necesse est,
Nec potuisse propagando procudere prolem,
Nam quæcumque vides vesci vitalibus auris,
Aut dolus, aut virtus, aut denique mobilitas est,
Ex ineunte aevo genus id tutata reservans ;
Multaque sunt nobis ex utilitate sua quæ
Commendata manent, tutelæ tradita nostræ.
Principio, genus acre leonum sævaque sæcla
Tutata est virtus, vulpeis dolus et fuga cervos.
At levisomna canum fido cum pectore corda
Et genus omne quod est veterino semine partum,
Lanigeræque simul pecudes, et bucera sæcla,
Omnia sunt hominum tutelæ tradita, Memni[36].

On le voit, Lucrèce ne soupçonne guère l’action puissante du combat pour l’existence. D’autre part il a compris le rôle important de l’espèce humaine dans la conservation de certaines espèces naturellement mal défendues.

Et, dans cette direction, Lamarck lui-même ne va pas beaucoup plus loin que le poète latin :

« S’il y a, dit-il, des espèces réellement perdues, ce ne peut être, sans doute, que parmi les grands animaux qui vivent sur les parties sèches du globe, où l’homme, par l’empire absolu qu’il y exerce, a pu parvenir à détruire tous les individus de quelques-unes de celles qu’il n’a pas voulu conserver ni réduire à la domesticité. De là naît la possibilité que des animaux des genres Palaeotherium, Anoplotherium, Megalonyx, Megatherium, Mastodon de M. Cuvier, et quelques autres espèces de genres déjà connus, ne soient plus existants dans la nature ; néanmoins, il n’y a là qu’une possibilité.

» Mais les animaux qui vivent dans le sein des eaux, surtout des eaux marines, et, en outre, toutes les races de petite taille qui habitent la surface de la terre et qui respirent à l’air, sont à l’abri de la destruction de leur espèce de la part de l’homme ; leur multiplicité est si grande et les moyens de se soustraire à ses poursuites et à ses pièges sont tels, qu’il n’y a aucune apparence qu’il puisse détruire l’espèce entière d’aucun de ces animaux[37] ».

L’esprit anthropocentrique de ce passage est déconcertant. Lamarck ne songe pas un instant que la disparition des espèces pourrait être due à des causes étrangères à l’homme.

À la vérité, quelques pages plus loin, il dit bien :

« Les animaux se mangent les uns les autres, sauf ceux qui vivent des végétaux… On sait que ce sont les plus forts et les mieux armés qui mangent les plus faibles et que les grandes espèces dévorent les plus petites ».

Mais il ne voit là qu’un moyen d’empêcher la multiplicité exagérée des petites espèces et des animaux les plus imparfaits qui pourraient nuire à la conservation des races plus perfectionnées, et une précaution prise par la nature pour restreindre cette multiplication dans des limites qu’elle ne peut jamais franchir.

Il y a loin de cette conception tout imprégnée de finalisme à la sélection darwinienne, et bien que certains grands esprits, Aristote peut-être dans l’antiquité et plus près de nous J.-J. Rousseau, Diderot, Cabanis aient eu une idée assez nette de la lutte pour la vie et de son action éliminatrice, bien que quelques naturalistes tels que Patrick Matthew et des économistes comme Malthus, auxquels d’ailleurs il a été rendu pleine justice, puissent être considérés comme des précurseurs réels et clairvoyants, nous devons payer à Charles Darwin le juste tribut d’admiration auquel il a droit[38].

Mais à côté de la théorie de Darwin et en employant les mêmes procédés de statistique globale, sans entrer dans l’analyse des facteurs primaires, il y a place pour des recherches d’une haute importance.

Des variations déterminées par une modification constante ou simplement périodique de l’ambiance, et qui se traduisent par un coefficient parfois très faible de la variabilité, peuvent cependant, comme l’a montré Delbœuf, amener la création de nouvelles espèces sans le concours de la sélection, celle-ci n’intervenant que comme cause accélératrice d’ailleurs très efficace, mais en tous cas secondaire[39].

En outre, les facteurs éthologiques de variation, agissant d’une façon parallèle sur des plasmas d’une origine phylogénique plus ou moins voisine, doivent nécessairement produire sur les divers êtres d’un même groupe, et même sur des êtres appartenant à des groupes parfois très éloignés, des actions comparables. La variabilité n’est donc pas absolument quelconque et indéterminée, comme l’ont pensé et le pensent peut-être encore certains darwinistes outranciers et ceux qu’on a appelés les néo-darwiniens.

Elle obéit à des lois qu’il est intéressant de dégager, ainsi que déjà se sont efforcés de le faire de sagaces investigateurs : Hyatt, Eimer, M. von Linden, Ch. Oberthür, etc. L’ensemble de ces lois constitue ce que Eimer a désigné sous le nom d’orthogenèse.

Les divers stades d’évolution orthogénétique ne sont nullement dépendants, dans leur origine, du facteur secondaire de la sélection. Tantôt ils se manifestent avec une certaine continuité, sous l’action de la cause ou des causes qui les font naître, et tantôt ils se montrent avec une apparente brusquerie, par halmatogenèse comme disait Eimer, par mutation comme nous disons aujourd’hui avec H. de Vries.

Ces stades de l’évolution (ou génépistases) peuvent être de durée inégale, et, considérés d’une façon parallèle, ils peuvent apparaître simultanément par homœogenèse ou à des époques différentes par hétérépistase dans les diverses branches d’un même phylum.

En d’autres termes, il arrive très rarement que le polymorphisme d’une espèce dont l’équilibre est troublé soit un polymorphisme diffus : généralement ce polymorphisme est polytaxique (souvent même oligotaxique) et comme l’ont montré Duval-Jouve pour les végétaux[40], G. Coutagne pour les animaux, la polytaxie obéit à des règles qu’il importe de préciser[41].

Dans la production des formes nouvelles, dans les mutations de de Vries comme dans les phénomènes de régénération, il n’existe qu’un certain nombre d’états d’équilibre possibles qui, suivant les circonstances, seront isolément ou simultanément réalisés.

Il y a plus : « Les circonstances pourront parfois non seulement disjoindre les variétés, mais encore détruire complètement certaines d’entre elles. Et si une seule, épargnée, étend postérieurement son domaine sur la région qui était primitivement occupée par d’autres formes, il semblera, à ne considérer que les populations de cette région, qu’il y a eu transformation de l’espèce. Mais ce n’est là qu’une apparence ; la transformation finale n’est pas due à l’ensemble de l’espèce, se mouvant lentement, continuellement dans une direction unique, mais bien à l’extinction de certaines variétés anciennes qui ont disparu sous des influences diverses, et à la survivance de certaines autres qui, par le fait d’une distribution particulière, ou d’une plus grande résistance aux changements de milieu, ont continué la lignée en lui imprimant un faciès spécial, conséquence de la loi d’hérédité[42]. »

Il y a là tout un vaste champ de recherches à peine exploré, et dont l’étude peut être abordée, soit à l’aide de la méthode globale, soit en cherchant, comme le démon de Maxwell, à pénétrer dans l’explication mécanique des cas particuliers, et à débrouiller l’action des facteurs primaires au lieu de nous contenter de la traduire en bloc par des mots tels que croissance organique, organophysis, ou morphophysis à l’exemple des disciples d’Eimer.

L’orthogénèse n’est qu’une apparence, si l’on entend derrière ce mot faire intervenir un principe directeur agissant, suivant un plan préconçu. Elle est l’expression de phénomènes très réels et de tendances parfaitement démontrables, si l’on donne à cette dernière appellation le même sens que les chimistes ou les physiciens attachent aux rapports de séquence ou de causalité qu’ils observent dans l’étude des corps bruts.

Des considérations analogues peuvent être appliquées à d’autres grands problèmes de la théorie évolutionniste, notamment à celui de la disjonction des caractères dans les produits des hybrides qui obéissent aux lois de Mendel. Ainsi que le fait justement remarquer A.-D. Darbishire, il n’y a pas antagonisme entre les phénomènes mendeliens, tels qu’ils nous ont été révélés par de Vries, Correns, E. Tschermak, Cuénot et Bateson, et les théories biométriques de l’hérédité, que nous devons à Galton, à Pearson, à Davenport, etc.[43].

Parmi les biologistes éminents que nous venons de citer, les derniers ont considéré l’ensemble des ancêtres en tenant compte seulement de la loi des grands nombres, tandis que les premiers ont analysé la descendance en employant le procédé des croisements comme un chimiste utilise un réactif pour mettre en évidence telle ou telle propriété du corps qu’il étudie.

Ainsi encore, il n’y a nulle contradiction entre la conception darwinienne du mimétisme, telle que je l’ai exposée dès 1872, et telle que Poulton l’a développée depuis dans une série de mémorables travaux, et l’interprétation lamarckienne que Piepers et divers autres biologistes essaient de donner aujourd’hui des faits d’homochromie et des ressemblances imitatrices[44].

Les similitudes morphologiques, les thèmes communs de coloration ou de dessin déterminés par les facteurs primaires et conservés par la tradition des plasmas ancestraux de génération en génération sont maintenus et perfectionnés dans la lutte pour l’existence tantôt sous l’influence récente des convergences adaptatives, tantôt par le seul jeu de l’homœogénèse.

La sélection ne crée rien : choisir n’est pas inventer ; mais par la suppression des moins adaptés, la sélection est un merveilleux instrument de fixation des utilités. Elle maintient les conquêtes ancestrales. Sa valeur explicative est nulle en tant qu’il s’agit des causes primaires de variations ; mais elle a rendu aux biologistes le service immense de faire disparaître toute idée dualistique de finalité dans les rapports des êtres vivants entre eux et avec les milieux qui les environnent.

F. Bacon comparaît les causes finales au poisson Remora qui, d’après les marins de son temps, arrêtait la marche des navires. Par la sélection naturelle, Darwin a supprimé tous les Remora qui arrêtaient le navire de la science. Car peu importe que l’idée de finalité persiste, comme certains le réclament, à l’état virtuel, sous forme d’énergie potentielle initiale, constituant le principe de l’évolution universelle. L’essentiel est que la cause finale soit placée en dehors du déterminisme expérimental, qui ne connaît que des rapports nécessaires de séquence, et que l’hypothèse finaliste soit reléguée dans les régions de la métaphysique où l’homme de science digne de ce nom doit éviter de s’égarer[45].

Et Darwin se rencontre ici avec son émule Lamarck pour donner à l’humanité une orientation nouvelle et réaliser dans le domaine de la Biologie une révolution analogue à celle que Newton et Laplace ont accomplie dans les sciences astronomiques.

Il ne peut entrer dans le plan de cette brève dissertation d’insister sur les conséquences politiques et sociales que Lamarck déduisait de ses patientes recherches, et qu’il a résumées dans son Système analytique des connaissances de l’homme publié en 1828. Je voudrais cependant rappeler la conclusion générale que l’illustre penseur tirait de ses longs travaux, et le conseil qu’il considérait comme le plus indispensable à l’être humain dont il venait d’esquisser la filiation.

« Mais il y a, dit-il, encore une vérité qu’il ne lui importe pas moins de reconnaître, s’il ne doit même la placer au-dessus de celles qu’il a pu découvrir, par l’extrême utilité dont elle pourra être pour lui. C’est celle qui, une fois reconnue, lui montrera la nécessité de se renfermer, par sa pensée, dans le cercle des objets que lui présente la nature, et de ne jamais en sortir s’il ne veut s’exposer à tomber dans l’erreur et à en subir toutes les conséquences[46] ».

N’est-ce pas la même idée qu’exprimait récemment avec plus de force Félix Le Dantec dans son beau livre Les Lois naturelles :

« L’origine ancestrale de la logique impose des bornes à la logique. Pour avoir compris qu’il n’est lui-même qu’un phénomène naturel, l’homme doit renoncer à philosopher sur les phénomènes naturels autres que ceux qui sont directement de lui. Pour tout savant convaincu de l’origine évolutive de l’homme, la métaphysique n’est qu’un ramassis de mots vides de sens[47] ».

Il me sera permis, je pense, sans enfreindre une règle de conduite aussi sage, de dire quelques mots des modifications que les théories transformistes ont amenées dans notre conception des facultés intellectuelles de l’homme considéré comme le terme le plus élevé d’une série animale graduellement perfectionnée.

Les lois de l’imitation de G. Tarde et son Interpsychologie ne sont que l’application à l’espèce humaine de principes familiers aux zoologistes, et toute la théorie des instincts s’éclaire d’un jour nouveau si l’on fait intervenir, dans l’explication de ces curieux phénomènes de Physiologie comparée, les principes d’hérédité et d’adaptation par la lutte pour la vie.

Mais c’est dans l’étude de la formation des concepts intellectuels eux-mêmes, et dans la question si controversée de l’origine des idées innées, que se sont opérés de nos jours les changements d’opinion les plus importants, ceux dont les conséquences pratiques peuvent et doivent s’étendre le plus loin.

Ce n’est pas un mince sujet d’orgueil pour les adeptes des sciences biologiques, si jeunes encore et si longtemps considérées comme occupant un degré relativement inférieur de l’échelle des connaissances humaines, de voir l’idée de la sélection naturelle s’imposer peu à peu dans toutes les sciences de la nature et même dans le domaine de la Psychologie pure autrefois interdit au biologiste, et dont on peut dire aujourd’hui que, comme la peau de chagrin de Balzac, il va chaque jour se rétrécissant avec le progrès de la Physiologie.

Critiquant les doctrines évolutionnistes d’Herbert Spencer, Secrétan écrivait : « Nous reconnaîtrons avec empressement que nos jugements nécessaires n’ont pas toujours semblé tels, pourvu que M. Spencer nous accorde à son tour, suivant ses principes, que l’évolution devait un jour en faire apparaître la nécessité ».

Je ne sais ce que Spencer a répondu à Secrétan, ni même s’il a jamais pris la peine de lui répondre ; mais il me semble que, pour un Darwiniste, il n’y a nul embarras à déclarer qu’en effet cette nécessité a dû s’imposer à un moment donné.

Les fondements de notre raison, ce qu’on appelle souvent à juste titre les idées innées, sont des idées nécessaires en ce sens qu’elles sont ce qu’elles sont et ne peuvent être différentes, étant donnés les origines de l’homme et les milieux dans lesquels il a évolué. Mais cette nécessité n’existe qu’à une certaine époque et pour les hommes vivant à cette époque, qui d’ailleurs peut être plus ou moins longue.

Elle est la traduction et la manifestation d’une structure cérébrale déterminée, le résultat d’expériences ancestrales lentement accumulées dans les neurones phylétiquement transmis. Le progrès des idées innées s’est effectué graduellement comme celui des organes somatiques et corrélativement aux besoins de l’existence humaine aux divers stades de l’évolution anthropologique. En énonçant son Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, Locke avait introduit en psychologie la théorie des causes actuelles. En ajoutant à cette formule le fameux nisi ipse intellectus, Leibnitz a tenu compte de l’intégration héréditaire et du jeu de la sélection.

Peut-être n’était-ce là qu’une intuition d’un cerveau génial devançant de beaucoup la démonstration de la vérité entrevue. Locke et Leibnitz n’avaient pas la preuve expérimentale de leurs affirmations.

Mais il a fallu que cela fût ainsi. On l’a dit maintes fois et H. Poincaré y insistait encore dans son livre si profond La Science et l’Hypothèse : l’état d’imperfection relative du cerveau humain lui a permis d’arriver momentanément à la conception de rapports qui seraient demeurés inaperçus si l’on s’était douté d’abord de la complexité des objets qu’ils relient. Si Tycho avait eu des instruments dix fois plus précis il n’y aurait jamais eu ni Kepler, ni Newton, ni Astronomie.

Chercher une vision trop claire de la réalité physique est souvent un obstacle dans la lutte matérielle pour l’existence, et, parfois, la sélection nous impose fort heureusement des concepts qui ne sont que des illusions provisoires mais nécessaires pour le progrès ultérieur.

Les contradictions que nous rencontrons à chaque pas dans notre étude du système du monde, l’incohérence du plan de l’Univers tel que nous pouvons le comprendre, l’opposition directe que nous trouvons entre les conclusions de notre logique et la réalité des choses, les antinomies de Kant, les incertitudes et les angoisses parfois si douloureuses de notre conscience morale n’ont pas d’autre origine que cette adaptation imparfaite de l’être humain toujours en évolution par rapport au milieu toujours nouveau dans lequel il évolue. Si, pour abréger, nous employons le langage finaliste, nous pouvons dire que la sélection agit dans un but d’utilité. En raison des expériences ancestrales, et tantôt en accord, tantôt en discordance apparente avec le déterminisme, condition de toute science, elle nous donne à la fois et les axiomes fondamentaux de la connaissance et certaines illusions nécessaires telles que celle de la liberté ou celle de la permanence et de la survivance de notre moi, parce que ces illusions ont été et sont sans doute encore une force indispensable dans la lutte pour l’existence et que peut-être sans elles l’humanité n’existerait plus[48].

Le rôle de ce qu’on a appelé la logique du sentiment n’est pas inférieur dans la pratique à celui de la logique rationnelle.

Mais, bannie de la science, la logique affective disparaîtra sans doute peu à peu et pour jamais de tous les compartiments de l’activité humaine. L’évolution est irréversible et l’indestructible passé conditionne la morale de l’avenir.

Il n’y a, ce me semble, nul danger à faire entrevoir cet avenir lointain de la morale monistique.

Notre grand Lamarck, dont vous me permettrez d’invoquer une fois de plus l’autorité, l’a dit très justement :

« Ce n’est que relativement que certaines vérités peuvent paraître dangereuses ; car elles ne le sont point par elles-mêmes, elles nuisent seulement à ceux en situation de se faire un profit de leur ignorance[49] ».

Dans une époque troublée comme celle que nous traversons, à un moment où les vieilles croyances s’écroulent tour à tour et où les points de la science qui semblaient les mieux établis sont remis en discussion, tout homme qui réfléchit doit déclarer hautement sa pensée et le résultat de ses méditations.

C’est le devoir que nous impose la belle devise de l’Association française pour l’avancement des sciences : par la science pour la patrie. C’est aussi le moyen d’orienter vers des destins meilleurs les générations qui vont nous suivre et d’indiquer à nos successeurs quels sont, dans le riche héritage que nous ont légué nos ancêtres et que nous leur transmettons augmenté du fruit de nos efforts, les matériaux utilisables pour les constructions plus complètes et plus harmonieuses de l’humanité future.


  1. Cet essai a été publié dans la Revue Scientifique (5e série, vol. IV, 1905, p. 193-205) et dans le Bulletin mensuel de l’Association française pour l’avancement des sciences (no 8, octobre 1905) sous forme de Discours présidentiel au Congrès de Cherbourg. Nous le reproduisons aujourd’hui avec quelques modifications qui n’en altèrent pas le sens général, et des indications bibliographiques nombreuses que ne comportait pas la forme primitive.
  2. « L’emploi du mot Biologie comme synonyme d’Histoire naturelle organique est dû à Lamarck (Hydrogéologie, 1802, et Discours d’ouverture sur la question de l’espèce, 1803) ». Geoffroy Saint-Hilaire (Isidore), Hist. nat. générale des règnes organiques, t. I, 1854, p. 167-168. De ce passage et de plusieurs autres empruntés au même ouvrage (notamment t. II, 1859, p. 405), il appert qu’Is. Geoffroy Saint-Hilaire avait lu avec le plus grand soin les Discours d’ouverture des cours de Lamarck et en particulier les rarissimes Discours de l’an XI (1803) et de 1806. Le mot Biologie se trouve à la page 539 de la réimpression que nous avons donnée de quatre de ces Discours, ceux qui sont en quelque sorte des esquisses de la Philosophie zoologique. (Bulletin scientifique France et Belgique, t. XL, 1906, p. 443-599). Un cinquième Discours, celui de 1812 (Extrait du cours de zoologie du Muséum d’histoire naturelle, Paris, octobre 1812) n’est, comme le dit Lamarck lui-même, qu’un Prodrome de la nouvelle édition du Système des animaux sans vertèbres.
  3. Geoffroy St-Hilaire (Isidore), Histoire naturelle générale des règnes organiques, I, 1854, p. 249, note 2.
  4. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivants. Paris, in-8o, 1802, p. 71.
  5. « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Tel est en effet le mode d’existence des corps vivants que tout ce qui les entoure tend à les détruire ». (Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, 1800, p. 1).
  6. Lamarck renvoie ici à une Esquisse d’une philosophie zoologique qui devait se trouver à la fin du Discours de l’an XI et qui n’existe pas dans l’exemplaire du Muséum. Il est probable que la Philosophie zoologique parue en 1809 contient l’exposé des idées que Lamarck voulait développer dans sa Biologie.
  7. Treviranus (Gottfried Reinhold), Biologie oder Philosophie der lebenden Natur, Gœttingen, 1802, 6 vol.
  8. Lamarck, Discours de l’an XI, p. 16-18 du texte original, p. 528-530 de la réimpression.
  9. Lamarck, Discours de l’an XI, p. 45 (p. 536 de la réimpression). Discours de 1806, p. 12 (p. 550 de la réimpression) et passim.
  10. Lamarck, Discours de 1806, p. 9 (p. 548 de la réimpression). Voir aussi Recherches sur l’Organ., Appendice, p. 141.
  11. Lamarck, Philosophie zoologique, p. 70.
  12. Lamarck, Discours de l’an XI, p. 45 (p. 536 de la réimpression).
  13. Gley (Eu.). Essais de philosophie et d’histoire de la biologie ; La Société de Biologie de 1849 à 1900, p. 309.
  14. P. Bert, Soc. de Biol., 21 décembre 1878.
  15. Delage (Y.) L’hérédité et les grands problèmes de la Biologie générale. Paris, 1895. Introduction, p. 7.
  16. Ibid., p. 10
  17. Ibid., p. 5
  18. Delage (Y.), l. c., p. 4 et 5. Je ne fais que résumer ici une pensée longuement développée à l’endroit cité.
  19. Emery (C). Éthologie, phylogénie et classification, VIe Congrès internat. de Zoologie, Berne, 1904.
  20. Davenport, Zoology of the twentieth century, Science, no 348, 30 août 1901, p. 315-324.
  21. Seitz (A.). Allgemeine Biologie der Schmetterlinge. Zool. Jahr. System. Thiere. Bd. V, pp. 281-334, 1890.
  22. Dahl (Fr.). Das Leben der Ameisen in Bismarck Archipelago. Mitth. zool. Mus. Berlin, Bd. 2, 1901.
  23. Robin (Ch.), Sur la direction de la Société de Biologie. C. R. des séances de la Soc. de Biol. I, 1849, p. IV. — Tout est à lire dans cet admirable discours qui est en quelque sorte la charte constitutionnelle de notre Société de Biologie.
  24. De Blainville, Cours de 1836, recueilli par P. Gervais.
  25. Geoffroy Saint-Hilaire. Hist. nat. génér. des règnes organiques, 1854. C’est donc tout à faire à tort que F. von Wagner attribue à Dahl la paternité de ce mot si expressif. (Zoologisch. Zentralbl., XII, 14 nov. 1905, no 22, p. 694, note 2).
  26. E. Wasmann trouve que l’expression Œcologie n’est pas satisfaisante parce qu’elle signifie seulement science de la maison. (Die moderne Biologie und die Entwicklungstheorie 1904). F. von Wagner observe justement (l. c., p. 694) que le grec οἶκος veut dire aussi tout ce qui concerne l’économie domestique et qu’ainsi compris le terme choisi par Haeckel est certainement plus expressif que celui de Bionomie préféré par Wasmann sous prétexte qu’il traduit dans le langage le plus adéquat les lois de la physiologie externe des organismes. Mais à cet égard le mot Éthologie (science des mœurs), qui d’ailleurs a la priorité, semble infiniment plus clair et plus approprié, et mérite toutes les préférences.
  27. Ce n’est pas sans un grand étonnement qu’on constate la profonde ignorance de certains esprits à culture littéraire très développée quand ils sortent quelque peu des limites de leur spécialité. Un sociologue doué d’une certaine originalité, mais dont l’érudition n’est pas toujours sûre et dont la pensée aurait gagné souvent à être exprimée sous une forme moins diffuse et avec plus de précision, Gabriel Tarde, a proposé sérieusement, en 1903, de créer sous le nom d’interphysiologie ou interbiologie une science nouvelle, sans se douter que cette science existait depuis un demi-siècle au moins et que le programme qu’il en traçait était depuis longtemps dépassé par les biologistes. Certaines idées de Tarde, notamment celles qu’il émet relativement à l’interphysiologie des faunes et des flores, montrent d’ailleurs combien légèrement il s’était aventuré sur un terrain qui ne lui était pas familier, et où, pensant innover, il ne faisait que suivre très imparfaitement et de très loin les méthodes des naturalistes. Voir G. Tarde, L’interpsychologie. Bull. de l’Inst. général psychol., 3e année, no 2, juin 1903, p. 11-14.
  28. Knuth (P.), Handbuch der Blütenbiologie. Leipzig, W. Engelmann, 1898-1904.
  29. Giard (A.), L’allotrophie. Bull. scientif. trimestriel publié par l’Assoc. amicale des élèves de la Fac. d. Sc. de l’Université de Paris, 1900, no 2, p. 30 et suiv.
  30. Lamarck, Système des animaux sans vertèbres, 1801. Discours d’ouverture, p. 12-13.
  31. Geoffroy Saint-Hilaire (Étienne), Mémoire sur l’influence du monde ambiant pour modifier les formes animales, p. 76 (1831).
  32. Carl Detto, sans le vouloir, a montré récemment de la façon la plus lumineuse que le Lamarckisme est parfaitement compatible avec une théorie purement causale de l’évolution sans le concours d’aucune vue finaliste ou vitaliste. Voir DettoC. Die Theorie der direkten Anpassung und ihre Bedeutung für das Anpassungs- und Descendenzproblem, Iena, Fischer, 1904.
  33. C. Emery, Éthologie, phylogénie et classification. VIe Congrès international de zoologie, Berne, 1904, p. 163. — Comme le rappelle Emery, quelques tentatives on déjà été faites pour exprimer par des symboles mathématiques l’ensemble des formes existantes possibles et réaliser ainsi une sorte de Promorphologie théorique. Voir : Schiaparelli (G. V.), Studio comparativo tra le forme organiche naturali e le forme geometriche pure. Milano, 1898. Voir aussi : Emery C., Osservazioni critiche, Riv. sc. biol. Como, fasc. I, 1899. Volterra (V.), Sui tentativi di applicazione delle matematiche alle scienze biologiche e sociali. Giorn. d. economisti. Bologna, nov. 1901.
  34. Giard (A.). La pœcilogonie. Bull. scient. Fr. et Belgique, t. XXXIX, 1905, p. 153-187.
  35. En particulier l’évolutionnisme idéaliste de Gaudry et de ses élèves ne peut trouver place dans une science basée sur le principe de causalité.
  36. Lucrèce, De natura rerum, V, Vers 853-865.
  37. Lamarck (J.-B.), Philosophie zoologique, 1809, I, p. 76.
  38. Giard (A.). Controverses transformistes. Histoire du transformisme, pag. 19.
  39. Giard (A.), Controverses transformistes. La loi de Delbœuf, p. 126 et suiv.
  40. Duval-Jouve, Variations parallèles des types congénères. Bull. Soc. Bot. France, 21 avril 1865, p. 196.
  41. Coutagne (G.), Recherches sur le polymorphisme des Mollusques de France. Soc. d’agriculture, sciences et industrie de Lyon, 1895.
  42. Fontannes, Sur les causes de la variation dans le temps des formes malacologiques. Bull. Soc. Géol. Fr., 1884, p. 361.
  43. Darbishire (A.-D.). On the supposed antagonism of Mendelian to Biometric Theories of heredity. Memoirs and Proceedings of the Manchester literary and philosophical Society, vol. 49, part. II, 1904-05, no 6.
  44. Piepers. Noch einmal Mimicry, Selection, Darwinismus. Leiden, 1907.
  45. Depuis que ces lignes ont été écrites H. Bergson a publié dans « L’Évolution créatrice » (un vol. in-8o de la Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1907) une théorie de l’élan vital qui n’échappe pas aux critiques des adversaires du finalisme et ne modifie point nos idées à ce sujet.
  46. Lamarck. Système analytique des connaissances de l’homme, 1828.
  47. Le Dantec, Les Lois naturelles, 1904, p. 233.
  48. J’ai déjà exposé cette manière de voir, du moins en ce qui concerne l’idée de liberté, dans la Préface que j’ai écrite pour le livre de F. Le Dantec, L’individualité et l’erreur individualiste, Paris, Alcan, 1898 (p. 5).

    Au reste les nouvelles générations semblent bien préparées à accueillir favorablement de pareilles considérations. Je trouve dans une Revue publiée par des jeunes cette phrase caractéristique : « L’ensemble des règles morales ainsi accumulées et transmises par les générations nous soumet à son empire et constitue le préjugé moral qui nous gouverne à notre insu. » Lucien Momenheim, Coopération des idées, nov. 1905, p. 614.

  49. Lamarck, Système analytique des connaissances de l’homme, 1828.